Présentation

1Tout le monde connaît la célèbre formule de Pierre-Joseph Proudhon lancée en 1840, « La propriété c’est le vol », dont on a fait de multiples lectures1. « Effet sans cause », pour reprendre les termes même de Proudhon, la « propriété est contre le droit » et ses titres consacrent le pouvoir des plus forts. Pour quelques-uns de ses contemporains, l’appropriation privée des moyens de production constitue bien un coup de force réalisé au profit d’une minorité qui depuis défend ses privilèges ; pour d’autres, la propriété sous toutes ses formes, qui se confond avec la possession, est un droit inaliénable et rien ne peut excuser l’appropriation du bien d’autrui, que ce soit une simple pomme de terre ou des bijoux enfermés dans un coffre dans une maison habitée. Pour autant, tous les vols ne sont pas identiques et ils ne reflètent pas de la même manière l’« état d’une société ». À la fin du xix^e siècle, plusieurs courants donnent aux causes sociales la première place dans les lectures du crime et du vol. Alexandre Lacassagne, le célèbre médecin judicaire lyonnais et fondateur des Archives d’anthropologie criminelle, insiste, dans plusieurs de ses écrits, sur leur importance : « Le criminel, avec ses caractéristiques anthropologiques et autres, ne nous semble avoir qu’une importance très médiocre », et d’ajouter qu’il place au premier rang l’« initiative sociale2 ».

2Mais, au-delà des discours savants produits par une génération de spécialistes de la délinquance et du crime, existe aussi un ample discours moral peu étudié et dont des pans entiers restent méconnus. Arnaud Houte entreprend d’explorer la condamnation morale du vol et l’impact de ces discours sur la construction d’une perception commune. En juin 1848, sur les barricades, des placards contiennent des slogans annonçant le respect de la propriété et clamant « Mort aux voleurs » ; plus tard aussi, en 1851 ou en 1871, de semblables formules se retrouvent. À partir du mitan du siècle, sans doute peut-on ramener l’argumentation des moralistes à trois grands ensembles. Le premier consiste à diffuser nombre d’anecdotes dont le message est identique : les vols ne restent pas impunis et leurs auteurs sont presque toujours châtiés. Quant à ceux qui échappent aux poursuites et à la sanction pénale, ils ne peuvent connaître qu’un destin funeste : de larcin en larcin, ils s’engagent dans la voie du mal qui les conduira à leur perte. À travers des exemples édifiants qui prennent place dans des « causeries morales » ou dans La morale mise à la disposition des enfants, il s’agit d’apporter la preuve que la propriété est sacrée. Toute attaque contre elle constitue une menace globale qui défie l’ordre naturel de la société. Ne pas la respecter conduira fatalement à l’effondrement de la civilisation. Même les images du bandit social, notamment ceux de la fin d’Ancien Régime, popularisées au xix^e siècle, ne parviennent pas à ébranler les représentations dominantes telles qu’elles se manifestent dans les livres de morale ou dans les ouvrages à large diffusion. Arnaud Houte revisite le crime de Jean Valjean. La morale prônée par Victor Hugo rejoint celle de ses contemporains : tous les vols sont condamnables.

