Le « droit de l’homme à la communication » : l’action de Jean d’Arcy à l’Unesco
p. 189-200
Texte intégral
1Le droit à communiquer est un concept qui a été énoncé pour la première fois par Jean d’Arcy en 1969 dans la Revue de l’Union européenne de radiodiffusion (UER). Jean d’Arcy joue un rôle important, des années 1960 aux années 1980, à l’Onu et particulièrement à l’Unesco, pour promouvoir cette notion.
2L’Unesco, depuis sa création en 1945, s’est attachée à agir dans le domaine de l’information et des communications. Son acte constitutif, qui date de 1945, accorde une place importante à la liberté de l’information ; il déclare que l’Unesco doit promouvoir « la libre circulation des idées par le mot et par l’image ». Au fil des années, l’Unesco a mis au point et adopté plusieurs instruments normatifs visant à favoriser la libre circulation de l’information dans le domaine culturel : notamment la Convention sur la libre circulation du matériel audio-visuel de caractère éducatif, scientifique et culturel (1948) et l’Accord pour la suppression des droits de douane sur l’importation de matériel de caractère éducatif, scientifique et culturel (1950).
3En fait, l’Unesco a été rapidement confrontée dans ce domaine à un dilemme : faut-il préférer le libre-échange ou la réglementation en matière de circulation de l’information ? L’ambiguïté a persisté au fil des années sur le bien-fondé de la liberté de circulation de l’information. En effet, l’augmentation et la libéralisation croissantes de la circulation de l’information apparaissent porteuses de danger puisqu’elles placent le public à la merci d’agences privées qui contrôlent l’ensemble des mass media1. Une controverse se développe et persiste tout au long des années : certains États, comme les États-Unis, défendent la libre circulation de l’information, d’autres, son contrôle étatique.
4De plus, les années 1970 sont celles de la revendication par les pays du Sud d’un « nouvel ordre économique international » ou NOEI. Cette revendication a été formulée pour la première fois à la conférence des pays non-alignés d’Alger en 1973 ; ces pays ont insisté sur la nécessité de réorganiser les canaux de communication légués par le passé colonial. Puis cette revendication a été reprise par ces pays à l’Assemblée générale de l’Onu en 1974. De même, à la conférence des agences de presse africaines et arabes, tenue à Tunis en 1975, les participants ont manifesté leur volonté de « libérer l’information de l’hégémonie étrangère » et ont dénoncé « les tentatives impérialistes et néo-colonialistes pour accentuer ce déséquilibre entre nations en matière d’information2 ». Des penseurs de gauche et tiers-mondistes prennent position, comme Armand Mattelart qui, en 1976, dans Multinationales et systèmes de communication. Les appareils idéologiques de l’impérialisme3, affirme que « la prétendue neutralité du développement technologique actuel n’existe pas ». Les équipements, les systèmes de communication et même les messages constituent, dit-il, d’authentiques « appareils idéologiques » aux mains de l’impérialisme ; il estime que les informations sont manipulées par les agences de presse transnationales, qui « considèrent l’information comme une marchandise, en appliquant la logique du marché capitaliste » ; Armand Mattelart critique ainsi la notion du « libre flux de l’information » qui garantirait à ces agences une totale liberté d’action au détriment des intérêts et de la souveraineté des peuples4. Comment Jean d’Arcy se situe-t-il dans ces débats idéologiques ? Quel est l’apport théorique et pratique de la notion de « droit à communiquer » qu’il a défendue ?
5Il convient d’étudier tout d’abord le passage de la notion de libre circulation de l’information à celle de circulation équilibrée de l’information et de droit à la communication, puis l’adoption par l’Unesco du Programme international pour le développement de la communication (PIDC), et enfin le projet développé dans le cadre de l’Unesco du Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (Nomic).
