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Au voleur !

 | 
Frédéric Chauvaud
, 
Arnaud-Dominique Houte

Deuxième partie. Figures de voleurs

L’état de faillite après la monarchie de Juillet : discours romanesque, flétrissure sociale et sentiment de vol des créanciers

Anne-Élisabeth Andréassian

Texte intégral

  • 1 Cf. notamment Hippolyte Mettais, Le portefaix, roman de mœurs, Paris, De Potter, 1842. Georges Touc (...)

1S’il y a peu d’intitulés qui renvoient directement à une faillite dans les romans du xixe siècle, la question de la rupture des paiements par un débiteur, commerçant indélicat ou industriel malchanceux, a cependant été largement traitée par les littéraires, dans le roman classique comme dans le roman de mœurs populaire. Les introductions donnent parfois le ton1 et, dès le seuil du livre, la réprobation sociale s’abat sur le banqueroutier. Il a « failli » à sa signature, car il a « volé » la société qui lui a fait confiance. En s’engageant contractuellement à payer une somme qu’il n’honore pas à l’échéance, c’est une déchéance complète qui va s’abattre sur lui, sa famille et sa descendance. Lorsque les littéraires mettent en scène les protagonistes de l’économie – banquiers, industriels, négociants –, les imaginaires sociaux sont fondés sur l’honneur et la morale : les dérapages du comportement dans ces deux registres sont très lourdement sanctionnés. Or le vol est défini comme la « soustraction frauduleuse d’une chose appartenant à autrui » (article 379 du Code pénal). Aussi constitue-t-il une violation de la loi pénale et dans l’inconscient collectif implique-t-il un châtiment que la France du xixe siècle inflige aussi à la déconfiture d’un boutiquier ou d’un entrepreneur. Comment les romanciers ont-ils analysé le caractère congruent des effets juridiques du vol et des conséquences économiques de la faillite ? La réponse est assez nette, car la mise en récit du drame subi par le commerçant failli constitue une matrice narrative quasi systématique : la banqueroute, face opposée de la dignité, est représentée comme la pire des situations. La perte de crédit puis la ruine, la saisine des corps (la contrainte par corps) et celle des âmes (la flétrissure sociale) hantent tous les romans de l’ère de l’industrialisation. Dans Eugénie Grandet (1834), le père Grandet apprend la mort liée à la déconfiture de son frère par la missive du malheureux à son aîné. L’exposé que fait l’infortuné négociant parisien traduit bien la symbolique attachée à la ruine dans le premier xixe siècle. Lorsque Eugénie demande des explications, le vieil avare éclaire d’un mot définitif sa fille et sa femme, qui s’émeuvent de ce « bien grand péché » :

  • 2 Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, Paris, Gallimard, 1972 , 1834 !, p. 97.

« – Allons, voilà tes litanies. [...] Faire faillite, Eugénie, est un vol que la loi prend malheureusement sous sa protection. Des gens ont donné leurs denrées à Guillaume Grandet sur sa réputation d’honneur et de probité, puis il a tout pris, et ne leur laisse que les yeux pour pleurer. Le voleur de grands chemins est préférable au banqueroutier : celui-là vous attaque, vous pouvez vous défendre, il risque sa tête ; mais l’autre... Enfin Charles est déshonoré2. »

2L’analyse de l’évolution du discours romanesque entre 1838 et 1889, entre les deux réformes du droit de la faillite, témoigne de la maîtrise des textes de lois par nombre de gens de lettres. Leurs fictions se font l’écho d’une société qui sanctionne d’abord le « voleur », tandis que l’évolution des règles juridiques viendra progressivement tempérer le poids respectif des créanciers dans la déclaration de cessation des paiements. Qui est vraiment le voleur ? Les frontières du droit se sont déplacées après la réforme de 1838, et, délibérément conduits par un narrateur avisé, les lecteurs finissent par douter de l’identité de l’auteur du délit. Est-ce le créancier ou est-ce le débiteur qui est à blâmer ? Sensiblement, après la monarchie de Juillet et jusqu’en 1838, la ligne de partage qui séparait la victime du fautif a bougé. Confronté à l’étude des récits des romanciers, le chercheur, à son tour, s’interroge sur la part que tient l’expérience personnelle des littérateurs dans leur appréciation de l’état de cessation des paiements.

  • 3 Notamment Paul de Kock, Louis-Désiré Véron, Michel Masson, Léon Gozlan, Raymond Brucker, Élie Berth (...)
  • 4 L’expression est empruntée à Myriam Tsikounas.
  • 5 Par exemple, Augustin Devoille, Maurice Maignen.

3Issus d’une famille d’entrepreneurs ruinés, ou initiés aux affaires par un réseau familial, plusieurs écrivains lancés au temps de leur jeunesse dans des entreprises industrielles, commerciales ou éditoriales sans avoir rencontré le succès escompté ont laissé au public des représentations littéraires de la banqueroute ; elles sont des œuvres emblématiques d’un désordre social et économique. Après l’abandon de leur dessein premier, ne pouvant plus conduire une entreprise réelle pour des raisons financières voire juridiques, ces auteurs3 se sont transformés en « écrivains du social ». Dès lors, c’est un autre dessein qu’ils ont entrepris : construire par le roman une « entreprise de papier4 », écrire sur la faillite d’un système et s’engager face aux problèmes de la morale dans les affaires. Cependant, ces « écrivains débiteurs » n’ont pas été isolés. À leurs côtés, tout en poursuivant des intentions décalées de celles des premiers, des « écrivains militants » ont ouvertement contesté les conséquences sociales liées au développement de l’industrie5 ; ceux-là ont en commun de n’être ni des juristes ni des romanciers liés à l’entreprise par leur naissance ou leurs activités personnelles. Leur existence est marquée par la contestation de l’état de la société et, parfois, leur engagement ecclésial auprès des plus démunis – ceux que la croissance économique a laissés en marge – les a conduits à témoigner. Prosateurs entrés en contestation, ils construisent une fiction qui expose le lecteur à une série d’opinions économiques et mènent par la littérature une révolte républicaine et militante.

