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Les temporalités différenciées de l’activité professionnelle des responsables HQSE
p. 127-138
Texte intégral
1 Le temps est inhérent à l’approche du travail. Mais lorsque l’on se centre de manière plus spécifique sur l’activité professionnelle, cette assertion prend un sens singulier. Nous considérons l’activité professionnelle comme le lieu de la recomposition des savoirs et des compétences face à l’évolution de situations ou de segments professionnels impactant les actions et les valeurs engagées par chacun (Leclercq, 2012). Notre analyse portera plus particulièrement sur l’activité professionnelle de responsables hygiène qualité sécurité environnement (HQSE) dans l’industrie agroalimentaire. Ces responsables sont chargés de participer à l’élaboration, la mise en place, l’organisation, le suivi de l’application des politiques des entreprises en matière de normes d’hygiène, de qualité, de sécurité, d’environnement dans les process de systèmes et/ou produits. Leurs activités sont variées et vont de la veille réglementaire, suivis, contrôles, audits de conformité des produits, respect des pratiques et des procédures, à l’encadrement et la formation des équipes à l’application de la réglementation, et également, si nécessaire, à la gestion de crises sanitaires. Dans ce cadre, nous analysons les singularités dans l’action au regard des formes d’interaction dans le travail (Hughes, 1996) au prisme de deux échelles de temps : la diachronie de l’antériorité du parcours et de l’expérience et la synchronie de la complexité des environnements et des situations (Demazière, Samuel, 2010). Nous montrerons différentes facettes de l’activité des responsables HQSE qui engagent des temporalités différenciées. Quatre temporalités seront plus précisément développées afin d’illustrer la manière dont ces derniers accomplissent cette fonction complexe et construisent leur légitimité au sein d’organisations de travail.
2La première temporalité renvoie au temps de l’apprentissage organisationnel et professionnel des responsables HQSE qui délimite ses modes d’appréhension de multiples tâches au quotidien. L’activité de ces derniers est sous-tendue par un mouvement permanent de mise en conformité et de formes de répétitivité liées au contrôle. Définir les modalités de la veille réglementaire, gérer un laboratoire, interpréter des résultats d’analyse, réaliser des contrôles sur le terrain, mener des audits : autant d’actions maintes fois répétées et rationalisées par des outils qui aident au suivi du contrôle. L’imbrication des niveaux institutionnel et organisationnel du travail définit des normes de disponibilité temporelle, pour reprendre les approches de P. Bouffartigue (2012), qui entraînent des tensions singulières dans l’organisation et la réalisation individuelle et collective de l’activité. La gestion du temps apparaît en effet comme un élément de justification au centre de ces dilemmes entre les contraintes de travail subies et les libertés gagnées sur l’organisation et la segmentation de l’activité professionnelle des responsables HQSE.
3La deuxième temporalité s’apparente au temps des choix. La fonction de responsable HQSE se révèle actuellement en forte mutation à cause de l’intégration institutionnelle des quatre domaines que sont la qualité, la sécurité, l’hygiène et l’environnement dans la conception des normes et directives. Ces évolutions institutionnelles ont pour conséquences des transformations de l’organisation de l’activité HQSE induites par l’harmonisation des procédures, dont le fondement de connaissances de ces quatre domaines reste cependant bien différencié. Cette réalité entraîne des luttes autour des savoirs en œuvre et des domaines d’application des normes afin de garder les territoires de l’activité ou en délimiter de nouveaux (Abbott, 1988). Les responsables HQSE arguent des limites du temps de travail pour choisir de garder, laisser, faire évoluer une partie de l’activité mais surtout pour limiter l’intensité et la complexité de la gestion de celle-ci et ainsi éviter d’entrer dans des zones sombres d’incompétence.
4La troisième temporalité relève de la construction de l’expérience. En effet, la caractéristique majeure de l’activité des responsables HQSE tient dans ce qu’ils doivent savoir « opérationnaliser » les normes, justifier et traduire des contraintes auprès de différents publics : non seulement la direction et les autres services mais également les opérationnels, les clients et les fournisseurs. Nous montrerons comment la variabilité des temporalités sert alors de levier pour construire la légitimité de l’action des responsables HQSE envers ces différents publics. Des temps singuliers apparaissent, qui contribuent à construire l’image des responsables HQSE comme celle d’un expert contre celle du contrôleur. Ce sont des temps construits par l’expérience et l’engagement, qui repoussent les limites ou réinventent le temps organisationnel et collectif (Grossin, 1996).
