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La belle époque du vol dans le ressort de la préfecture de police
Voleurs de Paris et voleurs de banlieue sous l’œil des forces de l’ordre
p. 257-269
Texte intégral
1La Belle Époque fut précisément une belle époque pour les voleurs si l’on s’en tient aux discours, qui des juristes, qui des journalistes, qui des hommes politiques, dépeignant une fin du xixe siècle submergée par une armée de détrousseurs, pickpockets et autres cambrioleurs. Ainsi le père de la criminologie française, Gabriel Tarde1, affirme-t-il avec autorité en 1896 que « les oisifs pauvres, les gens "sans aveu” de nos statistiques ont aussi une pseudo-profession destructrice qui consiste à vagabonder en pratiquant alternativement toutes les variétés possibles de mendicité, de l’escroquerie et du vol combinés ensemble, avec ou sans accompagnement de violences. Nous en croyons sans peine nos statistiques quand elles nous disent que la criminalité des gens sans aveu a grandi2 ». Douze ans plus tard, l’un des fondateurs de l’anthropologie criminelle française, Alexandre Lacassagne, s’alarme car, selon lui, « dans les départements situés dans le voisinage de Paris, la proximité de la capitale permet à de véritables bandes de malfaiteurs organisées de venir commettre, quelquefois même en automobile, de véritables pillages de maisons de campagne et de regagner la ville avant même que les crimes ne soient découverts3 ».
2Belle époque des voleurs, donc, mais aussi belle époque des relations entre policiers et gendarmes puisque la hausse prétendue du nombre des vols a pour effet d’intensifier leur collaboration sous la pression d’une triple injonction médiatique, politique et judiciaire. La France a pour particularité d’avoir une force publique duale ; la gendarmerie serait plus particulièrement attachée à la surveillance des campagnes quand la police protégerait en premier lieu les villes4. Cette dualité s’avère moins schématique en introduisant un troisième protagoniste – en l’occurrence un bien nommé larron –, « le » voleur, qui agit comme révélateur d’une organisation des forces de l’ordre plus complexe, où l’imbrication effective l’emporte sur le prétendu cloisonnement, critiqué des contemporains.
Les voleurs, faire-valoir éditoriaux des enquêteurs de la préfecture de police
3Gustave Macé, un ancien directeur du service de la Sûreté5 de la préfecture de police parisienne, dresse dans des mémoires romancés un pittoresque dictionnaire des diverses « façons de s’approprier, avec adresse et ruse, le bien d’autrui [...]6 » : cambrioleurs, carroubleurs, fric-frac, vanterniers, boucarmiers, charrieurs, fourlineurs, goupineurs, ramastiqueurs, mastaroubleurs, bonjouriers, roulottiers, tireurs... Liste argotique non exhaustive qui fait dire au préfet de police, qui dialogue avec Macé, qu’« ils sont nombreux ceux qui vivent de la société et en dehors de ses lois [...]7 ». Ainsi, la lecture des souvenirs du policier parisien – comme celle de ses prédécesseurs et de ses successeurs – renvoie l’image d’une capitale dévastée par cette « pègre8 » du vol qui, selon l’enquêteur, aurait sa propre société et son propre cursus honorum ; l’« apprenti voleur » en constituerait le premier degré initiatique.
4Pour lutter contre cette « armée du crime », vue comme grouillante et irrésistible dans les rues parisiennes, un autre inspecteur de ce service vante le « flair9 » qui serait la qualité première des agents de la Sûreté parisienne. Pour ceux qui « cherchent à pincer les pickpockets et les voleurs de différents genres [...] la langue verte est [...] la langue que doivent parler tous les inspecteurs de police10 ». L’inspecteur Rossignol avoue le plaisir de s’être souvent déguisé pour pénétrer le milieu des voleurs afin de les appréhender. La dangerosité sociale des voleurs, telle que présentée supra, contraste avec la peinture plaisante que l’enquêteur fait de son travail, puisqu’il raconte que « les agents de ce service [de la Sûreté, de la préfecture de police| doivent opérer sur les flagrants délits proprement dits. Ils font un peu ce qu’ils veulent, déambulent à travers Paris, musardent, vont ci, vont là, cherchent à pincer les pickpockets et les voleurs de différents genres [...]11 ». Le travestissement, la ruse, la manipulation constituent les armes non violentes des limiers ; au secret de ce monde de malfaiteurs répondent les procédés occultes des policiers.
