1Je souhaite ouvrir ce court exposé, que j’ai conçu comme un défilé de représentations de la République en recherche de son image sous la Révolution française par un hommage – ou simplement un clin d’œil – au chercheur à qui nous devons tant, Maurice Agulhon, qui dès la fin des années 1970 a ouvert la voie à la carrière des Marianne, promise à un bel avenir. Les deux figurations que je lui emprunte, issues de villages du Lyonnais, sont d’époque mais ne sont pas flattées : au temps de la Marianna que chante en occitan Guillaume Lavabre près de Limoux, ces figures contemporaines de la naissance de la République sont des raretés (que j’associe volontairement au cadre rustique d’une des très rares assiettes que je connaisse sur le thème qui nous intéresse). Mais il faut remonter à Paris pour donner comme Maurice Agulhon le coup d’envoi de notre parcours, avec le sceau qui donne le point de départ officiel sur les actes de la République naissante.

2Une naissance, on l’a dit, aussi furtive et discrète que celle de la III^e République en 1875, en fin de journée du 21 septembre 1792, quand Collot d’Herbois a fait proclamer par la Convention l’abolition de la royauté ; mais le mot « république » ne sera prononcé que le 22 quand, sur proposition de Billaud-Varenne, on décide de dater les actes publics de l’an I de la République, en prenant pour type « une femme appuyée d’une main sur un faisceau et tenant de l’autre une lance surmontée du bonnet de la Liberté ». Mais cette femme n’est pas une inconnue dans le panthéon féminin des incarnations de la symbolique révolutionnaire : c’est la Liberté. Une aventure commence, sur fond de malentendu.

3Forçant le trait, en essayant de ne pas trop caricaturer, je partirai du scénario en images, près d’un an plus tard, le 15 août 1793, de la grandiose « fête de l’Unité et de l’indivisibilité de la République » dont le parcours de l’emplacement de la Bastille au Champ-de-Mars, en passant par la place de la Révolution (plus tard Concorde), nous confronte, si je puis me permettre, à une célébration in absentia. Trois figures s’imposent : la Nature qui presse ses seins à la Bastille, la Liberté sur la place, le peuple français sous les traits d’Hercule en arrivant au Champ-de-Mars : de République point. Trois rivaux dont l’un, la Nature, s’effacera vite sinon complètement, tandis qu’Hercule va, jusqu’au printemps 1794 au moins (avec des prolongations à suivre), symboliser la force populaire au pouvoir, et que la Liberté va durablement s’identifier à la République, dont la silhouette ne s’autonomisera que partiellement, et avec une certaine difficulté.

4Ne nous étonnons pas plus qu’il ne le faut. Un symbole peut en cacher un autre, mieux encore, s’identifier à lui, ou l’accueillir pour se confondre avec lui, au moins en partie. Maurice Agulhon, qui en traite par ailleurs, a démontré magistralement comment la Liberté, valeur centrale de référence, a pu tenir ce rôle vis-à-vis de la République. On s’en explique au demeurant : l’iconologie traditionnelle, mise en forme à l’âge classique par César Ripa, « aggiornamentée » à la fin de l’Ancien Régime par Gravelot et Cochin, fournissait des modèles, où puiser pour les notions traditionnelles : la Révolution ne s’en est pas privée, quitte à les mettre au goût du jour, en version profane et républicaine. Mais la République, si différente des modèles antiques ou modernes, création sans pareille, requérait effort d’invention, et à tout le moins de composition et d’assemblage des différents éléments propres à exprimer sa nature.

5La Liberté, depuis 1789, avait pris ses traits définitifs. Sans multiplier les références, David en avril 1792 l’avait placée sur un char de triomphe lors du grand défilé de la fête de réhabilitation des Suisses de Châteauvieux, où l’on rencontrait déjà Hercule qui n’a pas attendu la Terreur pour affirmer sa présence virile (n’en déplaise à Lynn Hunt).

6Dès le 15 août 1792, Gensonné, au nom de la commission qu’il présidait, avait proposé une figure féminine pour représenter la nation française. La République, et pour cause, n’a point ces antécédents, même si Quatremère de Quincy dès 1792 propose pour les décors du fond du Panthéon une silhouette assise casquée assistée de Minerve et d’un génie ailé, elle sera dénommée République après s’être identifiée à la Patrie. Mais cette figuration ne se diffuse pas encore, même si nous rencontrons en août 1793 sur les médailles commémoratives du 10 août une silhouette casquée de la République Une et Indivisible.

