1La compatissante évocation du 14 juillet 1919 à l’Arc par Edith Wharton, cette grande amie de la France, dans son roman A Backward Glance (1934), témoigne de la prédominance de cette fête républicaine dans l’historiographie du monument. Ce 14 Juillet est certes exceptionnel et, s’il est resté vivant dans les mémoires, c’est parce que celles-ci ont été fortement orientées par sa mise en valeur dans le discours républicain. Pourtant la vision d’Edith Wharton n’est pas critique, elle n’est qu’empathie avec l’événement qui entoure le monument d’un halo de gloire. Si elle traduit combien le franchissement de la porte disposait encore de cette vertu purificatrice de décharger le chef victorieux et ses troupes de leur fureur guerrière, comme sous l’Antiquité, elle passe sous silence les contradictions du rite du 14 Juillet et la façon dont cette fête républicaine s’est installée à l’Arc et s’y est enracinée1.

2Le 14 Juillet a été définitivement choisi comme fête nationale après la conquête du pouvoir par les républicains, sous la III^e République, par la loi du 6 juillet 1880, et c’est aussi sous ce régime que s’est enraciné le défilé militaire à l’Étoile et sur les Champs-Élysées. La date rappelle deux épisodes déterminants de la Révolution française : 14 juillet 1789, jour de la prise de la Bastille pour défendre l’Assemblée nationale constituante contre le pouvoir royal et le 14 juillet 1790, jour de la fête de la Fédération qui se déroule sur le Champ-de-Mars, les délégations de toute la France venant jurer fidélité à la nation, à la loi et au roi. La fête nationale a été le résultat de bien des efforts pour s’imposer avant la III^e République. De la Révolution au Consulat, on a célébré cette fête parmi d’autres anniversaires, puis les régimes ultérieurs l’ont rejetée pour d’autres fêtes nationales : elle semble aujourd’hui consubstantielle au lieu de mémoire républicaine que constitue l’Arc.

3Dès la Révolution, l’Étoile fut habitée par un genius loti, celui de la guerre républicaine : à l’issue des premières victoires de la Révolution, ce lieu suscita, à l’occasion des 14 Juillet, des projets d’arcs, de colonnes et de monuments triomphaux guerriers, qui ne purent être réalisés2. Napoléon joua sur la valeur républicaine du lieu en dédiant l’Arc à la Grande Armée mais en le détournant vers l’évocation d’un régime autoritaire et plébiscitaire par le programme sculpté qu’il envisageait3. La monarchie de Juillet, en achevant l’Arc au nom des armées de la Révolution et de l’Empire, voulait contenter les républicains et les bonapartistes ; c’est sous ce régime que le Départ des volontaires est commandé à Rude et surnommé la Marseillaise, devenant une des images synonymes de l’hymne de Rouget de Lisle adopté en 1879 ; pourtant la volonté d’afficher un visage libéral s’arrêta rapidement : le 14 Juillet fut rejeté par la monarchie de Juillet.

4L’Étoile avait peut-être été le lieu de 14 Juillet pendant l’époque révolutionnaire, mais une fois l’Arc construit, les régimes non républicains avaient rarement osé y célébrer des défilés militaires ; au contraire, ils avaient écarté les armées et la garde nationale de ce lieu. Seule la Seconde République avait créé un antécédent important aux défilés du 14 Juillet : le 20 avril 1848, le Gouvernement provisoire de la République avait organisé une remise des drapeaux à l’armée, à l’Arc de triomphe, avec un défilé militaire, en présence du peuple, dans la tradition des grandes fêtes de fondation civiques de la Révolution.

5On aimerait comprendre, pour toute la période de la III^e République, la relation entre la fête nationale et l’arc de l’Étoile, en se concentrant sur le lieu même du défilé militaire, point de vue souvent sous-estimé. Si l’institution des 14 Juillet comme fête nationale a été étudiée4, si les comportements politiques collectifs auxquels elle a donné lieu sont désormais bien connus, la relation entre l’Arc de triomphe et cette fête, c’est-à-dire entre le lieu patrimonial et le rite national, n’avait pas fait l’objet d’une enquête systématique5. Pour comprendre comment l’Arc est devenu un monument du patrimoine national, et surtout, un édifice de la mémoire républicaine, il convenait de s’interroger sur les 14 Juillet qui s’y étaient déroulés, de 1880 à 1945, périodisation permettant d’aborder une séquence temporelle longue et révélatrice d’attitudes différenciées face au monument.