  • 6 Anne-Élisabeth Andréassian, Les représentations de l’entreprise dans le roman français au xixe sièc (...)
  • 7 Liste de vingt-sept écrivains identifiés : Hippolyte Audeval, Honoré de Balzac, Élie Berthet, Émile (...)

4Les littéraires ont eu une approche singulière de l’état de faillite, elle a peu à voir avec celle des académiciens : elle s’échelonne du déni de la société commerçante jusqu’à la contestation de l’efficacité de la loi qui en règle les effets. Il convient de noter sur ce point que plusieurs auteurs rencontrés dans le corpus étudié6 étaient issus d’un milieu de juristes ou de notaires, qu’ils avaient connu les bancs des facultés de droit, à Paris ou en province, en étaient parfois sortis licenciés et avaient exercé comme avocat7. Il n’est donc pas étonnant de retrouver sous leur plume des « romans de mœurs » qui traitent d’entrepreneurs dont les conduites sont l’objet de longues appréciations. Entré très tôt en littérature, se tenant éloigné des milieux du droit ou de l’entreprise, Victor Hugo expose Jean Valjean, dans Les Misérables (1862), aux conséquences désastreuses du vol de pain qu’il a commis (« vol de nécessité »). Mais sous l’identité de monsieur Madeleine, l’ancien bagnard est certes rattrapé par la justice des hommes, mais il reste, au cours des longues années d’une direction exemplaire, l’un des rares entrepreneurs de la littérature du xixe siècle qui n’aura pas conduit l’entreprise qu’il a créée à Montreuil-sur-Mer à la banqueroute ! Remarquable inversion des trajectoires...

Le « vol » des illusions entrepreneuriales par une société « incapable »

5Dans nombre de romans dédiés à l’entreprise, la société commerçante et industrielle apparaît en mauvaise part et malmenée par les banques. Quelques rares fictions en donnent une représentation plus positive : ainsi, dans Lucien Leuwen (1834), Stendhal réhabilite-t-il l’image du banquier, archétype très contesté du monde des affaires ; dans le roman populaire, Georges Ohnet présente avec Le Maître de forges (1882) un entrepreneur, industrieux et honnête homme !

  • 8 Honoré de Balzac, Code des gens honnêtes, ou l’art de ne pas être dupe des fripons, Paris, Librairi (...)

6Il reste toutefois que l’arrêt de la circulation des capitaux, le déshonneur du commerçant et la disparition d’une entreprise demeurent les trois moments du récit d’une entreprise « défaite », pour le héros de la fiction mais parfois pour le romancier lui-même. L’un des premiers, Balzac décrit le mécanisme de la faillite ; il a subi cette situation dans une telle névrose pécuniaire que La Comédie humaine est entachée des blessures de l’insuccès. Dès 1825, il écrit dans la préface de son essai, le Code des gens honnêtes8 :

Le Code, en désignant des peines encourues par les voleurs, a fait une nomenclature des diverses espèces de vols auxquels est exposé un honnête homme : mais le législateur pouvait-il prévoir et décrire les ruses, les subtilités des industriels ?

  • 9 Jean-Clément Martin, « Le commerçant, la faillite et l’historien », Annales ESC, 5, septembre-octob (...)

