Introduction
p. 11-20
Texte intégral
1Jean d’Arcy est un homme auréolé de prestige – une figure de l’histoire de la télévision – reconnu et respecté à la fois par les professionnels (techniciens, ingénieurs, critiques, journalistes, réalisateurs de télévision) avec lesquels il a travaillé et par ceux qui l’ont rencontré au cours de son existence. En attestent ses amitiés et les correspondances précieuses, échangées et conservées par lui avec beaucoup de soin. Et pourtant nous le connaissons peu, même si nous savons que l’homme était d’une grande réserve et n’aimait pas se livrer. Aucune trace visible ne symbolise son action : pas de salle de rédaction, ni de salle de réunion, ni amphithéâtre, ni immeuble de télévision ne porte, en effet, son nom. Seule la Bourse Jean d’Arcy, créée par Hervé Bourges en 1984, assure la postérité de son œuvre1. Ce paradoxe résultant de la juxtaposition de cette figure légendaire des débuts de la télévision et de la relative méconnaissance dont il est l’objet est sans doute l’un des motifs qui a conduit à l’engagement de nouvelles recherches et à l’écriture de ce livre par des chercheurs venus de disciplines différentes.
2Cet ouvrage collectif vient prolonger des travaux et en tout premier lieu la publication des propos recueillis par François Cazenave en 19842. Ce livre est l’un des rares où Jean d’Arcy s’exprime. Au fur et à mesure de nos recherches, la lecture de cet ouvrage a pris d’autres teintes, apportant des informations, des pistes et de nouveaux indices de recherches. Nous lui devons beaucoup. Sylvie Pierre a également contribué par ses écrits à réinstaller Jean d’Arcy dans un espace de réflexion3. La réalisation de ce livre fait suite au colloque « Jean d’Arcy. La communication au service des droits de l’homme. 1913-1983 », tenu à Paris les 25, 26 et 27 janvier 2012 et organisé par l’UMR Irice, l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’Ina, le Centre de recherches en histoire du xixe siècle-ISOR et la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme.
3Jean d’Arcy s’est ainsi peu livré et peu exprimé directement, que ce soit à l’écran ou lors d’émissions de radio. Témoignage notamment de cette très grande discrétion, les documents qui existent sont à ce titre précieux. En revanche, l’homme a beaucoup écrit et s’est exprimé – voyageur infatigable sillonnant le monde – à de nombreuses tribunes dans le cadre de ses activités professionnelles. C’est une des raisons majeures pour laquelle notre approche s’inscrit dans une histoire des relations culturelles internationales où prennent place le développement et les transformations des techniques et des vecteurs de communication.
4Alors qui est Jean d’Arcy ? « C’était le patron très accueillant, avec une distance qui venait d’une certaine pudeur et aussi d’une autorité », rapporte Jean-Marie Drot qui l’a connu en 1949 quand, chargé de mission au cabinet de François Mitterrand, alors secrétaire d’Etat chargé de l’information auprès du président du Conseil, d’Arcy décide de faire don au pape, pour le Jubilé, d’une antenne et d’un poste de télévision4. Cette image est sans doute la plus consensuelle, celle de l’homme qui fit la télévision en tant que directeur des programmes entre 1952 et 1959 mais qui d’abord, comme le souligne Pierre Desgraupes, inventa le téléspectateur5. Jean d’Arcy qui se prend de passion pour la télévision, qui vérifie, regarde, rend compte de chaque émission au lendemain de la diffusion. Relève le défi de construire la télévision comme instance culturelle de premier plan en France et en Europe. Alexandre Tarta, réalisateur, a gardé des courriers envoyés par d’Arcy : « Je n’ai pas vu Mages et Magiciens, écrit ce dernier, et en suis désolé. Je n’en ai eu que de bons échos et tenais à vous le dire. Tous mes compliments donc à partager avec votre équipe et notamment Pierre Desgraupes6. « Rigueur, ardeur contenue, exigence. Ces regards sont autant d’éléments donnés sur la personnalité de cet homme et viennent sans douter fixer ou assigner son parcours à ces seules années 1952-1959 et peut-être les figer dans les mémoires. Si ces années sont fondamentales, elles ne sauraient, pourtant, résumer à elles seules ni l’œuvre ni la vie de Jean d’Arcy qui se poursuit sur le plan international.
