Présentation

1Lorsqu’il parvient devant une juridiction répressive, le vol n’apparaît pas comme une infraction comme les autres. Les expressions de « justice de classe » ou de justice pour les riches l’illustrent en partie. Pour un certain nombre de chroniqueurs judiciaires, le prétoire apparaît comme une sorte de confessionnal moral. La personnalité du président joue alors un rôle essentiel. La situation devient prétexte à donner des leçons d’instruction civique. Un compte rendu parmi d’autres l’illustre et a une valeur de fable édifiante : un valet de chambre avait volé des bijoux chez deux de ses patrons, il s’était enfui et avait été arrêté mais après les avoir vendus. Léon Werth qui se trouve sur le banc de la presse souligne que, en fonction des convictions du président, l’audience aurait pu prendre un cours totalement différent. En effet, dans cette circonstance, il aurait été vraisemblable qu’un président, se mette « dans la peau des maîtres », s’identifie avec ces derniers au point de devenir le « maître volé ». Mais ici, il n’en fut rien. Le président ne l’« accabla même pas de tout le poids de la morale éternelle. Il lui demanda seulement s’il reconnaissait les faits ». Dans le box des accusés, le voleur avouait avoir pris des bijoux qui valaient des milliers de francs, « mais il niait avec calme avoir volé une somme de 55 francs qui appartenait à une infirmière », comme s’il était acceptable de voler des riches mais inadmissible de voler des pauvres. Et Léon Werth de commenter en s’interrogeant : « Si vraiment le voleur ne les a pas volés, je voudrais savoir s’il dédaigna cette faible somme ou si, obéissant à on ne sait quelle morale de voleur, il considéra l’acte de voler ses maîtres comme une sorte de guerrière nécessité, et s’il eût tenu pour intolérable de voler l’argent gagné par une infirmière. C’est sans doute prêter aux voleurs une déontologie dont ils ne sont point tous capables1. » Dans la plupart des chroniques judiciaires, les voleurs sont présentés comme des êtres falots, inintéressants, dont les traits du visage n’ont rien de remarquable et dont les pensées et les paroles se révèlent insipides.

2En mars 1903, déjà, George Delaw, dessinateur et illustrateur talentueux, publiait le cortège du fait divers qui se présentait comme une longue frise. Le lecteur voyait défiler aussi bien la « ténébreuse affaire » que l’« homme coupé en morceaux », mais dans cette représentation du crime médiatisé, le vol ou le voleur n’apparaissaient pas. De la sorte, l’observateur averti pouvait avoir l’impression que le vol est une sorte d’infraction de seconde zone qui ne mérite pas de retenir l’attention. Abondante, brouillonne, terne, elle ne brille d’aucune lumière. Vingt ans plus tard, un observateur privilégié écrit ainsi que « tout était gris sans violence de contours ou d’accent2 ». Le public, les lecteurs et, d’une façon plus générale, l’opinion publique partagent le sentiment que la plupart des voleurs se ressemblent et que le vol est une entité unique, sans que l’on puisse faire de distinction entre la soustraction de billets de banque et le rapt d’une vache. Le vol à grande échelle, sélectif et minutieusement préparé, témoigne plutôt, pour les acteurs des juridictions répressives, d’une suradaptation, alors que le vol d’une tranche de jambon, d’un morceau de pain ou d’un bonnet illustre plutôt la situation misérable d’un voleur qui dans l’instant passe à l’acte, profitant d’une occasion jugée propice pour s’emparer du bien d’autrui. S’il existe des scélérats, on rencontre aussi, toujours dans les comptes rendus judiciaires, un « adroit et honnête voleur3 ». Dans ces textes qui s’adressent à un public de plus en plus vaste au fur et à mesure de l’essor de la presse populaire, sont évoqués les vols commis par des vieillards, les vols de luzerne, les vols « médiocres » de jeunes voleurs et les vols audacieux. Le voleur n’est donc plus interchangeable, et la justice doit bien prendre en compte la personnalité et la trajectoire individuelle des voleurs.

3Dans l’imaginaire collectif, le voleur semble inséparable de l’agent chargé de l’arrêter, qu’il soit gendarme dans les campagnes ou policier dans les villes. Laurent López souligne qu’il est un « révélateur d’une organisation des forces de l’ordre complexe ». Dans les rues de la capitale, les indicateurs mais aussi la surveillance exercée par les gardes républicains et les gardiens de la paix font preuve de leur efficacité. En revanche la banlieue parisienne est présentée comme le « nouvel eldorado » des voleurs à la Belle Époque. La célèbre circulaire Lépine de 1909 atteste d’une prise de conscience et des alarmes multiples qui ne cessent de retentir. Les thèmes de l’insécurité, de la horde de cambrioleurs qui s’abattent sur les maisons vides mettent sur le devant de la scène un espace jusqu’alors boudé par les médias : la banlieue qui n’est ni tout à fait la ville ni tout à fait les champs. Les vols les plus nombreux sont manifestement ceux de volailles ou de légumes. Mais désormais certains cambriolages sanglants occupent la une, donnant ainsi à l’opinion publique une autre image, d’autant que les exploits de la bande à Bonnot viennent renforcer une vision sombre d’une criminalité cupide et sanguinaire.

