La télévision avant Jean d’Arcy
p. 65-68
Texte intégral
1Ce que l’on a appelé le moment expérimental – lorsque tout s’invente, jusqu’ à une forme de stabilisation – est au cœur de notre sujet, même s’il appartiendra au moment d’Arcy de le prolonger et de le construire dans la durée.
2Au début de l’année 1950, si tout le monde connaît l’existence de la télévision, très rares sont ceux qui la reçoivent à domicile, à peine quelques milliers. Si tous les signes concordent pour pressentir son irruption dans les médias de masse que sont la presse écrite et la radiodiffusion, la télévision est un objet en devenir ; c’est une évidence pour la réception mais ça l’est tout autant dans le domaine de la programmation.
3En revanche, sur les plans politique, technique et administratif, la télévision en France n’en est plus au stade des balbutiements.
4En 1948 le cadre technique est désormais figé, au moins par le choix du standard du réseau français avec le système de 819 lignes.
5Autre signe, la Radiodiffusion française (RDF) est devenue la Radiodiffusion Télévision française (RTF) le 4 février 1949. Ce nouveau sigle, RTF, augure de la place prise par la télévision dans le paysage médiatique avant de devenir un acronyme à la fin des années 1950.
6Sur le plan des programmes une première ébauche de la programmation télévisuelle a été entreprise. En 1949, la télévision, c’est d’abord et surtout un film par jour et encore, trois fois par semaine en 19511.
7Le journal télévisé, lancé le 29 juin 1949, est quotidien depuis le 2 octobre 1949.
8Les retransmissions en direct devront attendre Jean d’Arcy, notamment dans le domaine du sport, même si déjà l’arrivée du Tour de France au Parc des Princes le 25 juillet 1948 ouvre une voie prometteuse. En 1950, Bernard Hecht réalise les premières émissions enfantines du jeudi. Et le 1er janvier 1952, Vincent Auriol présente pour la première fois, en direct, ses vœux à la télévision depuis l’Élysée.
9En 1949, Marcel Bluwal aperçoit un tout premier directeur des programmes, Jean Luc : « Un normalien à la voix rocailleuse, la cigarette collée à la lèvre, je l’ai peu connu. Celui qui me reçut pour me faire travailler était son adjoint : Vigneau2. »
10Perplexe, Jean Luc, dans un article intitulé « La machine infernale ou l’avenir de la télévision3 », est très loin de l’ardeur et de la passion qu’éprouvera Jean d’Arcy. D’emblée Jean Luc livre un point de vue circonspect.
11Cette réserve, Jean Luc n’était pas le seul à la partager, comme le soulignait l’homme de presse Pierre Lazareff :
Ce qui me surprend, moi, c’est quand je vois un confrère dans une partie quelconque de ce monde qui ne s’intéresse pas à la télévision ou pis encore, qui pense que ce nouveau moyen d’expression représente une agression, un danger pour l’esprit4.
12Conscient de ce manque de clairvoyance, il précisait : « Pourtant c’est nous, nous les journalistes, qui aurions dû comprendre avant les autres5. » On retiendra donc du climat de l’époque cette autre remarque significative de Pierre Lazareff, bien révélatrice du moment : « Mais, à peu près partout aussi le monde de la presse se désintéressa de la télévision à ses débuts. Puis, ne s’y intéressa ensuite que par un réflexe de peur, voire de panique6. »
13Autre temps fort institué par la loi de finances du 30 juillet 1949, la redevance payable par tout propriétaire de poste de télévision reprend le dispositif fiscal de la taxe radiophonique née en 1933.
14La télévision et son impérieux besoin d’infrastructure est absente du premier plan Monnet (1947-1952), ce qui pour une part peut expliquer le retard dans l’installation d’un réseau qui, sur le plan national, devient opérationnel au milieu des années 1950. Rappelons ici qu’en avril 1950, seule la région parisienne peut recevoir des émissions de télévision7.
15L’émergence de la presse spécialisée dans les programmes de télévision8, autre reflet de la montée en puissance de ce nouveau média de masse, voit en janvier 1950 une première reconnaissance de la télévision avec un nouveau titre hebdomadaire élargi au nouveau médium avec Radio Cinéma Télévision, l’hebdomadaire d’inspiration chrétienne, ancêtre de Télérama (né en 1955), qui aborde déjà tous les genres culturels, théâtre, musique, etc. et intègre pleinement dans ses pages la télévision, dont il va suivre pas à pas toutes les évolutions des programmes.
16Dans son édition du 25 février 1951, Radio Cinéma Télévision propose une rubrique « L’émission en images ». Sur les sept photographies du reportage, la première est dédiée à Jean Luc avec comme légende : le « directeur des programmes de la télévision française » assiste à la répétition. « Il a l’air très heureux de respirer l’air de Paris. Hélas ! la grande baie vitrée qui s’ouvre derrière lui n’est qu’un décor... » La seconde légende explicative, pour anecdotique qu’elle soit, garde un caractère rarissime. En effet Jean Luc s’est affiché avec parcimonie et cultive le goût de la réserve.
17Autre initiative de la presse écrite, le lancement d’un hebdomadaire à destination de l’univers des télé-clubs avec la naissance de la Semaine télévisée en octobre 1952.
