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La République et ses symboles

 | 
Évelyne Cohen
, 
Gérard Monnier

Présentation du colloque et introduction aux actes

Évelyne Cohen et Gérard Monnier

Texte intégral

  • 1 Maurice Agulhon, Annette Becker, Évelyne Cohen (dir.), La République en représentations. Autour de (...)
  • 2 Exposition au Sénat de la collection Pierre Bonte des bustes de Marianne et, à l’initiative de Jean (...)
  • 3 Coll., Le Val-d’Oise fête la République, préface de Jean-Noël Jeanneney, s. 1., Éditions du Valherm (...)
  • 4 Cf. « Un 220e anniversaire sous le regard de Marianne », La Voix du Nord, 17 décembre 2009, p. 17.

1Depuis les travaux de Maurice Agulhon sur les représentations figurées de la République, les manifestations de l’intérêt pour ce volet pionnier de l’histoire des images n’ont pas cessé de s’amplifier et de s’approfondir1. Les historiens du dessin de presse, ceux de l’édition publicitaire et commerciale, les historiens du timbre-poste suivent aussi cette direction, alimentent de savoirs nouveaux cette histoire des images d’images. Ce succès de bon aloi d’une démarche historienne s’étend, franchit le cercle des spécialistes et des collectionneurs, au point d’inspirer aux pouvoirs publics des expositions et des publications2. Dans un vaste mouvement de reconnaissance des données permanentes d’une culture républicaine, les collectivités territoriales à leur tour se manifestent, comme, dans la dernière période, des enquêtes globales qui portent sur les diverses manifestations de la République dans l’espace public, dont l’une est à l’origine de cette publication récente, Le Val-d’Oise fête la République, qui honore ses auteurs3. La mariannologie s’enrichit d’épisodes nouveaux, comme à Coudekerque-Branche (Nord), le 16 décembre 2009, lorsque, pour célébrer le deux cent vingtième anniversaire de la commune, le maire David Bailleul décide de disposer un buste de Marianne dans chaque école de la ville. Et il s’ensuit que les élèves chantent La Marseillaise, que l’harmonie municipale et les majorettes défilent dans une vaillante retraite aux flambeaux4.

2 Mais, toute importante soit-elle dans cette reconnaissance, la question de la représentation figurée de la République n’épuise pas la question des signes mis au service du code symbolique républicain. Celui-ci est systématique, étendu et pérenne. Déjà en 1984, Les lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, réunissaient des études consacrées aux symboles : les trois couleurs par Raoul Girardet, le coq gaulois par Michel Pastoureau et la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » par Mona Ozouf. Tout récemment, l’ouvrage de Bernard Richard, Les emblèmes de la République, présente l’ample synthèse, qui était nécessaire, sur les images qui ont contribué à imposer le régime républicain.

3Ces études, et toutes celles adossées aux travaux antérieurs de Maurice Agulhon et de ses émules – « Agulhon nous a fait voir » (Vincent Duclert) –, de Michel Vovelle, mais aussi de Pascal Ory, de Danielle Tartakowsky, qui pratiquent une histoire tissée d’anthropologie, nous imposaient l’exploration d’une diversité demeurée jusqu’à présent méconnue. Il n’est pas inutile de rappeler ici le point de départ concret de notre démarche, en 2005 : le projet d’un inventaire systématique des inscriptions RF, qui aurait été mené et conduit dans les sections « histoire des arts » des lycées avec la connivence et l’appui de l’inspecteur général Jean-Louis Langrognet. Concocté et élaboré avec Marie Lavin et Marc Le Cœur, présenté en juillet 2006 à Maurice Agulhon, ce projet, à l’origine du Groupe d’étude de la République symbolique (GERS), sous-estimait le risque d’un blocage, par négligence, de l’administration ; celle-ci, à notre grande surprise, « oublia » le moment venu de diffuser le dossier et les documents que nous avions élaborés. Exit le projet, mais pas la conviction qu’une suite était nécessaire, et qu’elle serait d’autant plus riche qu’elle s’appuierait sur l’expérience approfondie des collections par nos collègues du musée d’Orsay et du musée des Arts décoratifs, par nos collègues du Mobilier national, de la Manufacture de Sèvres, et enfin par l’expérience des fonds d’archives par nos collègues des archives. Toutes positions décisives pour accéder à la complexité et à la diversité de tous ces « trésors modestes », avec l’appui d’un solide appétit, le cas échéant, pour l’observation empirique de ces manifestations plurielles sur le terrain. D’où la réunion de ce colloque, consacré aux études de cas de cet immense territoire des signes de la République.