5Enfin nous évoquerons le temps singulier de la gestion de crise. Ce moment particulier intensifie et met à l’épreuve les temporalités précédentes, tant dans les savoirs et les compétences qui vont être mis en œuvre par les responsables HQSE que dans la légitimité acquise dans l’organisation du travail. Ce moment redéfinit un temps dont l’accélération joue comme miroir grossissant ne laissant pas la place à l’erreur dans ce que l’on fait et dans la manière dont on le fait. Durant ces moments exceptionnels mettant en scène un collectif de travail éphémère, les formes d’engagement professionnel apparaissent pourtant ancrées autour de valeurs partagées (Bidet, 2011).
Contexte et méthodologie de la recherche
Cette recherche collaborative (contrat FEDER, 2009-2012) menée avec une entreprise de conseils et de formation dans le domaine hygiène, qualité, sécurité, environnement (HQSE) s’est centrée sur l’analyse des mutations de l’activité professionnelle des responsables HQSE dans l’industrie agroalimentaire. Elle a permis de cibler une vingtaine d’entreprises « pilotes » sur la définition de l’activité des responsables HQSE. Ces entreprises sont familiales, industrielles, nationales, des grands groupes internationaux, travaillant toutes dans les domaines de la production ou de la transformation de produits agroalimentaires (viandes, laits, bières et vins, épices, céréales, eaux). Les organisations analysées dans notre échantillon sont hétérogènes : elles révèlent des petites et moyennes entreprises où les domaines HQSE ne sont pas toujours cloisonnés et se développent. Pour les grandes structures, le découpage en quatre domaines distincts reste prédominant. Le nombre de personnes responsables HQSE est très variable, dépendant de la taille et du produit de l’entreprise, de l’organisation d’un laboratoire d’analyse, du mode de traitement spécifique de déchets, notamment. Nous observons dans notre échantillon une répartition égale des diplômés de niveau III de formation et le niveau master et ingénieur. Les spécialités des diplômes sont soit généralistes du domaine (agroalimentaire, chimie, biochimie, biologie, œnologie) soit dans des domaines d’application pointus (lait, eau, déchet, plats cuisinés) ou des formations mixtes intégrant des domaines scientifiques et les techniques de management HQSE. L’ancienneté des personnes rencontrées, assez importante, s’échelonne entre six et seize ans dans l’entreprise, sauf pour quelques responsables de grandes entreprises arrivés plus récemment. Les femmes sont légèrement plus nombreuses parmi les personnes rencontrées.
Cette recherche s’est appuyée tout d’abord sur une analyse fine des définitions de l’activité au travers de fiches de poste, de référentiels de compétences et d’activités. Par ailleurs, dans chacune de ces entreprises, une à plusieurs personnes ont été interviewées. Une quarantaine d’entretiens ont ainsi été réalisés. Une grille d’analyse spécifique a été construite en tenant compte à la fois d’éléments de formation, de parcours professionnel et de l’activité exercée dans l’entreprise, de la gestion quotidienne de l’activité. Des éléments significatifs des valeurs engagées dans le travail ont été relevés.
Le cadre temporel de l’enquête est le présent de l’organisation de l’activité saisi au travers du discours des responsables HQSE laissant de fait une place à l’interprétation du chercheur (Célérier, 2012). Nous avons voulu saisir la mise en mouvement des différentes catégories d’activités au plus proche des réalités de travail, qui ne mobilisent pas les mêmes mises en pratique de savoirs et de compétences ni les mêmes rythmes de l’action. C’est pourquoi un questionnaire a été parallèlement réalisé afin de distinguer l’importance de la durée des différentes tâches exécutées par les responsables HQSE (Grossin, 1996).
