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Le parcours revisité : glissement de norme dans la formation professionnelle

p. 139-150


Texte intégral

1 Dans les deux dernières décennies, la formation professionnelle continue tend à disparaître du vocabulaire des acteurs sociaux et des décideurs au profit de la formation professionnelle tout au long de la vie. Cette dernière est devenue l’élément incontournable de la sécurisation des parcours ou des trajectoires professionnels et des politiques dites de flexicurité. De nombreux travaux ont analysé l’émergence de ces notions comme revendications dans le langage syndical (Grimaud, 2008), comme pivot des compromis dans les négociations collectives relatives à l’emploi (Freyssinet, 2010) ou encore le rôle joué par les instances européennes dans leur élaboration et leur hégémonie (Gaudu, 2008 ; Verdier, 2000).

2L’objet de cet article est de s’interroger plus particulièrement sur les processus par lesquels s’est diffusée la prise en compte de la notion de parcours, et de l’individualisation qui est son corollaire, dans l’élaboration des normes de régulation de la formation professionnelle des adultes. Certes, une certaine référence à l’individu est présente dès la Libération dans la mesure où l’éducation permanente qui domine alors est conçue, à l’instar de la formation professionnelle initiale1, comme un appui au développement culturel et au développement de la citoyenneté. L’entrée de la formation professionnelle continue dans le code du travail en 1971 est encore chargée de cette référence, concrétisée dans le titre même de la loi, « la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente ». Cette rémanence est concrétisée dans la généralisation du principe du congé individuel de formation conçu comme une seconde chance pour les individus n’ayant pu accéder à un diplôme en formation initiale. Il s’agit alors d’instrumenter un parcours de promotion sociale. En ce qui concerne la formation professionnelle continue, elle est vue, dans un contexte de restructurations économiques, comme un outil au service de l’adaptation collective de la main-d’œuvre aux évolutions de l’organisation du travail et de l’emploi.

3Cette entrée dans le code du travail se fait également sous le signe de la régulation partagée dans la mesure où la négociation interprofessionnelle de 1970 précède la loi de 1971 qui reprend en partie les dispositions de l’accord et en introduit de nouvelles (Vincent, 1997). Cette articulation de la négociation interprofessionnelle et de la loi, qui se concrétise dans des dispositifs marqués par une coconstruction des normes en matière de formation professionnelle continue (Tallard, 2004), caractérise ce domaine. Même si les acteurs sociaux revendiquent leur autonomie de négociation au sein d’un système paritaire, les pouvoirs publics encadrent de fait cette autonomie en s’appuyant sur un référentiel d’action publique qu’ils ont contribué à forger. Dans cet article, nous voudrions, en portant une particulière attention à l’acteur public, cerner les étapes par lesquelles se met en place cette notion de parcours à partir des années 1980. Après une première période dominée par la priorité donnée au parcours d’acquisition d’un diplôme, celle qui commence au tournant des années 2000 se caractérise par l’intérêt porté à l’équité dans l’accès au parcours professionnel. En conclusion, on s’interrogera sur les évolutions récentes et sur le processus par lequel se construit l’action publique.

Les années 1980 et 1990 : faciliter le parcours d’accès au diplôme

4La notion de parcours ne naît pas dans les dernières décennies mais elle accompagne déjà les mouvements d’éducation permanente et notamment les actions menées par B. Schwartz dès le début des années 1960. Analysant ces mouvements, et les initiatives qu’ils ont irriguées, L. Tanguy (2007) rappelle que « celles-ci ont en définitive conçu la formation comme une action individualisée, liée aux parcours professionnels, qui se poursuit tout au long de la vie, s’organise en unités modulaires pouvant faire l’objet de validations réalisées en termes d’“être capable de”. Une théorie de la connaissance liée à l’action s’est ainsi diffusée et a influencé la pédagogie scolaire » (p. 52). Cette inspiration sera encore présente deux décennies plus tard tant dans les courants des organisations apprenantes et de la valorisation des acquis professionnels qu’en ce qui concerne la mise en place de nouvelles certifications, d’abord dans le cadre de l’insertion des jeunes. Et c’est effectivement dans le cadre de textes de lois relatifs à l’éducation et l’insertion professionnelle (Caillaud, Zimmerman, 2011) qu’émerge dans les années 1980 la notion de parcours.

