Jean d’Arcy. Le droit de l’homme à la communication, actualité d’une vision prémonitoire
p. 217-226
Texte intégral
L’avenir des communications vu au début des années 1970
1En septembre 1972, en tant que conseiller du ministre de l’information, j’eus à recevoir Jean d’Arcy, à ce moment président de la société Multivision et président du Syndicat national de la vidéocommunication. Il était surtout ancien directeur du département audiovisuel de l’Onu et ancien directeur de la télévision à la Radiodiffusion-télévision française (RTF). En l’accueillant, je lui fis part du regret de l’ingénieur membre du cabinet qui, du fait d’un autre engagement, ne pouvait participer à un entretien que nous avions imaginé essentiellement technique. Mon interlocuteur répliqua immédiatement, de façon aussi courtoise que claire, dans des termes que j’entends encore :
Je ne viens pas vous parler de tuyaux, mais de la fin des mass media. La communication unilatérale va bientôt céder la place à une communication bilatérale et multilatérale. Chacun va disposer des moyens de choisir ce qu’il veut entendre et voir. Il cessera d’être un sujet passif pour devenir un citoyen libre et responsable. Le monopole de l’État sur la communication audiovisuelle vit ses dernières années. Un nouveau droit va se développer, celui de la communication.
2Ce propos était en rupture totale avec les idées établies de l’époque. L’entretien, prévu pour une trentaine de minutes, dura une heure et demie. il fut pour moi le début d’une relation avec Jean d’Arcy qui fut aussi riche qu’amicale et qui dura jusqu’à son départ de ce monde en janvier 1983.
3À vrai dire, dix ans plus tôt, stagiaire au cabinet de Christian Chavanon, directeur général de la RTF, j’avais entrevu Jean d’Arcy dans une réunion, peu de temps avant qu’il ne quitte la France pour New York. La RTF représentait alors toute la puissance du monopole public que le général de Gaulle venait de renforcer, même si l’on commençait à en discuter le bien-fondé. La situation de 1972 avait un peu changé dans les apparences. L’ORTF avait remplacé la RTF, 1968 avait apporté quelques velléités de libéralisation, mais le fond restait bien le même qu’en 1958. Le président Pompidou ne venait-il pas de rappeler que la télévision publique était, quoi qu’on fasse, « la voix de la France » et que cet état de fait exigeait une certaine attention du gouvernement ?
4Le propos de Jean d’Arcy était nouveau dans le fond, mais aussi en ce qu’il ne s’appuyait pas sur des considérations politiques, idéologiques ou philosophiques, mais sur une analyse très concrète de l’évolution des techniques. Celle-ci allait s’avérer prémonitoire.
5Par son expérience à l’Onu, il avait pu voir ce qui était le plus innovant dans tous les pays, rencontrer non seulement les dirigeants des grands organismes de télévision du monde, mais aussi les chercheurs et universitaires qui étaient en pointe sur ce sujet, notamment aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni. C’est ainsi qu’avec quelques autres dirigeants de grands médias audiovisuels il conçut dès 1966 ce qui allait devenir en 1969 l’international Broadcast Institute (IBI), transformé en 1977 en International Institute of Communications (IIC) qu’il présida longtemps et que j’eus moi-même l’honneur de présider dans les années 1990. Cet organisme international qui regroupa jusqu’à 500 membres venus de près de cent pays fut un des cénacles internationaux où se retrouvèrent, entre les années 1970 et 2000, beaucoup de ceux qui dans le monde s’intéressaient à l’évolution de la communication audiovisuelle. C’est là notamment que fut analysée la fin des monopoles audiovisuels detat, le rapprochement des médias électroniques et des télécommunications et l’irruption du marché dans ce secteur, à travers le mouvement dit de déréglementation.