3Reprenant le dossier du vol de nécessité, Didier Veillon s’interroge à son tour : existe-t-il, malgré tout, pour les membres de la « société judiciaire » de la Belle Époque, des vols qui seraient excusables et qui permettraient à leur auteur d’échapper à la répression pénale, à l’instar des fous ou des insensés qui ne peuvent être ni jugés ni encore moins condamnés ? Si, à plusieurs reprises, les juristes ont puisé dans le décret de Gratien, vaste somme du droit canon, rédigé au milieu du xii^e siècle, s’interrogeant par exemple sur le fait de savoir si l’affamé en est véritablement réduit au vol, la première thèse de droit importante, qui est toujours une référence, soutenue à Genève en 1889, est due à Paul Moriaud. La troisième partie de ce travail universitaire est une théorie complète de l’état de nécessité3. Toutefois ni le Code pénal de 1791 ni celui de 1810 ne concèdent une place à l’état de nécessité. En 1898, le « bon juge » de Château-Thierry, qui sera « croqué » par L’Assiette au beurre, relaxe une jeune mère qui avait volé un pain. En 1890, la proposition Millerand vise à introduire l’état de nécessité dans le Code pénal mais aussi dans d’autres dispositifs législatifs, comme la loi municipale de 1884. Pour les contemporains, comme l’atteste une livraison de la Revue pénitentiaire, le vol de denrée alimentaire commis en état de nécessité s’avère complexe et flou. Émile Garçon fait part de sa conviction : il faut prendre en compte l’état de nécessité qui d’ailleurs figure sous une forme ou une autre dans des législations étrangères, en Suisse, en Allemagne, en Italie. Soulignons que, plus tardivement, J. Maxwell, qui fut docteur en médecine et procureur général à Bordeaux, écrit : « Je suis assez disposé à donner raison au président Magnaud ; si l’existence de la faim est établie, s’il est également démontré que le prévenu n’avait d’autre moyen immédiat de satisfaire son besoin d’aliments, je l’absoudrais volontiers4. »

4Ces questions morales et éthiques sur le vol sont confrontées à des justiciables concrets. Les plus jeunes et les plus vieux sont l’objet de perceptions particulières et de traitements spécifiques. Les premiers sont ici traqués dans la rue par Jean-Jacques Yvorel, et les seconds sont débusqués dans les hospices par Mathilde Méheust. À travers les sources disponibles, les petits voleurs sont largement issus des classes populaires, à tel point que la jeunesse des écoles est absente de la statistique. La plupart des jeunes voleurs n’ont pas anticipé le passage à l’acte, il n’y a pas un projet solidement muri et arrêté de dérober un billet, de soustraire une montre ou encore de s’emparer d’un poulet. Le vol relève de l’opportunité. Mais il existe, comme la presse judicaire l’indique, des voleurs organisés, à l’instar d’une bande de « dix-sept petits filous » à Paris jugés dans la première moitié du xix^e siècle, ce sont des « apprentis larrons » qui n’ont pas forcément conscience de la gravité de leurs actes mais qui ont bien prémédité un cambriolage, faisant main basse sur des chandeliers, des pains d’épice et des saucissons. Le petit voleur n’est pas forcément isolé, il n’est pas non plus toujours en compagnie de pairs, il peut aussi voler en famille, avec l’un de ses parents. Dans les représentations de cette époque, les figures de l’enfant des rues ou du petit voleur d’habitude constituent une sorte de fonds commun, mais une figure finit par s’imposer et se détache nettement : celle du pickpocket. Et lorsque les contemporains tentent d’aller plus loin, de pénétrer à l’intérieur de ces jeunes esprits pour y trouver les ressorts du geste, ils trouvent la nécessité, le désir de friandise ou encore la recherche d’un certain luxe incarné par la montre, symbole de l’aisance et de la réussite sociale, qui vaut tous les trésors. Du côté des hospices, du moins des établissements de l’Assistance publique, pendant longtemps le silence prévaut. Aussi, lorsqu’un journaliste mène l’enquête et publie, en février 1912, dans le journal Le Soir, les résultats de son enquête, un véritable coup de tonnerre résonne et ébranle pour un temps l’institution. Toutefois, il importe, pour comprendre la production, la diffusion et la réception des discours à l’intérieur de l’Assistance publique, de lier ensemble le vieux voleur et le vieux volé. En effet, le vol bouscule les perceptions usuelles du vieillard docile et assisté, mieux, il bat en brèche les normes de l’encadrement des vieillards parisiens. Il est vrai que, du moins de la part des directeurs d’hospice, existe une véritable peur du vol qui tourne à l’obsession, au point que de véritables stratégies sont déployées. Les règlements des hôpitaux en témoignent. Malgré tout, le vol est le plus souvent considéré comme une « faute mineure », à l’égard de laquelle les seuils de tolérance sont singulièrement bas. Toutefois, si le phénomène peut donner lieu à des lectures différentes, la plus importante consiste à le considérer comme un « mode d’opposition des vieillards » des hospices qui gagnent ainsi une liberté qui leur était refusée. Du côté des victimes, les plaintes ne sont pas toujours prises en considération, la peur du vol est intimement liée aux effets de l’âge, à la frayeur d’être dépossédé, à l’angoisse du manque. Mais il existe aussi d’autres sortes de vols ou de pratiques assimilées à de véritables appropriations morbides. Les dépouilles des vieillards ne sont-elles pas conservées en plus grand nombre pour des autopsies ?