Les années 1980 : une action publique ciblée sur les jeunes, ayant le diplôme en ligne de mire

5Dans un contexte d’augmentation du chômage et de restructuration profonde de l’appareil productif, les difficultés croissantes d’insertion professionnelle des jeunes non qualifiés et les difficultés simultanées de recrutement de personnel qualifié dans de nombreux secteurs réinterrogent les modes d’accès à la qualification et les responsabilités respectives de l’État, des entreprises, des acteurs sociaux et des régions dans ces processus. Pour les pouvoirs publics, une meilleure qualification des jeunes, destinée à favoriser leur insertion, passe par l’augmentation et la diversification des voies d’accès au diplôme. Pour concrétiser cette option, une ordonnance de mars 1982 prévoit que les jeunes suivant une formation alternée pourront obtenir leurs diplômes par unités capitalisables. Il s’agit donc de faciliter le parcours d’accès au diplôme, celui-ci étant au fondement de la convention sociétale2 en matière éducative qui fait de l’insertion des jeunes une « affaire d’État permanente » (Verdier, 2000, p. 105).

6Pour les acteurs de la négociation collective, la priorité est également de faciliter le parcours d’insertion des jeunes vers l’emploi, mais selon eux, celui-ci passe moins par l’acquisition d’un diplôme que par l’élaboration de dispositifs d’insertion par l’alternance permettant de rapprocher l’offre de formation des différents niveaux où se définissent les besoins en qualification. Dans cette logique, l’accord interprofessionnel de 1983 ouvre de nouvelles voies d’insertion des jeunes par l’alternance, notamment grâce au contrat d’orientation et au contrat de qualification. En ce qui concerne ce dernier, l’annexe de l’accord3 prévoit que l’employeur devra assurer au jeune un emploi et une formation pouvant le conduire soit à un diplôme ou à un titre homologué, soit à une qualification préalablement déterminée par la commission paritaire de l’emploi de la branche. Cette instance paritaire de la profession se voyait ainsi conférer une légitimité comparable à celle de l’Éducation nationale dans la construction de la qualification des jeunes.

7Toutefois, dans le contexte d’alternance politique de la première moitié des années 1980, la pression du ministère de l’Éducation nationale conduit les pouvoirs publics, dans l’élaboration de la loi de 1984 – qui reprend l’essentiel des dispositions de l’accord interprofessionnel de 1983 – à exclure la possibilité de détermination des qualifications que l’accord conférait aux CPNE, réaffirmant ainsi l’hégémonie de l’État en la matière. Parallèlement, cette loi valorise les accords contractuels en prévoyant que les contrats de qualification pourront prévoir une formation conduisant à une qualification professionnelle reconnue dans les classifications d’une convention collective de branche4. De plus, des circulaires ou des recommandations aux directions départementales du travail interpréteront, dans un premier temps, cette possibilité dans un sens restrictif en réduisant les qualifications reconnues dans les conventions collectives aux diplômes que celles-ci prennent en compte. Ces restrictions témoignent de l’importance que revêt le diplôme en tant que « convention sociétale » mais également des tensions internes au ministère du Travail entre la délégation à la formation professionnelle, plus à l’écoute des demandes des entreprises, et la direction des relations du travail, plus attachée à la préservation des garanties des salariés (et par là, plus favorable aux formations qualifiantes). Malgré quelques circulaires d’aménagements tendant à répondre aux protestations des partenaires sociaux contre ce qu’ils considèrent être une remise en cause de l’« autonomie contractuelle », ce n’est que par l’ordonnance du 16 juillet 1986 – qui intervient dans un contexte de nouvelle alternance politique – que ce domaine de compétences supplémentaires sera conféré aux CPNE par les pouvoirs publics.