De la notion de libre circulation de l’information à celle de circulation équilibrée et de droit à la communication
6À la Conférence générale de l’Unesco en 1972, les États membres débattent du rôle de l’Unesco dans la promotion de la libre circulation de l’information. La Conférence générale adopte finalement une « Déclaration des principes directeurs pour la libre circulation de l’information, la diffusion de l’éducation, et l’expansion des échanges culturels5 ». Lors des discussions sur l’adoption de cette déclaration, deux écoles de pensée s’affrontent, dans un conflit de conceptions irréductibles : les États qui sont en faveur d’une liberté totale ou quasi-totale de la circulation de l’information, à savoir les États-Unis, le Royaume-Uni et la RFA, et ceux qui sont en faveur de la réglementation de la circulation de l’information, à savoir la France, la majorité des pays en voie de développement, et les pays communistes. La déclaration est adoptée sous la pression de la France, et malgré la réticence des États-Unis6.
7Dans ce contexte de tension entre deux courants de pensée, Jean d’Arcy s’efforce de se situer au-dessus de la controverse. L’année suivante, à une réunion internationale, il fait une intervention sur « le droit de l’homme à communiquer » :
Un jour, dit-il, la Déclaration universelle des droits de l’homme devra inclure le droit de l’homme à communiquer. La liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté d’information et enfin la liberté de communication, ce ne sont que les étapes successives de l’effort millénaire de l’homme et de la société pour une meilleure communication.
8Il appelle à un changement des mentalités. Il souligne l’importance stratégique des moyens de communication, observant que celui qui tient les moyens de communication tient le pouvoir7.
9En 1974, à l’initiative de la Suède, la Conférence générale de l’Unesco adopte une résolution appelant à étudier la notion de droit de l’homme à communiquer, malgré le vote négatif à ce sujet des pays socialistes, qui y sont opposés. Jean d’Arcy est associé à ce projet dès l’origine8.
10À cette conférence de 1974, dans le contexte de la revendication d’un NOEI par les pays du Sud, plusieurs délégués évoquent « le déséquilibre qui caractérise le mouvement de l’information, affirmant que celle-ci est contrôlée dans une large mesure par un petit nombre de nations et d’institutions puissantes9 ». Ils dénoncent un impérialisme des pays occidentaux dans le domaine de l’information et des communications.
11Par ailleurs, il y a une ambiguïté entre deux notions proches, celle d’information et celle de communication. Une certaine confusion s’est instaurée entre les deux notions, mais Jean d’Arcy précise, dans une lettre au secrétaire général de la Commission nationale française pour l’Unesco, Yves Brunsvick, qu’elles sont distinctes. Il écrit : « De même que le concept de liberté d’opinion correspond à l’époque de l’agora, celui de liberté d’expression à l’apparition de la presse à imprimer, le concept de liberté de l’information est profondément lié à l’apparition des mass media. » Il insiste sur la différence entre les mots « information » et « communication » : « Il semble que le concept de liberté de l’information soit essentiellement lié aux mass media avec tout ce que ceux-ci comportent de courant unilatéral, du haut vers le bas » tandis que « celui de droit à la communication repose, lui, sur la notion d’un courant bilatéral10 ».
12Toutefois, il rassure Yves Brunsvick, l’assurant qu’il ne va pas pousser l’Unesco à substituer la notion de droit à la communication à celle de droit à l’information, à laquelle les Français restent attachés.
13Clairvoyant, Jean d’Arcy observe qu’à l’Unesco les années 1970 sont porteuses de deux tendances. La première est le sentiment d’injustice face à un flux d’informations à sens unique ; la seconde est que les technologies de communication offrent des perspectives prometteuses pour l’humanité, pour l’accès de l’individu à la communication11.
14Cependant, des agences de presse américaines et des mouvements d’opinion américains conservateurs mènent une campagne contre l’Unesco ; ils s’élèvent contre le fait que, selon eux, l’Unesco voudrait favoriser les agences de presse gouvernementales, étatiques, empêcher la libre compétition entre les journalistes et promouvoir une nationalisation des agences de presse12. Malgré cette campagne d’opinion accusatrice, l’Unesco, aidée de Jean d’Arcy, poursuit son action dans le domaine de l’information et de la communication. En 1976, la conférence intergouvemementale de San José sur les politiques de la communication adopte une déclaration finale ; le mot-clé est celui de « circulation "équilibrée" de l’information13 ».