5À la répression, le journaliste Hogier Grison préfère, quant à lui, la prévention. Il s’emploie à démontrer les avantages de la présence des « policiers ostensibles » au plus près des Parisiens sur celle de l’« agent en bourgeois », anonyme, déguisé, pour empêcher le vol, car « le rôle du gardien de la paix est de faire de la police préventive plutôt que répressive. Comme celui du gendarme, son uniforme doit être là semblable à un phare qui guide et rassure le navigateur égaré » ; selon le connaisseur des questions de police, « son uniforme doit être employé à faire fuir les voleurs absolument comme l’épouvantail qu’on met dans les blés sert à faire fuir les moineaux12 ». Il semble que la frayeur de l’« épouvantail » soit relativement efficace contre ces « moineaux » dans l’espace public parisien puisque les forces de l’ordre ont peu à souffrir de leurs attaques directes. Le Livre d’or des agents de la préfecture de police mentionne le seul cas d’un inspecteur du service de Sûreté attaqué à coups de couteau par un malfaiteur surpris lors d’une tentative de vol entre 1875 et 1914.
6Les voleurs seraient-ils donc moins nombreux et moins actifs que les discours des contemporains ne l’assènent ? En 1913, les statistiques de la délinquance parisienne des « crimes et délits contre les propriétés » estiment à 3 724 les vols simples pour l’année 1913 pour un total de 25 775 arrestations ; les délits les plus couramment relevés sont ceux de vagabondage et de mendicité (6 818 infractions dans ces deux catégories)13. La réalité des chiffres est donc moins sombre sur ce point que ne le laissent imaginer les représentations courantes. Si la description du monde des voleurs est donc ambiguë, la relation des policiers parisiens aux voleurs ne l’est pas moins.
Les indicateurs : l’arme la plus efficace de l’enquêteur contre les voleurs
7En effet, le commissaire Goron – ancien chef de la Sûreté, comme Gustave Macé, et mémorialiste prolixe de ses enquêtes – narre des procédés pourtant peu avouables pour démasquer et arrêter les voleurs : l’emploi d’indicateurs, rémunérés qui plus est. Comme le reconnaît lui-même Marie-François Goron, il lui fallut apprendre « tout ce qu’il connaît de bien et de mal pour être un parfait policier14 » au début même de sa carrière. L’emploi de ces auxiliaires est indispensable et l’on comprend que le bon enquêteur est d’abord celui qui a su dénicher les sources d’informations les plus bavardes et les plus fiables.
8Le zèle des voleurs dénonciateurs parfois de leurs propres complices est stimulé par des primes d’arrestation ou aussi par ce qui est appelé dans l’argot policier un « condé », c’est-à-dire le privilège pour un malfaiteur de poursuivre des activités illégales, tolérées par la police en échange de renseignements. Il peut parfois arriver que la promesse de primes d’arrestation favorise le délit au lieu de permettre sa répression. Ainsi, le commissaire Goron est-il joué par un de ses « agents secrets »– pour reprendre sa propre expression – qui dérobe des biens pour les placer chez des innocents qu’il s’empresse de dénoncer aussitôt pour toucher son dû15.
9Les aveux du commissaire parisien, confortés par ceux de l’inspecteur Rossignol, donnent une tout autre image de celle que la préfecture de police essaie de promouvoir au tournant du xxe siècle. À des procédés associés à la légende noire de Vidocq, l’institution entend substituer l’image d’une police acquise à la modernité scientifique, gage de l’éradication du crime, garante de la victoire contre la récidive, du moins le croit-on avec force dans le sillage des ouvrages d’Alphonse Bertillon. Le chef de l’Identité judiciaire promeut une police positive, avec l’anthropométrie criminelle, dont les procédés rendent la police judiciaire présentable – présentée d’ailleurs lors de l’Exposition universelle de 1900 –, loin des descriptions de Goron ou de Rossignol. Le début du xxe siècle marque le premier succès en France de la dactyloscopie, c’est-à-dire l’étude et la reconnaissance des empreintes digitales. En octobre 1902, Henri Scheffer est arrêté et convaincu de l’assassinat d’un bijoutier grâce au relevé et à l’identification des crêtes papillaires de ses doigts16. Néanmoins, les témoignages des policiers mémorialistes et la consultation des archives confortent l’idée d’une efficacité de la « police des rues » bien supérieure à celle de la « police des laboratoires », cette dernière accréditant une vision enchantée des enquêtes judiciaires. Or la sûreté des Parisiens – contre les malfaiteurs de tous ordres, en particulier les voleurs – profite d’abord de la double protection que les forces de l’ordre lui assurent sur la voie publique.