8Dans la même période, d’autres dispositifs visent à faciliter l’accès aux diplômes, que ce soit ceux de l’enseignement supérieur ou ceux de premier niveau, en prenant en compte l’expérience professionnelle. Ces dispositifs se situent dans une logique, héritée des expériences de Schwartz, selon laquelle le travail en lui-même peut être qualifiant et les organisations du travail apprenantes. Le décret de 1985 se place plutôt dans une optique de deuxième chance pour ceux qui ont dû arrêter leurs études en formation initiale : il donne la possibilité de poursuivre des études dans l’enseignement supérieur, en permettant d’y accéder sans avoir le niveau de formation requis, par la validation de l’expérience professionnelle et de toutes les formations suivies antérieurement. La fin de la décennie est marquée par l’attention portée aux jeunes de faible niveau scolaire pour lesquels une circulaire de mai 1989 prévoit la mise en place d’un crédit formation pour les aider à construire un parcours individualisé5 ayant pour objectif l’acquisition d’un diplôme de niveau V. Dans l’action publique, la notion de parcours concerne alors d’abord les jeunes et vise à faciliter leur parcours d’accès au diplôme. Sont alors expérimentés des instruments (bilan de compétences, construction de projets professionnels, validation des acquis…) d’individualisation qui seront étendus aux autres catégories de salariés dans les années suivantes.

1990-2000 : individualiser les parcours de formation pour permettre l’obtention d’un diplôme

9Dans les années 1990, les restructurations du système productif s’accompagnent de transformations de l’organisation du travail et des modes de gestion de la main-d’œuvre. L’extension de la flexibilité et l’émergence d’un modèle de la compétence (Zarifian, 1988, p. 77-82) tendent à ébranler les modalités de régulation de la relation salariale et à faire de la formation un enjeu central du maintien dans l’emploi et des déroulements de carrières. Dans ce domaine, un certain nombre de dispositions ont pour objectif une individualisation de la formation à travers notamment différentes mesures visant à sa contractualisation et à la mise en place « d’un droit individuel administré individuellement » (Maggi-Germain, 1999). Le droit à la qualification institué par la loi du 4 juillet 1990 en est une première étape à travers la définition d’un crédit formation individualisé – reprenant largement les dispositions du crédit formation jeunes de 1989 – appuyé sur des actions de formation et sur un bilan de compétence. L’accord interprofessionnel et la loi de 1991 reprennent ces mesures et les amplifient en y ajoutant la notion de coïnvestissement par laquelle une partie de la formation (25 %) peut être effectuée hors temps de travail à condition que celle-ci soit une formation longue, qualifiante sinon diplômante. Ces dispositions introduisent l’idée de la construction d’un parcours individualisé en s’appuyant sur un contrat individuel de partage des responsabilités afin d’obtenir un diplôme, sésame pour faciliter la mobilité sur le marché du travail.

10C’est également dans cette optique que se place la première loi sur la validation des acquis professionnels (1992) qui prévoit que toute personne ayant exercé une activité professionnelle pendant cinq ans pourra demander à bénéficier d’une procédure visant à faire valider ses acquis professionnels pour l’obtention d’une partie d’un diplôme de l’enseignement technologique ou de l’enseignement supérieur. Le maintien de l’obligation de passer partiellement par la formation vient rappeler la spécificité, défendue par l’Éducation nationale, de certains savoirs contenus dans les diplômes. Cette procédure, lourde à mettre en place, sera d’ailleurs longtemps combattue par l’administration de ce ministère.

11Au cours de ces deux décennies, la construction de parcours individualisé d’abord conçue pour faciliter l’accès au marché du travail des jeunes s’étend à partir de 1990 aux salariés en activité. Cette extension intervient dans un contexte de chômage persistant dans lequel de nombreuses données émanant de l’Insee ou du Cereq viennent opportunément rappeler que le taux de chômage des non-diplômés peut atteindre jusqu’au double de celui des diplômés de niveau III. Faciliter l’acquisition d’un diplôme est donc la priorité des pouvoirs publics mais aussi celle des acteurs sociaux encouragés à mettre en chantier une grande réforme de la formation professionnelle susceptible de redynamiser le système mis en place vingt ans plus tôt. Et c’est précisément l’objectif du diplôme qui permet aux organisations syndicales signataires de l’accord de 1991 d’accepter le coïnvestissement. Dans cette période 1980- 2000, le diplôme a encore une position ambiguë, clé d’accès à la qualification, ce qui induit le maintien de la référence au triptyque « formation, examen, diplôme » contrôlé par l’État (Brucy, 2000), et protecteur du risque du chômage, ce qui tend à le diluer dans l’univers plus large des certifications où l’État n’a plus le monopole de la délivrance du diplôme (Caillaud, 2011). C’est cette dernière caractéristique qui l’emporte dans les années 2000.