7À l’autre extrémité de la renommée littéraire, auteur méconnu, Antoine Guitton publie en 1832 un roman de mœurs, sous le pseudonyme d’Eugène de Mériclet. Il l’intitule simplement Pierre et, comme dans les romans de Balzac, si les risques financiers associés à la cessation des paiements par le débiteur y sont décrits par le menu, la dimension sociale de la ruine y domine. Le déshonneur qui pèse sur le failli est à nouveau représenté par Léon Gozlan, fils d’un armateur ruiné, dans Le Notaire de Chantilly (1836). C’est principalement entre 1835 et 1840 que les descriptions romanesques des situations de banqueroute sont nombreuses : entre ces deux dates, se produisent une crise économique (1837) et une réforme du droit de la faillite (1838). La crise économique de 1837 a provoqué de multiples cessations de paiement chez les entrepreneurs, cela a marqué les esprits. Au cours du premier xixe siècle, les retournements de fortune constituent un thème majeur des romans qui mettent en scène des commerçants et des banquiers ; la ruine du failli se maintient comme un élément discursif constant. Sur ce point, les correspondances entre la mise en récit des conséquences d’une signature d’effet de commerce par un débiteur en difficulté avec l’actualité juridique du sujet9 doivent être signalées. Les règles de la faillite posées par le code de commerce de 1807 demeurent en vigueur lorsque Balzac écrit César Birotteau (1837). On appelait autrefois « banqueroute » l’acte ou la série d’actes par lesquels un négociant qui suspendait ses paiements abandonnait tous ses biens à ses créanciers pour cause d’insolvabilité. Par extension, « faire banqueroute à ses créanciers » signifiait « frustrer ses créanciers de ce qui leur est dû ». Balzac savait parfaitement que les codes avaient déjà fait une distinction essentielle entre le « failli » et le « banqueroutier ». Tandis que le premier n’est frappé que de certaines incapacités, privé de droits civiques et politiques, le second est un inculpé de droit commun, justiciable de la cour d’assises ou du tribunal correctionnel. La nécessité économique et politique de ménager le crédit interdit alors de sacrifier les intérêts des créanciers ; l’argent est rare, le futur ne doit pas être déprécié par un quelconque doute quant aux possibilités de recouvrer son argent. Pour l’heure, le parfumeur César Birotteau – puisque le récit se déroule en 1818 – tombe sous le coup du dispositif juridique de 1807 qui imposait qu’un ou plusieurs agents, pris le plus souvent parmi les créanciers du failli, soient chargés, sous la surveillance d’un juge-commissaire, de déterminer provisoirement l’état du passif et de l’actif de l’entreprise. Le greffe du tribunal de commerce convoquait les créanciers, qui désignaient des syndics pour les représenter. Dans la situation de faillite, cette « monstrueuse plaisanterie légale », les acteurs particulièrement intéressants aux yeux de Balzac sont les personnages de la procédure et notamment les créan ciers. Ils entretiennent avec leur débiteur des relations complexes que nouent les agents désignés par le tribunal de commerce avec le commerçant failli. En effet, ils peuvent – les ressorts de l’intrigue gagnent alors en densité – se livrer à maintes collusions d’intérêts soit en faveur des créanciers, soit en faveur du failli, suivant l’habileté et la ténacité des différents acteurs du jeu judiciaire, car pour Balzac, en affaires, il « faut chauffer beaucoup de cœurs froids ».

8Dans Eugénie Grandet, puis dans César Birotteau, l’homme de lettres a vu juste en matière de droit des affaires, annonçant ou peut-être même facilitant la réflexion sur la nécessaire réforme qui interviendra un an plus tard. Dans un temps d’évolution législative, où se mêlaient encore sans véritablement s’accommoder les principes de la Révolution, les codifications de l’Empire et les réactions de la royauté, l’écrivain a su pénétrer le sens profond des lois, critiquer les institutions nouvelles et faire de la fiction non pas seulement le tableau romanesque d’aventures, mais un inappréciable tableau d’une époque agitée par les passions. La législation civile est certes familière à Balzac, mais il affirme également sa compétence pour les délits qui, comme ceux d’escroquerie ou de banqueroute, sont liés à des transactions commerciales. La peinture des iniquités et des excès provoqués par les textes juridiques a été abondamment illustrée dans ses œuvres ; elle a obligé le lecteur à réfléchir sur des questions auxquelles il n’avait pas complètement songé. À la même époque, d’autres littérateurs impli qués dans les métiers du droit s’essaient au genre romanesque : il s’agit toujours d’éveiller la conscience juridique des lecteurs. Ainsi, un avocat parisien, Achille Duval, publie-t-il Un homme de bien (1838), récit très lié à la conduite des affaires. Grammaire romancée du nouveau texte de loi, le texte constitue un roman d’éducation, une éducation civique, établi et revendiqué par un narrateur qui décrit et commente les situations et les personnages. Les thèmes en sont nettement repérables : milieu de la banque, banqueroute frauduleuse et fuite à l’étranger, exposé de la réhabilitation de l’ancien banqueroutier, expression de l’ingratitude d’anciens obligés secourus par l’un des héros. On retrouve dans ce titre méconnu les thèmes rémanents qui apparaissent dans les romans de la faillite avant 1840. Un auteur mal identifié dans les dictionnaires de littérature française fait paraître sous le nom d’E. Arthaud un ouvrage à vocation très didactique, intitulé Le fils du banqueroutier, esquisse de mœurs (1837). La mise en valeur des vertus du travail est très présente dans les fictions du premier xixe siècle ; mais l’enrichissement qui s’ensuit est de courte période, au mieux une génération, car la relève des fils d’entrepreneurs ou de commerçants n’apparaît pas. Tandis que l’origine de la fortune est liée à un labeur opiniâtre et au sens des affaires du chef de famille, sa chute est provoquée par un motif beaucoup plus obscur, attachée à des « revers de fortune inouïs » ou à des « circonstances extraordinaires », mais jamais décrites... Le fils n’est plus en mesure d’épouser la jeune aristocrate aimée ; elle rentrera au couvent, son amour perdu, selon un scénario désormais classique de perte d’honneur et de perte de la liberté à épouser l’élue de son cœur.

