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Introduction Générale. Problématique : A propos du concept d’espace géographique

p. 11-29


Texte intégral

1La géographie humaine étudie l’homme et les sociétés dans leur espace : l’espace « géographique ». Les phénomènes de l’établissement humain se situent les uns par rapport aux autres dans cet espace qui est aussi le lieu de réalisation des déplacements dus à l’activité humaine. Ces flux de personnes de biens ou d’informations relient les phénomènes que sont les villes, les bourgs, les villages, etc. dans un ensemble organisé.

2L’expression « espace géographique » fut introduite par C. Vallaux en 19111 dans dans Le sol et l’État (premier tome de sa Géographie sociale), au début d’un chapitre critique consacré aux théories de l’espace et de la position développées par F. Ratzel dans sa Politische Géographie. C. Vallaux présente l’espace « au point de vue géographique » comme :

« [...] une étendue déterminée, pourvue d’un nombre plus ou moins grand de ces caractères physiques dont la diversité et les interpénétrations se déroulent à nos yeux sur la surface de la terre. »2

3Dès la première apparition de l’expression, l’espace géographique est distingué de la pure étendue. Il ne s’agit pas seulement d’une surface ni d’un contenant, mais d’un principe organisant des qualités sensibles. Néanmoins, cette notion d’espace est aussitôt liée à des problèmes théoriques.

4C. Vallaux reproche à F. Ratzel de réduire l’espace géographique à la pure étendue, à un « espace en soi » qu’il considère comme « une sorte d’entité métaphysique »3 Prolongeant Prolongeant sa critique, il souligne également une contradiction dans la pensée théorique du géographe allemand. Ce dernier apporte beaucoup d’importance au concept de « position », c’est-à-dire une partie de la surface terrestre déterminée dans l’espace géographique4 F. F. Ratzel montre en effet que la valeur d’une portion d’espace pour un peuple est étroitement associée à sa situation relative. Mais, quelques chapitres plus loin, il accorde une valeur en soi à la pure étendue en tant qu’objet d’un désir d’expansion de certains peuples. C. Vallaux propose, pour sortir de cette contradiction entre les positions individuées et l’étendue où elles s’articulent, de développer les notions de « différenciation », de « contraste » et de « diversité »5. A cette occasion, l’auteur introduit très clairement les idées de continuité et de discontinuité dans les paysages :

« D’une manière générale, il y a contraste, lorsqu’entre deux caractères physiques ou sociaux du même ordre, coexistant sur un espace resserré, on constate une sorte d’hiatus sans transitions nuancées et une très grande différence de degré [...]. Il y a diversité lorsqu’entre les caractères du même ordre les transitions se font pas à pas, au point de n’être sensibles aux yeux de l’observateur superficiel que lorsqu’il a franchi un assez grand nombre de degrés [...]. »6

5Pris entre continuité et discontinuité, l’espace géographique se révèle d’emblée un concept difficile à cerner.

6L’emploi de l’expression « espace géographique » devient fréquent à partir des années cinquante. On la retrouve particulièrement sous les plumes d’E. Dardel7 et et de J. Gottmann8 mais dans deux démarches bien différentes, ce qui prouve que le concept n’est pas encore éclairci. Le premier développe l’idée selon laquelle la spatialité géographique est une condition absolue de l’existence de l’homme. Il insiste sur le caractère subjectif de cet espace et sur sa fonction phénoménologique. Le second considère l’espace géographique dans son organisation et dans son cloisonnement objectifs qui manifestent l’existence de sociétés distinctes et de systèmes de valeurs relatifs.

7A partir des années soixante-dix, l’expression se généralise dans les écrits des géographes francophones. Elle apparaît comme une notion essentielle pour situer la discipline au sein des sciences humaines, au point que les géographes peuvent aujourd’hui se présenter comme les scientifiques spécialisés dans l’étude de l’espace.

8Mais les problèmes théoriques associés dès l’origine au concept d’espace géographique ont-ils été résolus? Malgré le consensus dont il fait l’objet, ce concept est-il suffisamment bien défini et maîtrisé pour avoir une utilité théorique réelle dans le cadre de la discipline? A-t-on résolu la contradiction entre étendue et position? Est-on parvenu à articuler subjectivité et objectivité géographique? G. et Ph. Pinchemel émettent à ce propos un jugement assez sévère :

« En fait, espace tend à remplacer géographie et spatial géographique. Il y a de plus en plus identité entre analyse spatiale et analyse géographique. On procède ainsi à un aggiornamento à bon compte de la géographie. [...] C’est souvent une géographie bien classique qu’on retrouve sous les appellations « spatiales ». »9

9En effet, l’expression « espace géographique » en est venue à recouvrir des significations multiples et parfois contradictoires :

  1. Elle désigne un espace vécu par le sujet en tant qu’il est membre d’une société, qu’il exerce une activité économique et qu’il y poursuit des quêtes de tous ordres. Or, on utilise couramment les expressions « espace social » et « espace économique » en considérant que ces derniers se projettent sur l’espace géographique. On peut alors se demander où se trouvent ces espaces non géographiques et d’où ils tirent leur spatialité.
  2. A l’intérieur de l’espace géographique, on considère une multitude d’autres espaces : espace maritime, aérien, tellurique10 espace de la ville, de la campagne, de la région, etc. Si ces « espaces » sont tous géographiques, que signifient de telles distinctions? On peut penser qu’elles reposent d’abord sur les concepts qui les déterminent dans ces expressions. Mais pour définir un espace à partir d’un concept, tel que celui de ville ou de mer, il faut agréger des phénomènes et des lieux dans l’espace, de manière à les rapporter à ce concept. Ainsi doit-on écarter comme non pertinents des phénomènes, ou trop petits, ou trop grands, qui empêchent de fixer l’attention. Tous ces espaces rapportés à un concept sont donc implicitement liés à des échelles d’observation qui conditionnent l’application du concept à des lieux. Mais comment définir ces échelles?
  3. Enfin, de nombreux auteurs s’accordent pour affirmer que, par opposition à l’espace mathématique abstrait, l’espace géographique est un « espace concret » car organisé. Grâce aux formes qu’il rencontre dans le relief ou dans les réalisations humaines, le sujet y trouve des points de repères qu’il peut se représenter sur la carte. Il s’y heurte aussi à des obstacles matériels, à des normes sociales ou à des règlements juridiques. Mais l’espace géographique est en même temps l’espace abstrait où le sujet a l’expérience du monde habité et où il construit des représentations de ce monde concret et de son organisation. Ces représentations sont construites et non données, c’est pourquoi elles varient et les Atlas sont constamment à refaire. Le substrat matériel de la surface terrestre, qu’il soit dans l’état naturel ou aménagé par l’homme, est immergé dans l’espace géographique qui est porteur d’une dimension supplémentaire abstraite : celle de l’organisation. Les dimensions de cet espace pourraient-elles alors être décrites par une structure géométrique, si oui, laquelle? Surtout, comment l’espace géographique peut-il être concret et abstrait à la fois?