15Ainsi, au milieu des années 1970, sous l’impulsion des pays du Sud, soutenus par les pays socialistes, le concept de « libre » circulation de l’information (qui était inspiré par les États-Unis) est considéré comme dépassé, l’expression « circulation équilibrée » (sous-entendu entre pays du Sud et pays du Nord) tend à s’imposer à sa place.
16Les pays du tiers-monde et les pays non-alignés dénoncent violemment, dans les réunions et conférences de l’Unesco, les agences de presses transnationales appartenant aux nations industrialisées. A la réunion convoquée par l’Unesco à New Delhi en juillet 1976, cinquante-huit pays en voie de développement, inspirés par les mots d’ordre du NOEI, prennent la décision de former un pool de leurs agences de presse pour contrebalancer l’influence des grandes agences de presse occidentales14.
17La France s’inquiète de voir l’Unesco pencher ainsi en faveur des positions des pays du tiers-monde. A ce sujet, Jean d’Arcy écrit une lettre à Jean Thomas, président de la Commission nationale française, en août 1976. Il observe que c’est une question « délicate ». Il appelle la France à se distinguer des positions que prendront les États-Unis « dont, dit-il, la délégation, remontée par une presse particulièrement critique, prendra certainement des positions très rigides ». Il poursuit : « Il me paraîtrait que, à ce sujet, la délégation française aurait peut-être avantage à soutenir le concept du droit à la communication. »« Ce concept me paraît plus large que celui de liberté de l’information en ce sens en particulier qu’il suppose un courant bilatéral15. »
18Jean d’Arcy adopte une position intermédiaire dans la controverse entre liberté totale des moyens d’information et leur contrôle par des instances nationales ou internationales. Il écrit :
Si je pense que la France doit continuer à fermement s’opposer à toute tentative d’étatisation de l’information […], je dois signaler par contre que je suis très favorable à l’établissement d’instances nationales d’élaboration d’une politique de la communication. La création de telles instances ne signifie pas une étatisation : elles doivent être mixtes comme le sont au Canada le CRTC ou en France le Haut Conseil de l’audiovisuel16.
19À la fin des années 1970, l’Unesco inscrit à son ordre du jour la question de la « communication entre les personnes et les peuples17 », et organise des conférences intergouvemementales sur les politiques de la communication en Amérique latine et dans les Caraïbes (1976), en Asie et en Océanie (1979) et en Afrique (1980). Ces conférences préconisent un échange plus équilibré de l’information au niveau international et une amélioration de l’accès et de la participation aux moyens d’information. Elles se déroulent dans un contexte tendu, les États-Unis organisant une campagne de presse accusant l’Unesco de chercher à limiter la liberté d’expression, de proposer la nationalisation des mass media, de recommander un contrôle gouvernemental sur l’information, ce que dénonce le directeur général de l’Unesco.
20Lors de la réunion de Stockholm sur le droit à communiquer, en novembre 1978, Jean d’Arcy représente la France. Il y défend l’idée que le droit à la communication est un droit de l’homme, ainsi que l’idée de rééquilibrer le flux d’informations entre Nord et Sud. Mais au terme de cette réunion, pour la plupart des participants et des observateurs, le concept du droit de l’homme à communiquer reste trop vague18.
21Cependant, en novembre 1978, à la Conférence générale de l’Unesco, est adoptée, par acclamation, une « Déclaration sur les principes fondamentaux concernant la contribution des organes d’information au renforcement de la paix et de la compréhension internationale, à la promotion des droits de l’homme et à la lutte contre le racisme, l’apartheid et l’incitation à la guerre19 ». Cette déclaration préconise notamment « une circulation libre et une diffusion plus large et mieux équilibrée de l’information20 ». Jean d’Arcy a contribué à la mise au point de cette déclaration, ce qui lui vaut les remerciements du directeur général21.
