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Externalisation du travail domestique et extension du domaine de la marchandise
p. 189-199
Texte intégral
1 L’activité et le travail domestique sont multiformes et il faut mobiliser une grande variété d’indicateurs pour tenter d’en saisir les dynamiques. À la fois informel lorsque réalisé par les ménages pour leur compte, et formalisé sur et par le marché, le périmètre de ces activités est fluctuant. Dans cette contribution, on qualifie de travail domestique et de care les activités réalisées tantôt dans la sphère du ménage, tantôt dans la sphère salariale, consistant à s’occuper de l’entretien du domicile, et de l’accompagnement des personnes en perte d’autonomie.
2Considérée comme inéluctable et signe de progrès (Kaufmann, 1996), la récente création du secteur marchand des « services à la personne » incarnerait ce mouvement contemporain d’externalisation. De quels arguments se saisissent les acteurs pour légitimer une telle externalisation ? Sur quelles institutions se fonde cette construction d’un marché de la domesticité ? Quelles en sont les conséquences pour les salariés du champ ? Comment le temps, dans ses différentes dimensions, intervient dans ces processus ?
Les réalités contemporaines du travail domestique
3L’externalisation du travail domestique est-elle une réalité indiscutable ? Expression de l’évolution du salariat des emplois domestiques et de care, son marqueur le plus visible1 concerne l’évolution des effectifs des services à la personne. En s’en tenant à une évolution statistique de court terme2, on ne peut que valider les prospectives ayant conduit depuis maintenant près de vingt ans à considérer le champ des « services à la personne » comme créateur d’emploi. Les effectifs salariés des trois métiers majeurs qui composent ce champ (employés de maison, aides à domicile, assistantes maternelles) ont en effet augmenté de 25 % en sept ans selon les diverses enquêtes emploi3. Cet artefact statistique, dont la dynamique repose en partie sur l’externalisation des activités domestiques, masque dans les faits une diversité de processus à l’œuvre.
Les facteurs traditionnellement explicatifs de l’externalisation
4L’injonction à l’externalisation des services domestiques hors du domicile, en faisant faire par d’autres ce qui était réalisé par soi-même (voir infra), et en les substituant aux temps de la domesticité, est le fruit de tendances socio-démographiques structurelles, mais repose aussi sur des malentendus.
5Le secteur des services à la personne qui regroupe des services de la domesticité et des services du care est souvent envisagé comme une réponse aux mutations sociodémographiques, en particulier le vieillissement de la population et la montée de l’activité féminine.
6Si le vieillissement de la population est statistiquement incontestable, il n’a d’effet clair ni sur l’ampleur à venir de la population dépendante ni sur la demande de nouveaux services. Les projections démographiques du nombre de personnes âgées de plus de 75 ans en 2040 sont ainsi estimées à 10 millions en 2040, soit une croissance de 2,8 % par an sur les trois prochaines décennies. Les projections du nombre de personnes âgées dépendantes varient, quant à elles, de 1,1 à 1,5 million selon les estimations, soit entre 0,9 % et 1,9 % de croissance annuelle moyenne. Dans tous les cas, la part des personnes dépendantes de plus de 75 ans ne devrait pas, selon les démographes, dépasser 15 % de la population des personnes âgées (Duée, Rebillard, 2006). Les perspectives d’activité ne marquent donc pas de rupture nette avec les tendances précédentes.
7La montée de l’activité féminine est quant à elle souvent invoquée pour soutenir la thèse de la dynamique des emplois de l’activité domestique et du care. Les transformations des normes dans le rapport des femmes au travail et à l’emploi ne sont cependant pas récentes. Depuis les année 1960, les femmes entrent non seulement massivement sur le marché du travail mais, et ce phénomène est plus inédit, tendent de plus en plus à demeurer actives (au sens statistique du terme) après les maternités (Maruani, 2011). Cette transformation aurait deux vertus : d’abord la salarisation des femmes serait source d’émancipation, la centralité du travail étant prégnante dans l’imaginaire social dominant (Sobel, 2012). Ensuite, elle ferait surgir de nouveaux besoins de conciliation des temps, amenant les ménages à se préparer à l’achat de services qui les libéreraient d’un temps domestique devenu contraignant.