À partir des années 2000, garantir l’équité dans l’accès au parcours professionnel

12La question du maintien de l’employabilité6 des salariés devient centrale dès le milieu des années 1990 dans un contexte de fortes tensions sur le marché du travail dans lequel la généralisation de la flexibilité tend à remettre en cause les protections attachées à l’emploi. Elle a pour corollaire la question des nouvelles formes de garanties collectives à imaginer et du partage des responsabilités dans le maintien de l’employabilité ainsi que des moyens à mettre en œuvre pour faciliter les transitions professionnelles. Ces questions se posent tant au niveau européen qu’à l’intérieur des frontières.

13Le débat européen, qui marque fortement les dispositifs élaborés en France, est tout d’abord lancé avec le livre blanc de la commission européenne de 1995 qui pose les prémisses de ce qui sera l’éducation et la formation tout au long de la vie et trouvera son aboutissement en 2000 avec la stratégie de Lisbonne. Il s’appuie également sur les travaux d’un groupe d’experts qui propose la mise en place de « droits de tirage sociaux » – dont la formation ferait partie – attachés non plus à des statuts mais à des individus (Supiot, 1999). Il se poursuit l’année suivante avec le mémorandum sur la formation et l’éducation tout au long de la vie qui voit s’affronter deux conceptions, l’une plus libérale, l’autre plus solidaire, du partage des responsabilités dans le maintien de l’employabilité. Dans la première – dominante en filigrane dans ce texte –, l’individu est l’acteur principal de la construction de sa trajectoire, les pouvoirs publics ne faisant que faciliter l’acquisition de ressources ou de capitaux comme la formation ; dans la seconde, le rôle des pouvoirs publics est de faciliter la mobilité selon des trajectoires que l’entreprise, le salarié et leurs organisations contribuent à construire grâce à de nouvelles garanties collectives. En février 2002, la position adoptée par les partenaires sociaux européens7 à travers le « Cadre d’actions pour le développement des compétences et des qualifications tout au long de la vie » reprend cette dernière option et affirme le principe de coresponsabilité des trois acteurs. À l’entreprise de faire en sorte que le développement des compétences des salariés soit un enjeu de sa performance, au salarié que le développement des compétences soit un enjeu de la conduite de son parcours professionnel, à l’État et aux collectivités locales de favoriser les possibilités d’apprentissage pour plus de compétitivité et de cohésion sociale. Ce document, qui constitue une étape décisive dans l’action des partenaires sociaux européens8, définit également quatre priorités : identification des besoins, reconnaissance des compétences et qualifications, informations, ressources. Au moment où, en France, la négociation interprofessionnelle peine à se conclure, ce texte, même s’il n’a pas nécessairement de conséquences normatives, aura un rôle significatif dans l’évolution des positions qui aboutit à l’accord de 2003.

1999-2003, instrumenter les parcours professionnels

14Au niveau hexagonal, si le rapport Boissonnat en 1995 marque une étape centrale tant par ses conclusions que par la dynamique de débat sur le statut salarial qu’il a enclenché en amont et en aval (Gaudu, 2008), le rapport de Virville en 1996 fait également date dans le domaine de la formation professionnelle en ce qu’il avance de nombreuses idées, peu effectives immédiatement, mais dont certaines se mettront en place à partir des années 2000 dans la dynamique du débat européen. Deux éléments de ce rapport sont à retenir du point de vue de l’individualisation des parcours : la proposition de mettre en place des procédures de validation des acquis de l’expérience, encadrées par un référentiel national des qualifications ; la possibilité pour chaque salarié de constituer un compte épargne formation afin de favoriser la maîtrise de son parcours professionnel.