5Jean d’Arcy est né à Versailles en juin 1913. Il meurt en janvier 1983 à Paris, rue Cognac-Jay. Là où la télévision a creusé son sillon.
6Notre ouvrage a pour objet de tracer le portrait de l’homme et de son action dans son siècle. Il s’agit à travers chaque texte de porter, certes, notre attention sur l’homme de programmes des années 1950, pionnier d’un modèle de télévision de service public, mais en resituant ces années charnières dans le temps long de son existence intellectuelle, professionnelle et personnelle. En effet, comment Jean d’Arcy traverse-t-il le siècle ? Quel sens donne-t-il à l’histoire et à son histoire ? Quels sont ses engagements et en particulier lors des années de guerre 1939-1944 ? À la lueur de quels choix, de quelles rencontres, de quelles hésitations ou incertitudes, tensions et conflits, de quelles lectures, courants de pensée, amitiés, construit-il et donne-t-il sens à son existence ?
7C’est autour de quatre parties et de dix-neuf chapitres que ce livre tente d’apporter des réponses.
8La première partie, « Engagement, culture et réseaux », cherche à mieux appréhender les années d’enfance et de jeunesse de Jean d’Arcy, les choix fondamentaux de la période de la guerre et les expériences professionnelles au service de l’État lors des années de la reconstruction. Mais il s’agit également, dans ces chapitres, de cerner les valeurs sur lesquelles se fonda son action. Sylvie Pierre retrace ainsi l’ancrage familial de Jean d’Arcy, sa trajectoire scolaire et universitaire. En donnant des repères biographiques, elle reconstitue son parcours et apporte un éclairage sur ce qui constitue l’héritage culturel de d’Arcy. Elle mentionne, par ailleurs, les moments déterminants et les rencontres. Notre contribution s’attache à montrer comment, au cours d’une période brève – les années 1944-1952 –, il s’implique dans une action ministérielle aux côtés d’Henri Frenay (1944-1945), d’Edmond Michelet (1945-1946), de Pierre Bourdan (1946- 1947) puis de François Mitterrand (1948-1949), et comment s’opère au tournant de 1947 le lien entre une aspiration et une conviction personnelles reposant sur la liberté de l’information et son application dans une action culturelle concrète, inscrite dans un projet de démocratisation et d’émancipation des citoyens.
9La période ministérielle des années 1948-1949 confirme cet ancrage de Jean d’Arcy. Ses premières initiatives et décisions en matière de télévision posent les jalons, Evelyne Cohen le souligne dans son article, d’une vision du média en devenir : les conditions de son développement, bien sûr, mais avant tout les idées qui en forgent la matière : l’esprit résistant, écrit-elle, et sur le plan religieux sa proximité avec « la mouvance du catholicisme social ». La question de la pensée religieuse de d’Arcy est ainsi posée. L’attachement aux valeurs chrétiennes est mentionné par Pascale Goetschel qui propose l’étude de la bibliothèque de Jean d’Arcy permettant de connaître plus finement l’homme en son for intérieur. Comme dans la diversité de ses intérêts. L’homme est évidemment lecteur, écrit Pascale Goetschel. Jean-Marie Drot évoque ainsi sa lecture partagée de Saint-Simon avec Jean d’Arcy. Mais il importe à cette étape de nos recherches de rappeler l’importance de la pensée de Teilhard de Chardin dans celle de Jean d’Arcy. Ce qui lui confère particularité et originalité. Il s’en dégage, en effet, une inscription de l’action dans un questionnement théologique et métaphysique qui l’accompagnera tout au long de sa vie. Spiritualité et modernité comme fondements d’une existence ? C’est une voie entrouverte par celui qui écrit à Hugues de Raucourt, le 11 février 1982 :
Ce que dit monsieur Maisonrouge […] deTeilhard de Chardin m’a personnellement touché. Je l’ai connu, beaucoup lu, il est encore un des moteurs de mon action […]. Construire la noosphère [...] est une tâche passionnante7.