8Outre que les travaux les plus récents indiquent une absence de lien entre les caractéristiques familiales et les temps de travail chez les intervenants à domicile (Barrois, Devetter, 2012)4, ces tendances reposent également sur un malentendu. Celui-ci est lié au fait que le jeune secteur des services à la personne dont il est question (Devetter, Jany-Catrice, Ribault, 2009)5 a consisté dans le groupement d’activités aux trajectoires institutionnelles et historiques très différentes (Jany-Catrice, 2010 ; Lefebvre, 2012), et aux finalités elles-mêmes diverses. L’une – les services de ménage – relève directement de la domesticité, et sa dynamique contemporaine repose sur le maintien ou l’accroissement des inégalités économiques, tandis que l’autre – l’aide à domicile – est le fruit d’une tradition d’action sociale, fondée sur la réponse, par le marché jusqu’ici très régulé et souvent à lucrativité limitée, de besoins sociaux non fournis par l’acteur public (État ou collectivités territoriales).
9Ce triple mouvement (montée de l’activité féminine, vieillissement de la population, croissance des services à la personne) est parfois présenté comme inéluctable et nécessairement imbriqué, comme si les besoins des uns, mécaniquement transformés en demande sur le marché (par exemple, l’achat d’un répit dans la tension chronique de conciliation des temps [Windebank, 2007], ou encore la délégation d’un « sale boulot6 » [Bidet, 2011 ; Devetter, Jany-Catrice, Ribault, 2009]) étaient en adéquation naturelle avec les attentes d’activité économique des autres. Cette représentation très adéquationniste, qui homogénéise abusivement la nature des temps domestiques et ceux du salariat, ignore les mutations que produit le processus d’externalisation de l’activité domestique7.
Qu’entend-on par externalisation ?
10L’externalisation des activités qualifie traditionnellement le processus par lequel des organisations (souvent industrielles) se désengagent de tâches – des services – qu’elles réalisaient elles-mêmes, et qu’elles décident de faire réaliser, par d’autres, sur le marché. Cette manière de rendre compte de l’externalisation s’appuie sur une double représentation : il y aurait substituabilité (l’organisation, ou le ménage, fait faire par d’autres ce qu’elle faisait elle-même), et il y aurait une marchéisation (à la fourniture de ces activités, selon des logiques internes et propres à l’organisation, se substitue une relation d’échange par le marché)8. L’analyse de l’expansion concrète des services à la personne interroge ce mythe de l’externalisation/substitution, car ce qui se réalise ne laisse rien indemne : ni les organisations protagonistes de l’échange, ni leurs compétences9, ni la nature de ce qui est fourni, ni même les finalités de l’action.
Au-delà de la substitution marché vs ménage
11Si, en effet, la croissance des emplois d’employés de maison peut être interprétée comme une externalisation des contraintes domestiques pour certaines catégories de ménage (voir le graphique), les uns déléguant à d’autres les tâches les plus pénibles, la croissance des aides à domicile et des emplois du care ne peut totalement s’apparenter à une externalisation des services10, pas plus qu’on ne peut considérer qu’il y aurait simple substitution d’un temps domestique à un temps salarié. Interpréter ainsi les mutations est impropre.
12D’abord parce qu’il n’y a pas de phénomène de déversement mécanique des temps, qui verrait le marché des services à la personne compenser la réduction de l’activité domestique du ménage. La baisse du temps domestique consacré aux activités domestiques (ménage) enregistrée par les enquêtes budgets temps entre 1986 et 2010 n’est pas compensée par la croissance des heures de travail dans la sphère salariée11.
« Évolution des effectifs de la profession “employé de maison” selon l’enquête emploi (1980-2010) » Calculs personnels à partir des données de l’Insee, enquêtes emploi.

13Ensuite, parce que cette manière d’interpréter les mutations occulte l’imbrication de différentes sources du care qui perdurent de manière variable (Martin, 2008) : le care informel diffusé au sein des familles et des communautés, les services marchands de care, formel ou informel et le care public, fourni par les collectivités territoriales. Ensuite encore, parce que ce phénomène de déversement ne concerne que certaines catégories de ménages, celles qui peuvent raisonner en termes d’arbitrage économique. Enfin parce qu’en franchissant les frontières de la famille, le service et son organisation sont confrontés au passage du « profane au professionnalisme », du don au salariat (Kaufmann, 1996), mais aussi du service pour soi aux services aux autres.