9Finalement, la double défaillance du père – faillite commerciale, puis faillite civile par le départ au bagne – rejaillit sur la tête de sa descendance. La fuite du père parti aux colonies françaises, après une rupture des paiements en métro pole, si elle est suivie d’une renaissance en affaires au-delà des mers salvatrices, est entachée d’une « replongée », puis d’une nouvelle disgrâce lors du retour en France. S’ensuit l’incapacité du fils à prendre la relève, et plusieurs fictions sont constituées des éléments qui conduisent plusieurs jeunes gens à l’acte irrémédiable. Aussi les titres publiés d’avant la première réforme sont-ils assez significatifs d’une représentation mélodramatique du sort du débiteur, accablé, ayant perdu fortune et honneur, rarement réhabilité, crucifié par la société qui déteste ses échecs et ses insuffisances – les siens – et qui ne lui pardonne que très rarement d’avoir manqué son affaire. Le failli est donc bien un bouc émissaire d’une France qui a hâte de réussir son développement économique et social, mais qui, sous la plume du romancier, s’avère trop souvent « incapable » de l’accompagner durablement. Cependant, le débiteur est un personnage sur le sort duquel on peut s’épancher, à l’image de César Birotteau, victime « à sang tiède » et auréolée d’une compassion quasi unanime.

La réforme du droit de la faillite en 1838 : un déplacement de l’opprobre

10Au cours du xixe siècle, la sécurité des transactions économiques suppose une sécurité accrue des échanges que le droit doit protéger, notamment au plan de l’engagement personnel des commerçants. Réforme majeure en économie, la loi du 28 mai 1838 modifie sensiblement l’état des rapports entre les créanciers et les débiteurs. Il convient désormais de distinguer la « banqueroute simple » de la « banqueroute frauduleuse » : la première est disqualifiée en délit, la seconde est condamnée avec une extrême rigueur. Le banqueroutier simple est déclaré coupable d’imprudences ou de gestion particulièrement imprudente, il devient passible de peines correctionnelles allant d’un mois à deux ans de prison. Le banqueroutier frauduleux est, quant à lui, coupable de « crime de fraude » et de « vol aggravé » ; devant la cour d’assises, il risque les travaux forcés. Les manœuvres frauduleuses sont ainsi réprimées par des peines afflictives et infamantes ; la contrainte par corps reste une sanction qui peut assujettir tous les faillis, la rigueur du code du commerce étant sur ce point conservée. Un changement sensible apparaît alors dans les représentations romanesques du créancier car, jusque-là, il est un personnage sans épaisseur, responsable de l’opprobre qui est tombé sur un débiteur fautif. Après 1838, le créancier devient celui que le romancier plaint, et avec lui toutes les victimes d’une loi qui rend le sort du banqueroutier presque plus enviable, car le débiteur est finalement moins pénalisé que celui qui ne recouvrera pas son argent. C’est au créancier de figurer le personnage malheureux tandis que, réciproquement, le banqueroutier – dont l’honneur n’est plus un sujet d’inquiétude – n’a plus à subir toutes les rigueurs du Code de commerce. Aussi est-ce la faillite elle-même qui devient le personnage repoussoir, emblématique d’une société dans laquelle l’argent est dévoyé à des fins industrielles toujours contestables : mauvaises affaires, affaires spéculatives, chimères et extravagances d’un homme d’« affaires » aux ambitions inconsidérées.

11Tel que le narrateur la présente dans le roman, la société voit désormais avec une autre lunette la position et le rôle du créancier. Jusqu’alors le débiteur, signataire d’effets qu’il ne pouvait honorer, se trouvait en position de fautif, et, par l’entremise de la fiction, le lecteur du roman était placé face à un coupable. Mais, par une mauvaise promptitude à recouvrer ses fonds et par un harcèlement constant, le créancier qui provoque une faillite se rend détestable à son tour. Les poursuites engagées à l’encontre du débiteur peuvent provoquer la ruine du malheureux, puis la succession des conséquences négatives de sa ruine conduire à celle d’autres acteurs économiques, impuissants à la contenir. La réforme du texte de loi a fait bouger l’échiquier des positions : le créancier deviendra progressivement le fautif des désordres créés dans l’économie, le débiteur sera bientôt assimilé à une victime. La réforme ouvre ainsi la voie à une certaine clémence : elle assouplit notamment les règles de l’incarcération du failli – elle n’est plus systématique –, mais ce dernier est toujours atteint par les diverses échéances. Les cas de réhabilitation, possibles, restent rares. Balzac avait su mettre en œuvre la réhabilitation de César Birotteau, mais a contrario son personnage n’avait pas compris les changements de son temps et encore moins ceux qui allaient bouleverser son existence ; il ne saura pas en bénéficier. Après 1838, une procédure universelle, garante de la protection des créanciers, s’est désormais mise en place, et le monde judiciaire, comme les créanciers eux-mêmes, présente une attitude plus « raisonnable » vis-à-vis du failli. Le débiteur n’est plus jugé seul à l’origine de la déconfiture, d’autres causes sont envisagées : d’abord le contexte économique mais aussi les incompétences gestionnaires de l’entrepreneur ou du commerçant, son expérience insuffisante, la malchance !

