D’un seul coup, la France a découvert la télévision
p. 101-105
Texte intégral
1Je suis arrivé à la télévision en 1950, il y a soixante-deux ans. J’avais vingt-cinq ans. Jetais cameraman. J’arrivais du Service cinématographique des armées après un détour par l’Amérique. Et je cherchais du travail. J’ai été reçu par monsieur Vigneau, responsable de la création des émissions et notamment des émissions enfantines. Je venais du cinéma, je ne connaissais pas le mot télévision. À ce moment-là, il y avait environ 2400 postes en France, 5000 ou 6000 en Europe. « J’espère que vous avez une caméra parce que nous n’en n’avons pas », m’a dit Vigneau. Il m’a chargé de créer un magazine pour enfants diffusé tous les quinze jours, en me déléguant une assistante qui était en même temps celle de Bernard Hecht, responsable des émissions dramatiques. Jean d’Arcy me maintint dans ce secteur pendant quatre ans. C’était une époque où la télévision n’émettait pas les trois quarts du temps, fermait un mois pour maintenance l’été. Elle offrait des programmes quatre ou cinq jours par semaine durant cinq heures. C’est l’état dans lequel Jean d’Arcy avait trouvé la télévision. Son travail a consisté à faire une télévision ouverte toute la journée et qui avait des projets.
2L’émission importante était Télé Paris avec Féral et Chabannes qui présentaient tous les jours les événements culturels qui se déroulaient à l’extérieur de la télévision. Télé Paris est resté longtemps au programme. Il y avait aussi le rendez-vous du dimanche soir avec un film et le Journal qui venait de naître avec Pierre Sabbagh, un mois avant que je n’arrive.
3J’ai travaillé dans des domaines très variés. Ils représentaient des manières tout à fait différentes de faire de la télévision : l’utilisation d’un répertoire de pièces théâtrales, une série de fictions contemporaines dialoguée par Marcel Moussy, avant qu’il n’écrive les 400 coups pour François Truffaut, La boîte à sel, une émission dite de variétés irrespectueuses. Je réalisais cela toutes les semaines en plus de l’émission L’école des vedettes d’Aimée Mortimer. J’avais également réalisé État d’urgence, une collaboration entre l’Unesco et Jean d’Arcy. Ces émissions étaient, pour la fiction, tournées en vrai direct et comprenaient des inserts filmés.
4J’ai tourné en 16 mm inversible, un matériel amateur d’une part et d’énormes caméras de direct difficilement manipulables, d’autre part. Tel était l’état des techniques entre 1953 et 1960.
5Les émissions enfantines ont été l’occasion de faire connaissance avec Jean d’Arcy et madame d’Arcy, qui s’occupait spécifiquement des émissions enfantines. Jetais caméraman de mes propres émissions, parfois acteur, metteur en scène. Je faisais tout à la fois. J’étais en quelque sorte Lelouch avant Lelouch !
6En 1952, j’avais inventé Les aventures de Jacky, le premier feuilleton filmé pour enfants de l’histoire de la télévision. On partait tourner en province à quatre avec quatre lampes, deux enfants et un acteur, sans un sou, en utilisant les voitures de la direction parce que nous n’en n’avions pas. On était d’une pauvreté radicale. Les budgets se sont multipliés à mesure que les réseaux se sont développés mais lorsque d’Arcy est arrivé, il n’y avait pas d’argent.
7Le Journal était le programme le plus important, mais les hommes politiques ne lui accordaient pas beaucoup d’attention. Il a fallu qu’il y ait un million de téléspectateurs pour que le pouvoir se rende compte du poids de la télévision. Je me souviens qu’un ministre de l’information d’un gouvernement socialiste des années 1950 avait dit : « Il faut laisser jouer les enfants dans la cour. »
8Jean d’Arcy a fait grandir la télévision. C’était quelqu’un de très courtois, relativement distant, d’une hauteur intellectuelle évidente, un grand stratège ayant une vision de la télévision avec trente ans d’avance. En tant qu’ancien militaire, il était excellent tacticien et bon chef d’escadron. À la télévision, il avait la possibilité de faire de la stratégie et de la tactique. Son origine militaire se dissimulait derrière son costume trois-pièces avec une grande distinction et une certaine sécheresse de ton. Lorsqu’il disait « oui » ou « non », c’était définitif. Sa grande idée fut de s’appuyer, parmi les groupes de pression de la télévision des débuts, sur ceux qui allaient inventer la télévision. Il y avait le monde des fonctionnaires et son administration ; les ingénieurs qui fabriquaient l’outil, aussi bien les studios que les caméras ainsi que l’extension du réseau en France. Sachant que l’on changeait de matériel tous les deux ans, ces derniers avaient un pouvoir démesuré, personnalisé par leur responsable, le général Leschi. Il y avait aussi les techniciens issus des PTT ; enfin les artistiques, que l’on appelait les « saltimbanques », terme qui recouvrait toutes les catégories fabriquant les émissions, autrement dit les accessoiristes, les monteurs, les costumiers, les régisseurs de plateau.