5Le vol générationnel pose donc de multiples questions sur le rôle de la jeunesse dans la société et sur la place dévolue aux vieillards. Mais le vol, dans sa dimension sociale, a donné lieu à des prises de position et à des lectures politiques. La première qu’il importait de prendre en compte se situe pendant la plus longue des révolutions du xix^e siècle, en 1871. De quelle manière la Commune a-t-elle abordé le vol se demande Quentin Deluermoz. Le sujet, inédit, ne va pas de soi. L’approche retenue consiste à saisir les « valeurs » d’un groupe et d’une époque autour de la propriété et de s’attacher, par comparaison, à la « définition sociale du vol en période ordinaire ». Pour mener l’enquête, il faudrait pouvoir faire varier tous les points de vue : celui des Versaillais, que l’on connaît, et celui des communards, ignoré ou méconnu jusqu’à présent. Aussi convient-il de s’attacher à ces derniers. Pour cela, il convient de partir de la célèbre déclaration du 19 avril. À partir d’elle, le contexte, le sentiment d’injustice, la question des réquisitions, celle de l’argent et bien d’autres aspects encore dessinent un nouveau paysage de la propriété qui culmine une fois de plus dans l’expression « Mort aux voleurs ». De la sorte, c’est la perception même de l’espace public qui est redéfinie, ainsi que ses frontières. Quant aux voleurs arrêtés, ils ne sont pas réduits au statut de délinquants ou de déviants, à l’instar de l’un d’entre eux qui, pour expier, demande lui-même à rejoindre les rangs de la Garde nationale. Ainsi, pendant la Commune, chacun peut assister, en fonction du legs du passé et des circonstances, au déplacement des perceptions et définitions du vol.

6Après les années 1871-1880, le discours anarchiste apparaît relativement hétérogène. Il n’existe pas un texte de référence. Les prises de position s’avèrent éparpillées dans de multiples écrits et proclamations orales. Ainsi, pour le Père Peinard, le véritable voleur, c’est le bourgeois. Mais les anarchistes des années 1880 établissent une typologie qui comprend le voleur égoïste, parfois assimilé à un bourgeois qui cherche à satisfaire ses passions, le voleur par nécessité et le voleur désintéressé. Ces grandes figures ne font pas pour autant l’unanimité. Les uns condamnent le vol, d’autres ne soutiennent que certaines actions et seuls finalement Ça Ira et Le Révolté l’approuvent sans états d’âme à condition qu’il ne soit pas dirigé contre un miséreux qui serait dépouillé de ses maigres biens. Le débat toutefois n’est pas figé et progressivement quelques voix se demandent si le vol n’est pas légitime et s’il s’inscrit dans la perspective de l’affranchissement individuel. Après 1895, le débat change : l’« illégalisme » et les « illégaux » s’invitent pour certaines tendances anarchistes, les voleurs ne sont que des bandits cupides et des ennemis ; pour les partisans d’une autre mouvance, ils n’ont rien à voir avec l’anarchisme ; pour les porte-parole d’un autre courant, le vol est une manière de se libérer. Le vol devient ainsi une manière de se définir tout en illustrant le mouvement de « dispersion » à l’intérieur des familles anarchistes.

7À travers les moralistes, les juristes, les catégories d’âge, les expériences communardes ou les mouvements anarchistes, le vol, loin des discours criminologiques, est bien constitutif de la question sociale.