4Aucune unité dans la réunion de ces études de cas, où on trouve les objets les plus inattendus (Pierre Boisard, « Le Camembert de la République »), les images les plus convenues (Vincent Flauraud, « L’hôte de la mairie. Portraits de présidents ») ; on se déplace dans des lieux de la stabilité statutaire (Anne Georgeon-Liskenne, « Les symboles républicains au ministère des Affaires étrangères »), ou encore dans ceux d’un métissage en devenir (Danielle Tartakowsky, « Marianne aux couleurs de la “ville-monde”. La salle des mariages de la mairie de Bobigny »). Une substantielle diversité.

  • 5 Des projets de lois seront déposés dans ce sens en 2006 et en 2008.

5Une diversité en relation avec la diffusion d’un usage, qui, à la différence de la définition de la devise et des obligations de l’emblème, le drapeau tricolore, fixés par la Constitution de 1946 et de 1958 (article 2), n’est, jusqu’à présent prescrit ni par la loi ni par le règlement. Plusieurs contributions montrent, chez plusieurs opérateurs, fonctionnaires municipaux ou élus, la fermeté de la conviction inverse, au point qu’un élu déposera un projet de loi, demandant à modifier « les textes en vigueur5 ».

  • 6 Par exemple, dans la communication de Patrick Laurens, dans Maurice Agulhon, Annette Becker, Évelyn (...)

6Une diversité qui dépend aussi du contexte concret : les composantes de ce symbolisme systématique sont intégrées à une opération qui a son sens dans sa destination et dans son résultat, la qualification et l’identité ; à la différence des représentations figurées, qui prennent le plus souvent la forme de reliefs autonomes, par exemple les bustes ou les statues de Marianne, où l’image domine, ces signes sont des compléments à des objets, petits (une pièce de céramique décorée) ou grands (un édifice public) : lettres dans un cartouche, dans un écusson, mots dans une frise, schéma d’un objet symbolique (le bonnet phrygien). Ces compléments sont en général des appositions, plus ou moins petites et discrètes, au point d’échapper souvent, sinon à l’observation, du moins à la relation rédigée6. Pour ces menues monnaies du symbolisme républicain, il en va comme pour les statues de la République sur les places de village, comme l’a souligné Maurice Agulhon :

  • 7 Marc Abélès et Maurice Agulhon, « Marianne dévoilée », Terrain, 15, octobre 1990, mis en ligne le 9 (...)

[Elles] ne sont pas signalées ; elles sont, sinon occultées, du moins négligées. Or, chacun sait que les gens sur le terrain remarquent ce qu’ils ont l’habitude de voir ou ce qu’ils sont incités à voir7.

7À ceci près que ces compléments modestes donnent quelquefois, à eux seuls, le sens et le verrouillent. Une fois le code assimilé, une fois le contact visuel avec le signe effectué, la réception opère, et toute la forme de l’objet-support en est éclairée, sans retour possible. Et l’image, et le buste, et la statue, lorsqu’on considère leur rapport de proximité et d’articulation à leur cadre, à leur lieu, marquent une distance avec leur fonction iconique : le buste de Marianne-dans-la-salle-des-mariages et la photographie-du-Président-dans-la-salle-des-délibérations-du-conseil-municipal, avant d’être des œuvres, s’affirment comme des symboles.

8Il en découle une question préalable, qui porte sur la légitimité d’une approche par les historiens des formes : les symboles de la République, pris et opérant dans des systèmes de formes à voir, et même lorsqu’il sont dépourvus de toute iconicité, relèvent-ils encore de l’histoire des arts ? Oui, et selon un double argument. D’abord, même à l’écart des images (c’est évident pour la graphie), ils subissent des manipulations formelles (répétitions, symétries, processus de stylisation) et interprètent des modèles, dans la problématique d’un art décoratif. Ensuite, forme symbolique ou écriture d’apparat, ils flattent ou choquent l’œil, et ils relèvent d’une combinaison qui mêle un code et l’éloquence, et qui est un art contrôlé de l’assemblage. Dans un texte sans ambiguïté, André Gide témoigne de l’effet esthétique lorsque ce contrôle fait défaut ; au cours d’un voyage par la route en Provence, en juillet 1910, il constate :

  • 8 André Gide, Journal 1887-1925, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1996, p. 646.