Nous avons ainsi tenté d’esquisser quels étaient les différents types de 14 Juillet à l’Arc. L’Arc s’est aussi inscrit dans une imagerie républicaine et une propagande chargée de convertir les masses au projet politique républicain, ce qui nous conduit à évoquer la façon dont l’art est instrumentalisé au profit de la politique. Enfin, lors des 14 Juillet, revers de la médaille de gloire, la République dut faire face à des difficultés et le monument, au même titre que la fête, a été l’objet de critiques. L’Arc représentait un monument idéologique délicat à utiliser : il n’était pas seulement un monument consensuel mais dégageait un potentiel de discorde d’une force aujourd’hui oubliée. Le 14 Juillet aussi cristallisait les oppositions politiques : jusqu’à la fin du xix^e siècle, il était un moyen d’affirmer ses opinions politiques en y participant ou en l’ignorant.

Les différents types de 14 Juillet à l’arc de triomphe de l’Étoile

6L’Arc n’a pas été investi pour les défilés militaires dès l’instauration légale du 14 Juillet ni de façon continue sous la III^e République, puisque les premières revues à l’Étoile n’eurent pas lieu avant 1884, 1885 et 1886, à l’initiative de Jules Ferry, puis elles s’interrompirent jusqu’en 1915. L’Étoile subissait la concurrence ou l’association avec d’autres lieux : à l’ouest, Longchamp restait l’emplacement le plus courant des revues et l’itinéraire Invalides-Concorde pouvait s’y substituer. À l’est, le cours de Vincennes jusqu’à la place de la Nation ou de la Bastille formait un itinéraire traditionnel des défilés républicains dans une zone qui pouvait être associée à l’Étoile. Par exemple, en 1884 et en 1885, on décida de fractionner la revue des troupes, qui se déroulerait simultanément sur le cours de Vincennes et sur les Champs-Elysées, mesure décidée pour rapprocher davantage l’armée et la population6. L’utilisation de l’hippodrome de Longchamp, par son éloignement du centre de Paris, avait indirectement entraîné la population autour de l’Arc et des Champs-Élysées : les spectateurs s’y massaient afin de pouvoir admirer le retour des troupes. La fête nationale républicaine se décomposait en trois temps : la revue des troupes par le gouverneur de Paris (puis directement par le président de la République à partir de 1905), la remise de décorations et de drapeaux, enfin, le défilé des troupes qui achevait la manifestation. La revue des troupes républicaines était elle-même une création bien antérieure à l’institution légale du 14 Juillet : dès le 29 juin 1871, Thiers avait fait défiler cent mille soldats à Longchamp.

7L’hippodrome de Longchamp s’était substitué au Champ-de-Mars, lieu le plus emblématique des revues du 14 Juillet depuis la Révolution, mais ce dernier n’était plus suffisant. On doit à Napoléon III la décision d’investir l’hippodrome pour les revues et son aménagement paysager. L’investissement assez tardif de l’Arc pour les 14 Juillet, vers 1884, à notre connaissance, s’explique probablement par son rôle sous la Commune, souvent volontairement éclipsé par la mémoire républicaine : une barricade y avait été installée ; l’utilisation subversive de l’image de la Marseillaise de Rude dans le sens d’une république sociale, à la chute de Napoléon III et sous la Commune, avait pu gêner les républicains dans leur volonté de conquérir les couches plus modérées et de ne pas associer régime républicain et terreur.

8On relève quatre types de 14 Juillet à l’Arc de triomphe. D’abord, les 14 Juillet triomphaux qui enracinèrent la République à l’Arc et furent les plus marquants dans la mémoire collective. Ceux de 1886, 1919 et 1945 embrassaient un large itinéraire : en 1919, les troupes partaient de la porte Maillot à la place de la République ; en 1945, de la place de la Bastille à l’Arc ; ils associaient les armées alliées, qui formaient une armée à l’échelle du monde, le monde du droit et de la civilisation triomphant de la barbarie, la France républicaine jouant le rôle de défenseur universel du droit et de la justice.

9Le 14 juillet 1886 fut un peu particulier : le général Boulanger, ministre de la Guerre, décida de faire défiler par l’Arc de triomphe les troupes victorieuses revenant de l’expédition du Tonkin7. La revue eut lieu à Longchamp mais le défilé final associait Longchamp, l’Arc et les Champs-Élysées. Les guerres de colonisation étaient comparées par les opportunistes aux guerres émancipatrices de la Révolution. On forgeait par ce 14 Juillet l’image d’un empire républicain qui participa à la création d’un nouveau rite à l’Arc, celui de la station funèbre des grands militaires ayant œuvré ou combattu pour la conservation des colonies : les maréchaux Leclerc de Hautecloque (1947), de Lattre de Tassigny (1952), et Lyautey, dont le corps fut transféré du Maroc en France en 1961 par le général de Gaulle, bénéficièrent d’un hommage funèbre à l’Arc.

