Conclusion. Monstre impérial, ordre social, désordres publics
p. 329-333
Texte intégral
1En suivant l’impôt d’Empire dans les méandres des gestes qui l’accompagnent, des significations dont il est investi et des stratégies sociales et politiques dont il est le support, c’est l’histoire d’un monde social, de ses ressorts, de ses fonctionnements, et de la manière dont il se perpétue que nous avons voulu écrire. À travers un impôt qui fait surgir les réseaux de dépendances et d’allégeances, les coopérations, les conflits et « les rapports de force qui s’entrecroisent », nous avons observé la fabrique de ces « relations d’assujettissement » avant d’envisager la question du consentement à la sujétion et sans rechercher la construction du pouvoir dans les lieux qui valent, par excellence, comme les lieux du pouvoir. Au-delà de l’infinie complexité de ces relations a émergé la permanence d’un ordre, mouvant et incertain, pétri de conflits et de contradictions, mais qui perdurait bien au-delà des individus qui le faisaient exister. De cet ordre, nous avons tenté de saisir la cohérence, sans perdre de vue sa complexité.
Cet ordre, ce fut tout d’abord celui d’un apparent chaos juridictionnel et territorial, dont la logique et la raison d’être sont pourtant devenues décelables à travers la signification du paiement et de la levée de l’impôt d’Empire : ce dernier est un instrument essentiel de l’affirmation d’une supériorité sociale et politique des comtes et princes, aussi bien sur la scène publique impériale que vis-à-vis de leurs sujets. Au terme de la première partie sont apparus des territoires fondamentalement « illisibles », non homogènes, dont les gouvernants perpétuaient l’opacité et la fragmentation. La nature singulière de ces formes de pouvoir irréductibles aux catégories ordinaires s’est avérée comme étroitement liée, d’une part, à leur insertion dans un Empire dépourvu d’autorité transcendante et de monopole de la violence légitime, aussi bien physique que symbolique. Mais elle est liée également au caractère éminemment conflictuel qui découle de la multiplicité des autorités. Il a donc fallu remonter au tissu serré des interactions sociales qui rendaient possible cette configuration spatiale du pouvoir.
2Aussi cet ordre fut-il également celui d’une configuration conflictuelle entremêlée qui, dans les réseaux étroitement entrelacés des relations entre agents, demeurait étrangement stable dans ses oscillations. Les relations entre les membres régnants des trois Maisons, l’empereur, l’électeur de Saxe et les contribuables dessinent un labyrinthe complexe d’interactions conflictuelles, lui-même étroitement lié à la configuration européenne et impériale et aux grands conflits internationaux qui ponctuent le siècle et demi pris pour objet. L’électeur de Saxe et les sujets s’invitent sans cesse dans la définition du pouvoir exercé par les seigneurs, comtes et princes et, de leurs actions convergentes ou divergentes naît un certain équilibre des forces, mouvant, fragile et sans cesse reconfiguré. Dans et par ces conflits incessants, le pouvoir se construit comme une « lutte à la corde ». Il a fallu donc de nouveau déplacer la focale et envisager les affrontements entre gouvernants et gouvernés de l’intérieur.
3Cet ordre fut en dernier lieu celui du désordre social et politique qui, par-delà l’impression d’un tintamarre brouillon ou déréglé, révélait sa logique rigoureuse et sa dimension constructrice. Du point de vue des contribuables, nulle contrepartie, nul contre-don ne viennent répondre au « don » de l’impôt, qui, dès lors, tend toujours davantage vers la saisie. Mais à la terreur de la saisie exécutive répondent les séditions antifiscales qui, à leur tour, sont apparues comme le lieu d’une autonomisation partielle, fragile et sans cesse menacée des contribuables : dans la contestation de l’impôt se forgent des droits nouveaux et se créent des espaces pour une action politique propre des administrés. Par là, ces derniers contribuent à redéfinir les termes de l’exercice du pouvoir, et font ingérence, subrepticement, dans l’espace public légitime. Il faudrait, à vrai dire, aller jusqu’à se départir de l’idée – et du mot – de « résistance » pour comprendre ces contestations comme l’un des lieux de fabrication du pouvoir, ou bien entendre la « résistance » comme un processus qui s’exerce véritablement des deux côtés.