Des tâches et des finalités différentes
14Analyser l’accroissement des services à la personne comme un simple transfert de la domesticité vers le salariat sous-estime les spécificités du rapport salarial, ainsi que celles du contenu du travail. S’agit-il d’activités de même nature ? On peut sans doute attribuer aux activités domestiques des caractéristiques que l’on ne retrouve pas dans le cadre du rapport salarial : une liberté de choix des manières de procéder, une autonomie, pas ou peu de subordination, pas d’injonction à la rationalité instrumentale, une prise en compte possible du besoin, dans sa globalité, des membres du ménage. Les objectifs, la quantité, les rythmes peuvent être déterminés encore en grande partie par soi-même et non par un tiers employeur (Méda, Jany-Catrice, 2011). Les raisonnements économiques qui mettent en avant une simple affaire d’externalisation et de substitution, comme le faisait Jonathan Gershuny (1978), réduisent aussi le ménage à une micro-unité de production et de consommation, et confondent des types d’activité pourtant sous-tendus par des finalités hétérogènes.
Les transformations induites par l’externalisation
Acteurs et institutions de la marchandisation
15La recomposition de certains des temps domestiques en « temps du salariat » (qu’on préférera désormais au terme « externalisation ») repose sur des dispositifs sociaux et institutionnels qui en ont permis la transformation et l’avènement. Ces transformations sociales et institutionnelles que nous étudions maintenant montrent que le marché n’est pas une réalité spontanée, mais qu’il s’appuie, pour son expansion, sur des dynamiques sociales fortes (Garcia, 1986).
16Ce qui distingue la situation actuelle de la société bourgeoise, qui organisait le marché de la domesticité entre femmes pauvres et femmes riches (Monchatre, 2010, p. 212), c’est l’institutionnalisation assumée de création d’un marché moderne, rendu visible par un double passage : passage du service domestique à la marchandise et au produit codifié ; création des conditions institutionnelles (en particulier par l’État, les collectivités territoriales, et les différents réseaux d’acteurs) pour l’avènement relativement irréversible d’un marché. La recomposition presque en temps réel, depuis 2005, des services à la personne s’est ainsi accompagnée de la constitution d’une mise en scène marchande, c’est-à-dire de l’élaboration de « nouveaux objets marchands », et de la mise en place de dispositifs de « création de nouveaux marchés » (Tordjman, 2008, p. 1341-1368).
17Les acteurs concrets de ces passages sont maintenant identifiés. Il s’agit d’abord des experts économiques, ici Pierre Cahuc et Michèle Debonneuil (2004), qui ont fourni une caution intellectuelle forte au projet politique de création d’un secteur. Cette expertise a été prise en main ensuite par un homme politique très médiatisé, Jean-Louis Borloo, alors ministre de la Cohésion sociale, convaincu que les services à la personne devaient permettre l’adéquation entre les besoins des uns et les emplois des autres.
18La durabilité et l’institutionnalisation du processus de marchandisation ont ensuite été assurées économiquement, symboliquement et réticulairement.
19Économiquement d’abord, pour rendre l’accès aux services marchands incitatifs, le coût du service a dû être maintenu suffisamment bas pour faire levier sur la demande. La baisse du coût peut provenir de faibles rémunérations ou d’une socialisation totale ou partielle du service (par l’État, les collectivités territoriales, etc.). Si ce deuxième facteur a joué dans les services du care d’action sociale d’aide aux personnes âgées, le reste à charge pour les bénéficiaires des services est demeuré néanmoins important et tend, depuis une dizaine d’années, à progresser très nettement (Vatan, 2014). Quant au développement des services domestiques et de confort, leur coût est également pris en partie en charge par l’État, par le levier des défiscalisations massives dont une faible partie des consommateurs a pu profiter12. Ce n’est que par le truchement de ces conditions institutionnelles que ces services aux ménages se maintiennent sur un marché balbutiant.