10La deuxième partie de l’ouvrage, « Jean d’Arcy et la télévision », revient sur le développement de cette nouvelle technique de transmission d’images à distance. Sur cette période mieux connue, l’accent est ici mis sur le vaste chantier à bâtir. Denis Maréchal expose la situation de la télévision en France à la veille de la nomination de Jean d’Arcy : quelques milliers de postes, une ébauche de programmation, la nécessité de construire une infrastructure. Isabelle Gaillard observe la façon dont il réussit à financer, dans une période où la télévision n’est pas une priorité, un nombre croissant d’heures de programme. Elle met en évidence la façon dont il impulse une dynamique pour provoquer la vente de postes, cherche de nouvelles recettes. Mais elle explique également l’attachement de d’Arcy à trouver un équilibre interne en suivant attentivement la prise en compte de la rémunération des personnels. Dans l’entreprise à édifier et pour dépasser les obstacles, il s’agit donc de toucher et de convaincre des publics, de penser l’orientation des programmes et leur diversité et de s’appuyer sur des hommes en qui Jean d’Arcy mettra toute sa confiance. Marcel Bluwal, dans le témoignage précieux qu’il apporte dans ce livre, écrit : « Tant que Jean d’Arcy fut à la direction des programmes, les metteurs en scène ont eu un pouvoir exorbitant », et en cherchant à le dépeindre, il note : « Jean d’Arcy a fait grandir la télévision. C’était quelqu’un de très courtois, relativement distant, d’une hauteur intellectuelle évidente, un grand stratège ayant une vision de la télévision avec trente ans d’avance. »
11Instruire, informer, divertir fonde le projet de Jean d’Arcy pour la télévision. Il le met en œuvre dans le souci de s’adresser « au pays tout entier ». Dans notre contribution, nous montrons avec Marie-Noële Sicard comment il pense en matière théâtrale à la fois la transmission des œuvres et l’innovation, appelant de ses vœux l’écriture de textes sur la vie « actuelle » des Français. L’œuvre de Marcel Bluwal et de Marcel Moussy, Si c’était vous, trouve alors toute sa place. Et dans ce même esprit, Jean d’Arcy sollicite Jean-Louis Barrault pour qu’il fasse connaître au plus grand nombre le regard contemporain qu’il porte sur les œuvres interprétées par la troupe du théâtre Marigny. François Jost le confirme, d’Arcy n’a pas eu pour seul projet de réaliser la télévision des maîtres d’école. Il a eu pour souci de donner « un spectacle complet » à domicile qui permet d’« apporter la satisfaction de ces besoins intellectuels et spirituels, qui ne sont plus réservés aux classes riches, aux classes aisées, comme c’était le cas jusqu’à maintenant », écrit-il8. Dans cette conception du « spectacle complet » sont comprises les émissions de variétés, le monde du rire et du sourire. L’article de François Jost porte ainsi un regard sur la place de l’auteur et de la création dans ces programmes.
12L’information est l’un des axes majeurs de la réflexion de Jean d’Arcy. La Déclaration universelle des droits de l’homme en son article 19 en constitue l’intangible référence : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen que ce soit. » Cette idée – Patrick Eveno en montre la place dans les interventions de Jean d’Arcy – trouvera sa traduction notamment dans la mise en place des premiers débats politiques à la télévision, Faire Face, de Pierre Corval, ou encore La liberté de l’esprit.