Le temps de l’apprentissage organisationnel
6L’analyse de l’activité des responsables HQSE met en avant un rythme ralenti ou accéléré ou encore différé de l’action en fonction des liens existants entre les injonctions institutionnelles et organisationnelles d’une part et la mise en application d’un certain nombre de savoirs et de compétences d’autre part (Célérier, 2012, p. 91-98). L’apprentissage organisationnel permet aux responsables HQSE de comprendre les contraintes dans lesquelles ils évoluent et d’essayer de les infléchir dans le but de réaliser leur activité sans perdre de temps. La construction du « bon professionnel » apparaît ici comme un jeu permanent d’interactions, de réajustements, de mobilisation de compétences spécifiques entre l’action située et les temps institutionnels plus ou moins contraints (Pronovost, 1996), dont l’issue reste en permanence incertaine. Ceci est dû, dans un premier temps, à la position même du responsable HQSE, qui est au cœur des tensions organisationnelles et relationnelles. Cette dimension renvoie, dans un second temps, au niveau et la spécialité du diplôme, à l’expérience, et fait également référence à l’usage des connaissances et des compétences en action (Barbier, Galatanu, 2004) qui permettent de réaliser, faire évoluer, tenir dans l’activité.
7Sur le plan organisationnel, le rattachement du poste à la direction générale ou à une direction industrielle induit fortement le temps de travail du responsable HQSE et ses modalités de réactivité car il en résulte une liberté gagnée par le responsable ou laissée à la direction. Les formes de coopération existantes ou que ce dernier a réussi à construire facilitent les relations et la mise en place du processus normatif, de la direction jusqu’à la production (Zarifian, 2009). Lorsque le responsable HQSE est directement rattaché à la direction et qu’il dispose d’un pouvoir de décision important, cela facilite et accélère considérablement la gestion de son temps d’action :
Mais ça me permettrait, moi, des fois de débloquer des situations, de pas être obligée d’aller demander à M. X, est-ce que vous êtes d’accord ? Ben oui, oui, je suis d’accord, bon je redescends, et de perdre du temps (responsable HQE, fromagerie).
8Cette possibilité de décider sans avoir à en demander l’autorisation a priori – même s’il est tenu d’en référer a posteriori – permet au responsable HQSE de maîtriser le temps contraint, beaucoup plus court et amélioré par une communication proche avec le terrain. À l’inverse, les résistances hiérarchiques ou le dédale de collaborateurs, particulièrement remarquable dans cette fonction, sont générateurs de dépossession du temps et ralentissent le rythme de l’action.
9Ainsi, la capacité à animer le processus est fortement contrainte par le modèle d’organisation de l’entreprise, ici très divers, en ce qui concerne la reconnaissance du poste et de l’activité HQSE dans la politique globale de l’entreprise :
On n’est pas prioritaires mais on a une réglementation qui nous tombe dessus… Ça avance mais pas aussi vite qu’on devrait le faire… Alors que cela devrait être prioritaire… Vous êtes oppressés par la réglementation et puis derrière cela n’avance pas (responsable qualité environnement, coopérative de champagne).
10Ces situations dépendent de la légitimité que le responsable HQSE a su construire au quotidien :
Peut-être parce que je prends des décisions qui m’appartiennent pas… On me donne le pouvoir de les prendre, c’est-à-dire que si moi je peux faire « du gris », y a personne qui va me dire derrière moi : « Tu te rends compte, t’as fait du gris quoi » (responsable HQE, entreprise de transformation charcutière).
11Nous retiendrons une activité qui apparaît emblématique de la construction de la légitimité du responsable HQSE au travers de sa capacité d’animation du processus : la veille réglementaire. La veille réglementaire fait partie des tâches répétitives de la fonction de responsable HQSE, elle répond aux exigences législatives constamment renouvelées. Or, c’est une activité complexe car les responsables HQSE doivent se tenir à jour des nouveautés et des évolutions constantes de la réglementation, informer toute la chaîne hiérarchique et mettre en place, concrètement, des évolutions entraînant parfois des investissements. Les responsables HQSE ont un rapport différencié et souvent ambigu à cette tâche. Elle nécessite la compréhension de textes techniquement pointus et l’interprétation du contenu de nouvelles réglementations, en même temps qu’elle renvoie à leur capacité de traduire les nouveaux enjeux pour l’entreprise et de comprendre les implications qui en découlent dans chaque domaine HQSE. Si cette activité peut être sous-traitée pour un appui technique, il n’en reste pas moins qu’elle est un élément central de l’animation du processus dans son ensemble et devient hautement stratégique :
On reçoit ça tous les mois, et puis l’autre réglementation que je reçois par mail, c’est bien un prestataire qui fait déjà un petit tri de ce qui peut te concerner et pas te concerner, on a un abonnement à l’année, donc ça permet aussi de réduire mon temps de lecture (responsable HQE, entreprise conditionnement d’épices).