20Symboliquement ensuite, des campagnes publicitaires vigoureuses de l’agence nationale des services à la personne ont tenté de banaliser l’accès au marché des services domestiques. Ces campagnes publicitaires sont expressives de ce que la marchandisation « fait » aux services et aux salariés qui les fournissent : ces services, y compris sociaux, deviennent, aux yeux des politiques qui en promeuvent le développement, des « produits » comme les autres13. Ces produits sont considérés comme stables et invariants (tandis que la sociologie interactionniste construit son analyse à partir de l’idiosyncrasie de la relation de service), y compris en termes de qualité14. Cette production de représentation constitue une véritable réification, c’est-à-dire comme le fait de traiter autrui comme un objet et non pas comme un sujet social (Honneth, 2007).
21La mise en marchandises prend la forme de codifications et de labélisations qui incitent à la standardisation des activités. La variété de certifications, de normes ISO, et de labels qualité, se cristallise par exemple dans des macarons apposés aux devantures des associations et surtout des entreprises de service à la personne avec le logo « S ! », fourni par l’ANSP15. La codification du service passe aussi par des stratégies de « professionnalisation », des salariés comme des dirigeants16. Cette dynamique conduit à la quête de rationalité et à une forme d’efficience dans l’organisation du travail et dans la production, ce qui modèle les temps de travail et les temps sociaux.
22Réticulairement enfin, tous les acteurs sont invités à entrer dans le projet de marchandisation des activités domestiques et de care. L’Insee et le Cnis fournissent les outils de la cristallisation du secteur en nomenclature autonome17 ; les syndicats, engagés plus ou moins malgré eux dans diverses négociations du champ, circonscrivent un périmètre des services à la personne, bien qu’ils peinent simultanément à investir un secteur marqué par son éclatement, sa féminisation, et par un « patronat » tout aussi émietté et atypique18. Dans ce contexte, la dynamique de la Fédération patronale du particulier employeur (FEPEM) joue un rôle clef pour le maintien de l’emploi direct et son développement dans ce champ.
23Les conditions sociales de l’avènement du marché sont alors réunies. Ces nouvelles normes et institutions sont le socle de stratégies variables d’acteurs (Jarrige, Reynaud, 2011) qui, après avoir conduit des formes de résistance, finissent par s’en accommoder, ou par s’en détourner.
De la marchandisation à l’industrialisation de l’activité
24Les conventions civiques qui caractérisaient le service public mettaient d’abord en avant la mission à réaliser, multipliant ses dimensions (accompagnement, maintien à domicile, relation de service). La marchandisation de l’activité qui a plus récemment accompagné l’externalisation rompt avec cette logique de « faire avec » les personnes âgées les gestes du quotidien pour leur assurer une forme d’autonomie, et invite de plus en plus à « faire à la place de » la personne fragile, cette déformation cognitive pouvant être directement liée à l’idée d’externalisation.
25L’industrialisation accompagne ce vaste mouvement dans le champ de l’aide à domicile et remet le temps au cœur des rapports sociaux. Les différentes monographies sur ces questions indiquent bien que des négociations permanentes sont entretenues autour de conventions industrielles et qu’elles ont pour premier objet le temps (le temps qu’il faut raccourcir pour chaque intervention, le temps global de travail des salariés, le temps partiel non choisi comme objet de négociations, etc.), comme si la question salariale était réduite à une question de temps. La rationalisation de l’activité nécessite une accélération des actes, une intensification du contenu, une plus grande pression temporelle, selon les préceptes industrialistes, pour accéder à l’efficacité et à la performance. Une enquête menée en 2012 souligne ainsi que les organismes agréés et autorisés d’aide à domicile déclarent qu’en moyenne le temps d’intervention d’un service à la personne tend à diminuer nettement : ils sont plus de la moitié à l’affirmer dans le Nord-Pas-de-Calais pour les actes relevant de l’action sociale (Vatan, 2012). Cette industrialisation de l’activité et cette accélération du temps reposent sur la malléabilité extrême des temps des salariés19.
26L’externalisation des activités domestiques et les recompositions auxquelles elle conduit ont des conséquences positives pour certaines catégories d’acteurs : elle leur permet d’envisager une « profitabilité » sur un champ jusque-là relativement tenu à l’écart de la financiarisation du système. Elle leur permet également d’élaborer des stratégies décomplexées de marchandisation et de massification de l’activité. Mais elle n’a pas eu de conséquences aussi vertueuses pour les salariés : impossibilité de faire entrer l’inspection du travail sur les lieux de travail, intensification de l’activité, limitation des temps d’intervention, malléabilité des temps d’intervention.