6Soucieux de comprendre la portée des innovations techniques dans la communication, Jean d’Arcy ouvrait ainsi dès 1969, avec vingt-cinq ans d’avance, le débat sur les nouvelles conditions des libertés dans la société de l’information. Il ne le faisait pas en tant que technicien, mais en « politique », au sens noble du terme. Ce qui l’intéressait, ce n’était pas les techniques de communication pour elles-mêmes, mais leur usage dans la société, pour les individus et pour les groupes, pour la transmission des idées et pour les échanges.
Une claire identification de la portée des innovations techniques dans les communications
7Jean d’Arcy, dans toutes ses déclarations de l’époque, ne doutait pas que le satellite ouvrait la voie à l’universalisation des communications, non seulement pour les états, mais aussi pour les particuliers. En 1972 le satellite était symbolisé en France par l’énorme antenne de réception de Pleumeur-Bodou installée en Bretagne. La taille et le coût de cette dernière n’étaient évidemment exploitables que par l’État. En ce sens, elle renforçait le monopole. Jean d’Arcy, soulignant que cette ère se terminait, était confiant dans la multiplication des petites antennes individuelles dont le diamètre était inférieur à un mètre. Trois conséquences paraissaient déjà évidentes pour lui : la fin de la rareté des messages, la baisse des coûts, l’universalisation des médias et des systèmes de communication. Il faisait également valoir que la numérisation des contenus, déjà pratiquée sur les satellites, ne manquerait pas de se généraliser aux autres formes de diffusion.
8La technique intéressait moins Jean d’Arcy pour ce quelle était que pour ce quelle permettait. Il imaginait ainsi derrière le satellite des possibilités nouvelles d’usages pour les nouveaux pays en développement dont il avait connu la situation à l’Onu. De même, malgré la perplexité de beaucoup, imaginait-il de surprenantes applications pour les entreprises et les groupes sociaux comme pour les individus.
9Il voyait de même dans la télévision par câble le prototype de nombreux services interactifs, très au-delà des simples programmes de télévision. L’ordre naturel des choses en 1972 voulait que la radio et la télévision soient diffusées par voie hertzienne (aérienne) et que le téléphone passe par des fils, comme cela avait toujours été le cas depuis l’origine de leur développement au début du xxe siècle.
10Cet état de fait était soudain remis en cause par la diffusion nouvelle des images de télévision à travers le câble. L’analyse des premières applications développées, notamment au Canada et en Belgique, excitait l’imagination des quelques experts, parmi lesquels Jean d’Arcy avait longtemps été le seul Français.
11Terminant son mandat aux Nations unies durant 1 été 1971, il décida de promouvoir le développement du procédé de télévision en France. Son objectif était clairement de trouver par là des voies pratiques pour la libéralisation de la communication audiovisuelle, préférables dans son esprit à l’ouverture d’un débat philosophique sur le principe du monopole public. Cela supposait d’expliquer ce système nouveau, de surmonter les résistances des partisans de l’ancien système et de convaincre des investisseurs. Il créa une société à cet effet et y déploya beaucoup d’énergie et d’efforts de persuasion.
12Pour lui, la télévision par câble avait certes des intérêts pratiques, mais aussi et surtout celui d’ouvrir le système de communication rigide qui existait alors. À côté de l’émission point/multipoints s’ouvrait la possibilité d’une émission point à point, donc bilatérale. En d’autres termes le récepteur pouvait cesser d’être passif, choisir ses programmes, répondre et émettre à sa convenance ses propres messages. L’ambition était de donner à chaque auditeur ou téléspectateur la capacité de maîtriser les ondes pour lui-même, comme récepteur, mais aussi comme émetteur de l’information. La télévision s’engageait ainsi dans un chemin qui n’en faisait plus un simple bras du pouvoir central, mais un outil de liberté pour tous les citoyens.
13Le système ouvrait aussi une possibilité nouvelle à l’organisation d’émissions destinées à des communautés trop petites pour justifier de puissants émetteurs hertziens. Ainsi Jean d’Arcy évoquait-il des concepts nouveaux comme les group media ou selƒ media, à l’image des télévisions « communautaires » qui depuis quelques années s’étaient développées au Québec et commençaient à y modifier la vie politique locale.