À Saint-Gilles, la rue Émile-Zola, comme il sied, mène à l’église. Sur le fronton de laquelle, au-dessus du porche ouvragé, une municipalité de goût pur, a fait peindre en caractères énormes : RÉPUBLIQUE FRANÇAISE LIBERTÉ-ÉGALITÉ-FRATERNITÉ8.

9Sa remarque sarcastique ne porte pas sur le sens des mots, pris un par un ou à la suite, mais sur l’esthétique d’un ensemble, dans lequel la présence de mots républicains consacrés lui semble incongrue, déplacée, violente. Au nom du goût et de la forme, et dans sa dimension même.

10Les questions que posent encore la forme et le sens de ces symboles justifiaient la réunion du colloque Un territoire de signes. Les manifestations de la symbolique républicaine de la Révolution à nos jours, qui s’est tenu à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), Paris, du 1er au 3 octobre 2008. Le colloque se proposait de parcourir, comme un ensemble fonctionnel, ce territoire des formes du symbolisme républicain. Dans son étendue et dans sa durée, avec ses jalons d’interprétations inattendues, sa ponctuation de stéréotypes, ses manifestations emphatiques de l’écriture d’apparat comme ses messages typographiques ordinaires. Un territoire fascinant dans sa vigueur et dans sa complexité. Le projet était donc de visiter cet immense territoire des signes, d’être attentifs à cette distribution des informations, où les instruments les plus fréquents sont le symbole stéréotypé – comme le bonnet phrygien – ou l’écriture exposée, sous la forme « RF », d’un couple de lettres capitales.

11La publication des actes débute par des leçons de méthode sur l’approche des politiques symboliques, sur leur mise en œuvre et sur l’analyse de leur signification.

12Michel Vovelle montre à travers l’étude des images de la période 1792-1795 comment la représentation anthropomorphe de la République émerge parmi plusieurs images quasi concurrentes de la Liberté, de la représentation virile du peuple en Hercule, ou encore de la Fraternité. Il met en évidence un paradoxe : l’image de la République casquée, assagie au service de l’ordre, est reconnue de façon quasi posthume sous l’égide de Bonaparte.

13Maurice Agulhon explique pourquoi La Semeuse, créée en 1895 par le sculpteur en médaille Roty, figure radicale de la République, « ne peut pas » renvoyer à une symbolique ruraliste : il écarte cette interprétation, et explique en se référant au contexte politique et culturel comment et pourquoi la Semeuse sème, non pas du blé, mais de l’idéal, des idées de progrès, de vérité, de justice.

14 Viennent ensuite plusieurs contributions qui mettent l’accent sur la complexité de la chronologie de l’articulation entre les formes symboliques et les enjeux politiques.