12Du sujet qui a failli, la morale s’est déplacée vers l’économie. La déroute commerciale est la faillite d’une société qui ne sait pas encore comment canaliser l’argent des épargnants dans des projets honnêtes, viables et rationnels. Le débiteur est érigé en victime d’un système libéral où les relais financiers ne sont pas encore opérationnels en raison du manque de liquidités, de l’insuffisance du réseau bancaire, de l’imprévoyance de ceux qui se lancent dans les affaires sans avoir conscience des fonds à mobiliser. Avec l’avancée dans le siècle, l’opinion publique est de plus en plus généralement favorable au débiteur ; une sensibilité collective vient à le plaindre de ses erreurs et de ses déboires en affaires. La société des lecteurs se dresse contre le créancier qui est prêt à dépouiller un malchanceux, là où autrefois elle pouvait le laisser mettre en prison, le contraindre à s’acquitter. L’« obsession prioritaire » s’est bel et bien déplacée : certes, le débiteur failli n’a pas honoré sa dette, et la justice peut punir cette absence, mais le créancier pourrait bien être plus fautif en « volant » une société qu’il contraint par ses agissements à subir les conséquences d’une banqueroute contre laquelle le droit ne lui permet pas de se prémunir. Le romancier a-t-il perçu dans ce registre un signe des temps qui pouvait lui attirer un nouveau lectorat ? Ce n’est pas certain, car nombre de titres consacrés au sujet de l’entreprise, à la faillite ou à la chute d’un commerce sont restés dans l’oubli : est-ce à un défaut de qualité littéraire de l’auteur ou dû à un désintérêt pour l’économie de la part des lecteurs ?

13Si l’histoire de la réception de ce type de romans par le lectorat reste à faire, la réception des textes de lois par les romanciers de l’entreprise et leur « mise en pages » par ces derniers donnent des pistes assez nombreuses. Ainsi, la question de l’honneur dans la société française est-elle restée très vivace bien au-delà du mitan du siècle : elle apparaît dans le titre d’une fiction de Gabriel de La Landelle, L’honneur de la famille (1854), qui mêle un code de conduite à une assise familiale. Un intitulé strictement identique se retrouve sous la plume de la romancière Jeanne Mussard en 1865. Plus tardivement, Dette d’honneur de Paul Saunière (1880) conduit un jeune homme à laver l’honneur d’une famille ruinée après la déconfiture du père, ingénieur, qui a échoué dans la construction d’un ouvrage de génie civil. Il apparaît que la faillite est un leitmotiv pour dire combien le monde de l’entreprise traduit une absence forte : celle de l’espoir d’entreprendre avec succès dans une France rétive aux changements économiques trop rapides. Si quelques-uns réussissent, c’est au risque de provoquer la ruine d’autres entrepreneurs : Au bonheur des dames (Zola, 1883) voit la réussite d’un commerçant habile contre des dizaines d’autres qui échouent. Les territoires miséreux de l’industrialisation, les villes encombrées où le peuple travaille sont des paysages dominants dans la dépréciation de l’entreprise : Stendhal, Eugène Sue, Hector Malot, Joris-Karl Huysmans sont les premiers parmi les noms connus à donner une image repoussante de Londres ou de Paris, mais ils ne sont pas isolés : beaucoup d’auteurs du roman populaire se retrouvent dans l’étude du gouffre auquel conduisent les hypothèques (une sûreté réelle sur un bien immobilier) et les actions des créanciers (détenteurs d’un bien meuble, une créance) contre un débiteur qui a cherché à accélérer la circulation des marchandises dans le circuit économique.

  • 10 Frédéric Chauvaud, Jean-Jacques Yvorel, Le juge, le tribun et le comptable : histoire de l’organisa (...)

14À l’opposé de la droiture et de l’honneur, la sévérité du droit et de la morale à l’encontre d’un débiteur peut le conduire à des comportements jugés déviants par la société10. Un grand nombre de romans témoignent des situations différenciées auxquelles sont acculés les faillis avant et après la réforme de 1838. Elles présentent plusieurs formes ; cela commence par le détournement d’identité, subterfuge jugé nécessaire par le personnage de la fiction pour éviter les foudres de la justice (Étienne-Léon de Lamothe-Langon, La Femme du banquier : histoire contemporaine, 1832 ; Antoine Guitton, Pierre, 1832 ; Melmoth réconcilié, Bal zac, 1835), puis elle se poursuit par la dissimulation de la situation financière réelle de son affaire (Léon Gozlan, Le Notaire de Chantilly, 1836 ; Raymond Brucker, Henriette, 1840). Deux étapes arrivent souvent quelques mois plus tard : la falsification de l’état des stocks (Henri Escoffier, Le Mercier de Lyon, 1878), puis le détournement de l’actif de l’entreprise qui permet temporairement de préserver quelques biens et de les dissimuler aux yeux des créanciers (Hippolyte Mettais, Le Portefaix, roman de mœurs, 1842). L’emprisonnement du banqueroutier frauduleux n’est pas absent des romans, notamment dans L’argent des autres, d’Émile Gaboriau (1874). Les expressions les plus graves de la banqueroute sont la fuite à l’étranger, seul ou accompagné des siens (E. Arthaud, Le Fils du banqueroutier, 1837 ; Marie Aycard, Une banqueroute, 1845). Finalement, la forme ultime de la disparition du héros après une banqueroute, qui a mis à néant les efforts entrepris pour atteindre une position sur l’échiquier social, est le suicide de l’entrepreneur (Michel Masson, L’Honneur du marchand, 1844 ; Anne Levinck, Après la ruine, 1884).

La prison pour dettes : réparation symbolique du « vol » du failli ?