10Toutes ces questions difficiles et trop rarement abordées, que soulève le concept d’espace géographique, font douter de la solidité du consensus des géographes à son égard. C’est pourquoi il nous paraît important d’engager une analyse approfondie et systématique sur cette notion. Nous pensons que cette tentative ne peut que renforcer le caractère scientifique de la géographie.

11A l’analyse, le concept d’espace géographique paraît pris dans un mouvement dialectique de la pensée. En tant qu’espace organisé, il peut être considéré comme un objet, qui articule des domaines différenciés dans un système. Mais ces domaines ne sont saisissables qu’à travers une échelle d’observation grâce à laquelle le sujet peut fixer un lieu et l’analyser. Et pour viser un lieu, il est nécessaire d’avoir l’intuition de sa position relative, ce qui permet de se repérer dans le monde. C’est pourquoi on peut considérer que les lieux et leur rapports de position apparaissent à l’intuition du sujet, dans l’espace géographique. L’espace géographique est à la fois l’espace relatif produit par les sociétés humaines et l’espace absolu où apparaissent les formes sociales.

12Cette dialectique se répercute sur la pratique de la géographie. On ne décrit pas de la même façon les phénomènes apparaissant dans l’espace géographique, selon qu’on le considère comme le cadre ou comme le résultat de l’activité humaine. Dans un cas, on cherche à observer l’influence du milieu sur ces phénomènes et, dans l’autre, le processus de transformation de ce milieu. Aussi n’est-il pas étonnant de retrouver sous la plume de C. Vallaux, qui a été le premier à employer l’expression et à en déceler la problématique, une remarquable exposition de cette dialectique qui trouble la réflexion théorique en géographie.

« S’il est vrai que dans chaque façon de concevoir une science positive il y a incluse une conception du monde, que les procédés de description indiquent déjà avant que les procédés d’explication ne la précisent, on peut soutenir, non seulement, avec Strabon, que la Géographie est du domaine du philosophe, mais qu’elle doit intéresser le philosophe autant et plus peut-être que toute autre science. Elle renferme en effet, non pas une, mais deux conceptions du monde, que les esprits portés à une rigueur absolue de logique trouveront contradictoires, tandis que les esprits à la logique plus flexible admettront que ces conceptions peuvent se côtoyer et jusqu’à un certain point s’interpénétrer, et qu’en tout cas il convient de voir en elles des signes extérieurs et incomplets d’une réalité inconnue et sans doute homogène qui les supporte, à la façon de Spencer conciliant dans l’Inconnaissable la Religion et la Science. Les deux conceptions qui se partagent la Géographie au point de vue philosophique sont, la première un dynamisme qui reconnaît dans le Cosmos terrestre un entrecroisement de forces aux applications multiples, balancées dans un équilibre instable, et la seconde un atomisme mécanique qui vise à découper la réalité en tout petits morceaux interchangeables, de manière à la réajuster ensuite en identités de plus en plus étendues et gagnant de proche en proche l’ensemble de notre Cosmos. La Géographie ne peut pas et ne doit pas s’installer exclusivement dans l’un de ces cadres. Elle doit les occuper tous les deux, malgré les contradictions et les flottements que cela lui vaut parfois. »11

13Nous pensons que la racine de cette dialectique entre deux modes de représentation de l’organisation géographique se trouve dans le concept d’espace géographique. L’organisation géographique différencie les parties de la Terre en zones homogènes en même temps qu’elle les rend solidaires. Cette différenciation et cette solidarité sont présupposées dans toute représentation géographique de la surface terrestre comme il est toujours postulé que des zones homogènes ont une étendue. Différenciation et solidarité des lieux sont intrinsèquement associées à l’intuition des phénomènes de l’organisation. C’est pourquoi nous proposons de les considérer comme des propriétés a priori de l’espace où apparaissent les phénomènes de l’organisation géographique.

14Le problème est donc de concevoir un espace géographique qui puisse porter ces a priori comme des propriétés intrinsèques et, en cas de géométrisation, comme des propriétés de sa structure mathématique. Dans cet espace, l’hétérogénéité se déploie par des discontinuités, et l’unité de l’espace apporte un principe de solidarité aux domaines ainsi formés. L’ensemble de ces discontinuités qui articulent les différents domaines de l’espace est la structure de l’organisation géographique. Nous retrouvons, avec la notion de discontinuité, le problème théorique de la différenciation de la surface terrestre introduit par C. Vallaux en 1911. Et c’est l’exploration de cette voie qui nous paraît mener à une meilleure définition de la notion d’espace géographique.

***

15La discontinuité est devenue un thème à la mode dans les sciences humaines. Cependant, l’introduction de cette notion dans le champ d’une discipline n’a d’intérêt que si elle est accompagnée d’une réflexion épistémologique qui vise à comprendre les conditions de production des discontinuités ainsi que la façon dont elles se manifestent. C’est l’entreprise qu’a menée R. Brunet vers 1965. Dans Les phénomènes de discontinuité en géographie12, ce dernier analyse en détail la notion de seuil et les mécanismes où interviennent des seuils.

16Aujourd’hui, cette réflexion demande à être complétée pour pouvoir tenir compte des développements liés à la notion de « bifurcation » ainsi qu’aux modèles de la théorie des catastrophes. Ces modèles mobilisent des mathématiques d’une grande nouveauté et, surtout, lient l’émergence des discontinuités aux propriétés structurelles des espaces. Ce contexte mathématique et épistémologique est favorable à l’exploration conjointe de la nature des discontinuités géographiques et des propriétés fondamentales de l’espace géographique. Mais la condition de cette exploration est de savoir en quoi une discontinuité peut être spécifiquement géographique.