13Contribuer à la connaissance des Français, de leur vie quotidienne, des métiers, des régions, des villes et des campagnes, constitue pour Jean d’Arcy une des missions de la télévision : « Aller chercher la vie là où elle est ». Relier, explorer, unir, donner à comprendre le monde et le mettre à la portée des hommes est une démarche réfléchie, volontaire. Jean d’Arcy construit une réflexion sur le temps et sur l’espace. Myriam Tsikounas met ainsi le projecteur sur Le tour de la France par deux enƒants. Elle montre les enjeux et contraintes du premier « télé-feuilleton » franco-canadien et les limites de sa réception.
14Ce qui constitue, en effet, dans les années 1950, l’intérêt du projet de Jean d’Arcy tient à son ampleur, dans la mesure où la dimension nationale est prise dans une perspective européenne : une idée d’Europe qu’il s’agit d’incarner9. L’engagement de Jean d’Arcy dans sa dimension culturelle et politique est l’objet de la troisième partie de cet ouvrage, « De l’Europe culturelle à l’action internationale ». La contribution de Christian Henrich-Franke décrit le rôle qu’il tint dans le développement de l’UER et la création de l’Eurovision. Il mentionne quels en furent les succès et les difficultés en matière notamment de coproduction de programmes, la question des langues se révélant un obstacle de première importance.
15Jean d’Arcy a une haute idée de la contribution des télévisions à la construction de l’Europe : « Aller chercher le plus loin possible les images valables afin de permettre à nos spectateurs d’explorer ce monde à leur portée, était un devoir impérieux que nous ressentions tous10. » La réalisation de ces télévisions d’Europe ne s’est pas accomplie de façon unilatérale. L’étude d’Andy O’Dwyer et d’Andreas Fickers, à partir de sources britanniques et françaises, retrace le chemin passionnant permettant d’aboutir, en 1950, à la réalisation d’un programme bilatéral. Elle relate également la rencontre et les échanges entre d’Arcy et Cecil McGivern qui joua un rôle déterminant. Les difficultés techniques et les enjeux non négligeables de concurrence économique entre les deux pays ne vinrent pas freiner la coopération culturelle prestigieuse pour elle pouvait également être considérée comme un tremplin promotionnel de la télévision dans chaque pays. Nous savons quelles conséquences la retransmission en direct du couronnement de la reine d’Angleterre, en juin 1953, eut en France sur la dynamique de vente des postes de télévision et sur l’interpellation des responsables politiques face à l’irruption de ce nouveau média. Cet événement qui fonde l’Eurovision est compris, par les auteurs, comme « espace de négociation et de diplomatie techno-politique ». Et ils voient en Jean d’Arcy « un acteur transnational ou hybride de la scène européenne télévisuelle ». Les talents de diplomate de Jean d’Arcy sont ici mis en avant, portés par une vision politique de coopération culturelle élaborée dans le respect des particularités nationales : richesse plus qu’obstacle à la réalisation des télévisions d’Europe. Fidèle à cette conviction érigée en principe d’action, Jean d’Arcy pense que les transmissions d’images à l’échelle de l’Europe viennent éclairer l’opinion publique et permettent « aux collectivités de prendre d’elles-mêmes une conscience chaque jour plus accrue ». Plus encore, l’engagement européen de Jean d’Arcy, porteur d’espérance, se met au service de la rencontre entre les peuples.
Le réseau d’Eurovision en respectant et développant la liberté des individus, la liberté et la personnalité des nations, est une chance offerte, au stade actuel de l’évolution de l’humanité, pour une meilleure prise de conscience, une connaissance plus approfondie de la collectivité où nous vivons, de la terre qui nous porte et du destin de celle-ci11.
16Olivier Pradervand et François Vallotton présentent, dans ce contexte et à travers le parcours de Jean d’Arcy, l’évolution des échanges télévisés transnationaux et les différentes façons dont elle se traduit au sein de dispositifs de programmation. Certes, le direct trouve toute sa place mais le reportage présente également des garanties d’authenticité. Ils soulignent comment l’usage du duplex et du multiplex – facteur de coproduction transfrontalière – permet une meilleure compréhension internationale. Posant ainsi les éléments de la pensée de Jean d’Arcy, ils en étudient les inflexions jusque dans les années 1970 alors même qu’il n’est plus – depuis 1959 – directeur des programmes de télévision.