15L’« entreprise défaite », c’est aussi la fin d’une existence, et, dans Eugénie Grandet, une faillite honnête pousse au suicide le frère du père Grandet. C’est pratiquement le même scénario que l’on retrouvera dans l’ouvrage autobiographique d’Anne Levinck, Après la ruine (1884) : un entrepreneur ruiné se suicide et laisse sa famille dans le plus grand dénuement ; l’aînée des filles devient préceptrice et n’est plus à la charge de sa mère, qui peut alors subvenir aux besoins de la cadette. Quarante ans séparent les deux romans, et si le traitement de l’origine et celui des conséquences sont distincts, l’imaginaire autour de la chute reste identique : l’aînée des sœurs de Après la ruine ne tombe pas en disgrâce mais décide de sa solitude amoureuse ; elle ne se mariera pas, telle Eugénie Grandet, amoureuse déçue d’un fils de banqueroutier, son cousin. Toutes deux « s’enferment » dans une prison symbolique réservée au genre féminin. Dès lors, et par symétrie des genres, la prison pour dettes permet-elle la « réparation » du vol commis par un commerçant ou un entrepreneur ? Un des titres de Balzac, Ursule Mirouët (1842), représente la prison de Sainte-Pélagie, ancien couvent situé rue de la Clef (rive gauche de la Seine) et transformé en lieu de réclusion : elle accueillit à partir de 1790 et jusqu’en 1836 les condamnés politiques et les condamnés de droit commun, un quartier était dévolu aux prisonniers pour dettes jusqu’à l’ouverture d’un établissement réservé à cet usage, rue de Clichy (rive droite).

  • 11 En France, la contrainte par corps constitua une procédure de droit commun pour assurer l’exécution (...)

16L’emprisonnement du débiteur, s’il permet au créancier de priver ce dernier de sa liberté pour le forcer au plus vite à remplir ses engagements, ne constitue pas une peine. C’est une épreuve de solvabilité, un moyen coercitif pour vaincre la mauvaise foi de celui qui cache ses ressources. La contrainte par corps11 est le moyen de coercition que la puissance publique met au service des créanciers frustrés ; elle force le débiteur présumé bénéficier de ressources inavouées à les mettre au grand jour. En matière commerciale, sa durée maximale peut atteindre cinq ans. L’emprisonnement est ici à visée sociologique. Honorer les contrats signés est un dogme. Il fait symétrie avec le peu d’encadrement de l’économie : il faut qu’il existe des compensations et des contrepoids à une telle liberté. L’emprisonnement pour dettes participe bien du contrôle social comme de la régulation des transactions commerciales et, jusqu’en 1867, date de son abolition finale sous l’Empire libéral de Napoléon III, l’existence de la prison pour dettes hante les milieux d’affaires en mauvaise passe. Dans les esprits, l’image d’un héros enfermé, qui paie par sa perte de liberté la gêne financière qu’il cause aux autres, est forte. La Comédie humaine donne à plusieurs reprises la description d’une contrainte par corps, rapide et brutale : si L’Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau y fait allusion, elle est surtout développée dans Illusions perdues (3e partie, 1843) et dans La Cousine Bette (1846), récits dans lesquels on assiste à l’incarcération de David Séchard, l’imprimeur ruiné d’Angoulême, et à l’arrestation de Wenceslas Steinbock à Paris.

17Les auteurs de « vols » civils, par la faillite qu’ils présentent à leurs créanciers, sont également présents dans les fictions. Un nouveau personnage du roman populaire, le mari d’Henriette (Raymond Brucker, 1840), pauvre menuisier installé à Paris, menacé d’une contrainte par corps, autorise l’homme de lettres – d’opinion fouriériste –, par la voix du narrateur, à produire une diatribe contre le code Napoléon et la loi qui s’applique aux pauvres gens sans discernement : il doit payer sous un délai de vingt-quatre heures une somme de 100 écus, frais non compris. Méconnue, cette fiction de Raymond Brucker illustre les difficultés d’un ouvrier (on ne sait pas s’il est artisan) en proie à des problèmes financiers qui vont le mettre dans les griffes des « loups-cerviers » qui sévissent dans la capitale et l’acculer à la prison pour dettes. Le code de procédure promulgué en 1806, appelé code Napoléon, déterminait les cas où la contrainte par corps était applicable aux dettes civiles : il réglementait les arrestations, l’emprisonnement et la mise en liberté. Le roman de Léon Gozlan, Aristide Froissart, a été remanié en 1843, après une première édition en 1830. L’écrivain a donc bien conscience des effets de la réforme de 1838 ; l’auteur applique au registre romanesque les conséquences de la première réforme de la loi du 17 avril 1832, relative à la contrainte par corps et à l’emprisonnement pour dettes. S’agissant de l’enfermement pour isoler et contraindre la volonté du débiteur et amener ce dernier à régler ses engagements, la représentation de Sainte-Pélagie est précise et elle a bien évolué depuis le titre de Balzac. La prison est alors occupée par de bons viveurs, et Aristide se fait souvent inviter à dîner par ces derniers. L’enfermement des banqueroutiers de la prison de Sainte-Pélagie s’est donc bien amélioré ! Et les auteurs de délits apprennent à faire société, lors même qu’ils seraient enfermés.