10L’expédition du Tonkin et ses démonstrations triomphalistes détournaient habilement les esprits de la défaite de Sedan pour glorifier les succès coloniaux de la nouvelle armée en Indochine. Ce 14 Juillet marque l’acte de naissance du boulangisme : le général, sur son cheval Tunis, fut ovationné par la foule le long du parcours qui allait de l’Arc à l’Élysée, éclipsant le président de la République Jules Grévy, sans que l’on sache très bien si Boulanger osa jusqu’à passer sous l’arche. Contrairement à l’usage, il avait défilé lui-même en tête des troupes. L’événement eut d’ailleurs assez de retentissement puisqu’il fut mis en musique par le chansonnier Paulus qui composa pour l’occasion En R’venant d’la R’vue, un air que le Tout-Paris entonna. Boulanger, toujours maître de son image, utilisait habilement l’Arc et la fête comme faire-valoir. Le simple fait de défiler autour de l’Arc et sur l’avenue triomphale était susceptible d’alarmer les esprits républicains légalistes : cette proximité faisait penser à un coup d’État possible. Après cet événement, les républicains ne renouvelèrent pas la fête nationale à l’Arc jusqu’en 1915, ce 14 Juillet « boulangiste » préfigurant l’attitude belliqueuse ultérieure du « général Revanche » face à l’Allemagne et ses positions plébiscitaires menaçant la République.

11En 1919, le 14 Juillet triomphaliste a marqué la mémoire collective française et même mondiale, comme en témoigne le récit d’Edith Wharton évoqué plus haut, car, après la Grande Guerre, pour la première fois depuis l’an II, un régime républicain en France avait triomphé de la menace des monarchies coalisées et avait prouvé son efficacité : au-delà de la France, c’était le régime républicain qui triomphait. De même, l’intégrité territoriale était retrouvée grâce à la République : pour la première fois depuis Sedan, l’Alsace et la Lorraine fêtaient leur premier 14 Juillet comme provinces françaises.

12Autre type de 14 Juillet : celui du sursaut national en période de crise. Les 14 juillet 1915, 1939, et tous les 14 Juillet de la Seconde Guerre mondiale s’y rattachent. En 1915, le corps de Rouget de Lisle fut placé devant le pilier de la Marseillaise de Rude puis transporté aux Invalides où il fut enterré sous l’église Saint-Louis8. Le président Poincaré, les présidents des Chambres, les ministres, les parlementaires et les corps constitués s’étaient placés près du cercueil, installé sur l’affût d’un canon et disposé au pied de la Marseillaise de Rude. La cantatrice Marie Delna entonna l’air de La Marseillaise9, ainsi que le chanteur Albers. Le transfert des cendres de Rouget de Lisle avait introduit pour la première fois l’aviation comme élément d’un défilé commémoratif et militaire. Les pilotes, nouvelle chevalerie, recherchaient prouesses et gloire dans les combats aériens et s’étaient inventés une héraldique spécifique. La Marseillaise de Rude connut une grande diffusion aussi en raison de son adoption par les pilotes comme insigne de guerre sur les toiles de fuselage des appareils : la Marseillaise était l’emblème officiel de l’escadrille SPA 21, créée en décembre 1913 à Stenay et dissoute le 27 février 191910. Cette association de symboles républicains servait directement l’effort de guerre national. Le 14 juillet 1939 constitua une grande parade destinée à conjurer la montée de la puissance militaire allemande : l’Angleterre, alliée de la France, avait été invitée à défiler avec ses troupes. Tous les 14 Juillet de l’Occupation furent l’occasion de manifestations patriotiques contre l’occupant, au péril des minorités qui osaient arborer des cocardes tricolores à l’Arc ou déposer des gerbes au Soldat inconnu. L’Arc devint alors un monument de la Résistance des Français.