17Nous pensons que ce sont les propriétés de la discontinuité géographique qui doivent concilier les deux conceptions du monde que renferme la géographie. En corollaire, les déterminations de l’échelle d’observation des phénomènes, et de la nature des mobilités dans l’espace des sociétés humaines, doivent être cherchées dans les conditions de l’objectivité des discontinuités. L’hypothèse principale de cette recherche est donc celle-ci : pour progresser dans la dialectique du concept d’espace géographique, il faut parvenir à construire une conception dynamique et objective de la discontinuité posée comme le schème de différenciation des positions sur la Terre.

18Ce déplacement de la problématique peut se justifier par le fait que la discontinuité (qu’on l’appelle limite, seuil ou frontière) est absolument nécessaire à la formulation de tout jugement sur des lieux, donc à tout jugement géographique. En effet, il est impossible de qualifier la relation existant entre plusieurs lieux distincts sans suggérer une ou plusieurs discontinuités dans l’espace, qui séparent et articulent ces lieux les uns par rapport aux autres. Cet emploi pour ainsi dire « obligé » de la discontinuité ne va pas sans soulever de nouvelles questions. Pour construire des représentations articulées et ordonnées de la diversité du monde, la géographie doit chercher à identifier scientifiquement les discontinuités pertinentes qui catégorisent l’espace où évoluent les sociétés. Et comme tout jugement sur des lieux produit implicitement des discontinuités, la détermination des critères de leur pertinence est le problème théorique fondamental de l’activité géographique.

19Mais ne s’agit-il que d’un problème théorique? La question de la pertinence des discontinuités peut aussi être envisagée du côté des dynamiques des organisations géographiques. Les découpages spatiaux s’évaluent en fonction des projets politiques des collectivités à l’égard de leur territoire. La pratique politique se constitue à partir d’une différenciation de la surface terrestre. Elle vise à établir de nouvelles relations entre des lieux, à modifier qualitativement le contenu d’anciennes relations, et s’appuie toujours sur des discontinuités géographiques. Nous pouvons faire l’hypothèse que les discontinuités géographiques se révèlent par leur caractère pratique, relativement à une volonté d’action sur l’organisation du monde, c’est-à-dire : à un projet politique en général.

20Le critère de pertinence des discontinuités géographiques ne saurait être uniquement théorique. Il est également pratique. Ces deux aspects doivent expliciter les caractères « mécanique » et « dynamique » du monde dont parle C. Vallaux, et il faut s’efforcer de ne jamais les dissocier complètement. Cependant, pour les besoins de l’analyse, nous sommes entraînés dans deux questions bien différentes.

21La première question concerne la synthèse13 des connaissances géographiques. Les géographes tracent sans cesse des limites sur des cartes et ils le font généralement en s’appuyant sur des limites déduites d’autres cartes qu’ils prennent comme des données. Les discontinuités sont ainsi en amont et en aval du travail géographique. Elles sont produites par ce savoir et nécessaires à son élaboration. Il est alors crucial de se demander ce qui permet d’affirmer a priori que ces discontinuités choisies initialement vont permettre de rassembler synthétiquement des observations d’une manière telle qu’elles produisent du sens et permettent de connaître l’organisation. En effet, l’organisation géographique ne peut devenir un objet de connaissance que si sa représentation peut s’appuyer sur des discontinuités objectives.

22Or la question se heurte à un problème logique. Les discontinuités conditionnent toute étude empirique car une recherche doit toujours commencer par délimiter son territoire d’investigation. Selon P. George, « la géographie est l’étude d’un espace continu »14, et il ajoute plus loin : « fini », c’est-à-dire délimité par une discontinuité dans l’espace qui l’englobe. Ainsi, la connaissance géographique est impossible sans une délimitation a priori d’un lieu dans l’espace. Elle impose de considérer que l’étendue ainsi délimitée est homogène, non pas dans l’absolu, mais au regard des préoccupations de quiconque cherche à la connaître. Selon l’auteur, la connaissance géographique s’exprime par la cartographie qui est, dit-il, le « langage des géographes ». Étant donné les caractéristiques de ce mode de représentation, P. George en déduit que :

23« [les] problèmes [de la géographie] sont donc des problèmes de définition d’« espaces homogènes » et de « limites », qui sont à la base de toute cartographie. »15

24Ces limites déduites a posteriori de l’étude de l’organisation vont permettre d’exprimer la connaissance géographique dans ce qu’elle a de spécifique. On peut même dire, en suivant P. George, qu’elles constituent l’apport de la géographie à la connaissance d’une partie du monde.

25Mais comment démontrer alors qu’il y aura vraiment eu synthèse de connaissances si l’on ne sait pas expliciter le sens des premières discontinuités ni leur pertinence? Qu’est-ce qui permet de dire que la connaissance va progresser alors qu’on ne sait pas évaluer d’où l’on est parti? On peut même se demander si les discontinuités produites ne sont pas les mêmes que celles qui ont été posées en hypothèse. Comment s’assurer qu’elles ne peuvent pas être déduites de manière quasi automatique, et que le géographe ne retrouve pas en sortie ce qu’il a mis en entrée?

26Le territoire étudié ne doit pas être délimité n’importe comment. Cependant, on ne peut pas affirmer sérieusement qu’une frontière nationale ou, plus encore, la limite d’extension d’une ville, sont des données empiriques dont l’objectivité va de soi. Il faut suivre des règles, mais lesquelles? Des règles de méthode ou des règles théoriques ? L’objectivité des discontinuités peut-elle nous être donnée empiriquement, à condition de disposer des bons outils d’observation, ou doit-elle être constituée théoriquement par un travail sur les concepts ? Ce problème logique révèle une véritable antinomie qui touche de plein fouet la géographie. On peut affirmer en même temps deux principes apparemment contradictoires. D’une part, l’organisation géographique ne peut être connue que grâce à l’identification des discontinuités qui forment sa structure. Et d’autre part, les discontinuités qui structurent l’organisation ne peuvent être représentées que grâce à la connaissance des manifestations de cette dernière. La méthode n’y peut rien. Il revient à la théorie de sortir de l’antinomie et d’expliquer comment l’homme peut néanmoins percevoir l’organisation géographique du monde dans les paysages concrets où il évolue.

