1 Le processus de rationalisation a investi la plupart des sous-systèmes de la vie sociale à mesure de la différenciation fonctionnelle des divers régimes d’activité. L’autonomisation et la spécialisation des sphères sociales que l’on ne distinguait pas par le passé concourent de fait à cette rationalisation. Comme individus, nous sommes inscrits dans tout un ensemble de systèmes et sous-systèmes inhérents à la complexité sociale contemporaine : comme consommateur de biens, comme étudiant ou comme employé, comme malade et objet de soin, comme voyageur, comme touriste, etc. Ces divers sous-systèmes maximisent nos possibilités d’agir et si, certes, suivant une remarque déjà ancienne de la sociologie de l’aliénation, le caractère spécial et monofonctionnel de l’espace ou de l’institution finit par atrophier la vie sociale1, nous savons bien aussi que cette spécialisation permet d’optimiser les savoirs et les techniques de manière à les rendre plus performants. En dépit des dépendances et des contraintes temporelles que, de plus en plus, font peser sur nous ces sous-systèmes, nous savons qu’en un certain sens l’indépendance et la liberté ne relèvent pas de la séparation et de l’isolement, mais de la multiplication des médiations et des interactions qui nous donnent des possibilités de vie2. Nous savons dans une certaine mesure que ces contraintes sont le prix à payer pour élargir le spectre de nos activités même si nous pouvons toujours délibérer sur la légitimité écologique, éthique, esthétique de celles-ci. Nous pouvons par exemple pointer les défauts de l’école, de l’hôpital et des autres grandes institutions en raison de ce qu’Ivan Illich appelait leur « contre-productivité » ; nous ne le pouvons dans une certaine mesure qu’à la marge, ou moyennant un seuil au-delà duquel elles deviennent contreproductives, mais nous avons du mal a en imaginer l’extinction tant elles jouent un rôle décisif dans l’organisation de notre vie et dans les conditions d’accomplissement de celle-ci. Dans ce cadre, la famille reste une institution polyfonctionnelle même si elle a subi un fort mouvement de réduction de cette dimension de communauté productive plurielle. Elle qui hier associait travail industriel, travail agricole ; dont les activités ménagères étaient souvent des activités de transformation des biens et des aliments achetés ; dont l’activité de soin et d’éducation supposait une dimension polyactive et quasi « polymathique » acquise par tradition et transmission, s’est progressivement circonscrite à des activités plus sommaires soutenues par des institutions et des agences privées3. Dans le contexte de la société salariale la part polyfonctionnelle de l’institution s’est trouvée réduite, ce d’autant que la famille en se conjugalisant perdait, dans certains cas, une part de ses missions4. Dans les classes moyennes notamment elle a de plus en plus externalisé une part de ses tâches et de ses missions s’appuyant sur des agences diverses (du médecin ou du thérapeute à la femme de ménage, de l’association sportive au répétiteur de mathématique) et sur des institutions relevant du service public (crèches, conservatoires, bibliothèques). Même les activités ludiques et récréatives, en faisant l’objet d’une externalisation, ont fait l’objet d’une marchandisation (industries culturelles, du divertissement, ou du tourisme) tandis que les savoirs sont passés de l’expérience transmise à des formes d’acquisition abstraites et génériques (journaux, émissions télévisées ou de radio spécialisés)5. Mais dès lors, ces externalisations, tout en multipliant les potentialités d’existence et notamment en interagissant historiquement avec l’activité salariée et la reconnaissance de leur travail en monnaie pour les femmes, ont en retour imposé leurs contraintes temporelles. La famille s’est trouvée sommée de s’adapter à ces contraintes et de rendre son organisation temporelle compatible avec le rythme des autres sous-systèmes, tandis qu’elle intégrait progressivement comme un habitus une représentation de la vie quotidienne en termes de rendement, d’optimalisation des temps et finalement de « juste-à-temps ». Soulagé d’un côté, le temps familial, et plus particulièrement le temps féminin de la mère, est soumis à la pression objective de ces institutions en même temps qu’en proie aux contraintes spécifiques de la condition salariée. Tout se passe comme si les transformations que connaissent nos sociétés en termes de temps et notamment de réduction du temps de travail ou de ce que l’on pourrait appeler un temps d’astreinte aux institutions avaient moins d’incidence sur les familles dans la dynamique d’éducation et de formation des enfants que sur d’autres catégories sociales. Car si, bien évidemment, la durée du temps socialement passé au travail a diminué, cette diminution est surtout associée à des groupes sociaux spécifiques pour certains peu confrontés aux contraintes temporelles objectives de la vie de famille tels les étudiants ou les retraités (Chenu, Herpin, 2002). S’il y a une tendance générale à la réduction du temps de travail, la problématisation des temps sociaux suppose la prise en compte de la multiplicité des situations. Dans leurs interactions avec le travail, les ménages