27Toute l’histoire récente du plan Borloo de 2005 est marquée du sceau de cette construction économique de mise en marché d’activités de services et de ses conséquences sur les temps du travail et, simultanément, sur les temps des services.
Du temps féminin et a priori partiel
28Les emplois des services à la personne sont marqués d’une double emprise : l’emprise du genre (Monchatre, 2010) et l’emprise d’un temps partiel « envahissant ». Dans ce secteur, l’organisation du travail est tout entièrement pensée à partir de la disponibilité temporelle des femmes, comme si l’externalisation de l’activité semblait devoir s’accompagner de l’emprunt de l’organisation de l’activité dans la sphère domestique. Fruit d’un assujettissement des femmes aux contraintes exogènes, l’organisation de la domesticité s’était en effet réalisée sur la disponibilité des femmes. Elle s’exprimait alors par l’offre d’une « quantité illimitée de services » (Monchatre, 2010, p. 23) rendus à la demande. Les femmes se rendaient disponibles de manière régulière, invisible, et quotidiennement.
29On attend d’elles cette même faculté dans les services à la personne, d’autant que les processus de leur assignation dans de tels métiers sont forts (Dussuet, 2005 ; Doniol-Shaw, Lada, Dussuet, 2007). Les emplois qu’elles occupent dans les services à la personne n’échappent pas à cette disponibilité temporelle, même s’ils ont des caractéristiques propres : ils sont d’abord frappés du sceau normé du temps partiel (Jarrige, Reynaud, 2011)20. Ils sont également marqués par la pluriactivité et polyactivité (Barreau, Corsani, 2012 ; Cingolani, 2012)21, et par des formes d’intermittence du travail et de ses temps. Ces caractéristiques des emplois et des temps ne sont d’ailleurs pas disjointes : c’est bien la norme du temps partiel qui conduit les salariés à construire une juxtaposition d’activités, qui, mises bout à bout, peuvent leur faire escompter entrer dans un emploi rémunérateur, plus ou moins stable22. La figure de l’employé « marchand de son travail » qui répond à l’injonction à l’entreprenariat de soi est d’autant plus prégnante dans ce secteur que les salariés sont massivement en emploi direct.
30Cela procède de la féminisation des métiers (Maruani, 2011 ; Dussuet, 2005) : en faisant ces métiers « comme si » c’étaient ceux de la sphère familiale, il y a l’idée d’un travail féminin, travail d’appoint, dont on n’a pas besoin de penser le temps complet s’il n’est pas spontané. Pourtant, cette insertion particulière des femmes dans l’emploi, qui dépasse ceux de la domesticité mais les englobe, empêche de saisir le rapport complexe des femmes dans leur rapport à l’emploi et au travail (Maruani, 2011).
31Ensuite, les caractéristiques complexes de l’activité, l’éclatement des espaces de travail et des temps, et les institutions et organisations sociales qui les ont pensées, conduisent à ce que tous les temps d’engagement dans l’activité ne soient ni comptés ni reconnus comme temps de travail. La « durée de travail » est, certes, une lente construction sociale et historique. En particulier dans les activités de service (commerce, hôtellerie), elle laisse une incertitude plus ou moins grande sur la nature de certains temps, liés au temps de travail, notamment les pauses et les temps de transport23. Les salariés des services à la personne sont de véritables salariés de la mobilité, conduisant à ce que cette question de la reconnaissance et de la valorisation des temps de transport cristallise certains conflits sociaux et les négociations collectives (Lefebvre, 2012). Mais ce secteur, dont l’intermittence est organisée, « peine à faire émerger un compromis stable sur la mesure et l’organisation du temps de travail, voire à valider la frontière entre ce qui est et ce qui n’est pas travail » (Barrois, Devetter, 2012). Ainsi la dernière enquête de la Drees montre que vingt-six heures officielles et comptabilisées de travail (soit la durée moyenne des métiers de l’aide à domicile et de l’employé de maison) représentent, dans les faits, un temps de travail effectif de trente-cinq heures (du fait des différents temps de friction non comptabilisés : transport, débriefing, transmission de consignes, mais aussi travail gratuit, etc.). Ce « régime temporel non stabilisé » témoigne ainsi « des ambiguïtés d’une professionnalisation inachevée » (Barrois, Devetter, 2012). Il conduit à des situations paradoxales d’emploi complet à temps partiel, ce que les salariés expriment, dans les entretiens, en affirmant donner leur vie à leur travail tout en étant à temps partiel. Autrement dit, si l’intermittence dans les services à la personne est de plus en plus organisée, celle-ci n’est pas encore institutionnalisée et ne s’accompagne pas des dispositifs garants de sa protection et de sa reconnaissance24.