15Emmanuel Fureix met en évidence les pratiques combatives d’effacement des signes républicains sous le Consulat, au début de la Restauration, sous la IIe République (dès 1849) et après le coup d’État de 1851. Il s’agit de « dérépublicaniser l’espace public », d’effacer la présence des signes et à travers eux les rituels des républicains, leurs rassemblements ; il montre que l’effacement des signes précède l’effacement juridique et le transfert de souveraineté. Rémi Dalisson interroge les continuités des régimes et l’impact sur les politiques mais aussi sur les pratiques populaires symboliques et festives qui ne s’alignent pas sur les règlements du pouvoir en place. Ainsi, le pouvoir impérial ne peut pas faire totalement abstraction des symboliques républicaines, et de la force de l’imaginaire hérité de 1789 auprès des populations. Les signes de résistance, à partir de la IIe République, imprègnent la « fête au village » durablement. Il souligne que, malgré l’évolution autocratique du régime, ces codes républicains – principalement les trois couleurs, le suffrage universel, la Garde, l’armée ou le maire – subsistent pour incarner les images civiques, y compris dans la contestation et après le coup d’État. Cette continuité de forme, donc en partie de fond, consolide la fête française autour de quelques invariants symboliques. Isabelle Rouge-Ducos étudie la relation entre la fête nationale et l’arc de l’Étoile sous la IIIe République, lieu du défilé militaire depuis 1884, qui associe les succès militaires aux colonies à la commémoration de la guerre révolutionnaire, et que l’épisode du général Boulanger en 1886 suspend jusqu’en 1915. Elle dessine les étapes de la construction d’une tradition, les tensions dont elle est l’objet. Un arc de triomphe partagé entre deux symboles, la Révolution apportant au monde la liberté, et l’impérialisme autoritaire et militaire : elle montre la complexité des variations de la signification du monument national. Dans un département marqué par la résistance au coup d’État du 2 décembre 1851 et par la répression, Fabien Nicolas met en valeur l’utilisation du souvenir du 2 Décembre par les républicains au service d’un projet politique. Dans les localités de l’Hérault, il étudie un cas de fusion entre la culture républicaine et la culture partisane : la statuaire, le monument commémoratif issu d’une souscription, le nom des rues sont combinés dans de multiples actes de célébration. Ils perpétuent la mémoire de la résistance au coup d’État, la mobilisent au bénéfice du parti radical-socialiste ; ce sont les élus de celui-ci qui portent tous les projets de commémoration et d’édification monumentale. À Clermont-Ferrand, ville conservatrice, Laurent Malaurie analyse la disposition des espaces publics et des principaux monuments à la lumière des relations entre laïcs et religieux, entre pouvoir religieux et pouvoir républicain. Il montre l’édification commémorative parcourue d’équilibres et d’échanges de bons procédés : tandis qu’un républicanisme discret inspire et oriente la production municipale, les élus autorisent l’érection du monument au pape Urbain au centre de la ville, en un lieu qui flatte la nostalgie catholique.

16Deux contributions examinent les symboles figurés dans le matériel produit par les partis politiques. Christian Beuvain analyse les fluctuations politiques des codes visuels mis en œuvre par le Parti communiste français en fonction des fluctuations de sa ligne politique et de son rapport à la République et à Marianne. Dans un premier temps, pour les communistes, la République, ses libertés démocratiques et ses rituels symboliques ne sont que le masque de l’oppression de classe. Le prolétaire est opposé à Marianne, et un nouveau symbole dans l’iconographie, la faucille associée au marteau, prend place. À partir de 1935, le tournant national conduit à la réhabilitation des symboles républicains : la Libération puis la guerre froide donnent la première place à une Marianne retrouvée. Frédéric Cépède et Gilles Morin retracent les codes successifs en vigueur au parti socialiste, du soleil levant initial aux trois flèches du Front populaire, et, à partir de 1971, au poing et la rose, pour « changer la vie ». Symboles que les militants mêlent aux symboles républicains, à la Marianne rouge, au bonnet phrygien, qui sont les manifestations permanentes de la République sociale.

17Guy Krivopissko et Axel Porain analysent les manifestations de la Résistance, dans son hostilité à la déconstruction de l’héritage républicain par l’État français après le vote du 10 juillet 1940 à Vichy. Ils mettent en évidence les formes de la réappropriation, spontanées au début, organisées et systématiques à partir de 1942, l’unanimité des mouvements qui se réalise dans l’adoption du programme du Conseil national de la Résistance, autour des principes d’une République nouvelle, dont témoigne l’acte symbolique de la proclamation en 1944 de la République libre du Vercors. Démarche que complète l’étude par Jean-Louis Crémieux-Brilhac des phases de l’affirmation symbolique de la République par la France libre. À l’ambiguïté politique des débuts – la République est tenue pour responsable du désastre militaire – succède l’affirmation de la France combattante républicaine, puis celle de la République française d’Alger. L’examen qu’il conduit de la résurgence des symboles républicains montre qu’elle ne va pas de soi pour le général de Gaulle, qui prescrit en juillet 1940 à Maurice Schumann de remplacer au micro de la BBC « la devise de nos mairies par la devise de nos drapeaux, Honneur et Patrie ». Ce n’est pas avant le discours du 15 novembre 1941 que le chef de la France libre restitue sa place à la devise de la République. Un virage démocratique dont l’auteur dessine les étapes, qui associent étroitement les formes symboliques au contenu institutionnel.

18Plusieurs des manifestations de la symbolique républicaine sont tributaires du moment et/ou du territoire ; des contributions étudient ces aspects.