17En 1959, Jean d’Arcy est remercié et relevé de ses fonctions. Il devient chargé des relations internationales à la RTF de 1959 à 1961, date à laquelle il part pour New York. Il est alors nommé directeur de la division radio et des moyens visuels à l’Onu. Poste qu’il occupe jusqu’en 1971. Dix années durant lesquelles, à l’appui de sa mission à l’Onu, il fonde une vision audacieuse et originale des enjeux culturels et politiques de la communication à l’échelle-monde. Parcourant les continents, conseiller auprès de l’Unesco, il observe la France depuis son poste à New York avant son retour à Paris au cours de l’été 1971.
18Ces années d’une grande richesse dans le parcours intellectuel, diplomatique et professionnel de Jean d’Arcy sont l’objet de la dernière partie de ce livre, « Mondialisation des échanges et régulation politique ». Dans sa contribution, Chloé Maurel examine l’action de Jean d’Arcy à l’Unesco entre 1966 et 1982, date à laquelle il représente la France dans le projet de « Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication » (Nomic). Elle souligne l’action et la place de Jean d’Arcy au cœur de ces débats dont le développement de la communication devient un « enjeu brûlant des relations Nord-Sud ». Elle montre comment la notion de « droit de l’homme à la communication » dont Jean d’Arcy a énoncé le concept pour la première fois dans son article publié, en 1969, dans la Revue de l’Union européenne de radiodiffusion, vient s’imposer comme référence et base des échanges internationaux.
19Les premières années aux États-Unis sont pour d’Arcy une source de satisfaction. Sa correspondance le confirme, comme elle témoigne de son attachement à ce vaste réseau de relations et d’amitié dans lequel figurent André Brincourt, Armand Lanoux, le général Leschi, Louis Merlin, Pierre Lazareff, Joseph Rovan, Jacques Sallebert, le R.P. Pichard12. La correspondance régulière avec Edmond Michelet – dont la première lettre personnelle date de 1946 – est sans doute celle qui nous renseigne au plus près sur son existence aux États-Unis et sur son lien vif avec la France. Elle nous informe des allers-retours entre ce qu’il voit se déployer comme nouvelles formes de circulation des images, de la complexité du changement d’échelle et des questions de régulation mondiale des échanges, et la situation de la France qui lui semble terriblement figée en son centralisme.
20Jean d’Arcy a gardé une partie de sa correspondance avec Edmond Michelet13. Edmond Michelet, quant à lui, a conservé les courriers que lui a adressé Jean d’Arcy et les siens14. Les annotations sont intéressantes, elles montrent l’écoute attentive du ministre, son souci de trouver une date pour fixer un déjeuner, un dîner, un rendez-vous lors de la venue de d’Arcy à Paris, en général deux ou trois fois par an et l’été au moment des vacances. La rencontre peut aussi avoir lieu à New York lors de déplacements de Michelet. Ces écrits nous permettent de prendre la mesure des fines passerelles que Jean d’Arcy maintient loin et près de Paris.
21En mai 1964, Edmond Michelet lui écrit :
Je m’excuse de ne pas vous avoir encore écrit depuis mon dernier passage à New York. Mais je dicte rapidement ce mot simplement pour vous signaler que le Ministre m’a semblé particulièrement réceptif à la suite de l’entretien que j’avais eu avec lui à votre sujet et qu’il est possible que Bordaz vous fasse signe ces jours-ci. J’ai simplement tenu à vous en aviser et à vous dire que votre nom reste au tout premier de ceux qu’on prononce ces jours-ci quai de Passy15.