14Très conscient de la nouveauté des systèmes qu’il proposait et de la rupture qu’ils pouvaient constituer avec la tradition légaliste et centralisatrice française, Jean d’Arcy prônait une méthode expérimentale, seule à même selon lui de favoriser les ajustements nécessaires ainsi que la mutation des pratiques et le mûrissement des idées. C’est en ce sens qu’il suggéra en 1973 au gouvernement français, non pas une nouvelle loi audiovisuelle, comme nous aimons périodiquement le faire, mais l’expérimentation de réseaux câblés de télévision dans sept villes pilotes. Le cadre technique de l’opération restait certes largement contrôlé par la puissance publique, mais les collectivités locales et des acteurs privés pouvaient intervenir très librement dans la réalisation des programmes. Une brèche était ouverte dans le sacro-saint monopole. Elle serait un précédent de poids, au début des années 1980 pour les « radios libres » et en 1985 pour la privatisation de la première chaîne de télévision et les premières concessions de télévision privée.
15La télévision par câble permettait aussi à Jean d’Arcy d’appeler l’attention sur un phénomène qui paraissait alors tout à fait révolutionnaire, celui de la convergence naturelle entre les télécommunications et la radiodiffusion. On mesure mal que ce qui paraît si banal aujourd’hui, avec les smartphones, l’ADSL et la fibre, était alors en complète contradiction avec les idées et les institutions les mieux établies.
16Bien avant Facebook, les citizens bands (CB ou la cibi, transcription française), petits réseaux radiophoniques pour les camionneurs, avaient retenu l’attention de Jean d’Arcy, sans qu’il pût bien sûr deviner qu’ils annonçaient les réseaux sociaux d’aujourd’hui. Ces petites radios à relativement faibles fréquences pouvaient paraître anecdotiques, mais elles permettaient aux camionneurs américains, en déplacement sur les autoroutes de la côte est à la côte ouest, d’échanger des informations sur les difficultés climatiques, les travaux, les embouteillages et accessoirement la présence de contrôles de police. Cette technique nouvelle favorisait surtout l’émergence d’un phénomène sociologique nouveau, celui de petites communautés dont les membres ne se connaissaient pas, n’avaient guère de chance de se rencontrer, mais partageaient des centres d’intérêt communs et dialoguaient de longues heures entre eux.
17Divers échanges et travaux de recherches furent alors consacrés aux citizens bands, au sein de l’international Institute of Communications et dans plusieurs universités, notamment au Massachusetts Institute of Technology (MIT), plus précisément à l’« Inter-département des communications » que venait de créer le professeur Ithiel de Sola Pool. Comme Jean d’Arcy, ce dernier, philosophe de formation, avait été un des premiers à comprendre que l’analyse des nouveaux problèmes de communication exigeait de croiser des compétences professionnelles différentes (ingénieurs, biologistes, juristes, historiens mais aussi sociologues et anthropologues). Le célèbre « Media Lab » du MIT est aujourd’hui le lointain descendant de cet inter-département.
18En France, Jean d’Arcy contribua à favoriser ce type d’approche. Malgré les cloisonnements traditionnels de l’université, des travaux intéressants furent développés à partir des années 1970 par divers chercheurs, notamment l’ingénieur général Jean Voge, membre de l’IIC et à l’époque directeur de l’ENSPTT. Celui-ci fut en particulier l’auteur d’un remarquable ouvrage intitulé Le complexe de Babel1, dans lequel, en s’inspirant notamment de phénomènes biologiques, il démontrait que des réseaux de télécommunication dégagés du principe pyramidal pouvaient constituer des structures particulièrement créatives et productives pour gérer de l’information et accélérer les échanges. Sa réflexion, souvent croisée avec celle de Jean d’Arcy, annonçait largement ce qu’illustrent aujourd’hui les développements d’Internet et des réseaux sociaux.