4Cet ordre s’effondre probablement en partie avec l’Empire qui le faisait tenir, car la disparition de l’horizon impérial bouleverse l’équilibre des forces et l’ensemble des relations entre agents, mais il y a fort à parier que certains traits perdurent. Du moins la fiscalité impériale, disparue avec l’Empire, n’est-elle plus un des lieux de la lutte. La transition demeurerait à étudier : les trois ensembles maintiennent leur pouvoir jusqu’en 1878 pour les Schönburg, jusqu’en 1918 pour les Reuss et les Schwarzburg, et nombreux parmi les gouvernants sont ceux qui renforcent, après 1806, leurs liens avec Vienne. Quant aux sujets de ces territoires qui avaient été l’un des cœurs de la guerre des paysans – la grande défaite de Franckenhausen en mai 1525 a lieu chez les Schwarzburg – et qui deviennent des bastions de la politisation socialiste au xixe siècle, il semble que, de leur côté également, la tradition de contestation, pour le moins, s’inscrive dans le temps long.
L’impôt impérial, prérogative régalienne, élément de définition du statut d’état d’Empire, instrument de coercition sur les gouvernés, prédation économique, vecteur de l’ordonnancement du monde social, est donc au cœur de toutes les interactions, qu’il révèle en même temps qu’il les modèle. Il n’est pas, loin s’en faut, le seul objet de conflit dans un Empire caractérisé par l’omniprésence de la querelle, mais il est de ceux qui mettent en jeu le plus de niveaux politiques. À tous égards, il est un lieu d’affrontement et un point nodal des luttes. En choisissant l’impôt comme lieu d’observation du monde social, le conflit était donc nécessairement au cœur de l’analyse, et cela contraste avec la vision d’un ordre impérial pacificateur, utile contrepoint à la mémoire de l’autoritarisme prussien mais qui, parfois, tend à reprendre les termes mêmes des louanges de la constitution impériale telles qu’elles sont exprimées au xviiie siècle. Pourtant, des conflits armés de l’Europe et de l’Empire qui commandent la levée fiscale aux luttes de définition qui opposent les seigneurs, comtes et princes d’Empire à l’électeur de Saxe, en passant par les occupations militaires que ce dernier leur impose, les révoltes des contribuables et l’extrême violence des recouvrements militaires infligés aux populations, c’est un ordre conflictuel et, parfois, un ordre violent qui a émergé.
D’une certaine manière, suivre l’impôt, c’était donc prendre pour objet la « lutte des classes sans classes », c’est-à-dire en mettant l’accent non pas sur les « classes », mais sur la lutte comme le lieu même de l’élaboration du monde social. Edward Palmer Thompson fustigeait à juste titre la conception d’un « marxisme newtonien sophistiqué », où des classes qui seraient comme des entités réifiées, élaborées a priori dans un modèle théorique et anhistorique, déjà constituées à partir de relations productives mesurables et quantifiables, viendraient se heurter les unes aux autres :
Pour le dire simplement : les classes n’existent pas comme des entités séparées, qui regarderaient autour d’elles, trouveraient un ennemi de classe et commenceraient à lutter. Au contraire, les gens se retrouvent dans une société qui est structurée de façon déterminée (de façon cruciale, mais non exclusivement, par les relations de production), ils font l’expérience de l’exploitation (ou de la nécessité de maintenir leur pouvoir sur ceux qu’ils exploitent), ils identifient les points de divergences d’intérêt, ils commencent à lutter sur ces points et, dans ce processus de lutte, ils se découvrent eux-mêmes comme classes […]2.