22En 1965, Jean d’Arcy s’interroge sur son avenir au moment du renouvellement de son contrat et s’en ouvre auprès de Michelet16. Jean d’Arcy restera en définitive à New York pour un nouveau mandat de cinq ans. Le 6 avril 1967, Edmond Michelet est nommé ministre d’État, chargé de la fonction publique. Dans une longue lettre datée du 16 juillet, Jean d’Arcy décline, avec tristesse, l’offre de Michelet qui le sollicite pour être son directeur de cabinet. Les raisons professionnelles sont invoquées : la crainte de ne pas avoir d’autorité sur les services après six années d’absence et celle d’un avenir incertain. Ces mots en témoignent : « Ce contrat de cinq ans avec les Nations unies est tout ce que je possède de sûr actuellement pour mon avenir, car je ne me vois pas revenant à l’ORTF comme inspecteur général17. » Michelet lui répond vite, le 27 juillet. Il ne prend pas ombrage de sa décision et leur amitié reste intacte18. En 1968, les échanges s’intensifient encore, Jean d’Arcy postulant tout d’abord à une responsabilité dans le cadre du programme spatial européen, projet qui n’aboutira pas. Et les deux hommes se rencontrent à plusieurs reprises.
23L’année 1969 marque un tournant. Edmond Michelet est nommé ministre des Affaires culturelles le 20 juin 1969. L’ORTF n’est pas rattaché à son ministère. Jean d’Arcy, de son côté, forge un véritable espoir de retour. Dans une lettre du il juillet 1969, il lui écrit :
Je serai très heureux – est-il utile de vous le dire – de servir à nouveau sous vos ordres en un domaine où j’ai quelque compétence et un peu d’autorité tant nationale qu’internationale... La tâche à accomplir en France en matière de radio et de télévision ou plutôt en matière de communication est par ailleurs considérable si l’on veut adapter les structures en cette matière à des lendemains qui sont déjà là19.
24En août 1969, l’espoir de se voir confier une haute responsabilité, la charge de l’ORTF, persiste. Dans le même temps, d’Arcy prépare et publie un article, « Satellites de radiodiffusion et droit à la communication », dont il adresse, le 19 septembre, une copie dactylographiée à Edmond Michelet. Le ministre lui répond sans masquer ses interrogations :
Naturellement, je pense avec vous que nous allons de plus en plus vers une mise en pratique de ce « Droit de l’homme à la communication » qui est à la base même de vos réflexions. N’avez-vous pas l’impression qu’avant d’en arriver au point que vous prévoyez, il faudra envisager des mesures de transition ? Ici à Paris, les choses restent en l’état. Je n’ai toujours pas en charge l’ORTF et à vrai dire, dans l’état actuel des choses, je ne suis pas pressé. Bien affectueusement et fidèlement à vous20.
25Le 12 novembre 1969, le magazine Eurêka dont Michel Treguer, journaliste, est le producteur, diffuse une émission au cours de laquelle Jean d’Arcy exprime son analyse quant aux développements du câble et des satellites et à leurs conséquences sur les modes de communication21. Dans un courrier adressé à d’Arcy, Michel Treguer relate les difficultés d’obtenir l’autorisation de diffusion22.
26La presse quotidienne vient relayer dès le lendemain de la diffusion la mise en perspective et les analyses de Jean d’Arcy. Les pouvoirs publics les tiennent à grande distance. Comme l’écrit Léonard Laborie dans cet ouvrage : « Jean d’Arcy était entendu en France, mais il n’était ni écouté ni attendu. » À son retour, ainsi que l’examinent sa contribution et celle d’Henri Pigeat, Jean d’Arcy, tout au long des années 1970 œuvre dans trois directions : la création de sociétés, la présidence de syndicats professionnels en matière de communication et l’action internationale – à l’Unesco – mais Henri Pigeat le rappelle, au sein également de l’organisme international non gouvernemental qu’il créa dès 1966 et qui devint en 1977 l’international Institute of Communications (IIC). Deux préoccupations animent Jean d’Arcy : celle de la libéralisation de la communication audiovisuelle et celle de la régulation, sachant que la situation de monopole est non seulement dépassée mais que les ondes n’appartiennent pas à l’État mais à la nation. Au service des hommes et comme l’écrit Henri Pigeat, « de la liberté des citoyens ».