12Le responsable HQSE renforce également sa légitimité par la maîtrise du contenu des textes et des connaissances techniques dans les domaines où ils vont devoir les appliquer :
La veille réglementaire c’est très intéressant, mais faut vraiment vous mettre dedans, […] c’est très contraignant, c’est dur, faut vraiment réfléchir, ah ça par contre, ouais faut connaître, ou alors faut être fort mais sur le site… Moi j’ai trop ramé par rapport à ça […]. J’avais sur l’eau, mais pas tous les domaines, j’avais pas les déchets, l’air, etc. Ben après je me suis pas mal reposée sur le bureau qui nous fait la veille réglementaire mais après vous maîtrisez pas le truc (responsable HQSE, coopérative vinicole).
13Cette recherche montre des pratiques différenciées quant au temps consacré à cette tâche qui reste sur l’ensemble de l’activité peu importante ou ponctuelle. Pour autant, la maîtrise des connaissances mobilisées est fondamentale, elle va rendre plus fluide la manière de les mettre en pratique. Celle-ci sera accentuée par des qualités d’animation sur le terrain auprès des interlocuteurs tout au long de la chaîne hiérarchique : « Il faut être patient… Il faut beaucoup parler… Mais c’est pas acquis » (responsable QSE, coopérative vinicole). Ce travail est ambigu car il renvoie à un travail d’intégration auprès de tous les salariés du processus d’amélioration continu passant par la répétition incessante des enjeux : « Il faut rabâcher, rabâcher, rabâcher… » (responsable HQSE, entreprise transformation de viande). L’animation du processus peut alors se définir comme une activité invisible ou difficilement quantifiable en temps mais dont les retombées sont essentielles pour la pertinence et la pérennité de ce type de démarche, et de fait sur le poste en lui-même et sur le parcours de celui qui l’occupe.
14Le responsable HQSE a une réelle influence sur l’organisation d’ouverture ou de cloisonnement des différents domaines HQSE lorsqu’il sait et peut traduire les enjeux inhérents aux évolutions réglementaires et à leur mise en application auprès des divers publics concernés. Sa gestion de l’activité et des contraintes de temps qui lui sont attachées suppose à la fois des savoirs théoriques ou appliqués, des connaissances techniques pointues des domaines qu’il traite et de nombreuses qualités d’animation du processus pour en améliorer le fonctionnement. La combinaison de ces différentes compétences légitime et consolide sa position et son parcours au sein de l’organisation. La légitimité qu’il réussit à construire est déterminante de sa marge d’action. Elle se construit sur le temps long de l’apprentissage et le temps court de l’action répétée au quotidien.
Le temps des choix
15Toutefois, la maîtrise du périmètre de l’activité, au-delà d’effets d’organisation, de taille, de type de structure, de processus normatifs retenus, reste également tributaire d’effets stratégiques liés à chacun, de pouvoir, vouloir garder ou laisser de côté une activité, et renvoie à ce que l’on croit maîtriser. La justification de la gestion de l’emploi du temps intervient alors comme un facteur de choix souvent conflictuels entre la maîtrise d’une activité, l’envie de réaliser cette activité par goût et l’importance stratégique ou symbolique qu’elle confère au sein de l’organisation :
Ça, je le laisse à M. Untel directeur industriel, parce qu’à un moment je pouvais plus gérer… On s’informe toujours tous les deux parce que voilà, quand l’un n’est pas là, l’autre se doit d’être là (responsable HQE, entreprise production eaux).