15Ces propositions sont reprises à la fin de la décennie, lorsqu’à la faveur de l’alternance politique, le secrétariat d’État à la formation professionnelle lance un débat ayant pour objectif la refonte du système français de formation professionnelle continue, considéré comme inégalitaire, les catégories les plus fragiles n’y ayant pas ou peu accès. Dans un contexte de diffusion du référentiel européen de formation tout au long de la vie, la formation professionnelle est conçue comme un élément à intégrer dans des parcours professionnels individuels exposés aux risques du chômage. Il y a donc un enjeu d’équité pour les pouvoirs publics à encourager les acteurs sociaux à élaborer des procédures permettant de garantir l’égalité d’accès à la formation professionnelle tout au long de la vie, élément incontournable des trajectoires professionnelles.

16Pas moins de quatre rapports publics sont produits dans cette période et de nombreuses expérimentations et groupes d’études visant à préparer une négociation sont lancés dans la dynamique de la publication du livre blanc du secrétariat d’État à la formation professionnelle en 1999. Ce document avance plusieurs propositions de réformes destinées à faciliter la maîtrise par les individus de leurs trajectoires professionnelles, dont les principales sont la mise en place d’un droit individuel à la formation, transférable et garanti collectivement, et celle d’une procédure de validation des acquis de l’expérience. Les négociations qui débutent en décembre 20009 sous ces auspices sont dominées, du moins dans leur première phase, par une tentative de compromis entre une conception libérale défendue par le Medef et une conception plus sociale dans laquelle est recherché un mécanisme assurantiel contre le risque social d’incertitude des trajectoires (Lichtenberger, Merle, 2001). Après l’échec de la première phase des négociations, le gouvernement choisit de légiférer au moins sur la validation des acquis de l’expérience (VAE), introduite comme un levier de développement de l’emploi par la loi de modernisation sociale de janvier 200210. Du point de vue des parcours professionnels, ce texte introduit plusieurs innovations dont la possibilité de valider entièrement, sous certaines conditions, un diplôme par l’expérience, qu’elle soit professionnelle ou sociale, et la création d’un répertoire national des certifications professionnelles destiné à labelliser et à hiérarchiser sous une norme publique les certifications d’ordre privé, créées notamment par les instances paritaires professionnelles depuis la fin des années 1980 (cf. supra). Malgré cet encadrement, rompant avec le modèle du diplôme sanctionnant l’acquisition d’une qualification professionnelle, c’est bien une conception des certifications comme attestation de l’employabilité individuelle qui trouve là sa consécration.

17Les négociations reprises sous la pression des pouvoirs publics se concluent en septembre 2003 par un accord qui amplifie les dynamiques d’individualisation des parcours initiées dès 1991 et reprend sous d’autres formes les propositions centrales du livre blanc. Il est construit autour de l’objectif de « permettre à chaque salarié d’être acteur de son évolution professionnelle11 » et par là de construire son parcours professionnel en s’appuyant sur un droit individuel à la formation (DIF) conçu non comme un droit de tirage mais comme un espace de coïnitiative entre l’employeur et le salarié, tout à la fois droit attaché à la personne et élément du contrat de travail (Merle, 2004) et par l’instauration d’entretiens professionnels tous les deux ans, la généralisation du recours au bilan de compétence et à la validation des acquis de l’expérience. À bien des égards, il s’agit d’asseoir, selon l’expression d’un des négociateurs patronaux, une véritable « personnalisation » de la formation, ciblée en priorité sur les publics les plus fragiles en diversifiant les types d’action de formation et les possibilités de recours aux formations hors temps de travail, ainsi que par l’introduction de contrat de professionnalisation pour les jeunes et de périodes de professionnalisation pour les salariés peu qualifiés. Ici prédomine l’objectif de la construction d’un parcours de professionnalisation différencié suivant les statuts12 afin de faciliter l’entrée ou le maintien sur le marché du travail.