22Mais en fait, au début, Jean d’Arcy était contre cette déclaration, car il pensait quelle ne pourrait pas être adoptée à l’unanimité, qu’il y avait de trop profondes divergences entre États membres sur le rôle de l’État en matière d’information et que cette déclaration susciterait une division entre ceux-ci22. Dans une lettre adressée à un fonctionnaire de l’Unesco en décembre 1977, il distingue deux types de pays : ceux qui comme les États-Unis « interdisent [...] au pouvoir d’intervenir en matière d’information. Pour eux, le contrôle du pouvoir par l’opinion publique est le meilleur garant de la démocratie », et ceux, « héritiers des traditions du droit romain », pour qui l’État se doit de contrôler l’opinion. Il affirme dans une lettre : « Le projet de déclaration n’est pas universel dans son inspiration mais relève d’une seule tendance, la seconde […]. Il conduit [...] à l’instauration d’une sorte de tribunal supranational devant lequel les États porteraient leurs différends en matière d’information. » Or :
Il est déontologiquement mauvais de faire servir l’information à quelque autre but que ce soit que d’informer. […] On entre ainsi insensiblement dans la voie de la manipulation de l’information que l’on trouve à l’origine de toutes les propagandes. Il serait regrettable que l’Unesco qui a la charge de la déontologie de la communication encourageât un tel détournement de l’information de son véritable rôle23.
23Ainsi la position de Jean d’Arcy est très nuancée. Il se situe à mi-chemin entre les positions américaines et les positions des pays du Sud et des pays socialistes.
La mise en place du Programme international pour le développement de la communication (PIDC)
24En 1980, l’Unesco crée le Programme international pour le développement de la communication (PIDC)24. Il a pour but d’aider au développement des infrastructures de communication des pays du tiers-monde. L’Unesco débloque pour ce programme 1,75 million de dollars25. Jean d’Arcy souhaite que la France s’y engage26.
25En 1981, les travaux du conseil intergouvememental du PIDC sont bloqués en raison d’un désaccord sur la désignation du président de ce conseil. Jean d’Arcy s’y présente, contre le norvégien Gunnar Garbo27. Ce dernier est le candidat des pays du G77 (groupe fondé en 1964 et réunissant les pays du Sud), tandis que Jean d’Arcy, bien que n’étant pas soutenu officiellement par la France, représente les pays du Nord. Finalement, dans un climat tendu, c’est le Norvégien Garbo qui est élu par acclamation28, grâce aux voix des pays en voie de développement, des pays non-alignés, des pays socialistes et de la Chine.
26Dans ce PIDC, il y a la volonté de ne pas seulement transposer aux pays du Sud des « modèles » qui ont réussi ailleurs mais aussi le souci de respecter l’identité culturelle de ces pays.
27Même si Jean d’Arcy n’a pas été élu à la tête de ce programme, il semble avoir été influent dans son élaboration. Il fait le lien entre l’Unesco et le gouvernement français à ce sujet et en parle au président de la République, qui se montre intéressé. Il écrit au directeur de cabinet du président de la République : « Il est certain que la France décevrait beaucoup les pays du tiers-monde si elle ne soutenait pas activement ce programme. Il est non moins certain quelle y trouvera aussi son intérêt en associant ainsi dès le début son industrie électronique à une telle entreprise29. » Jean d’Arcy est donc pragmatique et attentif à l’intérêt de la France.
28Jean d’Arcy démissionne du bureau du PIDC au bout d’un an et demi, en décembre 1982, et est remplacé par un Américain, en vertu d’un accord franco-américain passé dès le début pour le partage de ce mandat. Cela provoque des critiques de la part des pays du tiers-monde et des états socialistes30. Cet accord franco-américain auquel est associé Jean d’Arcy le fait apparaître comme étant du côté des Américains.
29Pourtant, la position de d’Arcy est en réalité mitigée. Il apparaît plutôt comme l’homme du consensus, de la synthèse entre les différentes positions.