32Le processus d’externalisation, souvent présenté de manière fonctionnelle, donne à voir l’épaisseur et la multidimentionnalité du temps au cours de trois processus.
33Au cours de la marchandisation d’activités de services d’abord. Cette mutation s’accompagne en effet de l’élaboration de dispositifs qui équipent le marché pour modifier la représentation du service (standardisation, codification, voire réification). Ce faisant, ces équipements étalonnent plus étroitement l’activité salariée au temps, accélérant la division du travail, et la quête de gains de productivité intensifs.
34Au cours du passage de l’activité au salariat dans ce champ d’activité réalisé dans le champ domestique ensuite. Le temps et sa désorganisation nécessitent des décomptes atypiques, en rupture avec la logique de l’emploi fordiste, qui faisait reposer la représentation du salariat sur des contrats à durée indéterminée et à temps complet. Le système d’emplois du secteur des services à la personne est fondé sur un régime de disponibilité temporelle dont la soutenabilité peut d’autant plus être interrogée que la pénibilité engendrée ne donne lieu à aucune compensation ni économique, ni symbolique (Lefebvre, 2012). Comme si, dans les métiers féminins en tout cas, le temps – dans ses multifacettes (décompte des heures de travail, durées, localisations) – ne pouvait être considéré comme une variable intrinsèque de la pénibilité du travail.
35Enfin, le temps est directement lié à la manière par laquelle les activités de services à la personne ont été conçues par le politique et le marché, c’est-à-dire comme activités libératrices de temps contraint. L’externalisation de l’activité domestique qui, dans l’imaginaire collectif permet de décharger des tâches considérées comme pénibles, joue comme un report de contrainte25. Alors que, dans la sphère domestique, l’activité repose d’abord sur les femmes dans un rapport de genre qui leur est continuellement défavorable, le travail et l’emploi des services à la personne s’appuie, pour son développement, non seulement sur des inégalités de genre, puisqu’à 95 % ce sont des femmes qui occupent ces emplois de services, mais aussi sur des inégalités sociales renforcées.
Notes de bas de page
1 Ou rendu visible par les statistiques existantes…
2 Et en acceptant de passer sous silence les nombreuses difficultés statistiques pour saisir les réalités des emplois de services à la personne.
3 Il est difficile de remonter plus loin dans le temps parce que la recomposition de la nomenclature des métiers et professions de 2003 a justement modifié profondément la manière de rendre compte de ces métiers dits « non qualifiés ». L’agence nationale des services à la personne, dont l’un des objectifs est d’assurer la promotion du secteur, n’hésite pas à qualifier le secteur de prometteur (ANSP, 2008), en ligne : http://www.servicesalapersonne.gouv.fr/services-a-la-personne-comment-ca-marche-panorama-complet-d-un-secteur-economique-prometteur-%284911%29.cml.
4 Ceci tend à limiter les effets de conciliation des temps, en excluant de fait les salariés qui ont en charge ces services. Voir Barrois, Devetter, 2012.
5 Ce secteur est né en 2005 d’un décret public. Voir Devetter, Jany-Catrice, Ribault, 2009.
6 Si le temps domestique n’est pas contraint par la machine, comme l’indique A. Bidet, il est en revanche considéré par certaines catégories socioprofessionnelles, qui tentent de se dessaisir de ce « sale boulot », comme un temps résiduel. Voir Bidet, 2011 et aussi Devetter, Jany-Catrice, Ribault, 2009.
7 Les services à la personne sont parfois compris comme un dispositif qui permet d’interroger la place du travail, en apparaissant comme un dispositif de conciliation des temps envisagés de manière univoque. Cette lecture laisse dans l’ombre non seulement la multi-épaisseur des temps, mais aussi le travail des salariées qui prennent en charge ces services.