2009 : équiper le salarié, acteur de la construction de son parcours

18Les normes en matière de formation professionnelle, si elles s’insèrent dans une logique propre marquée par les caractéristiques de fonctionnement de ce système paritaire, n’en sont pas moins influencées par celles élaborées dans d’autres domaines tenant à l’emploi. De façon significative, l’accord de 2009, conçu initialement comme devant se placer dans la dynamique de l’évaluation de celui de 2003, est plutôt perçu par les négociateurs et les analystes comme un dispositif de de développement de l’accord « multidimensionnel » (Freyssinet, 2010) de janvier 2008. En effet, celui-ci contenait des dispositions annonçant une négociation à venir sur la portabilité du DIF et la création d’un fonds destiné aux publics les plus fragiles. Négocié, là encore sous la pression des pouvoirs publics, cet accord est marqué par une tendance à la remise en cause de la logique statutaire qui attachait un type de dispositif de formation à un statut : aux demandeurs d’emploi, les fonds publics d’assurance chômage, aux salariés en activité (ou en insertion comme les jeunes) les fonds collectés par les entreprises au titre de la cotisation patronale. À partir du moment où le statut de demandeur d’emploi devient une étape dans un parcours professionnel, il devient nécessaire selon l’expression d’un négociateur patronal d’« assurer la cohérence du parcours quel que soit le statut ».

19Si on analyse le contenu des dispositions de 2009 au regard de la logique de parcours, à bien des égards, l’accord et la loi de 2009 peuvent être considérés comme un aboutissement de cette logique. Y dominent d’une part une instrumentation de la formation dans la construction de parcours professionnels, dans lesquels se succèdent des périodes d’activité et de transition entre deux emplois, qui peuvent être marquées par le chômage – ces processus étant en priorité destinés aux populations les moins qualifiées –, d’autre part l’objectif d’équiper l’information et l’orientation de l’individu/acteur de son parcours afin que celles-ci dessinent des choix les plus fiables possible.

20En conséquence, on peut repérer deux séries de mesures. Dans la première, chaque étape du parcours est instrumentée : l’entrée peut être accompagnée par la préparation opérationnelle à l’emploi (POE) dans laquelle une procédure de formation est prévue pour répondre à une offre précise déposée à Pôle emploi ; la facilitation des transitions professionnelles est ensuite assurée tant par des dispositifs améliorant la portabilité du DIF ou le recours à la VAE que par de nouveaux moyens financiers ciblés sur des salariés menacés dans leur emploi ou des demandeurs d’emploi (fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels, FPSPP). Dans la seconde, il s’agit d’améliorer le repérage de ses propres compétences (modèle de livret de compétences ou de passeport formation ; faciliter la réalisation d’un bilan d’étape professionnel) et de créer un droit à l’information et à l’orientation professionnelles garantissant l’accès à une information aussi complète et fiable que possible (création d’un service dématérialisé d’accueil d’information et de conseil en matière d’orientation et de formation professionnelles ; labellisation des organismes d’information et de conseil au regard de leur capacité à accueillir tous les publics, renforcement et centralisation des observatoires prospectifs des métiers et des qualifications). Enfin cet objectif d’équipement de l’individu/ acteur est également assuré par la garantie de la qualité des formations suivies (renforcement du contrôle des organismes de formation, renforcement et homogénéisation des procédures de certification dans le cadre de la VAE). Pour l’essentiel, la première série de mesures était contenue dans l’accord de janvier 2009 alors que la seconde a été ajoutée dans la loi, comme si on assistait à un partage des rôles, aux acteurs sociaux la construction des dispositifs de construction des parcours, à la puissance publique la garantie de l’équité d’accès à ces procédures et à une information et une formation de qualité.

Conclusion : un encadrement collectif de l’individualisation des parcours plus formel que réel ?