La liquidation judiciaire de 1889 : un « vol » atténué

18La dimension juridique de l’affaire commerciale et la responsabilité des associés, lorsqu’il s’agit d’une commandite ou d’une société anonyme, sont également signifiées par les hommes de lettres dans les fictions qui s’intéressent à l’état de faillite après 1867, date de la réforme du droit des sociétés. Il n’a pas échappé au milieu littéraire que la constitution d’une entreprise sous forme sociétaire autorise des facilités nouvelles pour augmenter le capital social d’une affaire et faire le départ entre la responsabilité qui incombe aux gérants et l’apport réalisé par les bailleurs de fonds. La « société » en son entier mettant l’honneur dans les affaires en frontispice des considérations économiques, les hommes de lettres de formation juridique ont répondu aux attentes d’un lectorat soucieux de probité et de respect des règles. La circulation des idées dans le monde littéraire s’est également nourrie des réflexions des économistes et de leurs considérations sur le rôle et la place de l’entrepreneur. Au fur et à mesure que cette dernière grandissait, une représentation universitaire fondée sur l’idéologie libérale, reprise par Frédéric Bastiat dans Harmonies économiques (1850), par Clément Colson et les professeurs de l’École polytechnique comme de la faculté de droit de Paris, allait dominer à la fin du xixe siècle ; elle est toujours nourrie de morale. L’entrepreneur est observé comme un acteur du progrès ; il contribue à l’enrichissement de la France, et sa position est légitime dans la société, car c’est lui qui subit les risques liés à l’aventure industrielle. Ce n’est pas toujours de cette façon que les entrepreneurs voient les choses, mais l’image de la probité reste un élément appréciatif très important de l’imaginaire romanesque.

  • 12 Pierre-Cyrille Hautceur, Nadine Levratto, « Faillite », dans Dictionnaire historique de l’économie- (...)

19Pellegrino Rossi et Horace Say furent les économistes chargés de conseiller les jurisconsultes qui devaient réformer le droit des faillites. Une nouvelle loi est promulguée à la fin du siècle, le 4 mars 1889. Née de l’évolution du courant des affaires industrielles, elle permet l’introduction de la procédure simplifiée de la « liquidation judiciaire » dans le droit français. Le texte définit une faillite atténuée pour les débiteurs de bonne foi, allège le contexte dramatique de la faillite. La notion de « vol » prend alors un tour nouveau, car si ce dispositif consacre la notion de morale et celle de parole donnée en matière commerciale, il n’entraîne plus la « déchéance » du failli. La réforme prend en compte la diversité des situations de banqueroute et modifie alors de façon substantielle l’esprit du droit. Au commerçant fautif ou malhonnête soumis à la faillite, la loi oppose désormais le failli « malheureux et de bonne foi », qui peut bénéficier de la nouvelle procédure de liquidation judiciaire. Ce dispositif donne aux faillis, après le concordat12, une seconde chance de réhabilitation commerciale, mais la loi ne va cependant pas jusqu’à modifier le domaine de la faillite ni le traitement pénal de la banqueroute simple. Cette réforme connaît un vrai succès, au point que certains auteurs considèrent qu’elle constitue une forme renouvelée de laisser-aller, en économie comme pour la morale des affaires. 11 existe un décalage croissant entre la sévérité des textes et la réalité économique telle qu’elle commence à être perçue par les magistrats : si les faillites simples réprimées augmentent nettement dans le second xixe siècle, le taux d’acquittement en correctionnel régresse et les poursuites pour banqueroute reculent nettement.

  • 13 Bernard Schnapper, « À propos de quelques délits économiques au siècle dernier », dans A. – M. Fris (...)

20Pour Bernard Schnapper13, les juges se sentent de plus en plus nettement investis d’une mission de soutien au marché et à la marche de l’économie, la hausse du nombre d’inculpations pour faillites simples ne reflétant que la poussée irréversible du flux des affaires commerciales et les difficultés d’adaptation des affaires industrielles traditionnelles :

  • 14 Jean-Pierre Allinne, Gouverner le crime : les politiques criminelles françaises de la Révolution au (...)

Le faible taux de poursuite pour banqueroute pendant le scandale financier de Panama entre 1888 et 1890 suggère que les juges ont su résister à l’esprit répressif des textes et à l’opinion publique qui exige la condamnation des financiers à l’occasion des scandales14.

21La dénonciation des affaires douteuses et des spéculations financières n’est pas achevée lorsque l’année 1891 et le roman de Zola, L’Argent, s’annoncent. Ce sont les romanciers qui portent le discours de la réprobation sociale, et leurs lecteurs s’engouffrent dans une lecture des dysfonctionnements de l’économie pour y retrouver les stigmates d’une société de la finance qui organise le vol de leur épargne.