19L’étude d’Isabelle Saint-Martin porte sur le rôle joué, dans les années qui précèdent la révolution de 1848, par le christianisme social, qui inspire d’étonnantes gravures, datées de 1837, où les anges qui entourent le Christ sont coiffés de bonnets phrygiens, et dont les auréoles portent les mots « Liberté et Égalité ». Le choix de la Convention en 1792 d’une représentation de la République sous la forme d’une femme vêtue à l’antique est le point de départ de l’étude de Charlotte Pon-Willemsen, qui, à la suite d’un questionnement ouvert en 2001 par Maurice Agulhon, démontre et corrige la confusion qui règne jusqu’à maintenant entre plusieurs des bustes de Marianne, coiffée du bonnet phrygien, et ceux du berger Pâris, dont les interprétations antiquisantes par le sculpteur italien Canova datent des années 1800. La survie du coq, emblème de la royauté, en volatile républicain, est étudiée par Élisabeth Caude, qui en montre les étapes ; à la veille de la Révolution, elles débutent par un coq, en posture guerrière, combattant pour la Liberté, au côté des Insurgents américains. Au moins figure de la Vigilance qui assiste les figures de la Nation, au plus emblème de la Liberté : c’est le coq de la Révolution, qui ne résiste pas au mépris de Napoléon – « Le coq est de basse-cour » – qui impose en 1804 l’aigle aux ailes déployées. Mais le coq ressurgit, emblème de la Nation, sous Louis-Philippe, roi des Français, et triomphe sous la IIIe République.

20L’importance du dessin de presse, à partir de 1871, tient à ce qu’il opère au croisement à la fois des polémiques politiques et des « affaires », à la fois qu’il participe à l’effort de marquage de l’espace public par les nouveaux signes et symboles républicains. Bertrand Tillier étudie les interprétations par les caricaturistes de ce « magasin de signes », qui vont de la stigmatisation des efforts dérisoires pour affirmer l’unité nationale à la glorification d’un RF rayonnant, au point d’aveugler les ennemis de la République. Pour l’administration du ministère de la Marine et des Colonies, le besoin de timbres-poste différents de ceux en vigueur en métropole s’impose à partir de 1879, et il la conduit à déterminer des vignettes spécifiques. Alain Chatriot étudie les hésitations, les concours successifs, et finalement le pluralisme des solutions, qui précèdent la complète mise à l’écart de l’imaginaire académique, et l’adoption, entre les deux guerres, de thèmes exotiques, aliments d’un imaginaire impérial, qui est exalté ensuite par Vichy. Après 1945, l’émission des timbres évolue encore, dans une Union française où émergent les enjeux de la rente philatélique.

21Sur le terrain, dans les mairies et les hôtels de ville, l’installation des emblèmes de la République à partir de 1871 ne va pas de soi. Yvan Boude, après avoir étudié cette phase de transition, qui contient des épisodes significatifs de la résistance des préfets, concentre son étude sur la diffusion après 1875 du buste de Marianne et du portrait du chef de l’État dans les mairies, et les tensions qu’elle suscite. Il note le revirement de l’administration préfectorale après 1880, l’importance après 1884 des élections municipales, dans le contexte de la loi qui fait obligation de mettre à la disposition du conseil municipal une salle de délibérations et qui favorise l’édification de nouveaux bâtiments, situation propice à la mise en place des nouvelles représentations. Dans le contexte de deux départements différents, à la fois par l’urbanisation et par l’imprégnation politique, le Cantal et le Vaucluse, Vincent Flauraud conduit une enquête sur la présence dans les mairies de la figure de Marianne et du portrait des présidents de la République, comme un exercice de recyclage de la théorie des deux « corps du roi », l’effigie de la République, corps permanent, et portrait du président, dépositaire temporaire de l’autorité. Outre les résultats, nuancés, de cette approche quantitative, il constate la réunion d’une « galerie présidentielle, plus fréquente dans le Vaucluse que dans le Cantal, et l’interprète comme un affaiblissement de l’aura du président en place.