Entre 1924 et 1927, la cérémonie du 14 Juillet à l’Arc est contaminée par le 11 Novembre et le culte au Soldat inconnu. C’est précisément à partir de 1924, c’est-à-dire un an après l’installation de la flamme (11 novembre 1923), que le 14 Juillet est à nouveau fêté à l’Arc. La parade du 14 Juillet se trouve alors systématiquement complétée par l’hommage au Soldat inconnu : le président et l’armée s’en rapprochent, au-delà des associations d’anciens combattants. Par exemple, le 14 juillet 1925 : une course de la flamme, organisée depuis la citadelle de Verdun, fut accueillie à l’Arc.

13De 1928 à 1936, l’itinéraire des Invalides à la place de la Concorde concurrence celui de l’Arc et des Champs-Élysées (fig. 2). La partie inférieure des Champs-Élysées reste empruntée par le défilé, entre le débouché de l’avenue et la Concorde, le départ commençant aux Invalides. Ce nouvel itinéraire Invalides-Concorde, plutôt qu’un trajet concurrent à l’Arc, lui était complémentaire puisqu’ils aboutissaient tous deux à la même place, qu’ils étaient tous deux des édifices de la gloire militaire impériale. De plus l’existence de projets de défilés du 14 Juillet aux Champs-Elysées, définis par le gouverneur général de Paris, qui n’aboutirent pas, prouvent que le choix de l’Étoile restait possible11. La seule contradiction avec l’Arc est la nature monarchique et religieuse des Invalides : cette hésitation entre les Invalides et l’Arc, entre 1928 et 1936, conforterait l’idée d’un passage de la symbolique de l’Arc de la gauche vers la droite, témoin de l’évolution qui avait touché aussi l’armée, passant du défenseur de la Liberté et du bellicisme jacobin au défenseur de l’ordre établi. Le patriotisme des origines, représenté par l’Arc, se transformant en partie en nationalisme.

Les 14 Juillet et l’esthétique urbaine autour de l’Arc de triomphe

14Les 14 Juillet ont suscité une véritable esthétique urbaine autour de l’Arc de triomphe et des créations artistiques diffusant son image, qui ont contribué à façonner un imaginaire républicain autour du monument de l’Étoile. Un nouveau couronnement réintroduit l’Arc dans une recherche esthétique sur la figuration de la République et une imagerie se met en place utilisant l’Arc et la Marseillaise de Rude. Pour le 14 juillet 1882, Jules Ferry, alors ministre de l’Instruction publique et des beaux-arts, décida de commander le Triomphe de la Révolution, dont l’esquisse avait été remarquée au Salon des arts décoratifs du palais de l’Industrie la même année (fig. 1). Cet éphémère couronnement ornait l’Arc lors des 14 juillet 1884, 1885 (et lors des funérailles de Victor Hugo, le 30 mai 1885) et 1886.

Fig. 1. Musée d’Orsay, Paris.

15La République tenant le drapeau de la France était assise dans un char tiré par quatre chevaux que maintenaient la Justice et la Liberté. L’Anarchie et le Despotisme étaient incarnés par deux figures gisant sur le sol, prêtes à être écrasées par le char de la Liberté. Sur la face postérieure, un ouvrier armé s’arrachait aux embrassements de sa famille et symbolisait le départ pour le combat ; un soldat blessé soutenu par un frère d’armes représentait la Lutte12. L’iconographie choisie commémore à la fois le 14 juillet 1789 et le 14 juillet 1790, la première date représentant la victoire du peuple sur le despotisme, la seconde, un gage d’unité et de réconciliation nationale après le traumatisme de la Commune. En réalité, le mode du couronnement à l’Arc n’était pas efficace pour les républicains car trop éloigné du sol pour être décodé, au contraire du groupe de Dalou place de la Nation : la Marseillaise était suffisante pour « républicaniser » l’Arc, il suffisait de l’utiliser davantage et de la diffuser. Enfin, elle avait atteint le statut d’une icône politique dès la monarchie de Juillet, et par là devenait sacrée car elle avait pour ainsi dire vécu les révolutions précédentes.

16Une imagerie se mit en place pendant la Grande Guerre et après 1919 mettant en scène l’Arc lors du 14 Juillet : outre le fuselage des avions de guerre ornés de la Marseillaise, outre le cénotaphe installé lors du 14 juillet 1919, une profusion de cartes postales, notamment celles montrant canons et casques allemands, trophées placés au pied de l’Arc, inonda la France. Les artistes répondaient à des commandes précises de l’État, dont l’interventionnisme économique touchait les beaux-arts reproduits à une échelle industrielle, comme les affiches commandées en faveur de l’emprunt national et les diplômes de la Grande Guerre. Il existait aussi une véritable création spontanée d’artistes lors des 14 Juillet, participant de ce consentement collectif de la population à mener la guerre.

