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Libérer les temporalités de l’emprise des marchés : une question de théorie ?

p. 153-164


Texte intégral

1 Cet article cherche à montrer l’importance des manières de voir les relations entre temps et marchés pour en dégager les possibilités de changement social. Dans une première partie, nous montrons comment le temps de travail s’est érigé en norme sociale, mettant au centre la santé des travailleurs. Ensuite, nous soulignons la fragilisation de cette norme sociale, donnant lieu à une nouvelle règle d’organisation qui met au centre les marchés. Dans une seconde partie, nous présentons trois types d’approches en sciences sociales capables d’analyser la sortie de cette logique marchande des temporalités. La première vise à soutenir les limites existantes de la mise en marché des temporalités ; la deuxième cherche à réorienter les règles qui régissent le travail à l’intérieur de ce nouveau paradigme ; enfin, la troisième cherche à rompre définitivement avec les temps des marchés.

Du temps de travail au temps des marchés

L’invention du temps de travail comme norme de protection des travailleurs (1830-1980)

2Ce n’est qu’après l’établissement de l’économie de marché entre le xve et le xviiie siècle et suite à l’augmentation importante de la durée du travail au cours du xixe siècle que le temps de la santé va s’immiscer lentement dans le débat social. L’invention du temps de travail en France porte, depuis les enquêtes du médecin de travail L. R. Villermé (Villermé, 1971 [1840]), sur cent-cinquante ans de luttes sociales et de législations limitant successivement la durée journalière, hebdomadaire et annuelle du travail. La notion moderne de temps de travail a été inventée pour contrecarrer les excès de l’industrialisation qui avaient provoqué le rallongement de la durée du travail à quinze, voire dix-sept heures par jour. Elle a déclenché par la suite un processus de normalisation du temps de travail, contribuant à l’émergence de nouveaux acteurs sociaux, comme le mouvement ouvrier et les organisations syndicales qui ont mis en avant la nécessité de réduire la durée du travail au nom de la santé des travailleurs. La législation a joué un rôle important dans cette évolution. La réglementation touchant le temps de travail a contribué à définir la norme temporelle (Thoemmes, 2000) ; elle s’échelonne globalement sur cent ans selon la même logique : de 1841 à 1936, il s’agit (a) de réduire la durée journalière du travail, qui passe de plus de treize heures à huit heures, (b) de réduire la durée hebdomadaire et d’instaurer le repos chaque semaine, d’une journée en 1906 et de deux jours en 1936. Enfin (c), il s’agit d’instaurer les congés payés qui comportent deux semaines en 1936. On peut présenter cette constitution de la norme temporelle en trois grands moments : le premier (de 1830 à 1841) consacre l’intervention de l’État dans le domaine de la relation entre employeur et salariés ; le deuxième (1841-1904) habilite les inspecteurs du travail comme acteurs chargés de faire respecter la loi et de sanctionner au besoin. Le troisième (1900-1980) définit la norme temporelle pour tous avec une durée hebdomadaire stable, une durée journalière fixe, deux jours de repos consécutifs, enfin cinq semaines de congés. Telles sont les principales composantes de l’ordre temporel :

  • une norme (durée hebdomadaire, journalière, repos, congés),
  • l’intervention de l’État comme puissance normative,
  • la règle commune créant le collectif des destinataires,
  • un dispositif de sanction extrêmement développé.

3D’où vient l’ordre temporel ? De cette conjonction entre une conception du temps centrée sur l’encadrement et l’organisation des activités de travail et une norme temporelle sanctionnée par une cascade de règlements visant à encadrer la relation employeur-salarié et à cadrer les activités de travail dans le temps. D’où vient la force de cet ordre temporel ? La norme temporelle a pris racine dans les représentations des individus et dans les pratiques. Cette norme paraît incontournable, solidement établie du fait qu’elle n’a pas été décrétée mécaniquement, mais bien qu’elle s’est construite sur cent-cinquante ans, de 1830 à 1980.

À partir des années 1980 : la fin du temps de travail comme norme de protection

4Les chemins pris par la négociation en entreprise ont abouti à des arrangements temporels différents à partir des années 1980. Cette date paraît introduire une rupture dans les pratiques dans un double sens. D’une part, l’État ouvre à partir de 1982 la négociation aux entreprises. D’autre part, le résultat de ces nouvelles négociations se distingue notablement de la période précédente1. Le temps éclaté aux dépens de la vie quotidienne est le thème qui a laissé les traces de conflits de travail les plus importantes dans l’histoire des différentes entreprises : l’annualisation, le temps partiel, le travail de nuit et la négociation triangulaire « emploi, flexibilité et perte salariale », constituent les nouveaux thèmes.