22Dans un site urbain, Bobigny, victime des ravages de l’urbanisme des années 1970, Danielle Tartakowsky examine la politique du maire, Bernard Birsinger, élu en 1996, qui fait de la salle des mariages un enjeu du projet politique et culturel qu’il conduit. Il s’agit de reconstruire un lien entre sphère privée et sphère publique, et de le confier à un artiste. Le projet de Hervé di Rosa, adopté en mars 2005, propose une image propice au partage avec les communautés et porteuse, dans une dimension universelle et familière à la fois, des valeurs républicaines. Manifestation d’œuvre d’art totale, la réception de la salle des mariages est inséparable d’un processus d’appropriation par la population locale. Le rituel du baptême républicain, de plus en plus fréquent, est la matière d’œuvre des analyses d’Antoine Mandret-Degeilh. Le lieu de la cérémonie, l’enjeu de la présence des symboles républicains, à commencer par l’écharpe tricolore que porte l’élu(e), et qui se prolonge dans la forme du certificat délivré, sont l’appui matériel d’un cérémonial profane, de ses expressions rhétoriques et de propos festifs, sinon satiriques à l’égard du baptême religieux.

23En Alsace-Lorraine, au terme d’un inventaire complet des monuments aux morts, Jean-Noël Grandhomme constate que domine la cohabitation harmonieuse des symboles républicains et de l’iconographie catholique, et la rapproche de la pratique des cérémonies, souvent mixtes ; il en étudie les manifestations monumentales, souligne les solutions apportées à l’évocation d’une réalité complexe et les problèmes posés par les inscriptions.

24La question de l’interprétation par l’architecture monumentale du programme symbolique républicain est abordée par plusieurs auteurs.

25Isabelle Loutrel étudie la présence du sigle RF dans les projets dessinés pour des concours, à partir d’un corpus de dessins conservés dans les collections du musée d’Orsay ; si elle ne trouve pas trace dans le programme ou dans la commande de prescriptions, elle note dans les projets son association fréquente avec les symboles imagés. Gérard Monnier montre que le sigle RF, quand il est interprété dans de très grandes dimensions, révèle sa capacité à marquer fortement l’édifice public, à l’imposer dans l’espace ; en échappant aux contraintes de dimensions et de la distribution ordonnée de l’épigraphie monumentale, il est le seul, avec le drapeau, à permettre une lecture à grande distance. Ce n’est pas le cas des édifices de l’administration des Postes, où la composition architecturale condense les caractères monumentaux d’une architecture publique. Guy Lambert constate que les inscriptions principales, qui énumèrent les différentes fonctions du service public, réduisent souvent le RF à des fonctions décoratives, notamment sur les grilles de portes et de fenêtres, et dans des dimensions mineures.

26À Paris, l’approche quantitative conduite par Claude Loupiac sur trois arrondissements met en évidence une répartition très inégale de la symbolique républicaine selon l’affectation des bâtiments, les bâtiments scolaires et universitaires venant largement en tête, en raison de leur édification récente. Il remarque la fréquence des édifices municipaux à la fois porteurs des symboles de la Ville de Paris et dépourvus de symboles républicains, et note leur absence sur un édifice prestigieux comme l’Opéra-Bastille. Près des quatre cinquièmes des édifices porteurs de la symbolique républicaine sont antérieurs à 1914, et l’interprétation des motifs dans le décor de l’hôtel de ville est remarquable par son inventivité. Antoine Brochard étudie l’architecture des hôtels de région, tous récents, pour constater l’étendue des solutions adoptées, du recyclage d’un édifice du patrimoine, aux pastiches lourds de références, et aux architectures « postmodernes », rapidement contestées. Il note depuis 2003 une évolution vers une architecture instrumentale, adaptée à une « administration au travail ».