27Ces remarques ne visent pas à remettre en cause, au nom des questions soulevées, tout ce qui a été produit en géographie jusqu’à aujourd’hui. Cela n’aurait pas d’intérêt. Toutefois, elles incitent à douter de la possibilité de répondre par l’observation empirique à la question posée à la géographie par les discontinuités. Comme nous avons pu déjà douter de la solidité du concept d’espace géographique, nous choisissons de pousser ce doute jusqu’à une recherche des fondements a priori du savoir géographique, en tentant de nous défaire des opinions les plus couramment admises.

28Cependant, il ne faut pas perdre de vue le second aspect de la discontinuité : son caractère politique. Tracer une limite dans l’espace des hommes n’est jamais un acte neutre, et l’on ne peut en douter. D’une part, il n’est pas de loi qui ne puisse s’appliquer sans une délimitation d’un territoire qui devient homogène vis-à-vis de cette loi. D’autre part, la délimitation de zones considérées comme homogènes selon certains critères peut être le support d’une action politique. Elle peut permettre de soumettre des lieux à des contraintes réglementaires (par exemple : des interdictions portant sur un usage quelconque du sol, des taxes, etc.), en fonction du concept utilisé pour qualifier la portion d’espace qui les englobe. Les règlements s’appliquant différemment de part et d’autre des discontinuités, ils contraignent certains types de déplacement en leur imposant une trajectoire, et permettent d’agir sur l’organisation territoriale. Ce sont donc bien des discontinuités géographiques qui donnent leur efficacité politique aux règlements.

29On ne peut échapper à ce double aspect de la discontinuité. Elle est à la fois l’instrument théorique de la connaissance géographique, en permettant de comprendre les mobilités dans l’espace, et l’instrument pratique de toute volonté politique, en canalisant les trajectoires. Il faut par conséquent se lancer dans une seconde question qui concerne la signification politique et légale des contraintes que provoquent les discontinuités géographiques dans la vie des populations. D’où peut provenir la légalité des discontinuités géographiques et comment s’associe-t-elle à leur objectivité? Cette légalité politique ne peut évidemment pas être fondée dans une quelconque scientificité de la géographie (qui reste à prouver), car cette discipline ne peut étudier que l’état du monde tel qu’il existe alors que l’ordre politique tend à transformer cet existant en vue d’une fin. La science ne pourrait déterminer qu’une organisation figée du monde, c’est-à-dire une utopie. Nous ne devons pas avoir besoin, pour comprendre la production des représentations géographiques, de supposer un observateur parfaitement neutre et capable d’élever constamment son jugement au-dessus des parties. Il s’agit d’une hypothèse peu réaliste dont il est bon de faire l’économie. Un géographe est libre de s’engager et il peut faire des erreurs sans que le savoir de la géographie soit remis en cause. Par conséquent, l’existence des discontinuités de la géographie humaine doit avoir le même fondement que l’ordre politique : un principe juridique et moral.

30L’objectivité en géographie ne peut se constituer que sur cette base : l’organisation géographique doit toucher le sujet dans son for intérieur tout en existant en dehors de lui. Dès lors, la perception de l’organisation géographique dans les paysages concrets est aussi l’occasion pour l’homme de saisir ce qu’il peut faire ou ne pas faire dans la société, voire même ce qu’il doit faire dans le monde. La justification d’une science géographique serait alors de permettre à la morale de s’exprimer avec plus d’efficacité, mais certainement pas de proposer un projet politique. Toutefois, la problématique aborde à ce niveau des problèmes fondamentaux de la science politique. Nous arrêterons donc là l’enchaînement de nos questions, en choisissant de focaliser la réflexion sur la géographie humaine.

31En revenant aux interrogations initiales qui portaient sur le concept d’espace géographique, nous comprenons maintenant quelle est la question fondamentale qui se profile sous la dialectique attachée à ce concept, et que la suite s’efforcera d’éclaircir. Puisque la structure de l’organisation géographique conditionne la production des projets politiques, le problème est de comprendre comment un ordre de légalité peut se trouver fondé par l’objectivité des structures géographiques. Ainsi la question est essentiellement théorique. Elle porte sur la possibilité de déterminer un lieu comme objet d’intention politique, c’est-à-dire sur une phénoménologie de la position dans l’organisation géographique. Nous nous attacherons à chercher les fondements épistémologiques d’une science portant sur ce type de phénomènes et devant en constituer l’objectivité.

32C’est un travail de réflexion sur les concepts de la géographie qui est engagé. Pour mener à bien cette entreprise, les travaux les plus anciens revêtent autant d’intérêt que les plus actuels. Dans cette problématique, qui porte sur la définition même du phénomène de la géographie humaine, tout travail empirique serait en effet prématuré.

Une méthode : la critique

33Au fur et à mesure du développement de cette problématique, l’influence d’une philosophie s’est profilée avec de plus en plus d’insistance pour diriger ce travail et lui donner une méthode. Il s’agit de la philosophie critique de Kant. La problématique de l’espace géographique et de ses discontinuités a mis en doute la légitimité de la géographie humaine à produire une connaissance sur la spatialisation des sociétés. Pour sortir de ce doute, nous proposons de soumettre à l’analyse critique la légitimité du sujet à émettre des jugements sur des lieux, car cette faculté conditionne à la fois la théorie géographique et la pratique politique. Il faut comprendre en quoi et de quelle manière l’entendement humain est fondé à individuer des lieux dans un système de discontinuités qualitatives, à les mettre en relation, et à établir des jugements sur leurs positions relatives. Alors seulement, il sera permis d’envisager rationnellement, d’une part, des déterminations théoriques sur les positions relatives considérées comme des phénomènes dans l’espace géographique et, d’autre part, une libre volonté d’agir pratiquement sur de tels phénomènes.

34La critique porte principalement sur les conditions de possibilité de l’existence d’une discontinuité géographique à valeur politique. Mais, à travers cette question, c’est en fin de compte toute la géographie humaine qui se trouve livrée à une sorte d’interrogatoire16 sur ses conditions de possibilité et sur ses concepts. En cherchant à découvrir à quelles conditions la géographie peut être une science, nous pourrons aussi être amené à découvrir dans quelles circonstances elle n’en est pas une, si tant est qu’elle puisse l’être.