7Mais l’incarnation de cette nouvelle venue, on l’a remarqué, peut paraître modeste (fig. 1). Pour comprendre, il nous faut invoquer le discours des protagonistes et la réalité de la situation politique. On me pardonnera la rusticité de quelques rappels, que la brièveté du temps qui m’est imparti impose :

• La conversion à l’idée républicaine, qui a cheminé avec difficulté depuis juin-juillet 1791, dans ce moment républicain, est loin d’être achevée ni partagée de façon consensuelle : la République de Condorcet ou de Vergniaud n’est point celle des leaders avancés de la Commune de Paris ou de la Montagne à la Convention.

• Chez ceux-ci mêmes, qui comme Robespierre ne sont venus que progressivement à l’idée républicaine, la République n’existe pas, elle est à faire ; comme l’a écrit Jaurès : « Elle était devant eux soudain réelle, immense. »

8Impression jubilatoire chez certains (Marat « Nous venons enfin d’aborder dans l’île de la Liberté et nous avons brûlé nos vaisseaux... »), empreinte de gravité voire d’appréhension chez d’autres, que je regrette de ne pouvoir évoquer qu’avec une citation de Saint Just dans les Institutions républicaines : « J’entends dire à beaucoup de gens qu’ils ont fait la Révolution. Ils se trompent, elle est l’ouvrage du peuple. Mais savez-vous ce qu’il faut dire aujourd’hui et qui n’appartient qu’au législateur ? C’est la République... » Mais voici Barère : « Les Républiques ne naissent que par des efforts », et enfin Robespierre au 8 Thermidor : « J’en atteste par la République qui respire... »

9Mais au vrai a-t-elle besoin nécessairement d’un support anthropomorphique ? Dans les mois où cette République à peine née explose au péril de la guerre civile ou de l’invasion militaire, l’affiche plutôt que de la personnifier se crispe sur le mot d’ordre : « Unité et indivisibilité de la République » et les symboles qui l’accompagnent, le faisceau, la pique coiffé du bonnet, l’œil de la vigilance avec énonciation de l’enjeu : « Liberté, égalité, fraternité ou la mort... » (fig. 2). Tant qu’à faire, on peut envisager une alternative à la personnification anthropomorphe de la République : c’est celle de la Montagne que j’illustre à partir de pièces parfois peu connues comme ce triomphe de la République identifiée dans une scène nocturne à la Montagne : un Sinaï illuminé au milieu de nuées d’orage, environné d’éclairs, cependant qu’une ronde nocturne se déploie, en dépit des périls du marais qui est à ses pieds et de son monstre du Lochness (fig. 3).

10Et l’on est tenté de commenter par cette belle phrase de Camille Desmoulins : « La devise des républiques, ce sont les vents qui soufflent sur les flots de la mer avec cette légende “Tollunt sed attolunt” : ils les agitent mais ils les élèvent. Autrement je ne vois dans la République que le calme plat du despotisme et la surface unie des eaux croupissantes d’un marais. »

11Je ne pousserai pas la provocation jusqu’à citer un autre qui rédige alors « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » et qui écrit « Un jour voyant l’Etna qui vomissait des flammes, il me prit envie d’être ce célèbre volcan. »

12Cherchez la femme : sur une montagne-monticule, Béricourt assied une République, qui est prête au combat, coiffée du bonnet, brandissant sa pique.

13La République prend figure en l’an II, mais sa physionomie telle qu’elle se démarque de celle de la Liberté se distingue par des traits et des attributs qui sont plus que des variations gratuites. J’avais, dans un article de 1992, tenté d’en détailler les éléments sur un corpus de quelques dizaines d’exemples. La démarche qui m’apparaît aujourd’hui un peu naïve peut garder quelque intérêt : la République de l’an II se présente debout dans plus de la moitié des cas, et en mouvement dans quatre cas sur dix. C’est après Thermidor que sa présentation assise se généralisera. Dans six cas sur dix, je l’avais trouvée coiffée du bonnet de la liberté, dans trois sur dix nu-tête ou couronnée de lauriers, le casque de Minerve se rencontrant au début pour reprendre surtout à la fin de la période thermidorienne.

14Ma République, telle qu’on la découvre sur mon choix d’images, présente plusieurs visages : une version combative dont la gravure lyonnaise qui commémore la reprise de Ville Affranchie donne une image sévère, République justicière de ses ennemis terrassés, appuyée sur un juvénile représentant en mission, ou de manière plus allusive brandissant la foudre vengeresse (version gravée de la médaille « exemple aux peuples »). Si le tableau de Gros qui reste comme une référence lui conserve son caractère pugnace, avec la pique et le casque, il complète ces attributs empruntés à la Liberté (comme le faisceau) de celui du niveau emprunté à l’égalité. Le sein dévoilé est-il une allusion à la fraternité ? Quelques gravures comme celle de Boizot et de Darcis font bonne mesure en faisant offrir par une République généreuse ses deux seins à tous les Français (fig. 4). Dans cet examen, trop rapide, l’appel à l’ordre et aux valeurs se rencontre sur les Républiques qui s’appuient ou présentent les tables de la loi, le texte de la Constitution de 1793, celle de Masso, ou une belle terre cuite de Chinard. Et l’on pourra dire que le coq qui l’accompagne parfois, quitte à se nicher dans le gland de son bonnet, est représentatif de la patrie.