Des voleurs soumis à une double surveillance policière dans les rues de Paris
10Les mémoires des policiers parisiens accordent peu de place à la présence des gendarmes et des gardes républicains dans leur « pré carré », quand celle-ci n’est pas purement et simplement occultée. Il ne faudrait néanmoins pas réduire le rôle des militaires à leur participation aux seuls dispositifs de maintien de l’ordre lors de manifestations. Les plus de trois mille gardes républicains fournissent un appoint notable et nécessaire à la surveillance exercée par les gardiens de la paix pour protéger la propriété. Ainsi, le commissaire Louis Hamon relève-t-il qu’un « garde de Paris17 » tient sous sa surveillance deux voleurs interpellés dans un théâtre parisien avant que le policier ne les interroge18. Relevons le rôle passif du garde, subordonné au travail d’enquêteur plus subtil du commissaire. Pourtant, comme la surveillance des théâtres est confiée par le préfet de police aux militaires de cette troupe, l’arrestation des deux malfaiteurs ne peut avoir été réalisée que par un de ces hommes. Celle-ci n’est pourtant nullement évoquée, ce qui amoindrirait l’intervention bureaucratique du commissaire face à l’action plus valeureuse du gendarme.
11Ce que n’écrivent pas les policiers dans leurs souvenirs est pourtant attesté par les archives. Ainsi, à la fin du xixe siècle, un brigadier de la garde, lors d’une tournée, « rencontra un cocher de maison bourgeoise qui poursuivait avec sa voiture deux individus venant de commettre un vol à main armée19 » ; l’un des deux malfaiteurs, armé d’un couteau, se rend devant le revolver du gendarme. Quelques années plus tard, un garde, reçu au cabinet du préfet de police, est « complimenté [...] pour avoir coopéré à l’arrestation d’un individu, qui venait de se rendre coupable d’un vol à l’étalage [...]20 ». La collaboration entre gardes républicains et gardiens de la paix, officiers de la gendarmerie et commissaires ne consiste donc pas seulement à assurer l’ordre des rues parisiennes en oeuvrant de concert avec la police des foules. Elle vise également à prévenir le vol par une présence ostensible – ce qui relève de la police administrative –, voire à arrêter en flagrant délit les malfaiteurs – ce qui touche à la police judiciaire.
12Sur ce point, le commissaire Goron contredit l’image positive produite par les archives manuscrites. En évoquant le transfèrement de voleurs « dans le même "panier à salade’’21 », il indique ironiquement que « le garde républicain qui sommeille tranquillement près de la portière ne connaît d’autre mission que celle d’empêcher les tentatives d’évasion des prisonniers [...] ; pour le reste, il s’en soucie comme un poisson d’une pomme. Les prisonniers en question peuvent échanger entre eux les renseignements les plus graves [...] sans que le brave cipal s’émeuve un seul instant22 ». Au-delà de l’ironie mordante du commissaire, cet extrait révèle le rôle indispensable des gendarmes dans le dispositif parisien de la police judiciaire. Ceux-ci assurent les transfèrements des voleurs entre les prisons et le Palais de justice après les enquêtes menées par les policiers pour mettre les malfaiteurs à la disposition des magistrats. Le partage des tâches répressives est l’un des aspects de la dualité de la force publique française. L’ironie du policier vis-à-vis du garde traduit son mépris envers une arme à laquelle il prête peu de vertus policières. Gagnant en importance et en influence, la corporation des commissaires entend, par certaines de ses voix – dont celle de Goron –, centraliser et unifier la force publique française sous l’autorité du ministère de l’intérieur ; le discrédit de l’action des militaires figure au répertoire des arguments alors énoncés dans ce but.
13Il est de situations – exceptionnelles, il est vrai – où la police judiciaire réprimant les voleurs s’exerce à l’endroit d’un... représentant de la loi. Ainsi, en 1909, le chef de la légion de Paris doit-il écrire avec embarras au gouverneur militaire de Paris au sujet d’« un gendarme surpris en flagrant délit de vol au bazar de l’Hôtel de Ville23 ». Le haut gradé reçoit un mot de la main même du préfet Lépine, l’invitant à venir faire chercher son subordonné, arrêté par un agent de la Sûreté, dans les locaux de la préfecture. Rapidement traduit en conseil de guerre, le gendarme voleur – un ancien garde républicain, affecté ensuite dans la gendarmerie départementale en banlieue parisienne – est révoqué pour « faute contre l’honneur ». Au-delà de l’anecdote, cette affaire de vol révèle les meilleures relations entre militaires et policiers pour résoudre au mieux un épisode humiliant pour la gendarmerie. Le préfet Lépine sait toute l’importance qu’il y a à ménager une arme qui lui est quotidiennement nécessaire, à Paris comme dans sa banlieue, où les rapprochements entre les deux institutions sont alors favorisés. L’incident et ses conséquences signalent également que les représentations diffusées par les policiers mémorialistes doivent être constamment confrontées aux sources manuscrites.
La banlieue parisienne, nouvel eldorado des voleurs à la Belle Époque ?