5Suivre l’argent nous a donc permis d’arriver à tout autre chose, de beaucoup plus essentiel que l’argent : observer l’impôt d’Empire, c’était observer la société d’Empire comme un ensemble d’interactions, stables dans leur structure, mais sans cesse remodelées dans leur détail. Car, bien que les myriades de groupes et de fractions perpétuellement mises en relation par leurs coopérations et par leurs luttes semblent se perdre jusqu’à l’inépuisable dans l’infiniment petit, et si l’on a vu combien les allégeances et les coopérations, les fidélités et les protections étaient à géométrie variable, l’impôt fait également surgir combien le monde social est structuré par des hiérarchies et des lignes de dépendances claires. L’impôt d’Empire, support d’une économie du don et d’une stratégie de distinction pour les seigneurs, comtes et princes est, du côté des sujets, le support d’une économie de la prédation et d’un rappel à la sujétion. Et si, tantôt, les trois Maisons coopèrent pour payer leurs impôts impériaux et, tantôt, s’y refusent ; s’il arrive que l’un des gouvernants soutienne les sujets rebelles contre les autres membres régnants ou, à l’inverse, que se crée une alliance de tous les gouvernants contre les sujets ; si parfois une communauté quitte la sédition pour faire allégeance au prince, mais qu’ailleurs s’établit un front uni des révoltés ; si l’électeur peut encourager les « rénitents » comme fournir les hommes qui les font arrêter : rien de tout cela ne saurait laisser penser que les lignes de démarcation entre ceux qui dominent et ceux qui sont soumis ne sont pas définies avec netteté puisque, bien au contraire, l’impôt révèle et souligne en permanence la supériorité et l’infériorité, la soumission et l’autorité. Mais il n’en reste pas moins que cette domination sociale et cette autorité politique sont bien « l’effet d’ensemble de positions stratégiques3 », qu’elles ne s’imposent jamais définitivement et qu’elles requièrent, pour se maintenir, de nombreux efforts. Ce faisant, cet ouvrage a voulu contribuer à éclairer la manière dont cet Empire « semblable à un monstre » a fonctionné et s’est perpétué, non pas seulement comme un « monument de justice achevé4 », mais également comme un tissu d’antagonismes ; non pas seulement comme une pyramide de relations sociales – fût-elle pensée, par simple inversion de perspective, du bas vers le haut –, mais aussi comme un espace du court-circuit et de l’enchevêtrement des échelles de pouvoir.
6Il est donc le produit d’un certain nombre d’interrogations théoriques sur les formes de l’État et de la domination sociale et politique, sur le consentement à l’autorité, la place de la violence et celle de la justice, la nature et les modalités de la participation politique des « contre-publics subalternes ». Il s’est pourtant construit de façon progressive et n’a pas émergé seulement d’une question préalable et d’hypothèses que les sources seraient, dans un second temps, venues confirmer ou infirmer. Il est né avant tout d’une rencontre avec l’altérité d’un monde étrange surgi de l’archive, avec un kaléidoscope de voix venues d’un passé lointain et, à bien des égards, difficiles d’accès. Cette rencontre a bousculé les interrogations de départ. La surprise de l’altérité crée une rupture, en révélant combien ce qui nous semble aller de soi ne va pas de soi. Mais à cette étrangeté radicale l’a toujours disputé le sentiment d’une certaine compréhension, dont il a fallu, aussi, débusquer les illusions. C’est là, peut-être, que ce livre trouve également sa raison d’être : non pas seulement pour savoir ce qui, il y a plusieurs siècles, s’est produit dans les petits comtés et principautés de Thuringe et de Saxe, mais dans une tentative d’en apprendre davantage sur la manière dont un système politique tient et se maintient, sur les mécanismes de la soumission et de la domination, de la subordination et de la subversion, sur le fond d’un système complexe d’interactions sociales croisées.
Notes de bas de page
2 E. P. Thompson, « Class struggle… », art. cité, p. 149. Pour une discussion récente et stimulante de cette conception, voir Simona Cerutti, « Who is below ? E. P. Thompson, historien des sociétés modernes : une relecture », Annales. Histoire, sciences sociales, 70/4, 2016, p. 931 956.
3 Voir p. 193.
4 Voir p. 13.
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