18Jean Luc, au moment de la naissance de la Radiodiffusion-Télévision française – RTF –, perçut à son tour la télévision comme une « machine infernale ». Le normalien, à l’instar de l’immense majorité de l’intelligentsia, ne trouve que peu d’indulgence envers ce nouveau média : « La télévision est socialement dangereuse parce qu’elle nous apporte à la place [des divertissements classiques, rien qui ne soit éminemment suspect9. » Le prédécesseur de Jean d’Arcy, par ses positions plutôt radicales, ne laissa pas de son passage à la télévision une quelconque empreinte ou marque de fabrique qui lui soit propre. Il avait plus que de la distance à l’égard de son activité de dirigeant. Avare de ses propos, l’activité qui fut la sienne repose sur une absence de production de notes écrites – à ce jour introuvables dans les archives –, très probablement absorbé qu’il était par un quotidien où tout s’invente au fur et à mesure de l’activité du moment. Jean Luc n’en demeure pas moins un des acteurs d’autorité dans l’organisation première de la télévision française. N’est-il pas le premier des directeurs des programmes de la télévision ?
19Néanmoins cela ne devait pas l’empêcher de ne jamais prendre très au sérieux le nouveau médium télévision. À rebours de ses contemporains qui s’éloignèrent de la radio pour la télévision naissante, il prit l’exact contre-pied en quittant la télévision pour la radio privée ! Il devait même être limogé de son poste de directeur des programmes de Radio Luxembourg en 1966, une station qui subissait une crise d’audience résultant de la montée en puissance de la télévision.
20La place de ces directeurs était, semble-t-il, bien particulière. Ainsi, Marcel Bluwal dans Un aller ne dit pas autre chose : « Nous revoici de retour à 1951 et 1952. Après le bref passage d’un directeur qui ne m’a laissé que son nom dans la mémoire – Arnaud –, c’est la nomination de d’Arcy10. »
21Il s’agissait de Jean Arnaud, directeur des programmes de la télévision dans le sillage de Jean Luc (octobre 1949 à février 1951), entre février 1951 jusqu’à sa démission en juin 1952.
En deux ans, entre 1950 et 1952, la plus grande partie de ceux qui ont compris ce que le moyen allait devenir sont entrés dans la maison. Au hasard je cite Dumayet, Lorenzi, Desgraupes, Loursais, qui passe du Journal à la réalisation, Drot, Tchernia, Barrère (qui arrive un peu plus tard mais pas trop tard), Thévenot, Lalou, Rossif, Chalais, Kerchbron, Cazeneuve, et beaucoup que j’oublie11.
22À l’aube de l’arrivée de Jean d’Arcy à la télévision, l’objet, pas encore toujours très bien identifié qu’allait devenir la télévision, restait encore sous l’emprise dominante de l’enjeu technique. Lorsque l’on diffuse pour le centième journal télévisé un reportage, la dimension de la fabrique du JT est alors privilégiée. L’arrivée de Jean d’Arcy ne relève donc pas de l’évidence mais plutôt d’un défi qu’il lui appartenait de relever. Une trajectoire de rupture en contradiction avec celle poursuivie par son prédécesseur. Jean d’Arcy allait alors donner toute sa mesure à un nouvel outil. « La boîte à surprise », selon l’expression de Pierre Lazareff, qui devait être « une nouvelle écriture, un nouveau vocabulaire12 ».
Notes de bas de page
1 Géraldine Poels, « Ceux qui, ayant confiance, ont aidé au départ de la télévision », dans Gilles Delavaud, Denis Maréchal (dir.), Télévision : le moment expérimental, Rennes, Apogée, 2010, p. 373.
2 Marcel Bluwal, Un aller, Paris, Stock, 1974, p. 88.
3 Radio, inƒormation, documentation, n° 11, décembre 1950, p. 12-13.
4 Pierre Lazareff, « La presse devant ses concurrents : la télévision et la radio », extrait du numéro spécial de La Nef, n° 8, octobre-décembre 1961, et repris dans Pierre Descaves, A.V.J. Martin, Un siècle de radio et de télévision, Paris, Les Productions de Paris, 1965, p. 317.
5 Ibid., p. 318.
6 Ibid., p. 317.
7 Isabelle Gaillard, « Le téléviseur : de l’objet de laboratoire à l’objet de convoitise », dans Gilles Delavaud, Denis Maréchal (dir.), Télévision : le moment expérimental, op. cit., p. 394.
8 Jamil Dakhlia, « Histoire de la presse de télévision en France de 1950 à 1995 », thèse de doctorat soutenue à l’EHESS en 1998.
9 Jean Luc, « La machine infernale ou l’avenir de la télévision », Radio, inƒormation, documentation, n° 11, décembre 1950.
10 Marcel Bluwal, Un aller, op. cit., p. 100.
11 Marcel Bluwal, Un aller, op. cit., p. 93 et p. 94.
12 Pierre Lazareff, « La presse devant ses concurrents : la télévision et la radio », art. cité, p. 318.
Auteur
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Denis Maréchal
Est chargé de mission à la diffusion scientifique au sein de la direction déléguée aux collections de l’Ina. Docteur en histoire. Il est professeur associé à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et secrétaire du Comité d’histoire de la télévision. Publications récentes : RTL, histoire d’une radio populaire, Nouveau monde Éditions, 2010 ; actes du colloque international « Télévision : le moment expérimental », Gilles Delavaud et Denis Maréchal (dir.), Apogée, 2011.
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