15Le survol du magasin aux accessoires brodant sur une tenue de référence qui est celle à la Liberté ne doit pas laisser sur une impression de confusion hétéroclite : les choix ne sont pas aléatoires qui renvoient à une inflexion particulière (égalitaire, le niveau ; fraternelle, les seins...) mais on comprend que la République en tant que personnage central peine à s’imposer en l’an II dans des cortèges où la Liberté (accompagnée ou non de l’Égalité) l’emporte, où Hercule inspire le rideau de scène sur Le triomphe du peuple français dû à David, où la place de la République est occupée par l’Hercule populaire qui tient dans sa main les silhouettes miniaturisées de la Liberté et de l’Égalité. C’est chez Vien, dans une composition qu’il a proposée au concours de l’an II, que l’on voit apparaître le cortège triomphal de la République. Vêtue à l’antique, mais nu-tête en l’occurrence, la République assise sur son char tend d’une main un branchage pacifique, tient de l’autre une corne d’abondance. La Liberté et l’Égalité l’assistent, debout derrière elle, présentant le faisceau du licteur et le niveau qui sont leurs emblèmes recognitifs, mais qu’elles partagent ainsi avec la République. Le char est traîné par Hercule, la Nature, entourée de putti, semble se prosterner sur le passage du cortège, que survole une Renommée à la trompette dans le plus pur style de l’allégorie classique. Insérée ici entre plusieurs personnages, chacun porteur de ses attributs, mais rassemblés autour d’elle, cette République fédère, on pourrait même dire qu’elle impose sa présence unifiante. Mais ce projet reste une illustration isolée. L’après-thermidor, puis la constitution de l’an II définie par ses auteurs comme l’heure de la « véritable ère républicaine » ouvrent-ils une opportunité pour la République ? Annie Jourdan nous dit qu’on cherche en vain en 1795 une figure de la République car c’est toujours la Liberté qui domine. La Nature cache ses seins, Hercule en déroute malgré sa statue sur le Pont-neuf se réfugie chez certains artistes jacobins (« la chiquenaude du peuple » de Hennequin), la Liberté de Lemot sur la place de la Révolution, cette statue provisoire en plâtre bronzée stoïquement rassemble les hommages des fidèles – emblème en l’an V des terroristes que la République directoriale laisse dubitatifs nous dit encore Annie Jourdan.

16Les grands triomphes que nous voyons alors s’illustrer dans la peinture s’adressent chez Réaltin à la civilisation, il avait en 1794 orchestré le triomphe de la Liberté, mais se tourne désormais vers cette déité plus universelle. La République n’est pas absente, parfois du fait de la force d’inertie de la production artistique qui présente au Salon de 1795 les restes du concours de l’an II (un buste de la République par Suzanne), mais les nouveaux produits que je commente témoignent d’une inflexion sensible à l’heure que Thibeaudeau évoquera dans ses mémoires : « C’est ainsi que le parti républicain éprouva beaucoup de défections, que les uns firent des concessions, que les autres se vendirent entièrement au royalisme. » En attendant que Benjamin Constant et Germaine de Staël s’interrogent sur la possibilité d’un régime républicain dans un pays comme la France.

17Des Républiques que je présente, la première si elle reste éclairée par le triangle lumineux de l’Égalité posé sur un faisceau s’est retirée aux champs pour jouir des produits de l’abondance, elle reste fidèle aux tables de la loi et à la lance coiffée d’un bonnet, mais assise et pacifiée elle a retrouvé le casque de Minerve. Sur un tableau de Nicolas de Courteille, acquisition du Musée de Vizille, Diogène s’émerveille de voir que « la vérité amène la République et l’abondance », curieuse République qui semble en train de quitter la scène, encombrée de son texte constitutionnel. Prudhon ou Sauvage, je ne sais, sur un camaïeu imitant une frise, font traîner le lourd char de la République par la Vérité, la Force et la Justice... La Liberté ouvre la route, l’Abondance suit avec griffons et autel privatif.