9Les réalisateurs faisaient dans 95 % des cas du « vrai direct » sans filet puisqu’il n’y avait pas encore de magnétoscope. Ils n’avaient qu’à baisser les deux manettes de mélange pour qu’il n’y ait plus rien à l’antenne. C’était la source principale de leur pouvoir. Il a cessé le jour où le magnétoscope est arrivé et lorsque Albert Ollivier, ayant remplacé Jean d’Arcy, a souhaité que les émissions dramatiques soient essentiellement réalisées sur film.
10Mais tant que Jean d’Arcy fut à la direction des programmes, les metteurs en scène ont eu un pouvoir exorbitant. Ils pouvaient donc couper l’antenne. Mais il y avait aussi des pannes multiples. C’était le travail des ingénieurs et des techniciens de les enrayer. On se souvient du célèbre panneau : « Suite à un incident technique, nous reprendrons le programme dès que nous le pourrons », situation qui se produisait au moins une fois par jour. Jean d’Arcy avait choisi parmi ces catégories de professionnels certains des techniciens qui étaient liés aux grands groupes de fabrication de matériel comme Thomson pour réaliser au mieux les programmes des « saltimbanques » en qui il avait une confiance totale. En 1954-1955 les chefs de service étaient en même temps réalisateurs. Il n’y avait pas, contrairement à aujourd’hui, un directeur administratif distribuant des émissions à des équipes qui les réalisaient. Les réalisateurs eux-mêmes avaient en charge les différents secteurs. Pour les variétés, il s’agissait de François Chatel, pour les dramatiques c’était Bernard Hecht et, en parallèle, les réalisateurs des différents genres étaient leurs propres responsables, comme par exemple Henri Spade et Gilles Margaritis pour les variétés.
11Jean d’Arcy a développé essentiellement deux secteurs : les dramatiques et le Journal, avec pour principal interlocuteur Pierre Sabbagh. Celui-ci consistait alors en des reportages filmés avec des caméras d’amateurs, visionnés en salle de projection, montés l’après-midi et diffusés le soir. Pour compléter, on utilisait essentiellement les sujets des grandes agences américaines et françaises, qui étaient transmis à la télévision en légère avance par rapport aux actualités diffusées dans les cinémas. Les commentaires de Pierre Desgraupes et de Pierre Dumayet, entre autres, étaient réalisés en direct avec des illustrateurs sonores qui choisissaient des disques dans la cabine de régie, comme Lucien Morisse (fondateur d’Europe n° 1) et Denise Glaser.
12Jean d’Arcy avait une vision de la télévision et de la relation que les Français pouvaient entretenir avec elle. Il a donc décidé de développer la technique des reportages en direct dont Pierre Tchernia était le spécialiste et qui a obtenu une reconnaissance incontestable. On emmenait les caméras au fond des mines, au haut du Pic du Midi de Bigorre. La liaison franco-britannique de 1953 et le couronnement de la reine d’Angleterre ont témoigné de l’importance de ces reportages. Tout comme le fut l’élection du président René Coty à Versailles en 1954, un événement important qui a duré presqu’un mois.