17À partir de l’entrée en guerre, du côté républicain, on n’hésitait plus à investir la Marseillaise de Rude. La guerre de 1914 avait, par ses morts, sanctifié la patrie, le patriotisme ayant permis de transcender les clivages politiques et religieux et d’accepter la République. L’évolution de l’artiste Stenlein est révélatrice : avant la guerre, vers 1899-1900, il détournait la Marseillaise de Rude en une Marianne du prolétariat, violente et destructrice de l’imaginaire bourgeois, à l’aube du Grand Soir de l’Humanité, pour illustrer la revue de défense sociale Le Petit Sou ; puis, en 1915, il créa des œuvres où la Marseillaise s’était assagie, planant sur Paris en déesse protectrice, rassemblant l’ensemble du peuple dans l’Union sacrée.

Contestations de la République et de l’Arc

18Pendant l’entre-deux-guerres et sous l’Occupation, les contestations de la République ont rejailli sur le rite républicain et indirectement sur l’arc de l’Étoile. On sait que dès le 14 juillet 1919, le défilé militaire organisé à l’Arc avait été fortement critiqué par les socialistes comme une démonstration chauvine du militarisme bourgeois et qu’ils organisèrent une fête concurrente au Trocadéro, le 31 juillet. D’une certaine manière, les catholiques aussi l’avaient remis en cause car ils jugeaient ce 14 juillet 1919 trop laïque, le clergé n’étant pas présent, ce qui masquait à leurs yeux l’importance des catholiques dans l’effort de guerre. Les cérémonies de consécration de la basilique de Montmartre, organisées du 16 au 19 octobre, répondirent ainsi au défilé du 14 Juillet à l’Arc, non pour contester la République mais pour montrer la force du catholicisme et son rôle dans la victoire13.

19Les ligues d’extrême droite et une partie des anciens combattants avaient une prédilection pour la date du 11 Novembre et pour l’hommage au Soldat inconnu au détriment du 14 Juillet : en 1920, à l’occasion de l’inhumation du Soldat inconnu à l’Arc – concomitante avec le cinquantenaire de la République –, ils préférèrent la fête du 11 Novembre sur le 4 Septembre ou le 14 Juillet. Surtout, dans leur rhétorique axée sur l’esprit « ancien combattant », les ligues se justifiaient comme des forces d’appoint armées, destinées à défendre la République et sa victoire, donc comme des volontaires modernes dont le modèle était le Soldat inconnu, appelé le volontaire éternel, surpassant les volontaires de l’an II.

20Certains pacifistes, qui contestaient l’Arc, acceptaient en revanche le Soldat inconnu et préféraient le 11 Novembre ou la Toussaint au 14 Juillet, car ces fêtes, qui représentaient en elles-mêmes l’idée de mort et la contestation de la guerre, surpassaient l’idéal guerrier du 14 Juillet. Avant 1934, les communistes avaient violemment rejeté le 14 Juillet à l’Arc, puis après juin 1934, pour lutter contre la menace de subversion de l’extrême droite, ils intégrèrent l’Arc à leur propagande antifasciste mais uniquement par la Marseillaise de Rude et le 14 Juillet.

21Sous le régime de Vichy, le 14 Juillet était resté férié. Dans la zone occupée, les Allemands avaient interdit manifestations et défilés patriotiques à l’Arc pour l’État français, mais ils avaient pu autoriser des dépôts de gerbes individuels et officiels. Le 14 juillet 1941, il est avéré que le général Bridoux, représentant Fernand de Brinon, délégué général du gouvernement de Vichy auprès du Reich, avait déposé une gerbe de fleurs à la tombe du Soldat inconnu14. Il ne s’agit que de cérémonies ponctuelles, soumises au bon vouloir de l’occupant. Les Allemands n’avaient pas éteint la flamme du Soldat inconnu, qui continuait de brûler, ce qui contribuait à façonner une image trompeuse de conquérant respectueux.

22Le maréchal préférait investir plus franchement le culte du Soldat inconnu que la fête du 14 Juillet, elle-même transformée en une « Toussaint perpétuelle » via la contamination du culte pour les morts de la guerre et la participation de l’Église15 : le maréchal fit directement prélever la flamme à l’Arc à l’occasion des anniversaires de la Légion française des combattants à Vichy (en 1941 et 1943) afin de maintenir la fiction d’une armée républicaine ; il utilisa également l’image de la flamme dans toute sa propagande.