21Au terme de ce survol des dispositifs qui ont encadré, au fil des trente dernières années, l’émergence puis le développement d’une logique de parcours en matière de formation professionnelle, la place croissante faite à l’emploi dans l’action publique apparaît comme le fait dominant qui prend des formes différentes suivant les périodes. Si, dans les années 1980 et 1990, le droit à l’emploi peut être caractérisé par la construction d’un droit, d’abord ciblé sur les jeunes, à un parcours d’accès au diplôme, passerelle vers l’emploi, les années 2000 et suivantes sont celles où le droit à l’emploi s’exprime dans un droit à la formation pour améliorer l’employabilité et sécuriser les parcours professionnels. Dans ce passage du droit à la qualification par le diplôme au droit à la sécurisation du parcours professionnel, la plus grande connexion entre le champ de l’emploi et celui de la formation professionnelle tend à remettre en cause l’autonomie des normes élaborées dans ce dernier domaine (Tallard, 2011).

22La plupart des dispositions que nous avons analysées, si elles résultent d’une articulation de la négociation et de la loi, sont issues de processus dans lesquels l’expertise13 vient alimenter la construction des référentiels d’action publique au sein de multiples arènes et forums (Giraud, Warin, 2008) chargés d’établir des diagnostics, supports d’une vision commune des problèmes à résoudre et de proposer des pistes d’action. L’élaboration du dispositif de 2009 est à cet égard particulièrement significative : un diagnostic est établi au sein d’une commission spécialisée du conseil d’orientation pour l’emploi (COE14), réunissant selon un participant à l’ensemble des travaux, les experts techniques des organisations qui siègent au sein du COE ; à partir du diagnostic ainsi établi, est convoquée par la ministre en charge de l’emploi, une commission multipartite chargée de proposer des pistes de réformes dont pourront s’emparer les partenaires sociaux dans leurs négociations. Au cours des négociations, les ministres feront de multiples déclarations dans la presse afin d’influer sur le cours des négociations. Enfin, suite aux débats à l’Assemblée nationale et au Sénat, la loi de 2009 introduit, par le biais de mécanismes de conventionnement avec les organismes collecteurs, un plus grand contrôle de la puissance publique sur le fonctionnement de ce système paritaire. Néanmoins, même si la mise en place du FPSPP constitue un élément central dans une logique d’articulation du champ de la formation et de celui de l’emploi afin d’instrumenter la construction des parcours professionnels, la négociation de 2009 ne fut pas le « grand soir » de la formation professionnelle promis par de nombreux responsables politiques tout au long de l’année 2008. Preuve que le « travail de l’État » (Dressen, Mias, 2008) est un processus spécifique dont le résultat n’est pas toujours prévisible : « Les structures politiques interviennent sous la forme d’une action publique qui s’inscrit dans une temporalité singulière, qui fait intervenir une multitude d’acteurs dont les initiatives se composent pour donner un résultat qui ne correspond pas nécessairement aux objectifs poursuivis par chacun de ces acteurs » (p. 8).

23Enfin, se pose la question de l’effectivité des normes de sécurisation des parcours professionnels ainsi produites. Les études d’évaluation – s’appuyant sur la théorie des capacités (Sen, 1992) – des politiques de flexicurité centrées sur la formation menées dans un certain nombre de pays européens, dont la France, tendent à conclure à un certain échec de ces politiques en termes de sécurisation des parcours (Méda, 2011) dans la mesure où ces politiques incluent rarement des moyens donnés aux individus pour les mettre en capacité de s’emparer des opportunités que ces dispositifs offrent. À cet égard on peut s’interroger sur la mise en place, suite à l’accord de décembre 2013 et à la loi de 2014, du compte personnel de formation. Cette disposition, proposée dès le rapport de Virville puis reprise, avec plus ou moins d’insistance, dans un certain nombre de rapports parlementaires, a toujours été écartée dans les négociations au motif que les salariés les plus fragiles n’étaient pas armés pour utiliser un tel droit et qu’il était porteur d’une rupture avec un encadrement collectif de la sécurisation des parcours professionnels. Ce sont bien les limites des politiques d’encadrement collectif de l’individualisation des parcours professionnels qui sont ici interrogées.