4Pour examiner le voleur saisi par la justice, le temps de l’instruction et celui de la condamnation constituent des moments privilégiés. Le magistrat instructeur est notamment confronté aux voleurs domestiques, étudiés il y a une quinzaine d’années par Valérie Piette4 pour la Belgique. Défini comme un vol commis dans le cadre du travail, le vol domestique est assez élastique. Pauline Chaintrier reprend le dossier. Elle montre bien qu’il peut s’appliquer à des vols contre des invités dans la maison du maître ou bien à des actes de soustraction contre un autre employé. Ici, c’est l’enquête judiciaire qui est privilégiée et restituée à partir de dossiers de procédure, mais aussi de manuels de juges d’instruction. Le recueil de témoignages, la recherche de pièces à conviction, mais surtout l’interrogatoire sont parfois « codifiés », mais le plus souvent nécessitent de s’adapter pour retrouver des traces matérielles, mais surtout pour obtenir des aveux. Louise Salmon a suivi le travail d’enquête de Gabriel Tarde, lorsqu’il était juge d’instruction à Sarlat, et ses réflexions de sociologue et de professeur au Collège de France. Malgré l’écart temporel, le jeune magistrat et le savant auréolé de gloire sont restés « bel et bien le même homme ». Juge d’instruction en Dordogne de 1875 à 1894, il donne au transport judiciaire, comme il l’écrit dans un célèbre article publié dans les Archives d’anthropologie criminelle, une place importante, contrairement à nombre de ses collègues qui préfèrent la douceur du cabinet d’instruction. Gabriel Tarde est en effet un « juge de terrain ». Il prépare minutieusement ses « constatations ». Devenu criminologue, il s’intéresse au « type professionnel » et au « crime naturel », présenté en la matière comme un vol « portant préjudice à un membre du même groupe social », le voleur étant bien un « être social » singulier dévoilé par l’enquête judiciaire.

5Une fois interrogés, jugés et condamnés, les voleurs méritent-ils le pardon ? se demande Edwige Chorew. S’il n’est pas encore possible de répondre à la question pour toute la période contemporaine, la première moitié du xix^e siècle constitue une sorte de laboratoire temporel privilégié. Registres et dossiers renseignent en effet sur la politique pénale suivie. Contrairement à des affirmations trop hâtives, la répression contre le vol et la propriété bourgeoise n’est pas forcément plus sévère que celle qui frappe les auteurs de crime contre les personnes. En 1827, les vols représentent près de 30 % du « travail gracieux ». Pour examiner le droit de grâce dans son ensemble, il convient toutefois de s’arrêter aux stratégies rhétoriques. Déni, atténuation et recours à la fatalité constituent les ressorts essentiels. Du côté des autorités, la conjoncture peut peser parfois lourdement. En effet, la lutte contre le brigandage, préoccupation du régime impérial mais aussi du début de celui de la Restauration, conduit à une transaction qui ne dit pas son nom. Il reste que, dans la documentation existante, le vol ne donne pas lieu à des considérations enflammées ou méthodiques. Les documents conservés font preuve d’une grande sobriété ; toutefois se manifeste une « réprobation nette envers le vol ». Tout se passe comme s’il n’y avait pas de voleur spontanés ou de criminels d’occasion, mais uniquement des professionnels ou du moins des voleurs qui ont prémédité le passage à l’acte, échafaudant des plans qu’ils ont suivis, mus par la cupidité ou par l’obligation de régler une « vie dissipée » et donc souvent impardonnables.

6Les « voleurs de poules » étudiés par Jean-Claude Vimont répondent à d’autres logiques. Il ne s’agit pas de n’importe quels voleurs, mais des relégués, c’est-à-dire de ceux qui ont déjà été condamnés, souvent pour de petits larcins ou des délits mineurs. S’ils ne sont pas considérés comme de grands criminels – ce ne sont ni des « monstres » ni des membres du « milieu »–, ils sont néanmoins perçus comme des incorrigibles. À partir de 1938 et jusqu’en 1970, ils ne sont plus envoyés au-delà des mers, mais restent à l’intérieur des frontières de la métropole. Parmi eux, on peut rencontrer quelques « cambrioleurs chevronnés », mais les voleurs relégués sont le plus souvent des ruraux, des vagabonds ou encore des « tricards ». Nombre de dossiers individuels montrent que l’on passe de simples chapardages à des vols simples. Les trajectoires personnelles sont fort éloignées des images de cambrioleurs de haut vol. L’univers des « petits voleurs des campagnes » est peuplé de nombreux alcooliques, certains sont même présentés comme des débiles mentaux instables...

7À leur manière, la police, les juridictions et la prison se font l’écho des obsessions de la période contemporaine. Les victimes ne retiennent guère l’attention ; le vol, ses techniques et ses circonstances suscitent peu d’intérêt ; aussi la désapprobation morale et sociale porte-t-elle moins sur le vol que sur les voleurs.