35En adoptant le cadre de pensée rationaliste et kantien, nous pensons que la scientificité ne vient pas de la méthode mais de la possibilité de constituer théoriquement un objet auquel les phénomènes peuvent être subsumés. La critique doit alors permettre d’atteindre trois buts : elle doit débarrasser la géographie de toute spéculation gratuite qui ne porterait pas sur un objet d’expérience possible ; elle doit montrer les bases de l’objectivité en géographie (au sens de la philosophie transcendantale) ; enfin, elle doit permettre de conceptualiser la notion même d’expérience géographique, c’est-à-dire la façon dont le sujet perçoit les phénomènes de l’organisation géographique. Nous disposons, outre l’œuvre de Kant, de guides précieux dans cette entreprise : les commentaires d’A. Philonenko et d’E. Weil, les travaux de J. Petitot qui renouvellent les rapports entre la philosophie transcendantale et les mathématiques, et les idées novatrices du structuralisme dynamique développé autour de R. Thom et de J. Petitot. En outre, nous nous rattachons à la réflexion développée par la géographie structurale de G. Ritchot, qui s’inscrit dans ce courant structuraliste et qui a produit une théorie autonome de la structuration de l’espace géographique.

36Notre examen part d’un fait qui paraît irréfutable : la diversité de la surface terrestre est organisée par les sociétés. Nous faisons l’hypothèse qu’une connaissance scientifique peut être construite par la géographie sur les phénomènes de cette organisation.

37En conséquence, cette discipline doit se montrer capable d’apporter une représentation objective de cette organisation. Mais, pour réaliser un tel objectif, la géographie peut-elle se satisfaire de décrire les phénomènes élémentaires comme ils parviennent aux sens, ou comme les autres sciences les lui transmettent, chacune à sa façon ? N’y a-t-il pas là une contradiction avec l’intention de montrer une cohérence dans le monde organisé? La critique conduit à se demander si, au milieu du divers sensible, la géographie ne vise pas plus précisément un élément empirique particulier, qui constituerait le phénomène fondamental de l’organisation.

38Qu’y a-t-il de spécifiquement géographique? Par tradition, la géographie étudie des phénomènes très divers. Toutefois, elle étudie les éléments naturels, les individus et les peuples, non pas en tant que tels mais en tant qu’ils se trouvent dans un même espace. Chaque partie de la surface terrestre reçoit une position relativement à la totalité synthétique qui rassemble les éléments concrets de l’organisation. La démarche géographique se justifie par le fait que la spatialisation confère à ces éléments et à ces êtres des positions qui conditionnent leurs interactions. En suivant G. Ritchot, nous faisons l’hypothèse que le phénomène fondamental de l’organisation géographique est la relation de position entre les lieux de son substrat terrestre, et que cette position est déterminée par une structure dynamique de l’organisation.

39Sur ces bases, et afin de justifier cette hypothèse, la critique peut s’attaquer à l’idée d’une structure objective de positions dans l’espace géographique et à celle de la position comme phénomène. Elle pose des questions qui conduisent à introduire de nouveaux concepts. En quoi la position géographique est-elle empirique? La position est un phénomène car elle est le résultat des flux de toute nature qui ont touché un lieu dans le temps. Comment la structure de l’organisation détermine-t-elle une position? Par sa fonction de référentiel qui catégorise l’étendue terrestre. Ce référentiel est-il relatif ou absolu? Il est relatif à une échelle.

40Afin d’éviter toute contradiction entre les termes, la démarche critique analyse dans l’abstrait ces concepts fondamentaux, ainsi que leurs relations et implications mutuelles. Mais, puisque tous ces concepts s’interdéfinissent, ces questions ne tardent pas à tourner en rond. La critique impose donc une nouvelle exigence : dégager un problème crucial qui permette de passer à un autre niveau de réflexion. On vient de voir que des discontinuités spatiales sont suggérées dans toute représentation du monde extérieur. Mais l’extériorité du monde ne se conçoit que relativement à un sujet percevant les phénomènes à travers l’espace. C’est le concept d’espace géographique qui nous permet de progresser dans cette direction en posant le problème de la genèse des discontinuités dans cet espace.

41Toute connaissance géographique se constitue et s’exprime par des discontinuités. On peut en inférer qu’une connaissance qui porterait exclusivement sur les discontinuités, en particulier en établissant ce qui en détermine le caractère géographique, serait d’un tout autre type que la connaissance de l’organisation de la Terre. En permettant de faire la part entre les discontinuités pertinentes pour la géographie et les autres, cette connaissance conditionnerait a priori tout savoir géographique. La compréhension de la genèse des discontinuités géographiques n’est pas une connaissance sur les phénomènes géographiques, car elle ne porte que sur les moyens de les connaître. Nous retrouvons la distinction fondamentale introduite par Kant en philosophie. Les connaissances qui portent sur la manière de constituer un savoir sur le monde des phénomènes sont qualifiées par lui de « transcendantales ».

42L’ordre transcendantal n’est pas fondé dans les phénomènes. Il n’impose pas non plus sa loi à la réalité. Il n’exprime que la manière dont un sujet « fini et raisonnable », selon une formule de Kant, peut avoir la connaissance de la réalité. Les règles transcendantales conditionnent toute représentation de cette réalité. Il en est de même, par conséquent, pour les interprétations de ces représentations, quelles que soient par ailleurs les connaissances du sujet sur le monde, puisque ces dernières sont toutes structurées par les mêmes schèmes.

43Les lois déterminant l’apparition des discontinuités géographiques objectives dans le substrat terrestre ne proviennent pas des phénomènes sensibles. Elles sont inscrites dans la forme de l’intuition du sujet, dans une « esthétique transcendantale » des phénomènes de l’organisation géographique. Cet ensemble des lois de l’intuition peut conduire à une mathématisation de l’espace géographique qui peut permettre de formuler des lois a priori des phénomènes géographiques. Aujourd’hui, la définition de l’esthétique transcendantale, telle qu’apportée par Kant dans la Critique de la raison pure, ne peut plus être acceptée intégralement, en particulier en ce qui concerne le rôle de l’espace euclidien. Ce dernier étant homogène, toute discontinuité est nécessairement exogène à sa structure. Cependant, les mathématiques apportent aujourd’hui, avec la théorie des catastrophes, des objets et des théorèmes qui permettent de comprendre l’émergence de discontinuités dans un substrat continu. Les progrès de la géométrie approfondissent la compréhension de l’espace en tant que forme de donation des phénomènes. C’est pourquoi les travaux de J. Petitot, qui réactualisent l’esthétique transcendantale afin de tenir compte de ces progrès, jouent un rôle très important pour fonder les bases épistémologiques de notre travail.