5Un changement de perspective, caractérisé par le passage à des dispositifs orientés vers l’ordre de la production au détriment du « bien-être » du salarié, montre qu’il y a conflit entre ces deux logiques. Les analyses indiquent que l’éclatement du temps de travail consiste (a) dans la perte de la centralité de la durée du travail, (b) dans l’orientation vers la disponibilité pour la production et (c) entraîne une intensification du travail.

6Cet éclatement se retrouve dans la législation qui, depuis 1981, fournit le contexte de la négociation du temps de travail. Au plus tard avec la loi quinquennale de 1993, l’espace de négociation est recomposé du point de vue légal (emploi, flexibilité, durée) et la négociation aboutit à un changement de règles et de régulation du temps de travail (Morin, de Terssac, Thoemmes, 1998). Des évolutions similaires ont lieu en Allemagne, aux États-Unis et en Russie pendant les années 1980-1990 : flexibilité du temps de travail en Allemagne, précarité de l’emploi principalement en Russie et aux États-Unis. Le rallongement de la durée du travail est massif outre-Atlantique (Schor, 1993). Dans l’ensemble, la fin du caractère protecteur des normes temporelles donne lieu à deux types de temporalités présentes dans l’ensemble des pays : le temps de la subsistance qui conduit à la multiplication des emplois et des heures de travail, et un temps collectif affaibli qui maintient un socle de garanties sociales plus ou moins importantes selon les sociétés et les entreprises.

L’avènement du temps des marchés (2000)

7Cette fin du temps de travail nous a amené à partir de 2002 à rechercher les logiques dominantes pour voir si un nouvel ordre temporel émergeait de l’éclatement du temps de travail. Nous avons conduit un vaste programme de recherche sur la négociation et la mise en place des 35 heures en France. Plus de 1200 accords d’entreprises ont été lus, codifiés et soumis à un traitement statistique, en particulier par l’analyse multivariée (nuées dynamiques) permettant de mettre en évidence les logiques de la négociation par l’interprétation sociologique (Thoemmes, 2006). L’étude du rapport entre le temps, le travail et le marché nous a amenés sur la piste du changement social autour du travail par la négociation du temps. Nous avons retracé l’introduction lente d’un nouveau schème de la négociation collective qui est aussi un schéma d’organisation du travail, une règle qui n’a pas été établie sans préparation ou sans acteurs. Ce positionnement s’appuie premièrement sur une lecture des temporalités en sociologie. La pluralité des normes temporelles a déjà été abordée au moment de la fondation de la sociologie, notamment dans les travaux non traduits de M. Weber (1924 [1908-1909], p. 61-255) au début du xxe siècle. Ses travaux nous invitent à ne pas enfermer l’analyse des temporalités dans le travail lui-même, mais au contraire à sortir de l’activité industrielle pour saisir l’ensemble des dimensions personnelles et organisationnelles qui influent sur la construction des normes (Thoemmes, 2008). La sociologie française du travail après 1945 développe, sans connaître les travaux de M. Weber, ce projet intellectuel. L’existence d’un temps industriel dominant et unifiant est considérée comme une conception réductrice et positiviste des temporalités. Ces points de critique portent sur la multiplicité des temporalités sociales (Gurvitch, 1961 ; Mercure, 1995), sur le caractère déstructurant du travail industriel (Friedmann, 1963 ; Grossin, 1969), sur l’émergence du temps de loisir (Dumazedier, 1962), et sur la construction identitaire et le temps de l’activité professionnelle (Naville, 1972 ; Borzeix et Maruani, 1982 ; Dubar 2002). D’autres travaux nous invitent à revoir les rapports entre temps et travail, en mettant notamment l’accent sur la mesure de la productivité, l’irruption de l’emploi dans le débat et le retour de la question sociale. Bref, ces travaux nous invitent à prendre de la distance avec une vision linéaire et statique des normes temporelles qui restent enfermées dans l’activité individuelle, dans la codification juridique ou dans des bases de données statistiques. Deuxièmement, ce positionnement voudrait faire dialoguer les approches du travail, du marché, des politiques publiques et du droit en sociologie. La tentative d’appliquer à ce dialogue une réflexion sur le travail d’organisation (de Terssac, Lalande, 2002) nous a permis de dégager les phases de la mise en marché du temps en France et en Allemagne : l’expérimentation, la généralisation et la différenciation de la règle d’organisation. Le déplacement de la notion de travail d’organisation à un niveau qui dépasse le périmètre de l’organisation productive pour rejoindre le niveau sociétal est la conséquence de notre positionnement. Ce parti pris nous a permis de montrer l’apprentissage organisationnel portant à la fois sur les lois, les secteurs d’activité et sur les entreprises. Dans cette perspective le travail d’organisation met concrètement en relation l’organisation productive, la société, le marché et les politiques publiques.