23Quand Pétain tenta d’utiliser l’Arc directement ce fut par le biais d’autres fêtes : comme la Toussaint ou le 1^er Mai. La fête du travail du 1^er mai 1944 est étrangement instaurée comme fête nationale avec un défilé des Chantiers de jeunesse à l’Arc et un hommage au Soldat inconnu par Marcel Déat, ministre du Travail16. Le choix du 1^er Mai comme fête nationale à l’Arc apparaît comme un report du 14 Juillet sur le 1^er Mai, jouant sur la fibre anticommuniste et l’union des travailleurs pour évacuer la notion de lutte des classes. Ces thèmes définissaient aussi une partie du discours fasciste qui cherchait à éradiquer le communisme mais aussi le capitalisme, en rassemblant les différentes classes en une masse collective. L’Arc, par le détournement de sa symbolique unitaire, représentée par l’arche, devenait ainsi un monument de la révolution nationale, par le discours antibolchévique mais aussi anticapitaliste qu’on lui avait alors attribué.

24Les collaborationnistes semblent avoir cherché à substituer au 14 Juillet de nouvelles fêtes nationales avec parades militaires. Leurs démonstrations armées avaient lieu à l’Arc à des dates très proches du 14 Juillet, notamment en juillet et en août 1943 : cette coïncidence serait-elle fortuite ? Le 3 juillet 1943, les francistes organisèrent un défilé pour fêter l’anniversaire de leur naissance, en suivant l’itinéraire Invalides-Arc avec un hommage au Soldat inconnu de Marcel Bucard. Durant l’été 1943, les principaux partis collaborationnistes paradèrent tour à tour sur les Champs-Élysées17. Le Parti populaire français, le plus important numériquement, y défila le 8 août 1943, Jacques Doriot en tête (fig. 3). Le 7 juillet 1944, la Milice obtint aussi l’autorisation de défiler à l’Arc de triomphe et d’utiliser les Invalides pour le serment des miliciens à Joseph Darnand18.

25Sans pouvoir investir physiquement l’Arc, la France libre n’était pas à cours d’expédients pour rivaliser avec Vichy, en utilisant l’Arc dans une guerre de symboles républicains qui se déroulait désormais à l’échelle mondiale. Les documentaires filmés, les tracts ou les journaux de la France libre recouraient souvent à l’image de l’Arc, associée au 14 Juillet, par le discours et le slogan de l’appel à la lutte. Le 14 juillet 1940, à Grosvenor Garden, à Londres, et le 14 Juillet 1944, à Alger, au monument aux morts, le général de Gaulle associa le défilé de la France combattante à une cérémonie de la flamme, identique à celle de l’Arc. Des éléments de l’Arc, comme le bouclier et la flamme servaient à compenser sa confiscation mais en y ajoutant des emblèmes de la France libre, croix de Lorraine et V de la victoire, aidant à la reconnaissance d’une utilisation vraiment républicaine de l’Arc (fig. 4).

26Les mots d’ordre de résistance à l’Arc au 14 Juillet mais aussi au 11 Novembre permirent à la République de réinvestir l’Arc à la Libération et d’effacer l’humiliation de l’armistice et de la collaboration attachée aux usages du monument.

27L’Arc représente le monument de l’idéal militariste et révolutionnaire des origines, celui d’une armée défendant le principe de la liberté et l’exportant universellement ; l’autre face de cet idéal est l’impérialisme guerrier. La première notion intègre l’Arc à la République, la seconde le rend polémique. Même si la République réussit à investir efficacement l’Arc de triomphe, grâce au 14 Juillet, l’idéologie autoritaire qu’il pouvait représenter, en tant que monument de la dictature impériale et militaire, n’était pas épuisée. Cette mémoire a été gommée par l’investissement soutenu de l’Arc par le général de Gaulle mais reste toujours sous-jacente.

28La symbolique républicaine n’est pas un bloc homogène et inerte tant son mécanisme alloue aux œuvres d’art et aux monuments un rôle décisif, ce qui est particulièrement manifeste à l’Arc au 14 Juillet : les monuments nationaux sont des monuments intentionnels, qui subissent détournements, voire trahisons de leurs significations originelles, et la diffusion de leurs images peut conduire à des fins bien éloignées de celles de leurs fondateurs : ils reflètent combien les héritiers eux-mêmes façonnent une image du monument a posteriori et non sans heurts, le faisant passer de l’édifice collectif au symbole national.