44Néanmoins, une tentative de modélisation paraît encore prématurée. En comprenant le mécanisme d’émergence des discontinuités, la critique peut uniquement montrer que les structures géographiques sont les objets d’une connaissance possible et préciser quel est le mode de représentation nécessaire à une telle connaissance. Or le mode de représentation n’est pas suffisant. La connaissance reste impossible tant qu’elle ne porte pas sur une matière empirique qui manifeste la réalité de l’organisation géographique. Il faut reprendre la réflexion transcendantale pour analyser cette réalité et comprendre comment un sujet peut en avoir l’expérience.

45Par les déterminations qu’elle apporte sur l’objet géographique, la question transcendantale soulève le problème épineux du déterminisme en géographie humaine. Les discontinuités structurent les représentations du monde, lesquelles conditionnent les activités humaines. Par conséquent, les règles qui déterminent - au niveau transcendantal - la production des discontinuités contraignent - au niveau des phénomènes de position géographique - les pratiques et les conditions d’existence du sujet. En outre, il ne faut pas oublier que l’organisation géographique est dynamique et qu’elle se manifeste à travers ces pratiques et les mécanismes où celles-ci interagissent.

46La critique a donc une nouvelle tâche : examiner les conditions de possibilité d’une organisation du monde dont la structure canalise l’activité humaine et émerge historiquement sous l’effet de cette activité dans la nature. Deux problèmes se posent : quelle est la cause profonde de cette structuration, d’une part, et, d’autre part, comment le sujet peut-il y être sensible pour aménager le substrat terrestre selon cette structure ? La cause des structures géographiques ne peut pas être donnée par les phénomènes qui apparaissent dans l’espace géographique informé par elles. Cette cause serait alors précédée par son effet. Où la chercher dans ces conditions, sinon hors du monde des phénomènes, dans une « nature suprasensible », selon l’expression de Kant? Ainsi, cette cause ne devrait pas avoir de lien avec la répartition des ressources que la nature peut procurer aux individus, ni avec leurs penchants ou besoins naturels qui les poussent vers ces ressources.

47L’effet de la structuration de l’espace géographique sur le sujet devient très paradoxal. En effet, pourquoi le sujet accepterait-il d’être contraint par une structuration abstraite de l’étendue dont il ne peut se représenter ni la cause, ni l’intérêt immédiat qu’elle peut avoir pour lui? Nous abordons alors les question relatives à la « faculté de désirer » du sujet traitées dans la Critique de la raison pratique. L’entendement (la faculté des concepts et du calcul) n’intervient pas dans l’acceptation d’une telle contrainte si celleci est uniquement une injonction à l’action, indépendante de la façon dont le sujet peut se représenter ses actes et calculer leurs conséquences. La liberté de la raison pure pratique est donc une condition transcendantale de la contrainte exercée par la structuration de l’espace sur le sujet. En outre, Kant montre que ce dernier possède un accès et un seul à cette nature suprasensible où peut résider la cause profonde de l’organisation géographique : la loi morale inconditionnée. Le sujet peut accepter cette contrainte de l’espace parce qu’elle a une valeur morale et qu’elle est pour lui un guide plutôt qu’un obstacle.

48En guidant les sujets dans le monde, l’organisation géographique peut alors être considérée comme étant sa propre cause puisqu’elle conditionne l’activité humaine et que cette activité la fait exister dans l’ordre des phénomènes. L’organisation est donc aussi sa propre fin et doit se comprendre en soi, dans son autonomie, et non dans les bienfaits que peut trouver l’homme dans tel ou tel de ses éléments concrets. Nous pouvons alors tirer un nouveau principe critique pour la géographie : la justification de l’existence des discontinuités géographiques ne peut pas être trouvée dans l’observation analytique du monde mais dans la perception synthétique de son organisation par le sujet. La possibilité de cette perception synthétique est la dernière condition transcendantale d’une connaissance de cette organisation. Elle renvoie à la Critique de la faculté de juger. Le sujet doit utiliser, selon l’expression de Kant, la « faculté de juger réfléchissante » pour présenter l’organisation dans sa réalité, et à la raison (la « faculté de désirer » qui dirige le sujet dans sa pratique), et à l’entendement (la « faculté des concepts » qui le dirige dans sa connaissance). Grâce à cette faculté du jugement, le sujet a conscience avec certitude de cette réalité, sans rien savoir d’autre sur elle et sans pouvoir lui appliquer aucun concept. Cette conscience ne peut être donnée que sur le mode de l’esthétique.

***

49Le travail qui suit part du postulat qu’il existe une réalité de l’organisation du monde saisissable par le sujet et que la géographie a pour projet de l’expliquer. Il se décompose en deux parties. La première est consacrée aux modes de représentation de cette organisation et aux conceptions de l’espace géographique qu’ils portent (Chapitre premier). Elle examine comment ces modes de représentation peuvent intégrer la dimension supplémentaire apportée par l’organisation au substrat terrestre concret (Chapitre II), et les difficultés rencontrées par certaines démarches pour y parvenir (Chapitre III). Enfin, cette partie recherche les règles formelles, éventuellement mathématisables, de la description de l’organisation géographique (Chapitre IV).

50Mais le fait qu’une organisation soit représentable sans contradictions n’explique pas comment elle existe réellement à travers des phénomènes souvent contradictoires. Une représentation trop parfaite n’est généralement qu’une utopie sans rapport avec la réalité des choses. Quant à elles, les règles formelles de la description géographique ne sont qu’un cadre vide et abstrait. La seconde partie est consacrée à l’analyse de la réalité concrète et historique de l’organisation qui remplit ce cadre formel (Chapitre V). La théorie de la forme urbaine permet de comprendre comment l’investissement d’un sens politique et juridique dans le substrat terrestre crée des liens dynamiques entre ses parties (Chapitre VI). Les mécanismes de transmission et de transformation de ce sens apportent une régulation aux mouvements et aux flux empiriques (Chapitre VII), pour qu’ils préservent et fassent émerger la structure de l’organisation à travers des phénomènes sociaux perçus par le sujet (Chapitre VIII).