Le règne de la variabilité de la durée du travail

8Nos matériaux nous ont conduits à formuler un point de vue sur l’évolution entre 1994 et 2004. Nous considérons qu’un nouvel ordre des temporalités s’est construit au cours de cette période autour de la variabilité de la durée du travail et autour des marchés. Ici encore, nous devons remonter un peu dans le temps. Sans parler du Moyen Âge (Le Goff, 1999) et du début de l’industrialisation (Marx, 1986 [1867] ; Marx, Engels, 1951), déjà à la fin des années 1960, face à un environnement moins stable que les normes du temps de travail le laissent entendre, apparaît à côté d’une variabilité imposée par les marchés anarchiques (Grossin, 1969) une variabilité oubliée et choisie autour du dispositif des horaires variables ou individualisés. Ce nouveau dispositif qui implique une autre mesure du temps de travail permettait en effet aux salariés de choisir les horaires de début et de fin du travail. Nos analyses ont montré que ces dispositifs se sont rapidement répandus, contribuant à la modification d’une culture temporelle, malgré les hésitations des employeurs craignant le « désordre » et la désynchronisation de la production, mais aussi des organisations syndicales qui redoutaient le changement d’horaires. Un apprentissage relativement long a été nécessaire pour que la variabilité du début et de la fin de journée de travail s’installe (Thoemmes, 2010). En prenant appui sur cette dynamique choisie par le salarié, notamment suite aux lois Auroux de 1982, la variabilité devient un dispositif de la négociation collective, indépendamment de la volonté des individus. Nous avons analysé comment durant vingt ans de négociation collective, le travail du législateur et des négociateurs a amené un nouveau schème de la négociation collective. Ces échanges portent sur l’introduction d’une « norme variable » de la durée de travail qui s’est généralisée et sur la situation du « marché du travail » au niveau local et des politiques publiques. Ces deux évolutions sont liées aux mouvements des marchés, des produits et de l’emploi, que les acteurs de la négociation de l’entreprise cherchent à contrôler en mettant en œuvre des logiques prévisionnelles et provisionnelles. Nos travaux ont mis en avant la question de la variabilité de la durée du travail comme caractéristique essentielle du nouveau paradigme (avec la stabilisation de l’emploi). Si la durée variable existe depuis longtemps autour des heures supplémentaires par exemple, la préoccupation visant à intégrer la variabilité dans la norme-même nous semble être relativement récente. L’idée d’une « norme variable », expression contradictoire, est au centre de ce nouveau paradigme de la négociation. L’ambiguïté du contrôle de la variabilité (par le salarié ou par l’employeur) a été entretenue par la diversité des pratiques réelles, et elle a inspiré le débat sur la flexibilité temporelle jusqu’à nos jours, passant par tout un ensemble de dispositifs permettant la variabilité de la durée du travail, comme les heures supplémentaires, le chômage partiel, la modulation, le compte épargne-temps ou le temps annualisé. L’essentiel des questions porte sur la possibilité pour le salarié de prévoir la variabilité de la durée du travail, voire de l’utiliser à son avantage. La norme variable collective, l’action en faveur de l’emploi et la tentative de contrôle de la situation par des logiques provisionnelles, caractérisent la négociation du temps de travail aujourd’hui. N’est-ce pas le signe que ces marchés (de produits, financiers, du travail) deviennent hégémoniques ?

Esquisse d’un regard alternatif : limiter, domestiquer ou renverser le temps des marchés ?