14Alors que les rapports entre brigades de gendarmerie et commissariats de la banlieue parisienne s’intensifient régulièrement depuis le début de la Troisième République24, l’année 1909 traduit la volonté du préfet Lépine « de renfor cer le service de surveillance [...] pour prévenir, par des rondes ou par tout autre moyen d’intervention, les cambriolages ou les attaques nocturnes que l’active circulation des forces de police et de gendarmerie peut contribuer à diminuer et à faire cesser25 ». Afin d’améliorer l’efficacité du dispositif par une présence plus marquée des forces de l’ordre, le préfet propose d’organiser une « sortie alternative des agents ou des gendarmes26 ». Comme à Paris, comme dans toutes les villes de France comptant plus de cinq mille habitants, la banlieue bénéficie donc d’une double surveillance policière dont il convient d’ordonner le fonctionnement.
15Néanmoins, si la densité policière à Paris intra muros est la plus élevée en France – ce qui rend les vols de plus en plus ardus pour leurs auteurs –, les effectifs des forces de l’ordre dans les villes circumvoisines de la capitale n’ont pas crû en proportion de la population suburbaine, n’ont pas adapté leur maillage à la rapide et massive réorganisation urbaine en marche. L’illustration de cette situation est fournie par le commissariat de Clichy qui compte onze sergents de ville et un commissaire en 1878. Le magistrat doit surveiller les communes de Clichy et de Saint-Ouen, soit près de 32 500 habitants ; l’importance démographique et l’étendue de sa circonscription l’amènent à constater que « la brigade de gendarmerie de Saint-Ouen, brigade à pied, et les rondes que je fais faire par mes agents, quotidiennement, ne peuvent [...] rassurer complètement les habitants27 » les plus éloignés. Le vide laissé par les forces de l’ordre de banlieue est exploité par les voleurs parisiens, qui usent de moyens commodes pour voyager, avec les nouvelles lignes ferroviaires, le métropolitain, les bicyclettes.
16La circulaire du préfet Lépine en 1909 paraît confirmer la prise de conscience de la nécessité d’un remède au sombre constat d’un conseiller municipal déplorant, en 1900, qu’il « est devenu un lieu commun de signaler le manque de sécurité dont jouissent [...] les habitants de la banlieue de Paris. à défaut des grands crimes retentissants qui y sont relativement rares [...], les cambriolages de maisons inhabitées, les déprédations de toutes sortes, les vols de récoltes surtout y sont monnaie courante [...]28 ». Selon l’auteur, les raisons de cet état de fait seraient doubles. D’une part, les commissariats constitueraient de simples bureaux administratifs pour enregistrer les plaintes de vol et les transmettre à la préfecture de police, mais sans enquête judiciaire, faute de personnel suffisant et qualifié. D’autre part, les cambrioleurs seraient des « professionnels » opérant en banlieue mais vivant à Paris. Quelques mois auparavant, le maire de Suresnes se plaignait de « vols avec effraction qui se renouvellent trop fréquemment [...] » en relevant que « les malfaiteurs deviennent d’autant plus audacieux qu’ils demeurent impunis29 ». L’organisation de rondes paraît, à ses yeux, une solution au problème... en tout cas un moyen de satisfaire ses administrés électeurs. L’« insécurité en banlieue30 » est à la une quelques années plus tard. Des journalistes décrivent « de nouveaux faits qui prouvent [à leurs yeux], la nécessité et l’urgence des réformes [...] pour la sécurité de la banlieue », et se complaisent à raconter « comment, en pleine ville d’Aubervilliers, des cambrioleurs ont pillé une fonderie31 ». Le rédacteur avance l’idée de l’insuffisance des effectifs policiers pour expliquer des méfaits donnant l’image d’un territoire ravagé.
17Faut-il s’étonner de cette situation, même exagérée, à une époque où la population suburbaine croît considérablement, ce qui fait écrire à un philosophe, dès les années 1880, que, si « les conditions de la vie urbaine ne s’améliorent pas grandement, l’accroissement des villes est et sera encore une cause évidente d’accroissement de la criminalité32 ». La statistique légitime son assertion : « En 1880,100 000habitants des communes rurales donnent 8 accusés ; 100 000habi- tants des communes urbaines en donnent 1633. » Mais ce que dénonce l’intellectuel républicain, c’est moins l’inflation démographique que les conditions de vie misérables des nouveaux arrivés, qui produirait cette délinquance accrue. La banlieue deviendrait donc à la fin du xixe siècle le terrain d’exercice privilégié des voleurs. Surveillance policière insuffisante ou, du moins, moins pressante que dans les grandes villes, maisons inhabitées en semaine de Parisiens aisés, exode rural vers la banlieue de populations appauvries paraissent alors nourrir la croissance du vol.
18Quelle est la nature des vols commis dans une banlieue entre ville et campagne ? La propriété est-elle aussi menacée que le laissent penser les propos alarmants des contemporains ?