Position relative de la thèse

51Dans la première moitié du siècle, en France, les réflexions à caractère épistémologique sont surtout le fait des quelques personnalités capables de donner les orientations d’une géographie unitaire et universaliste. Plus récemment, l’évolution des sciences de l’homme et de la nature, ainsi que le bouleversement des méthodes d’analyse, ont amené la géographie à se recentrer et à mieux communiquer avec les disciplines connexes. Mais, en contrepartie, son discours n’a plus la même autonomie et l’identité de la géographie en vient à poser problème. C’est dans ce contexte que, depuis plus d’une vingtaine d’années, un nombre croissant de géographes, confirmés ou débutants, manifestent un souci marqué pour l’épistémologie. L’épistémologie de la géographie est aujourd’hui un terrain de réflexion fréquenté et reconnu : un lieu de débat où l’on prend du recul sur l’activité de la discipline. Nous tenons ici à situer les orientations de notre recherche relativement à ce débat, afin de mettre l’accent sur ses originalités et ses ambitions.

52Dans le développement de la réflexion épistémologique en géographie, un certain nombre de principes et de concepts ont été remis en cause : les concepts de région, de paysage, l’unité de la géographie physique et de la géographie humaine, l’attitude contemplative du géographe en tant qu’observateur impartial n’intervenant pas sur les phénomènes. Le rôle des mathématiques pour atteindre l’objectivité en géographie a également fait l’objet de nombreux débats.

53Néanmoins, la plupart de ces travaux adoptent une position de type empiriste. Ils considèrent que les phénomènes étudiés en géographie sont directement accessibles au géographe, soit dans l’observation de la nature, soit dans celle des rapports sociaux. Dans le cadre de pensée empiriste, la scientifïcité est essentiellement une question de rigueur dans la méthode. Ainsi la géographie peut toujours espérer être une science. Elle le sera à un certain degré qui, aux yeux du public scientifique, s’évalue notamment par l’emploi des mathématiques et l’originalité des concepts. Cependant, ce cadre de pensée ne permet pas d’aborder l’exploration des conditions de possibilité d’une science géographique autonome, recherche menaçante car son verdict mettra en jeu la légitimité même de la discipline, c’est-à-dire sa raison d’être. Est-ce pour cette raison que la réflexion épistémologique est toujours restée en deçà de la critique radicale?

54Pour tenter de comprendre cet état de fait, demandons-nous si, avec ses présupposés théoriques habituels, la géographie a vraiment intérêt à prendre un tel risque. Elle part généralement de l’hypothèse que l’homme aménage la nature pour subvenir à ses besoins. Dès lors, la compréhension des besoins de l’individu devrait théoriquement expliquer, par agrégation dans l’espace, l’organisation du monde. Mais ce serait une explication réductionniste négligeant toutes les questions liées à la spatialisation des individus et à ses règles. Comment une telle explication pourrait-elle être pertinente en géographie? N’empêche-t-elle pas la discipline de définir clairement son objet de connaissance? Une théorie centrée sur l’individu néglige le fait que la satisfaction des besoins est assurée historiquement dans et par l’organisation géographique. La démarche réductionniste consiste à expliquer un phénomène - l’organisation du monde - par ses effets - la satisfaction des besoins d’individus vivant en société -. Elle recherche une explication par la cause finale, ce qui ne correspond guère à la démarche scientifique et empêche l’élaboration d’une théorie autonome sur la structuration de l’espace habité. Ce n’est pas seulement le phénomène géographique qui pose problème, mais l’idée qu’on s’en fait et la difficulté de lui trouver un sens. Tout se passe comme si la géographie n’avait jamais vraiment pris le parti d’envisager la spatialisation de l’établissement humain comme un phénomène en soi, c’est-à-dire : comme un phénomène qui ne serait pas directement subordonné aux besoins de l’individu.

55Faute de pouvoir relier théoriquement l’émergence des relations de position et la structure fondamentale de l’espace habité, la géographie ne peut pas bien maîtriser la dialectique où se trouve pris le concept d’espace géographique. Elle abandonne la conception de l’espace en tant que « forme de l’intuition » conditionnant les déplacements humains : elle laisse se développer l’idée que cet espace est initialement amorphe et que toutes ses discontinuités sont dues à une projection, sur la « face de la Terre », de la société et de son économie. Ainsi peut s’imposer une modélisation de l’espace géographique par un espace homogène. Cette représentation géométrique participe d’une division du savoir entre les sciences expliquant des phénomènes non spatiaux, et une géographie cherchant à comprendre comment ces phénomènes non spatiaux différencient la surface terrestre.

56La géographie a pu maintenir son originalité grâce aux techniques cartographiques qui illustrent avec un raffinement croissant la spatialité des phénomènes. Néanmoins, la carte fige les organisations spatiales et ne rend pas compte de leur caractère dynamique. Elle se révèle une arme à double tranchant. Réduite à un savoir-faire des représentations, par opposition à un savoir sur la représentation du monde, la géographie peut logiquement être considérée comme une discipline purement utilitaire soumise aux questions que se posent, par exemple : les sciences politiques, l’économie, la stratégie militaire, l’urbanisme, etc. La géographie peut évoluer vers une situation où elle est utile socialement mais où elle est scientifiquement inexistante car elle ne reposerait sur aucune science fondamentale. Le géographe peut être reconnu comme le spécialiste de l’espace. Mais son droit à parler du contenu de l’espace, c’est-à-dire des dynamiques qui l’organisent, est limité.

57La pratique de la géographie a connu depuis environ quarante ans des bouleversements en ce qui concerne les méthodes de recherche et la finalité sociale du travail réalisé17. Toutefois, qu’elle s’intitule « quantitative » ou « active », la géographie demeure très généralement empiriste et ne s’est pas libérée des présupposés réductionnistes. Il nous semble que ces changements considérables sur le plan de la pratique n’ont pas été accompagnés d’une semblable évolution sur le plan théorique. Il subsiste de ce point de vue une grande fidélité aux orientations données par P. Vidal de la Blache au début de ce siècle, au détriment d’un courant de pensée plus favorable aux entreprises théoriques et plus lié, à cette époque, à l’Anthropogeographie de F. Ratzel. En France, ce courant est alors représenté par J. Brunhes et C. Vallaux, notamment. Malgré les contradictions auxquelles il n’a pas toujours su faire face, il nous semble que ce courant rationaliste18 porte une réflexion profonde sur l’espace et la position, et qu’elle peut être poursuivie.