au sein desquels les deux conjoints exercent une activité professionnelle sont au plus aigu de l’enjeu temporel. Les couples biactifs sont désormais plus nombreux que ceux dans lesquels seul un des conjoints participe au marché du travail. Dès 1975, 52 % des ménages parmi ceux comportant deux individus de 15 à 59 ans n’étant ni étudiant ni retraité étaient biactifs ; ils sont désormais 66 %. Cette progression reflète l’évolution du taux d’activité féminine : entre 1975 et 2002, celui-ci est passé de 61 à 79 % (Ravel, 2007). Cette double activité au sein d’une transformation globale des conditions du travail, engageant la flexibilité et l’investissement personnel, met plus particulièrement le foyer, et au sein du foyer les femmes, au cœur à la fois de fortes tensions et de fortes contradictions. Sans tenir un point de vue tranché en termes de dégradation ou d’appauvrissement du temps familial, on peut à tout le moins s’interroger sur les conséquences d’une telle mise en tension. Tout un ensemble de régimes d’interaction et d’action, qu’ils relèvent de l’affection ou de la communication, pourrait faire les frais de ces contraintes et c’est parfois comme tel que les ressentent les personnes interviewées6. Le manque de temps n’est pas seulement un manque de temps instrumental, c’est un temps qui relève de l’échange affectif et communicationnel, c’est un temps de soin ou, plus largement en anglais, un temps du care7. La qualité de ces soins dépend largement de variables horaires, eu égard par exemple aux deux extrémités de la journée, et de la qualité des possibilités d’investissement émotionnel des parents que la fatigue ou le stress peuvent amoindrir ou corrompre. Toute une histoire du travail, avec Marx notamment, est aussi une histoire de l’aliénation de la vie collective et privée du travailleur et de ses mœurs en raison même des formes d’exténuation provoquées par le travail ; encore une fois, sans tenir aujourd’hui un point de vue aussi radical, cette perspective mériterait peut-être d’être revisitée dans le même esprit que le Marx des Manuscrits de 44 ou du Capital et celui des auteurs qui autour des années 1960 ont cherché à réactualiser la thèse de l’aliénation dans le nouveau contexte du paradigme bureaucratique et de la société de consommation. Une critique de la vie quotidienne ne devrait-elle pas être réactualisée mezzo voce à la faveur de l’apparition d’un « nouvel esprit du capitalisme » et notamment à partir de l’expérience décisive de la famille et des femmes8.

Famille, différenciation fonctionnelle et temps de travail

2En effet, le processus de différenciation fonctionnelle et de complexification des rapports à la société et au monde reste globalement dominé par l’inertie propre à la sphère du travail et à l’institution spécifique qu’est l’entreprise. L’externalisation, qui va de pair avec une marchandisation et une monétarisation des relations, éprouve ses limites et ses compressions face aux rigidités des entreprises. Les mécanismes de flexibilisation de la main-d’œuvre et les porosités entre travail et vie privée sont autant d’éléments qui pèsent sur le foyer et en compriment l’organisation et les relations. Pour les moins qualifiés, dont le temps de loisir a augmenté depuis une trentaine d’années, c’est plutôt la qualité du temps qui s’est dégradée9. Plus proche du modèle multi-actif de la famille traditionnelle, tout en en ayant dans une large mesure perdu les transmissions, ce n’est pas tant l’intensification du temps privé qui fait problème que son assujettissement à la gestion dérégulée des entreprises qui apparaît de fait comme une contrainte rigide aux salariés. La tertiairisation du travail a notamment transformé les temporalités d’un certain nombre de salariés les exposant aux horaires fragmentés mais aussi aux horaires décalés. Dans leur étude sur l’enquête Emploi du temps de l’Insee, L. Lesnard et T. de Saint Pol insistent sur la nouvelle configuration des emplois tertiaires qui, des caissières aux téléopérateurs en passant par les serveurs de la restauration rapide, sont souvent astreints à des temps partiels non choisis10 et fragmentés et à des modes de gestion intermittents de la force de travail, selon les cycles de la demande de services. Caractéristique dans une certaine mesure d’une nouvelle identité des classes populaires, ces types d’emploi s’associent souvent à un style de vie lié à une entrée précoce dans la maternité et par des formes de conjugalité plus aléatoires, la recomposition familiale, voire la monoparentalité, avec les conséquences que l’on peut imaginer quant à la complexité de la relation au temps et aux activités. Le phénomène est accentué par l’homogamie socioprofessionnelle des unions : lorsque les deux conjoints sont tous les deux peu qualifiés, ils subissent chacun de leur côté des contraintes distinctes qui rendent d’autant plus difficile la synchronisation des temps et des activités extraprofessionnels11. Cette désynchronisation engage certes plus souvent un partage des tâches entre conjoints, l’épouse étant absente, l’homme de fait doit assumer les activités familiales, mais en retour elle suppose un temps moins partagé en famille d’autant que, les dérégulations du travail ayant souvent