Le « droit à la communication »
19Jean d’Arcy lança dès 1969 l’idée du « droit à la communication », qui ne manqua pas de surprendre. Il rencontra aussi de nombreux obstacles politiques. On peut aujourd’hui légitimement considérer qu’il ouvrit le débat sur les conditions de la liberté d’expression, dans une société de l’information que les techniques nouvelles ouvraient à l’échelle du monde.
20Sans être un juriste de droit interne ni de droit international, Jean d’Arcy n’était pas davantage un militant des droits de l’homme. Son souci était la liberté d’expression. Pour lui, les ondes n’appartenaient pas à l’État mais au citoyen. Les outils de communication ne devaient pas avoir d’autre objectif que d’enrichir la liberté d’expression. Tous ses propos allaient délibérément contre une idée solidement établie en France, celle du caractère « naturel » de l’étatisation de l’information. Cette position, exprimée avec constance, calmement mais fermement, par Jean d’Arcy, ne facilita évidemment pas toujours ses relations avec les responsables politiques français, de gauche autant que de droite. Nous continuons en effet à nous singulariser parmi les démocraties occidentales en pensant que l’État est le garant ultime de tout, y compris de la liberté de penser et de s’exprimer. Telle n’était pas la conviction de Jean d’Arcy, ni accessoirement de l’auteur de ces lignes, préférant croire en la pleine liberté et responsabilité de la personne humaine douée de raison.
21D’un point de vue juridique, le droit à la communication ne représentait pas pour Jean d’Arcy un droit nouveau, mais l’élargissement et le complément de la liberté d’expression proclamée en France en 1789, puis renouvelée et élargie après la Seconde Guerre mondiale dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’Onu. Son propos était de prendre en compte les possibilités d’élargissement apportées par les nouvelles techniques, qui supprimaient la rareté des canaux de communication.
22Sur ces sujets, la réflexion de Jean d’Arcy avait commencé notamment dans ses dialogues avec Pierre Schaeffer, longtemps le très créatif directeur du service de la recherche de la RTF, bien avant que certains thèmes ne soient développés par des chercheurs d’aujourd’hui, comme Robert Castells, par exemple. L’idée commune est que certains outils de communication peuvent donner du pouvoir aux individus et aux groupes sans passer par les institutions, comme le montre régulièrement l’actualité, notamment le phénomène du « printemps arabe », au début de 2011.
23Jean d’Arcy faisait remarquer, non sans ironie, qu’il fallait s’habituer à ce que l’opinion publique ait désormais envie de prendre le pouvoir, au-dessus des gouvernements. D’une certaine façon, ajoutait-il, ces novations techniques permettent aux immenses sociétés modernes, urbaines ou continentales, de retrouver des processus qui avaient existé dans les petites communautés humaines originelles.
24Avec sa modestie coutumière, Jean d’Arcy se défendait d’être le premier à conceptualiser le « droit à la communication ». Ne se considérant pas comme suffisamment expert en droit, il déclarait n’avoir voulu que proposer une idée, pour un droit à construire par toutes les parties prenantes, dans un débat mondial, respectueux de toutes les spécificités culturelles.
25De 1969 à 1984, il s’est ainsi efforcé de susciter et d’entretenir un débat international sur ce sujet. Les principaux jalons en sont connus : un article dans la Revue de l’Union européenne de radiodiffusion en 1969 ; le débat à l’Unesco en 1974 ; l’assemblée générale annuelle de l’IIC à Kyoto en 1977 ; le séminaire de la Hoso Bunka Foundation (du groupe japonais de télévision publique NHK) en 1982. Il a également entraîné un certain nombre d’universitaires à travailler sur la question, en particulier le professeur Stanley Harms de l’université Est-Ouest d’Honolulu.
26Il ne manquait jamais, dans ces échanges, de souligner que les techniques ne pouvaient être assimilées à des droits de l’homme. Elles n’étaient que des vecteurs, aptes à faciliter le développement de ceux-ci. Il est intéressant d’observer que Vinton Cerf, un des co-inventeurs d’Internet et toujours au cœur des réseaux internationaux, tient aujourd’hui exactement le même discours.