« Voleurs des villes » ou « voleurs des champs » ? La banlieue, milieu d’un vol de nature hybride
19En 1907, quelques semaines avant la création des brigades mobiles de police judiciaire, un commissaire de la banlieue parisienne méridionale répond au préfet de police que ce sont « les attentats contre la propriété qui sont de beaucoup les plus nombreux34 ». Il nuance aussitôt son affirmation en soulignant qu’« il faut considérer que la plupart des vols commis sont peu importants [...] ». Et s’il déplore que « la plupart des vols restent impunis, leurs auteurs n’étant pas retrouvés », il rajoute, au sujet de sa recherche de bandes de jeunes voleurs, qu’« il y a loin de ces jeunes gens aux beaux Apaches dont les hauts faits nous sont si copieusement et si exagérément contés35 ». Si la réalité du vol ne fait pas de doute, de même que la présence de voleurs dans la banlieue parisienne de la Belle Époque, ce rapport nuance singulièrement la gravité du premier et la dangerosité des seconds.
20En 1891, le commissaire de Choisy-le-Roi relève une moyenne de 259 affaires par an, dans sa circonscription, durant les dix années précédentes. Dominent les délits de vagabondage et de mendicité, les vols qualifiés et simples, les vols de récolte, les escroqueries, les suicides, les arrestations d’aliénés, mais principalement des accidents. « à part une dizaine de vols qualifiés et quelques accidents suivis de mort, les affaires traitées par le commissariat sont d’une importance relativement peu considérable. Il n’existe pas dans ma circonscription de malfaiteurs proprement dits [...] ; sur les sept communes qui composent ma circonscription [...], à part quelques vols de volailles et quelques différends entre voisins, elles sont très calmes36. »
21La même année, le commissaire des Lilas récapitule et détaille les 5 485 affaires37 ayant fait l’objet d’un procès-verbal dans sa circonscription38. Les vols (« simples », « qualifiés » et ceux dits « de récolte ») sont les infractions les plus nombreuses ; elles représentent 763 affaires, soit près de 14 %. Les faits de vagabondage, en deuxième position dans ce bilan, constituent environ 8 % des contraventions. Néanmoins, la majeure partie de l’activité du commissariat est consacrée à la police administrative (« renseignements ») ou à la correspondance avec le parquet. Ces statistiques relativisent l’appréciation du conseil municipal du Pré-Saint-Gervais – sujette à caution en raison d’enjeux électoralistes –, estimant que « le service de police de la commune du Pré-Saint-Gervais est défectueux ; la sécurité des personnes et des propriétés y est insuffisamment assurée. Les vols avec effraction et les cambriolages y sont de plus en plus fréquents ; dans les rues un peu écartées, les passants risquent à certaines heures du soir et même dans la journée de se faire attaquer sans que leurs appels au secours puissent être entendus39 ». Si les voleurs ne commettent pas les infractions les plus nombreuses, la fin du xixe siècle est particulièrement sensible aux atteintes à la propriété, ce dont témoignent ces édiles sensibles aux doléances les plus appuyées de leurs concitoyens électeurs. Mais il ne faut pas confondre la sensibilité au vol et le nombre de voleurs. Ainsi, le commissaire de Joinville-le-Pont nuance-t-il la demande du conseil municipal de la ville voisine de Saint Maur-des-Fossés d’augmenter le personnel policier en raison de la hausse des vols dans les « maisons de campagne inhabitées40 ». La requête des édiles lui paraît exagérée et il estime qu’elle n’a pas de motif d’être satisfaite après l’arrestation en flagrant délit de voleurs et la création de rondes de nuit par des agents en « bourgeois ».
22Les rapports établis dans d’autres commissariats de banlieue donnent une idée plus précise de la nature des vols commis en majorité ; les larcins avec violence demeurent très rares, a fortiori ceux accompagnés d’homicides ; il faut donc éviter de superposer leur retentissement dans l’opinion et leur écho par les conseils municipaux avec leur fréquence. Le maire de Bagneux avoue son impuissance à réprimer les vols dans les jardins41 ; il est vrai que la seule force de police dans sa commune est constituée par un garde-champêtre et un agent du commissariat d’une ville voisine, qui se contente de rapides tournées hebdomadaires. L’insuffisance du personnel policier dans la circonscription de Montreuil (regroupant aussi Rosny et Villemonble, soit 31 000 habitants dispersés sur une vaste superficie) préoccupe également le commissaire chargé d’en assurer la protection42. Cette carence expliquerait, à ses yeux, les préjudices subis : « Dans ces communes, les vols de récolte, de fruits et maraudages sont en majorité, préoccupent beaucoup la population rurale et exigent une surveillance sur des territoires très étendus. » Ce constat permet au fonctionnaire de solliciter, avec succès, une hausse des effectifs à sa disposition ; entre 1892 et 1914, le personnel des agents augmente très notablement de douze à quarante-six. Cette hausse signe également une inversion du rapport des forces au sein de la force publique. En effet, au début de la Troisième République, la gendarmerie départementale demeure encore quantitativement prépondérante en banlieue parisienne ; quarante ans plus tard, les polices municipales ont largement supplanté des brigades dont le volume du personnel reste remarquablement stable.