lieu aux extrémités de la journée, elles tombent dans les tranches horaires par excellence des sociabilités familiales : le petit-déjeuner et le dîner. Tout en prenant garde à ne pas trop généraliser l’analyse, contrevenir de gré ou de force aux grands rythmes collectifs et institutionnels de la journée ou de la semaine voue presque immanquablement à en faire les frais. Certes le ou la jeune célibataire que nous avons étudié jadis (Cingolani, 1986) peut bien jouir d’une existence à contretemps et ces mêmes emplois tertiaires peu qualifiés sont aussi des emplois privilégiés pour d’autres styles identitaires comme ceux des étudiants, mais il en va différemment dans le contexte familial populaire. Les contraintes de flexibilité du travail viennent heurter le temps hors travail comme temps lui-même institutionnellement et socialement réglé notamment par l’école. De plus, dans ce contexte social précis, les contraintes financières empêchent les jeunes ménages de s’appuyer sur une nourrice et ils sont ainsi plus dépendants des solidarités de voisinage ou familiales (parents, mais aussi parfois enfants aînés) qui ont un caractère plus aléatoire que l’échange marchand et sont moins susceptibles de pouvoir négocier une absence pour prendre soin d’un enfant malade ou l’emmener chez le médecin. Si l’enchevêtrement et la simultanéité des tâches permettent par ailleurs d’assumer les contraintes incompressibles (courses après la crèche ou l’école avec les enfants ; échanges avec l’enfant pendant la préparation du repas, etc.), il peut rencontrer des limites affectives et communicationnelles aux effets délétères.

3Sans doute sont-ce les classes moyennes qui sont amenées à rentabiliser le mieux possible le temps et, réciproquement, ce sont elles qui font le plus usage des diverses agences et institutions qui leur permettent de gagner du temps. Ce sont elles aussi qui peuvent s’appuyer sur l’aide d’une « femme de ménage » qui parfois est capable de tenir une position de multifonctionnalité (aller chercher les enfants à l’école avec l’auto de la famille, emmener un enfant chez le médecin, faire le dîner ou le déjeuner, etc.). L’enjeu est d’autant plus fondamental que pour les classes moyennes la journée de travail parfois s’allonge au-delà de huit heures et qu’en tout état de cause celle-ci a moins diminué que pour les moins qualifiés. C’est ici que la notion de programmation prend tout son sens à la fois dans sa dimension de prévision et d’optimisation. Prise entre la charge de travail et celle familiale, la mère, le plus souvent, doit organiser les tâches et les opérations de manière à en accélérer le processus. L’objectif de « chasser la flânerie » devient une activité que le sujet exerce sur son propre rythme de vie autant que sur les rythmes de travail de manière à économiser les temps morts. Les achats de la semaine peuvent être conjointement organisés dans une sorte de conseil du couple qui chaque fin de week-end programme les tâches, les rendez-vous et les achats de la semaine suivante. « Nous avons des réunions d’agenda où nous regardons qui impérativement doit partir tôt tel jour et revenir tard tel autre », déclare une interviewée12. Le sens de l’organisation et de la rigueur puise parfois dans les transmissions familiales : « Ça m’a appris à faire ça, mais ça m’oblige à être sous pression tout le temps », déclare une autre. Les perméabilités entre travail et vie privée permettent certes la présence du privé dans la vie professionnelle (pour s’informer sur la sortie d’un enfant de l’école ou de son état de santé) mais surtout la présence du professionnel dans la vie privée. Certaines femmes sont amenées à travailler à la maison après que les enfants soient couchés, d’autres à travailler le week-end. Ces mobilités et ces glissements sont permis par les outils bureautiques et associés à des contraintes de clientèle ou de traitement de dossier que subissent même ceux qui ont pris l’option d’un temps partiel ou d’un temps réduit. L’ordinateur et le téléphone portables que les entreprises confient de plus en plus à leurs salariés posent le problème des marqueurs voire des rites qui permettent au salarié de circonscrire chacun des rôles qu’il occupe comme parent ou comme travailleur et dans la sphère professionnelle et dans la sphère quotidienne, mais ils posent aussi la question de jusqu’à quel point les rites peuvent faire obstacle aux contraintes du travail. « Mettre un frein au travail » pour pouvoir se consacrer aux enfants apparaît comme un thème récurrent. Si sortir du travail, c’est souvent construire psychiquement le passage d’une sphère à une autre en s’appuyant sur des normes institutionnelles qui ménagent une transition, on peut comprendre les difficultés de celles et ceux qui, pour des raisons diverses, ne peuvent plus résister à la pression du travail et ne savent plus tout à fait trouver les ressources symboliques qui permettent la sortie de ce dernier. Au demeurant, ce n’est pas seulement le travail qui s’infiltre dans la vie privée et de loisir des classes moyennes, mais l’impératif même du rendement. On comprend en effet comment cette dimension « programmative » à court ou moyen terme trouve un certain écho dans les formes de programmation à plus