30En effet, à la Conférence générale de l’Unesco en 1982, Jean d’Arcy, au nom de la France, approuve l’objectif du Nomic. La France adhère à ce concept. Elle adhère aussi au concept, élaboré par Jean d’Arcy, du droit de l’homme à communiquer.
31Dans un discours à la Conférence générale en 1982, Jean d’Arcy fait l’éloge de la France, qui a adopté la loi sur la liberté de communication audiovisuelle : « La France vient de reconnaître ce droit. Cent un ans jour pour jour après la loi de 1881 sur la liberté de la presse, le Parlement a adopté la loi du 29 juillet 1982 dont l’article I dit : "La communication audiovisuelle est libre."»
32Au sujet du droit à la communication, il déclare :
À nos yeux, cette liberté nouvelle qui ne se substitue pas aux libertés antérieures progressivement gagnées, liberté d’opinion, liberté d’expression et liberté d’information mais les couronne, en une progression ascendante, appartient aux individus et aux communautés que ces individus forment. C’est un droit de l’homme au sens originel du terme et un droit des collectivités, découlant de ce droit essentiel des individus à communiquer librement31.
33Jean d’Arcy exprime donc une conception idéaliste et visionnaire du droit à la communication.
Le nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (Nomic)
34En 1978, la commission McBride, convoquée par l’Unesco pour étudier l’ensemble des problèmes de la communication dans la société moderne, prépare un rapport et recueille à cette fin les avis et réflexions de diverses personnalités, dont Jean d’Arcy32. Il s’agit de la « Commission internationale d’étude sur la situation et les perspectives d’évolution de la communication dans le monde », présidée par l’Irlandais Sean McBride, cofondateur d’Amnesty International et Prix Nobel de la paix. Le rapport McBride, issu des travaux de cette commission, intitulé Voix multiples, un seul monde, met à jour l’inégalité Nord-Sud dans les flux d’information, dans l’accès à l’information et dans sa production, au profit des grandes puissances occidentales. Il préconise de proclamer le droit à la communication comme un nouveau droit social. Mais les revendications en ce sens formulées par des pays du Sud à la Conférence générale de l’Unesco se heurtent à l’opposition des puissances occidentales. Les États-Unis, soucieux de maintenir leur contrôle sur la grande majorité des médias d’information et de communication du monde, attaquent violemment le projet de Nomic, affirmant que celui-ci chercherait à établir un contrôle totalitaire de la presse et de la liberté d’expression par les gouvernements, et à restreindre la liberté individuelle. Devant la menace des États-Unis de geler le versement de leur contribution financière et de se retirer de l’organisation, l’Unesco abandonnera alors ce projet. Cela n’empêchera pas les États-Unis, mécontents des orientations tiers-mondistes prises par l’Unesco sous le mandat de son directeur général Amadou Mahtar M’Bow, de mettre leur menace à exécution et de quitter l’Organisation en décembre 1984.
35Le projet Nomic n’a pas seulement suscité l’hostilité des États-Unis mais aussi celle de l’Europe33. En 1978, dans un document confidentiel, le Conseil de l’Europe s’inquiète des travaux de l’Unesco et de la commission McBride dans le domaine des médias. Il s’inquiète du terme « équilibré » dans l’expression « promotion d’une circulation libre et équilibrée de l’information », et du concept « nouvel ordre international de l’information ». Ce sont aussi les grandes agences de presse occidentales, comme l’agence Reuters, qui sont hostiles à ces travaux34.
36En 1978, alors que les États-Unis songent à quitter l’Unesco (l’affaire est aux mains du Congrès, la faction conservatrice veut quitter l’Unesco, la faction libérale souhaite y rester35), Jean d’Arcy est dans une position de conciliateur entre les différentes positions. Lors du débat sur le rapport de la commission McBride, il s’exprime au nom de la Commission nationale française pour concilier les points de vue :
Une lecture complète du rapport définitif, dit-il, permet aujourd’hui de dissiper l’anxiété originelle. Ce n’est pas une restriction de la liberté qu’il demande, ce n’est pas à un enrégimentement des journalistes qu’il conduit, ce n’est pas vers un renforcement des contrôles d’État qu’il nous invite à nous diriger. En affirmant au contraire le pluralisme comme un devoir, [...] le rapport [...] établit pour tous les liens profonds entre information et démocratie36.