8 Voir les travaux de Vatan, 2014.
9 En particulier la mise à distance.
10 Voir Kaufman, 1996 ; Devetter, Rousseau, 2011. Martin (2008) précise d’ailleurs que plutôt que de substitution, des chercheurs (il cite en particulier Rein et Rainwater, 1986) préfèrent évoquer la complémentarité entre les dimensions publiques et privées du care.
11 Entre 1999 et 2010, d’après la dernière enquête budget temps et nos calculs, il y a une perte nette de 266 heures annuelles pour 100000 habitants de « travail » domestique, au double sens de travail dans la sphère du ménage et dans la sphère salariée ; cela résulte pour l’essentiel d’une baisse de l’activité domestique dans le ménage, et par une croissance (mais relativement faible) des activités domestiques et de care dans la sphère salariée.
12 Tous les travaux montrent que ces services sont accessibles à la population la plus riche, celle du décile supérieur. Voir Devetter, Rousseau, 2011.
13 Voir notre analyse de la campagne publicitaire sur le « produit » du service à la personne dans Jany-Catrice, 2010 et 2012.
14 Le développement de ces services « à la personne », c’est-à-dire individualisés et personnels, rend d’ailleurs plus largement compte d’une transformation de la nature de l’État social. Voir Dardot, Laval, 2009 ; Jany-Catrice, 2012.
15 Celle-ci indique sur son site : « Ce logo permet à tous les acteurs des services à la personne de donner une plus grande visibilité à ce secteur économique et ainsi de témoigner de son dynamisme. » Voir : http://www.servicesalapersonne.gouv.fr/traceur-s-services-a-la-personne-%287535%29.cml.
16 L’un des vecteurs en est le recrutement de ses dirigeants. Considérée comme une activité comme une autre, l’activité des services à la personne attire, depuis le milieu des années 2000, tout type de profil, aidée en cela par des promotions orchestrées par l’ANSP et les services de Pôle emploi, en particulier par le biais des Salons de services à la personne (à Paris et en province). Des dirigeants de micro-structures sont anciens garagistes, anciens salariés de la grande distribution, anciens coiffeurs, etc.
17 Voir le débat au Cnis en mars 2012 sur ces questions : http://www.cnis.fr/cms/Accueil/publications/Les_rapports_du_Cnis?publication=109170.
18 Les personnes âgées dépendantes sont par exemple l’employeur lorsqu’elles recrutent en emploi direct ou en régime mandataire.
19 Cette rationalisation est d’ailleurs difficilement compatible avec la « gestion des urgences », pourtant l’un des marqueurs de l’activité de l’aide à domicile, créant des tensions et conflits supplémentaires. Voir Marquier, Nahon, 2012.
20 Notons que ce secteur est davantage marqué par des réflexions sur le temps de travail minimal, là où, depuis 1848, les règles de temps de travail fixaient plutôt des normes maximales. Voir Jarrige, Reynaud, 2011.
21 Voir les travaux de Barreau et Corsani, 2012 ainsi que ceux de Cingolani, « La polyactivité comme construction de soi », dans Barreau, Corsani, 2012.
22 L’indexation de la rémunération mensuelle sur le temps de travail contraint d’ailleurs les salariés à augmenter leur offre de travail pour atteindre un revenu décent. Voir Messaoudi, Farvaque, Lefebvre, 2012.
23 Sur les temps de transport, voir par exemple Conchon, 2011.
24 Sur la reconnaissance de l’intermittence, voir les travaux Barreau, Corsani, 2012 et de Gregoire, 2012.
25 Voir les travaux de Vatan (2014) sur les différents types de report de contrainte dans les services à la personne.
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Temps de travail et travail du temps
Ce livre est cité par
- Gastaldi, Lise. LEST, Aix Marseille Université CNRS. Aix-en-Provence, . Lanciano-Morandat, Caroline. (2017) L’enseignement supérieur et la recherche. Une pression temporelle accrue. La Nouvelle Revue du Travail. DOI: 10.4000/nrt.3283
- Zara-Meylan, Valérie. (2016) Quelles conceptions temporelles pour analyser l’activité ? Une proposition issue de recherches en ergonomie dans l’horticulture. Activites, 13. DOI: 10.4000/activites.2732
- Lanciano-Morandat, Caroline. (2013) Temps officiels et disponibilités temporelles des travailleurs de la recherche académique et industrielle. Temporalités. DOI: 10.4000/temporalites.2607
Temps de travail et travail du temps
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