long terme et ce même dans le contexte de stratégies biographiques et de carrière. Cette rationalisation de la vie privée dans son rapport au travail relance la question de la place du travail dans certains segments des classes moyennes et supérieures et des continuums qu’il peut y avoir entre sphère de loisir et sphère du travail – les valeurs de l’entreprise pouvant se retrouver dans l’expérience des loisirs13. Mais l’on peut plus largement s’interroger sur une sorte de complexus de rationalisation qui va du travail au loisir en passant par les carrières. Le contexte de rationalisation de certaines structures familiales peut engendrer des comportements plus largement programmatiques, au-delà de la vie professionnelle et de son interaction avec la vie familiale. Les logiques d’excellence et de concurrence qui caractérisent la vie de certaines familles qui anticipent, y compris par le choix résidentiel, l’évolution scolaire de l’enfant, programmant l’activité ludique de ce dernier en fonction du rendement social ou économique qu’il peut en tirer, sont l’illustration de ce complexus14. Le rôle sociétal du loisir s’est certes partout accru et ce phénomène relativise le temps effectivement subordonné comme temps astreint au travail, mais l’investissement dans le loisir devient de plus en plus une activité stratégique délibérée, surdéterminant la compétition scolaire. Certains enfants des classes moyennes supérieures ont le sentiment de manquer de temps en raison d’une surdétermination de l’activité scolaire par les activités périscolaires qui deviennent des critères tactiques ou stratégiques de socialisation, d’identification et de promotion. La dimension de « paideia » de formation de la personnalité – à commencer par la personnalité éthique – par la culture apparaît dévoyée par la logique même de rentabilisation et de maximalisation de l’investissement en temps. La dimension d’épanouissement et de compréhension de la personne à travers la familiarité culturelle devient proprement un outil de distinction. Par l’instillation d’éléments de rationalité instrumentale dans le loisir et la subordination de ce dernier à une logique consciente de rentabilité, la culture de fin devient moyen.

Femmes, classes moyennes et travail

4Ce n’est pas faire preuve d’originalité que de dire qu’en matière de temps familial les femmes occupent une place particulière. Poser la question du temps et de la programmation de la vie c’est donc par excellence poser une question de genre. L’on s’accorde de fait pour constater une réduction des dissymétries de genre en ce qui concerne les tâches domestiques à la fois en raison de la substitution progressive de la machine au travail humain, mais encore en raison d’un mouvement de partage des tâches qui fait que « l’assignation exclusive du travail domestique aux femmes s’est un peu desserrée ». Si celles-ci assuraient 75,2 % du travail domestique en 1974, elles n’en assurent aujourd’hui moins de 65 %15. Hier défavorisées quant au temps de loisir, les femmes actives voient leur temps de loisir s’équilibrer par rapport aux hommes, mais c’est en raison même de ce mouvement de partage et de réduction du temps domestique, non en raison de moindres contraintes professionnelles (Chenu, Herpin, 2002). Sans doute peut-on s’interroger sur le changement de nature de la tâche des femmes et la substitution d’une activité programmatrice à l’activité domestique en tant que telle, notamment parmi les classes moyennes sur lesquelles on voudrait conclure. Lorsque, d’une manière très imagée dans l’un de ses livres, A. R. Hochschild pose quelques-unes de ces questions : « Qui se réveille la nuit lorsque l’enfant dort mal, ou fait un cauchemar ? Qui organise les fêtes avec les enfants ? Qui achète les cadeaux, confectionne un costume pour un anniversaire ? Qui pense aux gâteaux pour le goûter ? Qui pendant le temps de travail ou le temps de transport doit ajuster les aménagements inattendus : maladie, visite chez un médecin, etc., ou doit gérer la garde de l’enfant ? Qui, lorsque c’est possible, négocie son absence tous les mercredis ? Qui prévoit les vacances chez les grands-parents ou dans des stages ? » (Hochschild, 2003 [1989]), elle pointe cette dimension de programmation qui ne relève pas tant du faire domestique que du prévoir, de l’organiser, et dans laquelle l’activité semble dématérialisée et directement confrontée à la question de l’ajustement des temps. En ce sens, comme nous avons pu le voir, la condition féminine aujourd’hui est au cœur de toutes les questions de temporalité précisément parce qu’elle s’est déplacée du côté de la gestion de la plupart des interactions de la sphère familiale avec les agences spécialisées et que cette interaction est devenue décisive dans l’équilibre du foyer et dans la formation du futur adulte. Il n’est pas bien évidemment jusqu’à la naissance de l’enfant qui ne s’inscrive dans cette programmation et dans une relation à nouveau avec le travail, à la fois dans une négociation complexe avec les supérieurs hiérarchiques, parfois injonctifs à l’égard du retardement de l’enfant, et dans le rapport décisif à une horloge biologique et des échéances biographiques qui pour les femmes ont une « flexibilité limitée ».