37Jean d’Arcy approuve le rapport McBride, qui souligne le fossé en matière de possibilités de communication entre pays pauvres et pays riches et qui affirme la volonté d’y remédier. C’est l’objet du PIDC lancé par l’Unesco. Jean d’Arcy termine en affirmant : « Nous accueillons avec faveur le message de la commission présidée par M. Sean McBride, homme libre37. »
38Jean d’Arcy a contribué aux travaux de la commission McBride par des réflexions sur le droit à la communication. Il reconnaît que le droit à la communication « n’est encore qu’un concept à venir, toujours en voie de gestation ». Il observe que « les mass media nous ont habitués à une circulation verticale, du haut vers le bas, de l’information ». Il y a eu aussi la constitution des monopoles. Il observe que la doctrine de la libre circulation de l’information a conduit à des « abus », à une circulation verticale et unidirectionnelle. Il souligne les différences de conception entre les pays sur le rôle de l’État. Et les liens avec les enjeux d’identités culturelles des peuples. il affirme : « Si nous partons de l’idée d’un droit fondamental des citoyens et des collectivités à communiquer, toute une nouvelle politique nationale de la communication doit être établie. » Jean d’Arcy cite Bertolt Brecht, qui, dans Théorie de la radio, publié en 1932, écrit :
Il faut transformer la radio de moyen de distribution en moyen de communication. La radio pourrait être le plus merveilleux moyen de communication imaginable pour le public – un énorme réseau maillé – […] si elle était capable non seulement de recevoir mais de transmettre l’information, de permettre à l’auditeur non seulement d’entendre mais de parler, si elle ne l’isolait pas mais le mettait en contact.
39Il évoque les défauts de la transmission à sens unique des informations et le succès des citizens bands radios (CB, sorte de radio participative amateur)38.
40Dans une brochure publiée dans le cadre des travaux de la commission McBride, Jean d’Arcy écrit :
Ce que les foules et les jeunes de nos villes rejettent, ce que les pays du Tiers-Monde ne veulent pas qu’on leur applique, c’est ce mode d’aujourd’hui de circulation de l’information, vertical et sans participation, générateur de passivité et de frustration, tant pour les individus que pour les peuples.
41Il explique pourquoi les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ont insisté sur l’idée de libre circulation de l’information. Ils étaient marqués par la guerre, « rendue possible à leurs yeux par des propagandes s’exerçant sur des pays clos sur eux-mêmes en des nationalismes fanatisés. Ils considèrent la libre circulation de l’information comme une condition de la paix ». Jean d’Arcy montre que les rédacteurs de cette déclaration pensaient essentiellement à la presse et ne prenaient pas en compte la radio et la télévision. Il observe que les débats se sont enlisés et que désormais « le concept de "liberté de l’information” ne peut plus pratiquement être utilisé sans susciter de dures controverses ». Il évoque l’autre notion qui est apparue : « circulation libre et équilibrée de l’information », qui a un aspect « bidirectionnel ». Mais Jean d’Arcy lui préfère la notion de « droit à la communication », qu’il juge beaucoup plus riche.
42À la Conférence générale de l’Unesco de 1980, le groupe des 77 souhaitait que soit proclamée une déclaration sur le Nomic. Cela ne s’est pas fait, étant donné les controverses qui entourent cette notion39. Jean d’Arcy, présent à la Conférence, rédigea une note pour le gouvernement français :
Sur la question du nouvel ordre, il est incontestable que la France doit accepter de parler le même langage que les pays en développement et que des positions de refus total comme celles du Royaume-Uni, de la Suisse, des Etats-Unis parfois, ne conduisent qu’à l’isolement. Il en est de même du rapport MacBride dont il conviendrait de mieux faire ressortir en France les aspects nettement positifs. Il est en fait une excellente leçon de démocratie et d’usage de l’information en démocratie. Cette position d’ouverture doit s’accompagner nécessairement d’une fermeté nette sur les principes de liberté de l’information40.