27Si les idées de Jean d’Arcy heurtent les pouvoirs politiques, il n’en demeure pas moins que – dans une relation ambivalente – ils l’associent aux travaux et instances qui voient le jour et qui ont pour vocation de délibérer sur ces questions. Membre du Haut Conseil de l’audiovisuel en 1973, membre de la commission Moinot en 1981, Jean d’Arcy va peser dans les débats, fidèle à cette distinction entre service public et monopole, soucieux de voir s’instaurer en France une instance de régulation. La France lui reconnaît ainsi une autorité incontournable qui résulte de son assise internationale et de sa vision mondiale des échanges audiovisuels, sans pour autant lui confier de poste de direction d’un établissement de l’audiovisuel public. Au jour de son décès, confirmant ce choix, le journal Le Monde publie l’annonce selon laquelle François Mitterrand lui confiait la présidence de l’association chargée de la mise en œuvre du futur Centre international de la communication à Paris.
28Ce « visionnaire concret », ainsi le qualifiait Claude Santelli, pensait dès les années 1960 qu’une chaire d’enseignement en communication devrait trouver sa place à l’université. En 1980, Jean d’Arcy fonde le Comité d’histoire de la télévision. Gabriel de Broglie apporte son témoignage précieux sur cette entreprise dont Colette Lustière présente la diversité des travaux. « Dans ce projet, rapporte Gabriel de Broglie, il fut extrêmement déterminé, ouvert, adroit, avec un réseau de relations très étendues, agissant toujours avec charme et compréhension. » Lors d’une rencontre avec une équipe universitaire de Toulouse-Le Mirail, d’Arcy annonce les premières actions permettant une immédiate efficacité : création d’un bulletin, constitution d’un centre de documentation, conférences permettant de recueillir des faits et des souvenirs23. Il y associe un très grand nombre d’acteurs, conscient de l’importance de la collecte des archives et des témoignages pour écrire un pan de l’histoire culturelle contemporaine.
29Celui qui avait aussi eu l’intuition des alliances entre cinéma et télévision, dans les années 1950, en sollicitant Jean Renoir pour réaliser Le testament du Docteur Cordelier, est assurément un homme de notre temps. Son engagement en matière de recherches et d’innovations, son implication au sein de l’Organisation française du mouvement européen, lors de l’ouverture de la campagne pour l’élection au suffrage universel du Parlement européen, sa contribution à l’Association pour la fidélité à la pensée du président René Cassin, comme son adhésion à la demande de Pierre Emmanuel de participer à la création du Comité parisien pour le respect de l’Acte final d’Helsinski, manifestent la fidélité de d’Arcy à cette idée de liberté et de respect des peuples sans cesse pensée au regard du présent. Se pencher sur son œuvre, à l’heure des questionnements persistants sur la mondialisation des échanges et leur régulation, s’avère, dans la diversité de nos approches, d’une vive actualité.
Notes de bas de page
1 La bourse Jean d’Arcy est remise chaque année. Elle récompense trois étudiants en journalisme au terme de leur cursus universitaire. Chaque lauréat se voit décerner un contrat de travail de six mois dans les rédactions de France 2 ou France 3. Dans la catégorie rédacteur-reporteur, France Télévisions décerne deux bourses et dans la catégorie JRI (journaliste reporter d’images), une bourse.
2 François Cazenave (propos recueillis par), Pionnier et visionnaire de la télévision : Jean d’Arcy parle, préface d’Henri Pigeat, Bry-sur-Marne/Paris, Ina/La Documentation française, 1984.
3 Sylvie Pierre (dir.), La télévision, le temps des constructeurs. Jean d’Arcy, pensée et stratégies d’un père ƒondateur, Paris, L’Harmattan, 2011 ; Sylvie Pierre, Jean d’Arcy, penseur et stratège de la télévision, Bry-sur-Marne, Ina Éditions, 2012.