13Une certaine catégorie de professionnels du cinéma, les producteurs et les distributeurs se sont rendu compte tout de suite, en prenant exemple sur l’Amérique, du danger que représentait la télévision pour les films de cinéma. Seule la diffusion d’un film du commerce était autorisée le dimanche soir. Un jour de 1957, Jean d’Arcy a convoqué quatre réalisateurs, Claude Loursais, Stellio Lorenzi, Claude Barma et moi-même, en nous disant que les professionnels du cinéma ne voulaient plus donner leurs films. C’est donc avec quatre caméras et deux studios qu’il a fallu réaliser des émissions en direct qui ressemblaient à des films de cinéma. Je lui ai répondu : « Vous nous demandez de tailler des tanagras à coup de hache », parce que le matériel n’était pas du tout fabriqué à cet effet. Les pieds de caméra pouvaient à peine bouger. Il y avait deux systèmes de télévision en concurrence, le 819 lignes et le 441, qui étaient sur le même plateau. Des micros très lourds étaient parfois suspendus au bout d’un manche à balai pour servir de perches. Jean d’Arcy m’a répondu : « C’est exactement ce que je vous demande et vous allez réussir. » Très vite s’est développé un système qui a permis à la télévision de faire plus de cent dramatiques par an, soit deux par semaine, dès 1954. Du côté des reportages, il y avait des cars qui sillonnaient toute la France.
14D’un seul coup, la France a découvert la télévision. Et pas n’importe quelle France. Dès que les premiers relais furent installés, on s’est aperçu que ceux qui regardaient la télévision faisaient partie de « la France d’en bas ». « La France d’en haut » s’est mise à regarder la télévision vers 1980. Elle a attendu très longtemps. Je me souviens d’un étonnement général de l’intelligentsia qui me disait : « Tu travailles à la télévision ? » avec un mépris complet. Puis un jour j’ai réalisé Dom Juan et brutalement on m’a dit : « Comment as-tu pu réussir à faire ça là ? »
15On s’est aperçu dès les années 1950, Jean d’Arcy le premier – il a eu une vision que personne n’avait eue avant lui – que les gens intéressés par la télévision étaient ceux qui n’avaient pas de culture, ceux qui n’avaient pas été au lycée. Le résultat, d’après moi, c’est que la télévision devint le moyen culturel d’éducation populaire. Jean d’Arcy a pensé qu’il fallait construire une télévision culturelle. Il l’a fait. Et il nous a convaincus. Au début nous étions venus pour gagner notre vie le mieux possible en répondant à ce que l’on nous demandait de faire et ensuite nous avons adhéré au projet que portait Jean d’Arcy.
16Puis, il y eut Lecture pour tous que Jean d’Arcy regardait chaque fois que l’émission était diffusée. C’est lui qui a promu Pierre Dumayet et Pierre Desgraupes. Il est à l’origine de La boîte à sel et il a impulsé toutes les dramatiques, genre qui avait pour particularité de ne pas disposer d’argent pour payer les auteurs. On puisait donc dans le répertoire, dont les droits étaient libres. C’est alors qu’est apparue l’importance de la littérature classique à la télévision, parce que cela ne coûtait rien. Parallèlement, le projet était de transmettre ces textes au public dans le but de lui donner une éducation. Jean d’Arcy a fait prendre conscience aux metteurs en scène qui venaient du cinéma du bien-fondé de cette vocation : instruire. C’était beaucoup de prétention de notre part de nous sentir investis du droit de donner une éducation aux autres et de choisir la culture qu’on souhaitait transmettre puisqu’on était complètement libres de nos choix. Mais en 1956, le répertoire exploitable était épuisé ou difficilement adaptable. De ce fait, Jean d’Arcy a décidé, en prenant exemple sur l’Angleterre, de faire écrire des textes originaux. Il a convoqué ceux qu’André Brincourt, auteur du livre La télévision et ses promesses, a appelé les « quatre mousquetaires », et nous a demandé de lui rapporter, la semaine suivante, l’idée d’une série : ce que nous avons fait.