27Le droit à la communication touchait trop d’intérêts politiques pour ne pas se heurter à des difficultés de définition ni à des tentatives de récupération dans les instances internationales.
28La première difficulté tenait à ce que le sens du concept n’était pas tout à fait le même dans les deux principales langues internationales. En français, il évoquait un droit garanti par la loi, alors qu’en anglais right to communicate représentait une liberté naturelle de l’individu. Sur le fond, la question était de garantir les conditions d’un échange équilibré, en dépassant les seuls moyens du marché, quels que soient ses avantages et ses inconvénients. Fallait-il faire des distinctions entre les titulaires potentiels de ce droit ? Comment distribuer les responsabilités entre ceux qui fabriquent l’outil, ceux qui le gèrent et ceux qui l’utilisent ?
29Force est d’observer que ce débat sur le droit à la communication n’a pas été servi par la multiplication de nouveaux droits de l’homme proposés au cours des deux dernières décennies, en particulier par les innombrables proclamations de « droits à », de nature souvent plus virtuelle et déclarative que pratique.
30Le droit à la communication a aussi rencontré une contradiction opérationnelle, mise en valeur notamment par Hannah Arendt. L’application effective d’un droit suppose en effet l’existence de structures politiques organisatrices de formes de justice, voire de police, qui se rattachent en général à des États, mais le droit à la communication se situe, par nature et aujourd’hui techniquement, dans la société internationale où ce type de structures est difficile à mettre en oeuvre, comme en attestent les difficultés de fonctionnement des diverses cours de justice internationales.
31L’idée de Jean d’Arcy a eu enfin la malchance detre lancée au moment où la guerre froide entrait dans son ultime phase, celle de la tentative d’un contrôle des flux internationaux d’information par l’Union soviétique, sous le couvert d’un « Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication » (Nomic), revendiqué par les pays de ce que l’on appelait alors le Tiers Monde. Le heu principal de cette bataille politique se situait à l’Unesco, là même où Jean d’Arcy voulait développer le débat sur le droit à la communication. L’Union soviétique et ses alliés tentèrent ainsi de récupérer le projet pour en faire un « droit des peuples à la communication », ce qui était évidemment en opposition avec l’idée d’une nouvelle liberté individuelle. Ce différend a laissé sa trace dans le célèbre rapport de la commission présidée par Sean McBride, Prix Nobel de la paix et Prix Lénine, publié en 1982 avec de nombreuses mentions de positions dissidentes parmi ses membres. Le débat du Nomic a heureusement tourné court de lui-même, du fait principalement de l’effondrement du système soviétique, mais hélas après que Jean d’Arcy a quitté ce monde.
Une postérité encore vivante
32Juridiquement, le droit à la communication a pu paraître un projet mort-né, en tout cas jamais développé dans le sens que souhaitait Jean d’Arcy. Philosophiquement et politiquement, le débat a cependant ouvert une réflexion qui garde encore tout son intérêt. L’évolution des techniques de communication pose en effet de nombreuses questions.
33Les réflexions ouvertes il y a trente ans par Jean d’Arcy à propos du droit à la communication apportent, à cet égard, des pistes utiles. Comme il l’avait annoncé, les États ont progressivement perdu l’essentiel de leurs pouvoirs sur les communications. Sauf exception, ils ne sont plus opérateurs de télécommunication ni détenteurs de monopoles audiovisuels. Ils ont cédé la place à des opérateurs privés, en concurrence selon les lois du marché. Ils ont d’autre part dû alléger les contrôles qu’ils exerçaient sur les contenus des messages comme sur les systèmes d’émission et de diffusion. Un nouveau droit s’élabore ainsi depuis vingt ans pour organiser cette nouvelle réalité technique et économique.