23À de tels motifs structurels d’essor prétendu des vols s’ajoutent des raisons conjoncturelles. Le commissaire de Pantin reconnaît, au printemps 1905, que le nombre des vols dans sa commune a sensiblement augmenté durant la première quinzaine d’avril, car « les agents ont été presque tous employés à assurer le ser- vice des grèves, concurremment avec la gendarmerie43 ». On peut imaginer que la hausse du nombre des vols et celle des grèves ne sont pas sans rapport. Loin de seulement s’expliquer par la carence causée par des forces de l’ordre mobilisées pour assurer des tâches de maintien de l’ordre, la croissance des vols – dont on a vu qu’ils touchent surtout les jardins et les vergers – aurait pour origine un regain de difficultés socio-économiques et de sous-emploi. Le nombre de vols et celui de chômeurs seraient donc étroitement liés ; de même que ce type de vol croîtrait en période d’inflation des vagabonds, les chemineaux pauvres trouvant ainsi à se nourrir à moindres frais. Le contexte économique serait donc un élément d’explication plus pertinent pour expliquer une recrudescence des vols que l’invocation de la faiblesse quantitative des effectifs policiers dévolus à la police judiciaire en période de grèves.
Des voleurs de la « bande à Bonnot » aux voleurs de poules : une coopération policière perfectible
24Symbole paroxystique de cette criminalité de prédation qui prospérerait dans la banlieue des grandes villes françaises – celle de Paris notamment –, le périple sanglant de la « bande à Bonnot ». « Bandits tragiques44 » pour les uns, anarchistes dévoyés pour les autres45, assassins pires que des bêtes pour les derniers, Jules Bonnot et ses complices débutent leur carrière médiatico-criminelle sur les grands boulevards parisiens en décembre 1911. Le chef de la bande est abattu quelques mois plus tard à Choisy-le-Roi puis, deux semaines plus tard, c’est au tour de deux des membres les plus dangereux, à Nogent-sur-Marne46. Les malfaiteurs tuent pour voler, que ce soient les chauffeurs des automobiles dont ils se servent ensuite pour commettre leurs forfaits, que ce soient les encaisseurs de la Société générale, que ce soient les rentiers dépouillés dans leur modeste pavillon. La violence est mise au service du vol, sans précaution, sans pitié, comme pour mieux exhiber le mépris de la morale dite « bourgeoise », le dédain des lois de la République, la haine du capitalisme, la guerre déclarée aux forces défendant cet ordre détesté.
25Lors de l’affaire de la « bande à Bonnot », la presse se plut à relever les insuffisances des gendarmes à bicyclette ou à cheval poursuivant sans espoir les voleurs puissamment motorisés ; les journaux se moquèrent de prétendus dysfonctionnements profitant aux malfaiteurs entre police et gendarmerie. Au contraire de ce qui fut alors mis en avant par la presse, les sources montrent une coopération dense et soucieuse d’efficacité.
26Cette affaire nourrit l’image médiatique d’un nouveau genre de voleurs, animés par une cupidité sanguinaire sans équivalent, avec des moyens d’action inédits. Contrairement au flot des faits divers faisant oublier le précédent, les malfaiteurs de la « bande à Bonnot » marquèrent durablement les esprits, peut-être parce qu’ils inaugurèrent un nouveau régime du vol. Vue de l’esprit ? Peut-être pas uniquement si l’on veut bien aussi observer la réaction des « volés ». Presque immédiatement et de façon inédite, la Société générale décide ainsi de doter ses agences de pistolets et de carabines Winchester pour décourager, voire abattre de nouveaux voleurs47. Une ère nouvelle de la sécurité bancaire face au vol débute alors.
27La coopération entre forces de l’ordre durant cette affaire exceptionnelle et atypique reflète une collaboration quotidienne plus routinière, mais plus représentative ; en témoigne, par exemple, la médaille d’argent de 1re classe reçue des mains du préfet de police par un gendarme de Saint-Denis pour avoir arrêté, alors qu’il « sortait de la caserne en tenue du matin, sans arme, [un voleur] venant de dévaliser un employé de banque » avec un revolver, et aidé d’un complice48. Les rapports entre sergents de ville et gendarmes suburbains touchent néanmoins plus souvent au maintien de l’ordre lors de grèves et de manifestations qu’au domaine de la police judiciaire où la préfecture de police et la Sûreté générale exercent leur prééminence.