16La maîtrise du temps devient source de lutte pour conserver une spécialité à la fois visible et maîtrisée et renvoie au mécanisme de lutte de territoires mis en avant par Abbott (1988) entre les personnes à l’intérieur des quatre domaines HQSE :
Le HSE ne doit pas aller avec la qualité, c’est juste complètement différent, on a rien à faire ensemble, ceux qui mettent le HQSE ensemble ils ne voient que le système. La partie certification, le quotidien du boulot, il n’a rien à voir, autant la sécurité et l’environnement, tout ce qui est gestion des situations d’urgence (responsable sécurité, brasserie).
17Dans des structures plus petites, familiales, l’évolution de l’activité est souvent à la charge du responsable HQSE qui répartit ces nouvelles obligations de différentes manières. Cette transformation détermine des domaines d’application dont les territoires ne sont pas stabilisés et des domaines de connaissance dont la maîtrise des savoirs est perpétuellement remise en jeu, fragilisant la position de certains responsables HQSE. Les niveaux et spécialités de diplôme se révèlent alors essentiels. La difficulté de l’adaptation professionnelle est liée à la limite de la maîtrise des savoirs ; ce qui peut être le cas pour certains diplômés de niveaux III :
Moi personnellement j’aimerais bien faire plus de qualité que d’environnement parce que c’est ma formation initiale. Après, je peux pas vraiment dire si c’est à l’ordre du jour ou pas quoi, y a toujours une volonté du groupe d’être certifié ISO 14000 […]. À moins qu’on prenne quelqu’un vraiment formé en environnement et qui manage vraiment le système environnement en entier et puis qui s’occupe de tout, j’en sais rien, pour le moment, je cache pas que ça m’arrangerais bien ! (rires) (assistante qualité, laiterie).
18Pour autant, à l’instar des analyses d’E. C. Hughes (1996) concernant l’évolution de la carrière, le temps apparaît également comme mode de justification pour laisser ou à l’inverse garder des activités, non plus de manière quantitative comme nous venons de le voir mais de manière qualitative (Grossin, 1996) par intérêt ou prestige de la tâche. Les luttes de territoires (Abbott, 1988) ont pour effet d’engendrer certaines zones de flottement entre différents postes qui peuvent être prétextes à laisser une activité à un collègue et en développer d’autres :
Donc ça c’est quelque chose qu’aujourd’hui je ne gère plus, que je ne surveille plus et qui est directement intégré au responsable maintenance qui est responsable sécurité, et puis j’ai envie tout doucement que le document unique que j’ai animé, que j’ai fait vivre, ben que ce soit lui qui le fasse donc voilà, là on est en train de passer les dossiers, voilà (responsable HQE, entreprise de transformation de viande).
19Cette répartition de l’activité se réalise au niveau individuel sur des choix stratégiques, par des compléments d’activités ou une diversification de cette dernière. À ce titre, l’audit fournisseur apparaît comme un parfait exemple de choix stratégiques dans la segmentation et l’évolution de l’activité et dans la maîtrise de l’emploi du temps. En effet, il permet de sortir de l’entreprise, de rencontrer d’autres personnes et manières de travailler, et de développer des savoir-faire partagés au travers des temps de formation notamment, ou de construire des réseaux. Il en va de même pour certains temps préservés pour une zone d’activité que l’on se garde ; ils font écho à la socialisation et aux parcours professionnels propres à chacun. Ce choix d’activité renvoie à ce que l’on aime faire et ce que l’on maîtrise :
Y a une part formation… Comme j’ai déjà fait de la formation en plus c’est vraiment quelque chose qui me tient à cœur (responsable HQSE, entreprise de transformation charcutière).
20Le temps apparaît alors construit pour soi, hors normes institutionnelles, négocié sur le rythme organisationnel :
Parce que je fais des TP aussi avec la fac de sciences de Besançon […]. Voilà, c’est-à-dire que je m’oblige à me libérer du temps pour aller à la fac faire des TP avec des étudiants (responsable HQSE, fromagerie).
21Ces moments permettent de tenir dans l’activité qui reste globalement contraignante et normée, et de donner une sensation, parfois illusoire, de la maîtrise du cadre de celle-ci.