43Ainsi, Jean d’Arcy apparaît comme l’homme de la synthèse, de la conciliation.
44En février 1982, il participe à une réunion consultative sur le droit à communiquer organisée par l’Unesco à Bucarest41. Le rapport final affirme que le droit à la communication est « un nouveau droit essentiel qui est au centre d’autres droits », et qu’il a pour but de favoriser le NOEI. Il « doit changer les esprits, mentalités et habitudes42 ». Ainsi Jean d’Arcy a-t-il réussi à imposer à l’Unesco sa notion de droit à communiquer.
45En 1983, dans un ouvrage sur le droit à communiquer, il observe que ce concept nouveau n’est plus « en voie de gestation43 ». Dans l’organisation des communications : « Ce n’est pas la structure pyramidale, hautement centralisée qui techniquement est la plus efficace mais une structure éclatée faite de multiples centres interconcertés en un réseau maillé44. » Les idées de Jean d’Arcy préfigurent la nouvelle conception des communications qui aura cours bien après sa mort avec l’avènement d’Internet.
46Ainsi, Jean d’Arcy a, au fil des années 1970, promu sans relâche, dans les instances internationales, le concept de « droit de l’homme à communiquer ». Ses réflexions s’inscrivent dans le contexte de la revendication par les pays du Sud d’un « nouvel ordre économique international » (NOEI) et d’un « nouvel ordre mondial de l’information et de la communication » (Nomic). Jean d’Arcy fait le lien entre le gouvernement français et l’Unesco, et dans le cadre de cette institution internationale il apparaît souvent comme un conciliateur :
47il est celui qui rapproche les conceptions des pays industrialisés et celles des pays en développement. Ses réflexions sur le caractère bidirectionnel de la communication par opposition au caractère unidirectionnel des mass media font de lui un visionnaire et un précurseur des communications modernes du xxie siècle.
Notes de bas de page
1 William Preston Jr., Edward S. Herman, Herbert I. Schiller, Hope and Folly. The United States and Unesco, 1945-1985, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1989, p. 52-53.
2 Ina, fonds du Comité d’histoire de la télévision (CHTV), Jean d’Arcy, dossier n° 28 (00014467-009), document confidentiel, commission française pour l’Unesco, août 1976, « Les pays en développement et les problèmes de la communication ».
3 Armand Mattelart, Multinationales et systèmes de communication. Les appareils idéologiques de l’impérialisme, Paris, Anthropos, 1976.
4 Le Monde diplomatique, août 1976, p. 1 et 5, article de German Carnero Roque, « Moyen d’asservissement ou instrument de libération. L’information dans le tiers-monde », exposant les idées développées par Armand Mattelart dans son livre.
5 Archives Unesco, document XVII C/76.
6 Report of the US delegation to the 17th session of the general conference, Unesco, p. 16-17.
7 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 45 (00014467-015), communication de Jean d’Arcy à la réunion de Nicosie en octobre 1973 (IBI), « The right of man to communicate ».
8 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 45 (00014467-015), brouillons du projet de résolution Unesco.
9 Archives Unesco, 18C/123, 20 novembre 1974, Unesco, rapport de la commission IV, projet de programme et de budget pour 1975-1976, p. 3.
10 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 45 (00014467-015), lettre de Jean d’Arcy à Yves Brunsvick.
11 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n" 28 (00014467-009), juin 1976, « Introduction to a New Information Order », par Gunnar Naesselund.
12 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 28 (00014467-009), document UNESCO DADG/CC/COM/48, Paris, 30 juillet 1976, aide mémoire.
13 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 28 (00014467-009), document UNESCO DADG/CC/COM/48, Paris, 30 juillet 1976, aide mémoire ; document de presse Unesco juillet 1976 intitulé « La conférence intergouvemementale de San José sur les politiques de la communication adopte une déclaration finale ».