28Tous les policiers n’ont pas l’œil impitoyable de Javert pour les voleurs. Si les rapports et les procès-verbaux ne manifestent pas – ou de façon rarissime et voilée – le sentiment des gendarmes et des policiers sur le vol et les voleurs, leurs mémoires sont, en revanche, plus instructifs sur ce point. Les longues descriptions du commissaire Goron, de l’inspecteur Rossignol et même du commissaire Macé – pourtant le plus conservateur et le moins indulgent des trois – laissent souvent pointer de la bienveillance, voire de l’admiration pour ce milieu – du moins lorsque le meurtre crapuleux ne se mêle pas à l’habileté subtilisatrice. Le commissaire Stellet exprime même une franche compassion et de la mansuétude pour un père dérobant de l’argent pour nourrir sa fille et payer les médicaments de sa femme malade49.
29Accusé, avec des camarades, de vols dans une épicerie dijonnaise alors qu’il est adolescent, Jules Belin – un célèbre policier de l’entre-deux-guerres – reconstruit ainsi le prélude de sa carrière professionnelle, qui débuta au printemps 1912, à l’acmé médiatique des vols meurtriers de la bande à Bonnot en banlieue parisienne : « Notre honneur était en cause. J’étais, bien entendu, le chef de notre petite bande. Au lieu de continuer de jouer aux gendarmes et aux voleurs, je décidai que nous ferions les gendarmes et que, sous le nez de la police alertée, nous pincerions les voleurs. Voilà certainement l’origine d’une vocation qui m’a conduit à vivre jusqu’à mon âge mûr dans le monde merveilleux et injustement décrié des limiers de la Sûreté générale50. » Si ce récit autobiographique vise à nourrir la légende d’un des policiers français les plus célèbres alors, il laisse toutefois penser que le choix entre une carrière de hors-la-loi ou un engagement au service de la loi tient à peu de chose.
Notes de bas de page
1 Cf. la contribution de Louise Salmon dans cet ouvrage.
2 Gabriel Tarde, « La criminalité professionnelle », Compte rendu des travaux du quatrième congrès international d’anthropologie criminelle, Genève (24 au 29 août 1896), Genève, Georg et Cie, 1897, p. 82-83.
3 Alexandre Lacassagne, « Peine de mort et criminalité », Archives de l’anthropologie criminelle et des sciences pénales [AAC désormais], 1908, p. 73. L’ensemble des AAC sont consultables sur le site internet Criminocorpus.
4 Sur la gendarmerie, lire les indispensables ouvrages dirigés par Jean-Noël Luc, Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, et Soldats de la loi. La gendarmerie au xxe siècle, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2010 ; sur la police, on indiquera uniquement l’ouvrage le plus récent de Jean Marc Berbère, coécrit avec René Lévy, Histoire des polices en France, de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2011.
5 Service dévolu à la police judiciaire dans le ressort du préfet de police.
6 Gustave Macé (ancien chef du service de Sûreté), La police parisienne. Mon musée criminel, Paris, Impr. G. Charpentier et Cie, 1890, p. 144.
7 Ibid., p. 145
8 Ibid.
9 Gustave-Amand Rossignol, Les mémoires de Rossignol, ex inspecteur principal de la Sûreté, Paris, Société d’éditions littéraires et artistiques, 5e éd., 1900, p. 57.
10 Ibid., p. 10.
11 Ibid., p. 17.
12 Cité par Alfred Rey et Louis Féron, Histoire du corps des gardiens de la paix, Paris, Firmin-Didot, 1896, p. 460.
13 Annuaire statistique de la Ville de Paris pour 1913 et principaux renseignements pour 1914, Paris, 1917.
14 Marie-François Goron, Les mémoires de monsieur Goron, 1re partie, L’apprentissage de la police, Paris, Albert Méricant, 1903, p. 62.
15 Marie-François Goron, Les mémoires de monsieur Goron, 4e partie, La police de l’avenir, Paris, Ernest Flammarion, 1904, p. 121-123.
16 Sur cette affaire ainsi que sur les ambiguïtés et les limites de cette nouvelle technique criminelle, Jean-Marc Berlière, « L’affaire Scheffer : une victoire de la science contre le crime ? (octobre 1902). La première identification d’un assassin à l’aide de ses empreintes digitales », http://criminocorpus.revues.org/266.
17 Le policier utilise une expression se rapportant à la première appellation de la garde républicaine.
Louis Lépine commet la même erreur dans ses souvenirs, ce qui peut s’interpréter de multiples façons.