Notes de bas de page

1 Selon Guy Brucy (1998), le modèle du diplôme professionnel alors en vigueur a pour ambition la formation du « professionnel qualifié, du citoyen responsable et de l’homme ».

2 « Les conventions sociétales soutiennent les conceptions du “juste et de l’efficace” qui prédominent en matière d’éducation et de formation dans telle ou telle société (pas nécessairement nationale) et fondent la légitimité des règles » (Verdier, 2000, p. 106).

3 Cette annexe prévoit : « Les commissions paritaires nationales de l’emploi pourront indiquer les qualifications professionnelles ou les préparations au diplôme de l’enseignement technologique qui leur paraissent devoir être développées. »

4 Le code du travail faisait alors obligation de mentionner, dans toute convention collective susceptible d’être étendue, « les éléments essentiels servant à la détermination des classifications professionnelles et des niveaux de qualification, notamment les mentions relatives aux diplômes professionnels ou à leurs équivalences » (article L. 133-5 de l’ancien code du travail). Cette référence aux diplômes professionnels dans la dernière partie de la phrase ne figure plus dans la rédaction de l’article L. 2261-22 du nouveau code applicable au 1er mars 2008. Source : Caillaud, 2011.

5 Le parcours décrit dans cette circulaire comprend : un bilan obligatoire des aptitudes du jeune ; la construction d’un projet de formation individualisé avec l’aide des actions existantes dans les lieux d’accueil (missions locales…) ; un suivi personnalisé par un « tuteur » aidant le jeune à préciser et à réaliser ses objectifs ; des formations diverses utilisant largement l’alternance ; des procédures de validation des acquis permettant aux termes du parcours, la reconnaissance officielle d’un diplôme utilisable sur le marché du travail ou permettant l’entrée en apprentissage. Voir Dubar, 2000, p. 40.

6 La conférence internationale du travail (88e session) a ainsi défini l’employabilité en juin 2000 : « Les compétences, connaissances, qualifications qui renforcent les aptitudes des travailleurs à trouver, conserver un emploi, progresser au niveau professionnel, s’adapter au changement, trouver un autre emploi s’ils le souhaitent ou s’ils ont été licenciés et s’intégrer plus facilement au marché du travail dans les différentes périodes de leur vie » (cité dans CGP, 2003, p. 6).

7 Confédération européenne des syndicats (CES), Union of Industrial and Employers’ Confederations of Europe (UNICE), Centre européen des entreprises à participation publique et des entreprises d’intérêt économique général (CEEP). Notons qu’après plusieurs tentatives infructueuses, la CGT est admise au sein de la CES en 1999. Cet élément ne sera pas sans influence sur l’évolution des positions de cette organisation.

8 Analysant l’accord-cadre autonome sur les marchés du travail inclusifs conclu par les mêmes acteurs en décembre 2009, J.V. Koster (2013) observe que ce texte, « s’il constitue une mise en cohérence du travail conjoint élaboré par les partenaires sociaux européens », ne va pas réellement plus loin dans son contenu que le cadre d’action adopté en 2002.

9 Les négociations se sont déroulées en deux périodes : ouvertes en décembre 2000 comme un des chapitres de la « refondation sociale », elles sont suspendues par le Medef en octobre 2001 ; elles reprennent en janvier 2003 pour se conclure en septembre.

10 Extrait du préambule de l’accord.

11 Extrait du préambule de l’accord.

12 Les contrats de professionnalisation sont moins contraignants sur l’objectif d’accès à une qualification que les contrats de qualification qu’ils remplacent.

13 Les qualités de ces experts évoluent selon les périodes : en 1996, Michel de Virville était secrétaire général du groupe Renault ; en 2008, Pierre Ferracci dirige un cabinet conseil spécialisé dans la GPEC.

14 Le site du COE indique que cette instance est « un lieu permanent de débat entre les principaux acteurs du marché du travail ». Cet organisme, créé par décret en avril 2005, est constitué de représentants, des partenaires sociaux, des parlementaires, du conseil économique et social, des collectivités territoriales (association des maires de France, association des régions de France, association des départements de France) ainsi que de personnalités qualifiées.

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