14 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 28 (00014467-009), document confidentiel, Commission nationale française pour l’Unesco, août 1976, « Les pays en développement et les problèmes de la communication ».
15 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 28 (00014467-009), lettre de Jean d’Arcy à J. Thomas, 11 août 1976.
16 Ibid.
17 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 28 (00014467-009), document d’information de l’Unesco, octobre 1976, « La Conférence générale de l’Unesco va discuter un nouveau plan d’action ».
18 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 30 (00014467-010), rapport final du meeting de Stockholm, CC-78/CONF.630, novembre 1978.
19 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 34 (00014467-011), déclaration adoptée par acclamation le 22 novembre 1978 à la 20e Conférence générale de l’Unesco.
20 Ibid.
21 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 32 (00014467-011), lettre de A.-M. M’Bow à d’Arcy, 23 janvier 1979.
22 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 29 (00014467-010), lettre de Jean d’Arcy à M. Makagiansar, 5 décembre 1977.
23 Ibid.
24 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 34 (00014467-011), Unesco, résolution 4/21 de la 21e Conférence générale en 1980.
25 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 34 (00014467-011), article non daté du journal Libération : « L’Unesco bloquée ».
26 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 34 (00014467-011), lettre de Jean d’Arcy à André Rousselet, directeur du cabinet du président de la République, non datée.
27 « L’Unesco bloquée », art. cité.
28 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n"34 (00014467-011), un article de journal, non précisé, non daté.
29 Lettre de Jean d’Arcy à André Rousselet, doc. cité.
30 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 34 (00014467-011), note de Bernard Blin, 28 décembre 1982.
31 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 34 (00014467-011), discours de Jean d’Arcy à la Conférence générale de l’Unesco de 1982.
32 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 3i (00014467-010), lettre d’Acher Deleon à Jean d’Arcy, il octobre 1978.
33 Sur le Nomic, voir Maria Elena Spagnolo, Gli Stati Uniti e il nuovo ordine mondiale dell’inƒormazione e della communicazione, 1976-1985, mémoire de maîtrise, Turin, université de Turin, 2009.
34 Ina, fonds CHTV, jean d’Arcy, dossier n° 46 (00014467-015), article du Diplomatic World Bulletin, 14 mai 1979, « Reuters Chief Calls Unesco Press Unit Sternly To order ».
35 Ina, fonds CHTV, versement 2009, dossier n° 4i4 (00020506-231), lettre de Joseph C. Nichols à Jean d’Arcy, 22 novembre 1978.
36 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 34 (00014467-011), document, intervention de la délégation française au débat sur le rapport de la commission McBride, M. Jean d’Arcy, vice-président du comité communication de la Commission nationale.
37 Ibid.
38 L.S. Harms, Jim Richstad (dir.), Evolving Perspectives on the Right to Communicate, préface de Jean d’Arcy, Honolulu, East-West Center, East-West Communication Institute, 1977.
39 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 33 (00014467-011), note sur la Conférence générale de l’Unesco à Belgrade, 27 novembre 1980 par Jean d’Arcy.
40 Ibid.
41 Ina, fonds CHTV, Jean d’Arcy, dossier n° 70 (00014467-024), (2edossier 70), lettre de Hamdy Kandil à Jean d’Arcy, 17 décembre 1981.
42 Ibid., rapport final sur le droit à communiquer, Unesco, Bucarest, février 1982, juin 1982.
43 Ibid., texte de Jean d’Arcy pour un livre d’essai sur le droit à communiquer.
44 Ibid.
Auteur
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Chloé Maurel
Est normalienne, agrégée d’histoire, docteure en histoire contemporaine, auteure notamment de Histoire de l’Unesco. Les trente premières années. 1945-1974, L’Harmattan, 2010. Chercheuse associée à l’UMR Irice, elle organise un séminaire sur l’histoire mondiale/globale à l’École normale supérieure depuis 2010, et, depuis début 2013, avec Marieke Louis et Guillaume Devin, un séminaire sur les organisations internationales au CERI.
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