22L’intégration des procédures de normalisation, au-delà de questions d’organisation et de répartition de l’activité, renvoie à une multitude de domaines de contrôle qui ne sont pas fondés sur les mêmes savoirs. Cette intégration s’appuie alors sur des compétences mobilisées dans l’exercice de cette activité et interroge en permanence des capacités d’évolution des responsables HQSE, leurs dispositions à porter ou non le changement, leur aptitude à adapter et faire évoluer leurs connaissances, ce qui ne va pas de soi. Les responsables HQSE, afin de ne pas se laisser déborder par des domaines de connaissances multiples ou peu maîtrisés, opposent l’argument de la limite du temps de travail pour opérer des choix dans la réalisation du travail. Le débordement de l’activité au regard de la gestion du temps devient alors un argumentaire important de recomposition de celle-ci. Ce mouvement permanent renvoie à des stratégies de consolidation de position dans un environnement perpétuellement mouvant (Datchary, 2011) :
Je suis à la limite de ce que je peux faire dans mes missions, après faudra voir à se réorganiser différemment parce que à un moment donné, on laisse des choses et… (responsable HQE, coopérative vinicole).
23Ces choix dans une activité segmentée construisent pourtant le temps long de la career (Hughes, 1996).
Le temps de la légitimité
24L’expérience se définit comme une accumulation progressive de savoirs, de compétences et de réflexivité qui permettent de réajuster le parcours professionnel (Zimmermann, 2011). Dans le cas des responsables HQSE, la difficulté de la fonction tient dans une opposition, inhérente à son activité, entre l’image du contrôleur et celle de l’expert :
Le responsable qualité est quand même considéré comme un flic quoi, alors que c’est quand même pas trop ça, mais c’est un peu vu comme ça (responsable HQE, fromagerie).
25Le passage de l’une à l’autre ne peut être rapide, il s’inscrit dans le temps et la légitimité pour autrui doit en permanence se parfaire pour atténuer ce clivage identitaire. La démarche des responsables HQSE pour construire cette légitimité s’appuie, dans la gestion de l’activité au quotidien, sur la mise en application de savoirs d’expert en apportant des réponses à des non-conformités. Cette approche sera d’autant renforcée par les attitudes prises par ces derniers et perçues par le personnel. De ce fait, ils sont conduits à adapter en permanence leurs formes d’animation du processus s’ils ne veulent pas provoquer des formes de blocages, notamment par une attitude trop marquée de contrôle impactant le suivi de la non-conformité et rendant parfois délicate leur présence sur le terrain. Cette construction n’est pas laissée au hasard et mobilise essentiellement deux compétences : la réactivité et la disponibilité, qui au-delà de la maîtrise des savoirs, permettent d’atténuer l’image du contrôleur et la faire basculer vers celle de l’expert.
26Les responsables HQSE affirment leur réactivité en cherchant à ce que les non-conformités leur soient naturellement remontées, à être tenus au courant d’un problème même mineur qui surviendrait, sans devoir effectuer systématiquement des audits de contrôle interne. Apporter une réponse rapide à un problème ou une demande d’amélioration prouve leur intérêt pour tous types de questions et renvoie par ailleurs à une forme de reconnaissance du travail réalisé par les opérateurs :
Nous on est très réactivité et on essaie de le prouver aux gens. Quelqu’un qui a demandé, je sais pas moi, 3-4 fois de suite qu’on lui change son balai, si son balai est pas changé, bon voilà !! Bon ben s’il voit que quand il demande des choses, derrière ça bouge il va revenir vers vous parce qu’il sait que ça va bouger, que ça va évoluer (responsable HQE, entreprise conditionnement d’épices).
27Leur disponibilité se construit quant à elle sous différentes formes dont la présence sur le terrain au contact direct avec les équipes et leur réalité de travail reste fondamentale. Cette compétence relationnelle s’élabore lors des audits, des formations, de tournées régulières, mais aussi par la création progressive et continue de proximité avec les différentes catégories d’interlocuteurs :
Comme je me dégage en journée aussi du temps pour aller voir les gens, même si y a rien de particulier, hier je suis passée à l’emballage, j’ai remplacé une fille une demi-heure, ben c’est important, parce que j’ai discuté avec la personne d’à côté, de se rendre compte aussi les produits, les matériaux et voilà, et ça permet de s’ouvrir la tête une demi-heure (responsable HQE, laiterie).