27Plusieurs auteurs étudient la fonction décorative des symboles républicains. Pour Stéphane Laurent, ils sont à interpréter comme un héritage, et ils s’inscrivent dans la double tradition de l’ornement, représentative et accumulative, avant d’être réduits à un logotype, au code rudimentaire. La genèse de ce logotype, devenu officiel en 1999, est retracée par Cloé Fontaine-Pitiot ; cette « marque graphique commune à tous les ministères », qui associe symbole figuré, ensemble typographique, chromatisme, est issue d’un appel d’offres, conséquence de la privatisation en 1994 d’un service autrefois assuré par l’Imprimerie nationale. L’étiquette qui orne depuis 1904 les boîtes du Camembert de la République mobilise l’attention vigilante de Pierre Boisard, qui, en restituant l’univers des fabricants et des négociants, massivement attachés à l’Ancien Régime, précise le sens politique du dépôt de la marque par des négociants parisiens, sens qu’ils confirment en 1943, dans un contexte différent, et autrement hostile, celui de l’État français ; la marque devient un manifeste de la Résistance. En 1945, à un moment propice aux manifestations d’un renouveau républicain, le Mobilier national commande un ensemble mobilier pour la nouvelle direction générale des arts et des lettres. Valérie Glomet étudie cet ensemble, destiné à la salle des Commissions, qui comporte trente-quatre sièges, dont les dossiers reçoivent un décor de tapisserie, avec une symbolique explicite des différentes disciplines et collections, un programme décoratif qui désigne la nouvelle République, protectrice des arts et des lettres. La question des symboles utilisés dans les ambassades de la France à l’étranger offre un champ pertinent pour étudier la formation, des origines à nos jours, du programme symbolique de la République. Au terme d’une recherche très complète dans les archives des Affaires étrangères, Anne Georgeon-Liskenne en décrit les étapes, analyse les variations et les hésitations, qui s’étendent jusqu’en 1912, moment où est adoptée la formule du graveur Jules-Clément Chaplain. Autre motif de variation du décor symbolique : la double polarité qu’introduit la distinction entre espace privé et espace de l’officialité. Ainsi Odile Nouvel-Kammerer étudie les traces des symboles républicains dans les papiers peints et leur contribution au décor de l’espace domestique ; elle constate que leur rareté contraste avec l’abondance des rayures tricolores, et que leurs apparitions élégantes dans le vêtement féminin se situent à un registre allusif, qui désacralise le motif. Dans la production de la Manufacture de Sèvres, destinée à des lieux officiels, en France et, à l’étranger, aux ambassades, l’étude de Soazig Guilmin, après avoir constaté les hésitations prolongées sur l’iconographie, met en valeur les efforts de la IIIe République pour unifier les symboles, avec la diffusion, enfin significative, après 1890, de la République d’Enjalbert, tandis que les services de table, à partir de 1880, font une place au RF, dont la présence s’efface depuis les années 1950.

28Dans la mesure du possible, les textes sont illustrés ; les éditeurs remercient à ce propos les efforts des auteurs, dans leur sélection exigeante des documents, et les ayants droit, publics et privés, pour les manifestations de leur soutien à la publication de leurs travaux.

29En guise de conclusion, cet ouvrage fait le point sur une histoire, un patrimoine, un héritage. Il croise les approches, organise le dialogue des historiens du politique et du culturel avec ceux des formes ; il établit cette diversité et cette intensité des signes dans le territoire, cette permanence dans la durée. Mais nous ne pouvons pas esquiver la question : cette vigueur, ne l’apercevons-nous pas affaiblie aujourd’hui ? Le projet de loi sur l’école, discuté par l’Assemblée nationale et le Sénat en mai 2013, contient, en creux, le constat de crise de la symbolique ; c’est un rappel à l’ordre, puisqu’il oblige l’inscription de la devise de la République – Liberté, Égalité, Fraternité – aux façades des bâtiments scolaires.

Notes

1 Maurice Agulhon, Annette Becker, Évelyne Cohen (dir.), La République en représentations. Autour de l’œuvre de Maurice Agulhon, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.

2 Exposition au Sénat de la collection Pierre Bonte des bustes de Marianne et, à l’initiative de Jean-Louis Debré, la publication de l’album de Jean-Michel Renault, Les fées de la République, Paris, Les Créations du Pélican, 2003.

3 Coll., Le Val-d’Oise fête la République, préface de Jean-Noël Jeanneney, s. 1., Éditions du Valhermeil/ Département du Val d’Oise, 2008.

4 Cf. « Un 220e anniversaire sous le regard de Marianne », La Voix du Nord, 17 décembre 2009, p. 17.

5 Des projets de lois seront déposés dans ce sens en 2006 et en 2008.

6 Par exemple, dans la communication de Patrick Laurens, dans Maurice Agulhon, Annette Becker, Évelyne Cohen (dir.), La République en représentations..., op. cit., p. 97-110.

7 Marc Abélès et Maurice Agulhon, « Marianne dévoilée », Terrain, 15, octobre 1990, mis en ligne le 9 juillet 2007, http://terrain.revues.org/index2986.html. Consulté le 25 février 2010.

8 André Gide, Journal 1887-1925, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1996, p. 646.

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