9L’alternative au temps des marchés est à la fois une question sociale (les forces capables d’esquisser une sortie de la logique marchande), mais aussi une question de théorie (les manières de voir les rapports entre temps et marchés). Cette question du regard sur les réalités interroge les approches aptes à saisir la mise en cause du temps des marchés. Plusieurs conditions doivent être remplies pour s’insérer dans ce type d’approche. La première est bien entendue que le rapprochement entre temporalités et marché fait sens à l’intérieur de ce type de théorie, et peut donc être partagé en termes d’analyse. La seconde condition porte sur la critique du temps des marchés comme objet possible de la théorie en question. Dans cette perspective, ce ne sont pas les théories qui sont « critiques », mais leur regard sur les relations entre temps et marché permettrait de problématiser une alternative à la situation actuelle. L’objectif de cette deuxième partie n’est donc pas tellement de sortir de la logique marchande des temporalités, qui renvoie au niveau de l’action, mais de présenter les manières de voir de quelques approches qui s’intéressent à cette question. Ces approches peuvent permettre une réflexion sur un dépassement de la marchandisation de temporalités en se fondant sur une analyse des actions.

Les limites de la mise en marchés des temporalités

10Le premier type d’approche postule que toutes les temporalités ne peuvent – ne doivent – pas être marchandées. Cette idée peut se justifier notamment en pensant aux limites que le corps impose à la marchandisation des temps. Un temps de repos minimal, au risque de mettre en péril la force de travail elle-même, doit être respecté pour pouvoir travailler le lendemain. Cette idée des limites peut aussi renvoyer aux normes sociales qui continuent à gouverner les sociétés. Celles-ci, qui portent aussi sur les temps, font que les individus s’identifient à des groupes, des classes et des sociétés. Ne pas respecter ces limites signifierait aussi se mettre en décalage avec ces ensembles sociaux. Pourtant, en cent-cinquante ans, les normes temporelles ont changé. Avec l’instauration d’une norme temporelle prédominante à partir du xixe siècle protégeant l’individu au travail, la santé était devenue, au moins dans les conceptions sous-jacentes, une valeur non marchande. Aujourd’hui, le temps paraît être avant tout une variable d’ajustement, pour fixer les salaires, pour sauvegarder l’emploi ou pour coordonner les activités économiques. On pourrait dire que le temps des marchés a fait disparaître certaines limites que les normes temporelles liées à la santé avaient fixées. La pression économique sur les activités professionnelles, la libre circulation des services, la place des travailleurs dans les industries, les crises périodiques sur l’emploi et ses effets sur l’identité des sujets posent des questions sur la nature des transformations en cours. Ces limites touchent à la morale économique et sur ce qui doit « pouvoir être marchandé » et sur ce qui devrait rester « en dehors » (Fourcade, Healy, 2007). Ces préoccupations se situent alors dans le prolongement des questions fondamentales déjà posées par K. Polanyi en 1944 (Polanyi, 1983) sur les limites de la marchandisation. Peut-on penser des sociétés totalement en phase avec les marchés ? L’action publique constitue-t-elle une limite aux activités marchandes ou leur condition ? Ces questions sont aujourd’hui discutées à propos du travail. Les traditions nord-américaines et britanniques ont particulièrement insisté sur l’influence des marchés sur le travail et sur les relations professionnelles (Kochan, Katz, McKersir, 1986 ; Hyman, 2001). Que cela soit lié au rôle des marchés financiers et de l’État (Fligstein, 2001 ; Fligstein, Shin, 2005) ou perçu comme le résultat d’une troisième vague de la mise en marché (third wave marketization, Burawoy, 2006 ; Burawoy, 2009), l’influence des marchés sur le travail fait l’objet d’un débat animé. Cette perspective laisserait entrevoir deux types principaux de limites à la mise en marché des temporalités. La première limite est liée à l’inertie des normes, aux traditions et aux acquis qui résistent à la pression marchande. Ainsi la norme temporelle en France (autour des trente-cinq/quarante heures, six semaines de congés, un week-end de deux jours consécutifs) est relativement robuste et fait l’objet d’un large consensus. De plus, les jours de fêtes et l’interdiction du travail le dimanche sont des points d’ancrage forts qui bénéficient d’une légitimité sociale. Nous pouvons ici rappeler notamment la difficulté d’abolir ou de mettre en cause la durée légale des 35 heures au cours des quinze dernières années. De plus, d’autres exemples plus ponctuels, comme les polémiques et controverses entre 2004 et 2007 à propos du lundi de Pentecôte comme journée fériée légale pour financer la solidarité envers les personnes âgées, rappellent le difficile changement des normes temporelles. La seconde limite à la mise en marché des temporalités est liée à l’action collective, au mouvement social qui peut, à un moment donné, s’opposer à l’extension de la mise en marché des temporalités : retour de la retraite à 60 ans, action contre le rallongement de la durée du travail, refus de la flexibilité. L’action syndicale, gouvernementale ou de n’importe quel autre groupe peut se porter garante de l’ordre temporel existant. Comment qualifier ce type d’approche par rapport aux temporalités et par rapport au marché ? S’intéresser aux limites de la mise en marché des temporalités signifie d’une part adopter un point de vue défensif en ce sens que l’action des marchés sur les temporalités mériteraient d’être contenue. D’autre part ce point de vue est aussi défensif, car la définition du marché que sous-entend ce type de formule est extérieure aux acteurs, aux sujets et à l’action collective. Des biens et des valeurs essentielles mériteraient d’être à l’abri des forces sociales et économiques qui ne viseraient que le profit et le gain.