18 Louis Hamon, Police et criminalité. Impressions d’un vieux policier, Paris, Ernest Flammarion, 1900, p. 440.
19 Service historique de la Défense, département gendarmerie [SHD-DG], 1H 1, ordre de la légion n° 15, félicitations au brigadier Loth, 11 avril 1900.
20 SHD-DG, 1 H 272, lettre du chef de la légion au préfet de police accusant réception des félicitations adressées aux gardes Giacometti et Fraisse, 9 avril 1908.
21 Marie-François Goron, Les mémoires..., op. cit., 4e partie, p. 147.
22 Ibid., p. 146-147.
23 SHD-DG, 005, lettre du chef de la légion de Paris au gouverneur militaire de Paris, 24 septembre 1909.
24 Archives de la préfecture de police [APP désormais], DB 19, la Circulaire préfectorale à messieurs les commissaires de police du ressort de la préfecture (Paris excepté) du 29 juillet 1872 leur signifie qu’ils « doivent entretenir de bons rapports avec la gendarmerie ».
25 APP, DB 19, Circulaire préfectorale aux commissaires de police du département de la Seine relative à une action combinée avec la gendarmerie, 19 avril 1909.
26 Ibid.
27 APP, DA 454, rapport du commissaire de police de Clichy au secrétaire général de la préfecture de police, 28 décembre 1878.
28 APP, DA 444, Louis Gibart, « Le manque de sécurité dans la banlieue. Ses causes », Revue municipale, 1er octobre 1900, p. 2573-2575.
29 APP, DA 451, lettre du maire de Suresnes au préfet de police, 27 août 1899.
30 APP, DA 444, « L’insécurité en banlieue », La Nouvelle Presse, 22 mars 1905.
31 Ibid.
32 Henri Joly, La France criminelle, Paris, Librairie Léopold Cerf, 1889, p. 254.
33 Ibid.
34 APP, DA 445, rapport du commissaire à Ivry-sur-Seine, automne 1907.
35 Ibid.
36 APP, DA 447, rapport d’activité du commissariat de Choisy-le-Roi au secrétaire général de la préfecture de police, [?] novembre 1891.
37 Total auquel s’ajoutent 725 « contraventions dressées par la gendarmerie ». Les infractions relevées par les militaires ne sont pas définies.
38 APP, DA 448, tableau présentant la « moyenne des affaires traitées annuellement au commissariat de police de la circonscription des Lilas [soit les communes des Lilas, Romainville, Noisy-le-Sec, Bondy, Bagnolet| », 12 novembre 1891.
39 APP, DA 448, extrait du registre des délibérations du conseil municipal, 28 mai 1895.
40 APP, DA 452, rapport du commissaire de police à Joinville-le-Pont au préfet de police, 11 février 1886.
41 APP, DA 449, lettre du maire de Bagneux au préfet de police, 27 août 1892.
42 APP, DA 449, rapport du commissaire de police à Montreuil au secrétariat général de la préfecture de police au sujet du projet de réorganisation des services de police, 15 novembre 1891.
43 APP, DA 450, rapport du commissaire de police à Pantin au préfet de police, 21 avril 1905.
44 Expression servant au titre de l’ouvrage de Victor Méric, Les bandits tragiques, Paris, Simon Kra éditeur, 5e éd., 1926, sans que nous sachions si l’écrivain libertaire en est l’inventeur.
45 Cf. la contribution de Vivien Bouhey dans ce volume.
46 Laurent López, « La bande à Bonnot : l’assaut final à Nogent (14 au 15 mai 1912) », Criminocorpus, mai 2009, texte intégral en ligne, http://www.criminocorpus.cnrs.fr/article375.html.
47 Archives de la Société générale, B 4437, lettre du directeur général demandant d’augmenter la sécurité dans les agences, notamment en les dotant toutes de « Winchester toujours chargées » et de « revolvers à portée des agents », 4 avril 1912.
48 SHD-DG, 0011, rapport du colonel de gendarmerie commandant la légion de Paris, 2 décembre 1911.
49 F. – M. Stellet (commissaire central), Haut les mains ! Souvenirs vécus d’un détective français, Toulouse, Libr. Bonnet, 1927, p. 265-272.
50 Jules Belin (commissaire), Trente ans de Sûreté nationale, Paris, Bibliothèque France-Soir, 1950, p. 8.
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Ce livre est cité par
- Picard, Nicolas. (2019) Escaping the Guillotine: The Gap between the Crimes Punishable by Death and the Effective Death Sentences (France, 20th Century). Studia Iuridica, 80. DOI: 10.5604/01.3001.0013.4813
- Bogani, Lisa. (2015) Le vol domestique : une forme de contestation sociale ?. Histoire & Sociétés Rurales, Vol. 43. DOI: 10.3917/hsr.043.0103
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