34L’organisation et le contrôle de la concurrence n’est plus le fait direct des États, mais d’autorités indépendantes (CSA, ARCEP, par exemple), dans lesquelles on retrouve encore une nette inspiration de Jean d’Arcy. En 1981, au sein de la commission Moinot chargée de préparer un nouveau système juridique pour la communication audiovisuelle, il avait fait découvrir l’intérêt d’institutions alors quasi-inconnues en France, comme la Fédéral Communications Commission américaine. Sur sa proposition, un Haut Conseil de l’audiovisuel fut ainsi créé, dont l’actuel Conseil supérieur de l’audiovisuel est aujourd’hui l’héritier. Malgré ses aspects encore un peu embryonnaires, cette instance ouvrait la voie à un système d’« autorités administratives indépendantes » capables de « réguler » le pluralisme dans la liberté et le respect des personnes. Le Haut Conseil de l’audiovisuel n’eut pas une très longue existence et le destin empêcha malheureusement Jean d’Arcy d’y exprimer ses idées. C’est bien néanmoins selon les conceptions qu’il défendit longtemps, à peu près seul en France, que le législateur dut, en la matière, abandonner son habitude de vouloir tout organiser dans le détail. La rapidité d’évolution des techniques, la brutalité des changements et des innovations obligeait à une approche infiniment plus pragmatique que celle du droit romain, laissant la place à des ajustements successifs sous l’autorité justement des nouvelles instances de régulation.
35Dans le champ international, la recherche d’une gouvernance et d’une régulation est toujours en cours, avec la difficulté nouvelle que les opérateurs ne sont plus seulement les États, mais des entreprises privées souvent plus riches et plus puissantes qu’eux, comme Microsoft, Apple, Facebook et bien d’autres.
36Pour ce qui est des contenants, c’est-à-dire les fréquences et certains réseaux internationaux, la société internationale pouvait s’appuyer sur des précédents anciens, puisque la première organisation universelle en la matière date de 1865 (dont l’UIT est aujourd’hui la descendante). Il a été ainsi possible de poursuivre dans la voie ouverte avec le traité de 1967, par exemple, qui interdit l’appropriation de l’espace extra atmosphérique. Les conférences régulières sur la répartition des fréquences radio et télévision sont efficaces et ne manquent pas de préciser que les attributions sont toujours temporaires et qu’aucun pays n’est jamais définitivement propriétaire des ondes qui lui sont attribuées. Des travaux intéressants ont aussi été poursuivis sur la définition de standards d’équipement, même si dans ce domaine il est souvent difficile de dépasser les tentations protectionnistes des États.
37L’organisation internationale du libre-échange des messages et des images est considérablement moins avancée. La secrétaire d’État américaine Hillary Clinton a pu déclarer en janvier 2010 que « la liberté de connexion devait être un droit universellement reconnu ». Dans les faits, on reste loin d’un système cohérent. Les difficultés sont fréquentes, comme pour l’accès des citoyens chinois aux réseaux internationaux de l’Internet, les initiatives de Wikileaks ou de Megaupload ou encore le rôle de Twitter dans les révolutions du Moyen-Orient.
38L’organisation universelle des télécommunications, des multiples réseaux et plus particulièrement d’Internet n’est pas totalement construite. Les colloques et les conférences internationales se succèdent sans toujours aboutir à des conclusions pratiques. Les divers opérateurs du Web tentent de faire prévaloir leurs propres règles du jeu, sans être toujours capables de dépasser leurs intérêts économiques propres. Les États, effrayés par ce qui leur apparaît comme une menace contre leur souveraineté, tentent régulièrement de produire de nouvelles lois pour préserver leurs valeurs propres, au moins sur les contenus, comme par exemple la loi Hadopi a laborieusement tenté de le faire. Les querelles de principe se multiplient entre d’une part une liberté absolue qui s’autorégulerait automatiquement, sans autre intervention extérieure que celles des acteurs, et d’autre part le concept d’« Internet civilisé » prôné par certains responsables politiques. Force est de constater que pour l’instant les principes dominants sont ceux de la liberté d’initiative, de la concurrence et du commerce, face à des systèmes de régulation collective très limités à l’échelle du monde et bien peu efficaces à l’échelle nationale.