Domestiquer la variabilité de la durée du travail

11Un deuxième type d’approche rendrait plutôt compte du fait que le temps de marché s’appuie sur des règles et des régulations (Reynaud, 1979). Dans cette perspective les règles sont fragiles et provisoires. Il ne suffit donc plus d’invoquer l’inertie des normes pour s’appuyer sur leur résistance ou encore de souligner la force des nouvelles normes pour exagérer la mainmise des marchés sur les temporalités. La caractéristique des règles est précisément qu’elles peuvent être changées, réorientées et négociées. S’agit-il d’ajustements à la marge dans un univers gouverné par la flexibilité ou plutôt de modifications plus substantielles qui permettent de sortir de la logique marchande ? Le terme de domestication d’un univers anarchique vise à esquisser la possibilité d’un ordre négocié, malgré l’apparence anomique des règles (Reynaud, 1999). Nous avons montré que le temps de marché est profondément ancré dans des réalités locales, construit avec les législateurs, les organisations syndicales et avec les employeurs (Thoemmes, 2010). En ce sens le temps des marchés n’est pas une imposition, mais bien un choix organisationnel. Ce choix peut être contesté, et notamment pour les effets qu’il produit. Mais comme l’a montré la sociologie économique en France, le marché n’est pas en dehors du monde social (Steiner, Vatin, 2009 ; Cochoy, Dubuisson-Quellier, 2000). Cette deuxième perspective plus offensive consiste donc d’abord à reconnaître le poids de l’action collective dans la configuration du temps des marchés. Cela permet ensuite d’envisager de nouveaux projets de règles permettant de réorienter les principes de la négociation collective vers d’autres horizons. Fondamentalement, les temps des marchés que nous avons analysés en France et en Allemagne sont des tentatives de maîtriser la variabilité du processus de production et du marché du travail. La variabilité des durées du travail est partie intégrante d’un compromis plus large qui vise à préserver l’emploi et à maintenir l’essentiel des acquis de la négociation collective. Bien entendu, la variabilité a toujours existé, en particulier depuis le xixe siècle comme en attestent les travaux de Marx, Villermé et Grossin. Soumettre la variabilité à la négociation collective est donc une manière d’encadrer et réorienter ses effets. Cette perspective laisserait entrevoir des actions en vue de « lisser » les menaces qui pèsent sur l’emploi et pour stabiliser les normes temporelles, y compris par des dispositifs sociotemporels. La généralisation du chômage partiel, c’est-à-dire l’indemnisation des salariés, malgré l’absence provisoire d’activité professionnelle, en cas de crise ponctuelle ou plus générale, serait regardée comme une manière d’éviter les licenciements. Le compte épargne-temps qui correspond au choix du salarié de réserver ses congés et repos, serait davantage soumis à cette négociation collective. Cet encadrement de la variabilité par les règles viserait à la réduction des durées journalières maximales, par exemple à huit heures par jour et à quarante heures par semaine. L’objectif serait de ne pas « récompenser » l’individu dans ses efforts pour épouser la cause de la variabilité. Bref, cette deuxième perspective se propose d’intervenir sur les règles temporelles, juridiques et négociées pour éviter que les « temps morts » de la production, dictés par les marchés, ne se transforment soit en chômage, soit en intensification du travail. Ce type d’approche viserait à encadrer les temps des marchés, en posant d’autres principes à la négociation collective, l’intérêt des travailleurs, l’emploi, la santé, la survie de l’entreprise et les bénéfices pour la collectivité.