4 Entretien avec Jean-Marie Drot, 15 novembre 2011. Je lui adresse tous mes remerciements.
5 Propos tenus par Pierre Desgraupes dans le document « Hommage de la télévision française à Jean d’Arcy », diffusé le 27 avril 1983 sur Antenne 2.
6 Archives écrites, fonds Alexandre Tarta, Inathèque de France. Je remercie Alexandre Tarta pour nos échanges, et Claire Mascolo, responsable des archives écrites de la radio-télévision à l’Ina.
7 Lettre de Jean d’Arcy à Hugues de Raucourt, archives privées de madame d’Arcy. Rappelons que Jacques G. Maisonrouge est alors président et chef de la direction de l’IBM World Trade Europe.
8 Conférence de M. d’Arcy, directeur des programmes de la télévision française, lundi 21 octobre 1957, stage international des réalisateurs, première journée, archives du Comité d’histoire de la télévision (CHTV), fonds Jean d’Arcy, Inathèque de France, 53 p.
9 Marie-Françoise Lévy, Marie-Noële Sicard (dir.), Les lucarnes de l’Europe. Télévisions, cultures, identités, 1945-2005, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008.
10 Jean d’Arcy, texte dactylographié écrit pour les cinq ans de l’Eurovision, fonds Jean d’Arcy, CHTV, Inathèque de France.
11 Jean d’Arcy, texte dactylographié…, op. cit., p. 15.
12 Fonds Jean d’Arcy, CHTV, Inathèque de France.
13 Ibid.
14 Centre d’études et musée Edmond Michelet, Brive-la-Gaillarde, archives E. Michelet, 4EM845. Je remercie chaleureusement madame Patricia Reymond pour son accueil et sa contribution à notre travail.
15 Lettre d’Edmond Michelet du 5 mai 1964, centre Edmond Michelet, 4 EM 845.
16 Lettre de jean d’Arcy du 14 novembre 1965, centre Edmond Michelet, 4 EM 845.
17 Lettre de Jean d’Arcy du 16 juillet 1967, centre Edmond Michelet, 4 EM 845.
18 Lettre d’Edmond Michelet du 27 juillet 1967.
19 Lettre de jean d’Arcy à Edmond Michelet du 11 juillet 1969.
20 Lettre d’Edmond Michelet à Jean d’Arcy, fonds Jean d’Arcy, dossier 11467 002/6, CHTV, Inathèque de France et fonds Edmond Michelet, 4 EM 845, lettre d’Edmond Michelet à Jean d’Arcy du 8 octobre 1969, centre Edmond Michelet, Brive-la-Gaillarde.
21 Eurêka, la télévision du futur, 1re chaîne, 21h 50.
22 Lettre non datée de Michel Treguer à Jean d’Arcy, fonds Jean d’Arcy, dossier 11467 002/6, CHTV, Inathèque de France.
23 Jean d’Arcy explique dans ce document que l’idée est née à la suite d’une émission à laquelle il participa aux côtés d’autres acteurs des débuts de la télévision, « Les Dossiers de l’écran. Le temps héroïque de la télévision », Antenne 2,5 février 1980, fonds Jean d’Arcy, CHTV, 20506-229/Dossier 409, Inathèque de France.
Auteur
Est historienne, chercheur au CNRS (UMR Irice, CNRS, universités Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris 4). Elle enseigne dans le master Histoire et Audiovisuel de l’université Paris 1 et dirige avec Anaïs Fléchet et Robert Frank le séminaire « Littératures et musiques dans les relations internationales : identités, transferts culturels et réception à l’époque contemporaine ». Parmi ses publications : La télévision des Trente Glorieuses. Culture et politique, Paris, CNRS Éditions, 2007 (en codirection avec Évelyne Cohen) ; Les lucarnes de l’Europe. Télévisions, cultures, identités, 1945-2005, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008 (en codirection avec Marie-Noële Sicard) ; Un espace public européen en construction. Des années 1950 à nos jours avec Robert Frank, Hartmut Kaelble, Luisa Passerini (dir.), Bruxelles, Peter Lang, 2010.
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