39Finalement, l’idée de droit à la communication de Jean d’Arcy illustre assez bien une approche consistant à mettre en avant les enjeux de société, en se gardant de tout déterminisme technique. D’une certaine façon, elle résume aussi sa philosophie face à des techniques qui l’intéressaient dans leur nouveauté, mais dans lesquelles il cherchait avant tout ce qu’elles apportaient à la personne humaine et à la société. Mieux et surtout plus tôt que beaucoup, il a su comprendre le sens de la révolution des techniques de communication qui continue à se dérouler devant nous. En bon éclaireur, il a eu l’art de mettre en perspective les nouveautés, en distinguant avec sûreté l’essentiel de l’accessoire. Il savait rechercher dans l’histoire le sens des choses. Ses amis l’ont ainsi entendu s’interroger par exemple sur les rôles respectifs de Gutenberg et de Luther dans la Réforme. La force du changement ne venait-elle pas des idées de Luther ? Mais sans la technique de l’imprimerie aurait-il pu lancer avec autant de force que nous savons le mouvement qui modifia radicalement l’Occident ? Par cette capacité à concevoir les problèmes dans toute leur ampleur, Jean d’Arcy appartenait assurément à l’espèce rare des véritables philosophes de la communication.
40Les idéaux de liberté ont indubitablement constitué la seule finalité de tous les travaux de Jean d’Arcy. Comme nous nous étions permis de l’écrire dans la préface au recueil de ses pensées2, cela explique pourquoi il parut parfois un « homme dangereux » aux yeux des pouvoirs établis. Ni de droite ni de gauche, son seul engagement véritable et passionné était celui de la liberté du citoyen. C’est en ce sens que son héritage demeure si actuel.
Notes de bas de page
Auteur
Occupe des postes de direction dans divers types de médias écrits et audiovisuels depuis plus de trente-cinq ans. Il a en particulier été en charge de l’Agence France-Presse de 1976 à 1986. Il préside le Centre de formation des journalistes (CFJ), rue du Louvre à Paris. Directeur et rédacteur en chef d’Ilissos (lettre et site web d’analyse économique, politique et internationale), il collabore régulièrement à la radio BFM. Il a occupé des responsabilités dans les principales organisations internationales de médias, l’international Institute oƒ Communications (président de 1992 à 2000), l’international Press Institute (membre du comité exécutif de 1979 à 1988), World Association of Newspapers (président de la commission sur la qualité de l’information). Après avoir été professeur à l’institut d’études politiques de Paris de 1967 à 1974, il a été professeur associé à l’université Paris 2 Panthéon-Assas de 1990 à 2000. Auteur de nombreux articles et ouvrages sur les médias et l’information, il a publié en particulier La télévision par câble commence demain, Plon, 1974 et 1984 ; Médias et déontologie. Règle du jeu et jeu sans règle, PUF, 1997 ; Déontologie des médias dans le monde, Economica/Unesco, 2000 ; Tendances économiques de la presse quotidienne dans le monde, PUF, 2002 ; Liberté de la presse, paradoxe ƒrançais, PUF, 2003 ; Dégel ƒrançais, Descartes et Cie, 2007. Docteur en sciences de l’information et de la communication, Henri Pigeat est ancien élève de l’École nationale d’administration.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Métro, dépôts, réseaux
Territoires et personnels des transports parisiens au XXe siècle
Noëlle Gérôme et Michel Margairaz (dir.)
2002
Policiers dans la ville
La construction d’un ordre public à Paris (1854-1914)
Quentin Deluermoz
2012
Maurice Agulhon
Aux carrefours de l’histoire vagabonde
Christophe Charle et Jacqueline Lalouette (dir.)
2017
Autonomie, autonomies
René Rémond et la politique universitaire en France aux lendemains de Mai 68
Charles Mercier
2015