5L’accession, depuis une quarantaine d’années, des femmes à une véritable maturité sociale à la fois aux niveaux scolaire et professionnel ouvre leur expérience sur des modalités de reconnaissance et de réalisation qui engagent leur individualité et leur subjectivité à un point tel qu’il leur est quasiment impossible de renoncer au travail et aux significations de l’accès à l’emploi même si elles doivent payer d’un coût humain très cher cette indépendance dans la réalisation d’elles-mêmes et cette reconnaissance personnelle. L’individualisation du travail et des carrières, la relation entre cette individualisation et des postes ou des opportunités professionnelles sont un stimulant personnel car ils donnent un caractère singulier à l’activité professionnelle dans sa relation aux autres et au collectif de travail16. L’irréductibilité dans ce contexte de la posture féminine à la posture d’une « madame-gagne-pain » et le légitime non-renoncement aux gratifications symboliques débouchent sur des tensions nouvelles avec le foyer : comment partager les contraintes de temps domestique avec le conjoint ? Comment aménager la relation aux enfants ? Cette relation aux injonctions à devoir être et à être reconnue, qui se monnaie sur le lieu de travail en contraintes relationnelles, est un élément d’intensification des rythmes à la fois au sein, à la périphérie et au-dehors de l’entreprise. La conscience professionnelle, la dimension réputationnelle du travail en équipe mais aussi sa dimension de solidarité peuvent être le ressort, dans le cas d’une absence du bureau, d’un sentiment de culpabilité vis-à-vis des collègues ou collaborateurs dont on augmentera ainsi la charge. Elle peut avoir une force de contrainte tout aussi puissante, sinon plus, qu’un dispositif de management. En retour la représentation oblative de la maternité, qui a longtemps caractérisé l’histoire des femmes au point de les faire souvent entrer dans des logiques de renoncement à des opportunités de carrière, peut être elle aussi génératrice d’une culpabilité cette fois à l’égard des enfants et laisser dans une sorte d’indécision et d’insatisfaction la personne prise entre deux sphères. Certaines femmes peuvent vivre avec une certaine culpabilité les congés pour leur grossesse ou une absence à l’occasion d’un souci de santé d’un enfant, mais réciproquement elles peuvent aussi ressentir ce sentiment lorsqu’elles pensent négliger les enfants en étant trop peu ou irrégulièrement présente. La contrainte professionnelle d’un côté, la contrainte maternelle de l’autre mettent contradictoirement les mères qui travaillent en tension au même titre que ses deux pôles opposés mettent en tension la pile. On ne sortira pas de cette tension certes, sans achever la révolution culturelle qu’a provoquée le féminisme, autrement dit sans un consensus culturel sur l’égalité mais aussi sans neutraliser le coût humain que l’accession à l’égalité provoque dans le contexte d’une société qui n’a pas donné au hors travail la dimension affirmative qui lui revient et qui n’a pas réussi à limiter la puissance de captation des nouvelles formes de subordination. Nous ne croyons pas qu’il faille revenir au paradigme bureaucratique d’hier mais les formes légitimes d’affirmation et de réalisation de soi que permet le travail parmi les classes moyennes ne sauraient paradoxalement être le moyen pour un assujettissement plus grand de celles-ci aux impératifs du rendement qui finissent par négliger les interrogations sur ce qu’il en est de la vie bonne17.