22À la question de savoir quelle est finalement la position des romanciers, c’est-à-dire leur morale, face au monde de l’entreprise au cours du xixe siècle, la réponse est manifestement de ne pas s’installer, de laisser la place aux roués sans scrupules et d’inciter le lecteur à ne pas se lancer dans l’aventure entrepreneuriale. Il s’agit de rester à sa place, ce qui revient à fabriquer du conservatisme social. Contrairement aux économistes de l’école classique, leur approche de l’entreprise est d’abord fondée sur le droit et l’honneur dans les affaires. En effet, pour le littéraire, c’est souvent dans la loi civile et dans la loi commerciale qu’il faut rechercher les causes d’une « entreprise défaite », fil rouge des représentations et dont le point culminant est la faillite. L’insuffisance de la législation en matière économique s’est fait plus vivement sentir à partir du développement pris par l’industrie au-delà de l’année 1830. La spéculation livrée à elle-même menace d’étouffer l’essor économique, et ce sont les épisodes de cette crise douloureuse que les personnages romanesques vivent avec difficulté. La thématique de la faillite liée à la concurrence déloyale d’un banquier à l’encontre d’un fabricant, la trahison d’un contremaître, le poids de l’argent et des réseaux d’influence de la banque dans la presse sont très contemporains de l’entreprise, et ils apparaissent véritablement dans les thèmes romanesques du corpus étudié, notamment à partir de 1835. D’abord à la marge, avant d’intégrer le milieu de la bourgeoisie, le héros du récit parvenu au – « dedans » de l’établissement industriel par ses efforts et les fonds familiaux est mis au – « dehors » à l’issue d’une ruine, puis au ban de la société lorsque la banqueroute l’expulse de la sphère des gens d’honneur. Si le stigmate de la déchéance du failli reste toujours très présent, c’est majoritairement le créancier qui est blâmé, reflet d’un système économique qui broie les faibles (les débiteurs) et préserve les gens d’argent (les créanciers). L’honneur est toujours en jeu, l’aristocratie s’est fondue dans la bourgeoisie d’affaires lorsqu’elle n’a pas disparu ; sinon, elle est devenue une aristocratie financière. Et l’on ne critique pas tant le signataire qui a failli (n’a pas remboursé son crédit dans les temps) que celui qui accule le débiteur à la ruine, banquier ou entrepreneur indélicat. Le roman conteste désormais la place de l’entreprise dans la société et les dysfonctionnements qu’elle occasionne dans le corps social. Ce que disent de l’entreprise les romans du xixe siècle en donne une image très souvent dépréciative.

Notes

1 Cf. notamment Hippolyte Mettais, Le portefaix, roman de mœurs, Paris, De Potter, 1842. Georges Touchard-Lafosse, le préfacier, est présenté comme « auteur » dans les notices biographiques de l’époque.

2 Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, Paris, Gallimard, 1972 , 1834 !, p. 97.

3 Notamment Paul de Kock, Louis-Désiré Véron, Michel Masson, Léon Gozlan, Raymond Brucker, Élie Berthet, Jules Husson dit Champfleury, Edmond About, Alexis Bouvier, Ernest et Alphonse Daudet, Jules Claretie, Joris-Karl Huysmans.

4 L’expression est empruntée à Myriam Tsikounas.

5 Par exemple, Augustin Devoille, Maurice Maignen.

6 Anne-Élisabeth Andréassian, Les représentations de l’entreprise dans le roman français au xixe siècle (1829-1891), thèse de doctorat d’histoire, université Paris i Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Myriam Tsikounas, 2010.

7 Liste de vingt-sept écrivains identifiés : Hippolyte Audeval, Honoré de Balzac, Élie Berthet, Émile Chevalet, J.-L. Dubut de Laforest, Achille Duval, Henri Escoffier, Octave Feuillet, Paul Féval, Gustave Flaubert, Émile Gaboriau, Edmond de Concourt, Joris-Karl Huysmans, Olivier Le Gall, Julien Lemer, Hector Malot, Guy de Maupassant, Charles Mérouvel, Roger Milès, Georges Ohnet, Paul Perret, Armand de Pontmartin, Antoine Révillon, Frédéric Soulié, Émile Souvestre, Maurice Talmeyr, Pierre Zaccone.

8 Honoré de Balzac, Code des gens honnêtes, ou l’art de ne pas être dupe des fripons, Paris, Librairie nouvelle, 1854 [1825].

9 Jean-Clément Martin, « Le commerçant, la faillite et l’historien », Annales ESC, 5, septembre-octobre 1980, p. 1251-1268. Cf. aussi le dossier de la revue Histoire et Mesure, vol. XXIII, 1, 2008, « Justice commerciale et histoire économique. Enjeux et mesures », consacré notamment à la faillite.

10 Frédéric Chauvaud, Jean-Jacques Yvorel, Le juge, le tribun et le comptable : histoire de l’organisation judiciaire entre les pouvoirs, les savoirs et les discours (1789-1930), Paris, Anthropos, 1995.

11 En France, la contrainte par corps constitua une procédure de droit commun pour assurer l’exécution des jugements, et ceux qui, pour y échapper, étaient autorisés à céder leurs biens devaient porter le bonnet vert comme signe d’infamie. L’ordonnance de Moulins (1566) rendait la contrainte par corps applicable à toutes les décisions des juges consuls non exécutées dans les quatre mois. Une ordonnance de Louis XIV (1667) en réduisit l’application en matière civile à certains cas limitativement énumérés, mais la maintint intégralement en matière commerciale.

12 Pierre-Cyrille Hautceur, Nadine Levratto, « Faillite », dans Dictionnaire historique de l’économie-droit. xviiie-xxe siècle, Paris, LGDJ, 2007, p. 159-167.

13 Bernard Schnapper, « À propos de quelques délits économiques au siècle dernier », dans A. – M. Frison-Roche (dir.), Les enjeux de la pénalisation de la vie économique, Paris, Dalloz, 1997, p. 17 et suiv.

14 Jean-Pierre Allinne, Gouverner le crime : les politiques criminelles françaises de la Révolution au xxie siècle, t. I, L’ordre des notables, 1780-1920, Paris, L’Harmattan, 2003.

Auteur

Docteur en histoire contemporaine et agrégée d’économie-gestion, est membre du CRH 19. Sa thèse portait sur Les représentations de l’entreprise dans le roman français au xixe siècle (1829-1891).

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