18On reconnaît dans ces productions la difficulté rencontrée en l’an V ou en l’an VI pour célébrer ce qui est pourtant officialisé le 1^er vendémiaire comme la date commémorative de la naissance de la République : en l’an V la voici statufiée éphémèrement pour la cérémonie, appuyée d’une main sur la statue de la Liberté, posant l’autre sur un faisceau, mais encombrée de tout un fatras de symboles astrologiques d’un syncrétisme qui fait rugir le Journal des hommes libres dénonçant la dégénérescence de l’idée républicaine.

19L’expression la plus significative du nouveau cours de la symbolique républicaine se trouve dans les frontispices réalisés par Fragonard fils en 1798, puis en 1800, en tête d’un des tomes des Tableaux historiques de la Révolution française, cette allégorie est en fait un Triomphe. La République est assise sur un lourd char tiré par des chevaux qu’excite la Renommée, qui foule aux pieds ses adversaires en désarroi, elle garde le bonnet phrygien mais porte un flambeau et a délégué sa lance à Minerve qui l’assiste. Derrière volètent les deux figures gracieuses de la Liberté et de l’Égalité… Encore un effort, et Fragonard fils, au service de Bonaparte Consul, adaptera son triomphe en coiffant dans la version suivante la République du casque de Minerve (fig. 5).

20Nous entrons dans la phase que je dirai cruellement du triomphe posthume de la République, à son agonie et au-delà. Non sans que j’aie une pensée sympathique pour l’ultime séquence où cette République, qui se porte mal en France, déploie un réel dynamisme en s’exportant à travers l’Europe dans les républiques sœurs, notamment en Italie. Je regrette de ne pouvoir donner qu’un exemple de ces Républiques souvent en mouvement, coiffées du bonnet, le sein nu et la lance brandie à la conquête du monde sur lequel elles planent, guidant le bel adolescent ailé où l’on reconnaît le génie de la France, qui la suit mais qui l’éclaire. Folo a gravé cette vignette d’après Chabrier pour l’adjudant général Berthier. Et il faudrait parler des autres républiques, cisalpine, romaine, mais le temps nous manque.

21C’est sur trois images hautement symboliques que je vais conclure : Jean Guillaume Moitte avait illustré la République de 1794, il fait acte d’allégeance au nouveau cours en 1798 avec une composition décorative pour le sceau de la République française : Minerve casquée, assise, porteuse de la lance, sans bonnet, mais renforcée d’un glaive, proclamant « loi, force et justice », protégeant deux putti. Hors cadre, le temps et l’histoire lui rendent justice. Philippe Borde propose de dater de 1799 cette allégorie dépouillée de ses références révolutionnaires. Une médaille gravée par Gatteaux, en vue de la session du Conseil des Anciens et des Cinq Cents du printemps 1800, a été recyclée à la suite de leur suppression au lendemain du coup d’État et transférée au nouveau Corps législatif... La République garde le bonnet sur sa pique, et s’appuie sur le faisceau mais elle est casquée et tient une couronne de victoire, « touche guerrière », nous dit Agulhon.

22Il n’y a plus d’équivoque dans le triomphe de la République tel qu’il est dessiné par Charles Monnet, ce vétéran des Tableaux historiques, et gravé. L’auteur a édité une Description de sa composition : « Cette marche triomphale s’ouvre par l’Assemblée nationale ; on y distingue quelques-uns de ses membres les plus connus, Bailly, Mirabeau, La Layette, etc. Au-dessus des Assemblées législative et conventionnelle qui suivent se forme un orage, d’où part la foudre. Plusieurs députés en sont atteints ; leur attitude décèle leurs craintes et le mécontentement qu’ils éprouvent à la vue de la République triomphante. » J’abrège la suite du commentaire qui détaille le cortège militaire assez aisément identifiable, me contentant de préciser que les lions sont censés briser sous leurs pieds le « texte de sang » de la Constitution de 1793.

23Il est temps de tourner la page non sans avoir signalé comment en fin de compte la République a reçu durant un instant sa statue dans l’espace public lorsqu’en juin 1800 Lucien Bonaparte a pris l’initiative de remplacer la statue fatiguée de la Liberté de la place de la Révolution par une colonne célébrant la reconnaissance de la patrie : à son sommet « Une statue de femme debout, couronnée de lauriers, en tunique longue, portant une pique et dans la main gauche des épis symbole d’abondance », et c’est la République.

24C’est donc au moment où elle meurt que fugitivement elle trouve ainsi une certaine légitimation sur les ruines de la Liberté, à l’aube d’un régime qui du Consulat conduira en 1804 à la proclamation de Napoléon empereur « par la grâce de Dieu et les Constitutions de la République ».