58Ayant conservé le parti pris empiriste et devant accepter la division du savoir, la plupart des travaux portant sur l’épistémologie de la géographie se trouvent incapables de poser le problème de l’objectivité des structures de positions. L’explication réductionniste et finaliste de l’organisation géographique par les besoins des populations masque le problème de fond. Elle empêche de considérer la spatialisation des sociétés comme un phénomène autonome. Ces difficultés à traiter la problématique de l’objectivité se retrouvent dans la relation qu’entretient la géographie avec les mathématiques. Il semble qu’on néglige leur importance, et en particulier celle de la géométrie, pour la constitution de l’objet de la géographie. Pour la pensée empiriste, les mathématiques participent à l’objectivité au seul niveau de la méthode d’analyse, l’objet étant supposé donné. Pour la pensée rationaliste, les mathématiques interviennent au niveau de l’objet lui-même en tant qu’elles permettent de construire le mode de description des phénomènes19 Or, voyant que la géométrie euclidienne est impropre à modéliser les relations de position géographique, et que les distances non euclidiennes n’apportent guère de progrès, beaucoup de géographes opposent radicalement espaces mathématique et géographique. Il est regrettable que la géographie oublie la géométrie et ne conserve des mathématiques que la statistique et, avec l’analyse systémique, certaines parties de la logique. En effet, ces éléments ne permettent pas de réfléchir sur la notion de continu, ils n’apportent rien à la compréhension de l’espace. Les mathématiques assez superficielles de la théorie des graphes ne fournissent pas un fondement ontologique à des constructions intellectuelles dont le statut épistémologique reste flou. Les systèmes socio-économico-écologico-...-spatiaux, conçus dans une optique pragmatique, ne peuvent pas se substituer à un véritable objet de connaissance théorique. La théorie des systèmes n’est qu’un calcul sur des relations et ne permet pas de se prémunir contre des interprétations arbitraires sur ce qui est réellement lié20. En En outre, l’importance prêtée au hasard dans certaines recherches sur l’auto-organisation représente une abdication fâcheuse de la raison, qui renonce ainsi à trouver du sens dans la structuration de l’espace géographique. La technicité de ces formalismes masque des questions essentielles portant sur le sens investi dans l’espace et sur l’articulation nécessaire entre le politique, la liberté et l’organisation objective du monde.

59En poussant la critique du concept de discontinuité géographique jusqu’au niveau transcendantal, nous devons chercher à raccorder ces interrogations fondamentales avec une géométrie de l’espace géographique, cette géométrie constituant l’objectivité pour une science des représentations du monde. C’est dans la géographie structurale de G. Ritchot que nous trouvons des hypothèses fortes sur l’objet géographique en tant que structure morphologique abstraite de l’établissement humain. Notre travail considère la géographie structurale comme un point d’aboutissement du travail épistémologique mené en géographie humaine. En pouvant s’ancrer dans la philosophie de tradition kantienne, elle permet d’éviter le scepticisme généralisé. Elle présente en outre deux atouts majeurs qui offrent de nouvelles perspectives :

  • d’une part, elle bénéficie de la possibilité entièrement nouvelle de trouver dans la théorie des catastrophes un calcul différentiel adapté au type ontologique de ses phénomènes,
  • d’autre part, compte tenu de ses liens avec la géomorphologie structurale, elle peut redonner sens à l’idée d’une unité de la géographie.

60La présente réflexion, quant à elle, porte exclusivement sur la géographie humaine.

Notes de bas de page

1 Cf. Robic, 1991.

2 Vallaux, 1911, p. 145-146. Chapitre V, « L’espace et la position », p. 145-173. L’expression « espace géographique » figure aux pages 146 et 161.

3 Ibid., p. 146.

4 Par opposition, le mot « lieu » désigne une partie de la surface terrestre indéterminée dans l’espace géographique.

5 Vallaux, 1911, Chapitre VI, p. 175-255 et VIII, p. 299-323.

6 Ibid., p. 192, souligné dans le texte.

7 Dardel, 1952, Chapitre premier, « L’espace géographique », p. 1-62.

8 Gottmann, 1952, Chapitre premier, « Le cloisonnement du monde », p. 2-18.

9 Pinchemel, 1988, p. 27, souligné dans le texte.

10 Dardel, 1952, p. 19-26.

11 Vallaux, 1925, p. 78-79, souligné dans le texte. L’ouvrage, intitulé Les sciences géographiques, apporte une réflexion épistémologique importante et injustement oubliée. L’expression « espace géographique », associée à « temps géographique », y apparaît à nouveau, aux pages 221 et 283. Le dualisme de la géographie est également abordé par R. Hartshorne pour qui la question remonte à Bucher en 1827 (Hartshorne, 1939, p. 632).

12 Brunet, 1967.

13 Nous n’entendons pas « synthèse » au sens restrictif de la géographie régionale, mais au sens plus général de production de connaissance géographique.

14 George, 1970, p. 10.

15 Ibid.

16 Le terme est employé à dessein. Comme l’écrit L. Guillermit : « La critique telle que Kant la conçoit, est « une mise à l’épreuve et une justification » et, de ce fait, tient à la fois, en une alliance qui fait son originalité, de la science et du tribunal » (Guillermit, 1973, p. 17, souligné dans le texte). L’auteur ajoute : « il n’est nul- lement contingent que la critique use si constamment du style juridique : sa fonction est d’invalider des prétentions abusives et de légitimer des droits » (Ibid., p. 18).

17 Cf. Fischer, 1988, où l’auteur met l’accent sur la modification de l’altitude de la géographie à l’égard de son objet.

18 C. Vallaux ne se présente pas comme un « rationaliste », bien au contraire, car il regroupe sous cette étiquette des philosophes des lumières comme Montesquieu et Rousseau, et surtout les idéalistes romantiques, notamment Hegel. Il reconnaît des mérites à certains penseurs : « Mais ces vues générales, et d’autres semblables que l’on retrouve chez Herder et chez Kant, n’étaient que de fugitives lueurs dans la nuit rationaliste » (Vallaux, 1911, p. 4).

19 C’est ainsi qu’il faut envisager aujourd’hui la théorie des catastrophes. Elle participe à la constitution de l’objet, elle n’a pas d’intérêt si elle n’est pas accompagnée d’une critique des catégories utilisées pour définir les phénomènes étudiés.

20 C’est une limitation essentielle de la démarche systémique que reconnaît, par exemple, A. Dauphiné (1979, p. 19).

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