Le retour des mondes improbables

12Le troisième type d’approche capable d’analyser et de critiquer le temps des marchés dépasse les deux premières par sa profondeur et par son ambition. Si le premier invoque les limites que la marchandisation ne doit pas franchir (critique morale), et si le second type propose de renégocier le temps des marchés (critique effective), ce dernier mettrait plutôt en avant le changement d’un système entier qui s’est instauré autour des temporalités (critique totale). Étant donné que cette finalité est difficile à obtenir, nous l’avons appelé « monde improbable », car en opposition avec le monde contemporain du travail. Pourtant, ce dernier type d’approche peut se prévaloir d’une part d’une capacité d’analyse et d’une critique des temps des marchés, et d’autre part d’une mise en perspective pour rompre avec les pratiques actuelles. Si la seconde perspective en matière de règles vise à orienter le temps des marchés vers de nouveaux objectifs en définissant des principes sans mettre en cause le système lui-même, le retour des mondes improbables aurait plutôt comme projet de renverser le temps des marchés2. Cette perspective n’est pas dénuée de tout réalisme. Si on avait esquissé au milieu du xixe siècle l’existence des pays où une large partie de la population pourrait bénéficier, en dehors des jours de fête et des week-ends, de plus d’un mois de congés payés et d’une semaine de moins de quanrante heures de travail, on aurait traité ces commentateurs, au mieux, de « prophètes » ou d’« utopistes ». Pourtant, la réalisation de cette entreprise dans une grande partie des pays industrialisés a pris moins de temps que le processus qui a conduit au rallongement de la durée du travail au xixe siècle. Comme le souligne K. Marx (1986 [1868], p. 247)3, l’emprise du temps de travail sur les autres temps sociaux a été un processus lent et conflictuel. Plusieurs siècles ont été nécessaires pour que l’ouvrier accepte de consacrer, pour l’achat de ses aliments habituels, son temps de vie entier au travail, c’est-à-dire le temps qui lui restait disponible en dehors du temps de repos. Bien sûr, les penseurs ont été nombreux à préconiser que la réduction de la durée du travail constitue la réponse à l’emprise du travail sur les temps sociaux. Depuis Thomas More (1949 [1516]), la réduction de la durée journalière, hebdomadaire et annuelle du travail produirait des bénéfices pour l’individu et pour la société4. Étendre l’horizon temporel à la vie entière au travail ouvrirait des perspectives nouvelles à l’humanité (Fourastié, 1976). L’augmentation de la productivité, l’efficacité des machines ou simplement une meilleure répartition du travail existant sur l’ensemble de la population permettrait épanouissement et bien-être de l’individu. Néanmoins peu de ces théories ont pris en considération la question de la flexibilité, la question de la variabilité de la durée du travail et de l’emploi, bref l’idée que trente-cinq heures de travail peuvent être une moyenne sur l’année faisant fluctuer de la durée du travail entre vingt-quatre et quarante-huit heures par semaine. Ces auteurs se sont aussi peu intéressés à l’évidence que trente-cinq heures de travail aujourd’hui ne correspondent pas trente-cinq heures de travail d’il y a vingt ans : l’augmentation des cadences, les différentes formes d’intensification du travail, en supprimant des pauses par exemple, rendent la comparaison difficile. Un petit livre du xixe siècle constitue une exception notable, bien qu’il a été longtemps considéré comme un pamphlet sans véritable intérêt scientifique. Il s’agit du Droit à la paresse de P. Lafargue (1996 [1880]). Si pour cet auteur la revendication cruciale est aussi la limitation de la durée du travail à trois heures par jour, plusieurs éléments le distinguent des penseurs contemporains et postérieurs. Le premier concerne le rôle de la morale économique et politique qui promeut la valeur travail à travers les classes sociales et dont il faudrait se libérer.

Mais pour qu’il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre penseuse ; il faut qu’il retourne à ses instincts naturels, qu’il proclament les droits de la paresse, mille et mille fois plus nobles et plus sacrés que les phtisiques droits de l’homme, concoctés par les avocats métaphysiciens de la révolution bourgeoise ; qu’il se contraigne à ne travailler que 3 heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit (Lafargue, 1996 [1880], p. 59).