17Barma a proposé Des tribunaux, ce fut En votre âme et conscience qui a duré vingt ans. Lorenzi est arrivé avec Le tribunal de l’histoire qui s’est transformé très vite en La caméra explore le temps, devenue l’émission phare de la télévision. Loursais est venu avec un projet qui s’appelait Les cinq dernières minutes, émission qui a duré trente ans, avec la fameuse expression de Souplex : « Ah mais c’est bien sûr. » Rapidement c’est devenu une émission classique avec des policiers récurrents. Quant à moi, j’ai proposé une idée et un titre, Si c’était vous, le premier essai de dramatique sociale en France. Nous y avons posé de vraies questions : le problème du manque de logements pour les jeunes mariés, l’avortement d’une jeune fille, etc. Cette émission ressemblait au montage et aux dialogues d’un film. J’ai alors travaillé avec un professeur d’anglais que m’avait présenté Jean d’Arcy. Il avait déjà adapté pour Jean Prat L’alchimiste de Ben Johnson. 11 s’appelait Marcel Moussy. Il a écrit Si c’était vous avec moi. Cette émission a connu un succès considérable parce que l’on parlait aux téléspectateurs, sous forme de fiction, de leurs vrais problèmes dans un langage et un style d’images parfaitement accessibles. Et d’un seul coup, les critiques de cinéma ont compris ce que la télévision allait devenir. Et en particulier l’un d’entre eux, André Bazin. Alors qu’il s’intéressait à la télévision sur le plan théorique, il a déclaré qu’elle était une école de la contemporanéité. Le fait de passer en direct était quelque chose que le cinéma ne pouvait pas accomplir. Bazin a ainsi écrit que l’émission Si c’était vous était un des trois événements les plus importants de la télévision depuis sa création.
18Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone : « Je m’appelle François Truffaut et j’aimerais vous parler. » Je lui ai répondu que je le connaissais par la lecture de ses articles publiés dans Arts et que je savais également ce qu’il avait écrit sur Si c’était vous : « Il faudra bientôt aller chercher à la télévision le réalisme qui manque au cinéma français. » On ne pouvait pas faire de plus beau compliment. Il m’a demandé s’il pouvait travailler avec Marcel Moussy comme scénariste. Et leur collaboration s’est illustrée six mois plus tard avec Les 400 coups. On ne connaît pas assez le rôle de Marcel Moussy dans cette aventure. Pour la quatrième émission de Si c’était vous, où une jeune fille, inconditionnelle de la presse du cœur, est enceinte et cherche une aide auprès de sa sœur aînée pour se faire avorter, nous avons été très attaqués par le groupe de presse del Duca. « Qui paye Bluwal et Moussy pour attaquer la presse du cœur ? », pouvait-on lire. Important débat. Nous sommes allés voir Jean d’Arcy. « Continuez, nous a-t-il dit. Au contraire, c’est très bien. » D’Arcy était tout à fait d’accord pour que l’on parle de problèmes sociaux tandis que nous recevions des milliers de lettres de téléspectateurs. En plein succès, nous avons décidé de supprimer l’émission, décision qui, aujourd’hui, ne serait pas respectée.
19Avec Marcel Moussy, nous avions chacun notre chemin à poursuivre. Ayant commencé en 1954, j’avais, deux ans plus tard, signé une vingtaine d’émissions, six par an, soit une émission dramatique tous les deux mois. Mon chemin est ainsi passé par cinquante années de télévision, de cinéma et de théâtre. Ces années des débuts de la télévision, marquées par la présence de Jean d’Arcy, restent pour moi parmi les plus créatives et les plus innovantes. Et comme directeur des programmes, il y a beaucoup contribué. Jean d’Arcy avait une vision parfaitement claire de l’avenir de la télévision et de son développement mondial. Il avait même prévu Internet.
Auteur
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Marcel Bluwal
Réalisateur, est un des fondateurs de la télévision en France. Il a réalisé en vidéo, entre autres, quarante dramatiques dont Le revizor et Les joueurs de Gogol ; en film, citons Dom Juan de Molière avec Michel Piccoli et Claude Brasseur, La double inconstance de Marivaux, avec Jean-Pierre Cassel et Danièle Lebrun, Les misérables, d’après Victor Hugo, Antoine Bloyé, Les ritals, d’après Cavanna, L’ami Giono... Il met en scène pour le théâtre À tort et à raison de Ronald Harwood, au théâtre Montparnasse en 2000 avec Michel Bouquet, Le Grand Retour de Boris S. de Serge Kribus, au Théâtre de l’Œuvre en 2002, Jeux de scène de Victor Haïm au Théâtre de l’Œuvre en 2010 et La flûte enchantée de Mozart à l’Opéra Comique. Toujours en activité, son dernier film pour la télévision, Jeanne Devère, est diffusé sur France 3 en septembre 2011 ; il a écrit et réalisé une fiction sur les maisons de retraite, Les vieux calibres, qui sera diffusé sur France 3.
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