13La mise en cause de la morale économique constitue alors un préalable à une prise de conscience plus générale pouvant conduire à la réduction de la durée du travail et à la réalisation du droit à la paresse. Le second élément concerne la variabilité des temps comme menace pour l’intégrité du travailleur, mais aussi pour la viabilité du système économique.

Si les crises industrielles suivent les périodes de surtravail aussi fatalement que la nuit le jour, traînant après le chômage forcé et la misère sans issue, elles amènent aussi la banqueroute inexorable. Tant que le fabricant a du crédit, il lâche la bride à la rage du travail, il emprunte et emprunte encore pour fournir la matière première aux ouvriers. Il faut produire, sans réfléchir que le marché s’engorge et que, si ces marchandises n’arrivent pas à la vente, ces billets viendront à l’échéance (Lafargue, 1996 [1880], p. 57).

14La solution pour échapper au temps des marchés et aux crises qui imposent sa variabilité aux salariés consisterait alors à lisser l’effort de travail sur l’année. Autrement dit, la présence régulière mais limitée sur le lieu de travail créerait les conditions d’une non-concurrence des ouvriers, les uns contre les autres, à la course aux heures de travail. Il s’agirait d’introduire par le rationnement un contrôle du marché du travail.

Tous les ans, dans toutes les industries, des chômages reviennent avec la régularité des saisons. Au surtravail meurtrier pour l’organisme succède le repos absolu, pendant deux à quatre mois ; et plus de travail, plus de pitance. […] Pourquoi dévorer en six mois le travail de toute l’année ? Pourquoi ne pas le distribuer uniformément sur les douze mois et forcer tout ouvrier à se contenter de six ou cinq heures par jour, pendant l’année, au lieu de prendre des indigestions de douze heures pendant six mois ? Assurés de leur part quotidienne de travail, les ouvriers ne se jalouseront plus, ne se battront plus pour s’arracher le travail des mains et le pain de la bouche ; alors, non épuisés de corps et d’esprit, ils commenceront à pratiquer les vertus de la paresse (Lafargue, 1996 [1880], p. 70).

15Le troisième élément porte sur la nécessité d’introduire une rupture radicale dans la conscience et dans les pratiques liées aux temporalités. Dans la lignée de Karl Marx, mais davantage centré sur les temporalités, le changement de société devient une condition nécessaire pour rompre avec le temps des marchés. Si le progrès technique n’a pas tenu ses promesses, parce qu’il ajoute à la concurrence, celle entre l’homme et les machines, mais aussi parce que ce type de concurrence conduit à la suppression des jours fériés. La solution consisterait alors à créer les conditions sociales pour que la machine libère l’homme du travail salarié.

Ils [les grands philosophes du capitalisme] ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le dieu lui rachètera l’homme des sordidae artes et du travail salarié, le dieu qui lui donnera des loisirs et de la liberté (Lafargue, 1996 [1880], p. 69-70 et 86).

16Les travaux de Paul Lafargue illustrent bien la posture de rupture radicale avec le temps des marchés (critique totale). L’esquisse d’un monde improbable, mais pas impossible, suppose une réorientation idéologique du débat sur les temporalités, une prise de conscience, mais aussi une redéfinition des conditions de concurrence sur le marché du travail et celui des produits. Cette troisième manière de voir la sortie des temporalités de l’emprise des marchés a été précédée par deux autres, l’une défensive qui consiste à préserver les normes temporelles existantes contre l’assaut des logiques marchandes (critique morale) et l’autre offensive proposant de réorienter les règles existantes en y intégrant les préoccupations des salariés (critique effective). Ces trois options théoriques dans les sciences sociales constituent des manières de problématiser un scénario alternatif à la mise en place du temps des marchés. Ce dernier a hérité au cours de la période récente d’un statut hégémonique qui se substitue à l’invention du temps de travail comme norme de protection des salariés. Les approches des sciences sociales nous indiquent néanmoins que des solutions restent à explorer pour l’avenir.

Notes de bas de page

1 Nous nous sommes appuyés sur l’analyse de 680 accords d’entreprise conclus en France sur le temps de travail entre 1984 et 1994.

2 Nous n’utilisons pas le terme d’utopie (société idéale, sans lieu). Pour une vision approfondie des liens entre utopies et temps, voir le no 12 de la revue Temporalités et en particulier Lallement, Ramos, 2010.

3 Traduit par nos soins.

4 Plus récemment, ADRET, 1977 ; G. Aznar, 1981 ; P. Larrouturou, 1995.

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