28Ces attitudes engagent une reconnaissance réciproque entre les animateurs et les acteurs du processus d’amélioration et permettent d’animer collectivement cette approche. Cette réactivité et cette disponibilité restent cependant fragiles, car tributaires de l’évolution constante de l’activité réorganisée en permanence et impactant le temps consacré aux différentes tâches (Datchary, 2011). L’intégration des domaines HQSE recompose constamment l’étendue de l’activité qui déborde parfois sur la gestion transversale de projet. La légitimité construite avec les personnes sur le terrain, notamment par les responsables de niveau de diplôme intermédiaire (niveau III), grâce à cette dynamique d’écoute et d’animation, peut alors se réduire considérablement :
C’est pour ça aussi que j’ai voulu que Myriam elle soit, elle soit un relais plus facile pour le terrain, parce que moi en terme de disponibilité c’est clair que j’en ai pas beaucoup… (responsable HQE, entreprise de transformation charcutière).
29La limite du temps peut ainsi renforcer ou fragiliser la position des responsables HQSE ou les faire basculer dans d’autres registres de professionnalité. C’est le temps long de la construction de l’expérience en lien avec les temps courts de l’action constamment réorganisée.
Le temps de la crise
30Les priorités du temps d’organisation de l’activité restent fortement tributaires de la gestion de l’aléa, entraînant une gestion de l’activité en permanence adaptable qui se définit d’abord comme le temps de réponse prioritaire aux incidents plus ou moins graves. Elle se réalise dans le temps court voire précipité de l’action intensifiant parfois son aspect dramatique.
31Le temps de la crise – ici sanitaire – est le moment de sortir d’un accord tacite du contenu, des formes et des temps de travail, entre les salariés et les responsables HQSE. Il permet en effet de mesurer les formes réelles d’engagement dans la gestion de la crise qui peut survenir à tous moments (week-ends, vacances, nuits) :
Il y a untel qui va y aller directement après il y a mon responsable, on est tous là hein quand il y a une gestion de crise même le samedi ou le dimanche, on est tous là (responsable laboratoire, laiterie).
32Revenir sur le temps spécifique de la crise renvoie aux recompositions non seulement des compétences mais des formes de solidarité dans le travail. Le travail ici relève d’un sentiment de communauté et non plus d’activités partagées (Bidet, 2011).
33Cependant cette communauté d’intérêt ne se réalise pas uniquement autour d’une communauté professionnelle, d’un savoir partagé ou d’un groupe professionnel précis. Elle se réalise également sur la valeur partagée de la qualité et la sécurité d’un produit, d’une image de l’entreprise, pour le travail bien fait :
Tout ce qui peut arriver, vous avez quand même une gestion de crise qui est très encadrée au niveau réglementaire, et là il faut quand même avoir une certaine stature pour gérer ce genre de crise où vous allez devoir prendre des décisions qui sont, qui peuvent être terribles, comme retirer ou rappeler des produits sur, du marché, si vous décidez ça, vous allez mettre en danger la marque (responsable environnement, brasserie).
34Les savoirs et compétences mis en œuvre lors de ces moments renvoient aux différentes formes d’abstraction mises en avant par Abbott (1988). Selon le niveau de diplôme et l’expérience, les compétences et les savoirs utilisés – qu’ils soient théoriques ou pratiques –, peuvent être mobilisés de différentes manières. Ils mettent en place une démarche par essais-erreurs afin de trouver la solution pour résoudre le problème. Mais c’est également durant les moments de crise que certaines limites du savoir se mettent au jour, montrant des formes d’incompétence :
Mais on trouve pas forcément la solution et, c’est vrai, j’étais partie sur une fausse piste au départ que personne n’a contrôlée, parce que finalement la connaissance, c’est peut-être moi qui l’ai le plus. Donc, sans me valoriser, c’est moi qui ai l’expérience en fait, fromagère sur le site (responsable QE, fromagerie).
35Ainsi le moment de gestion de crise, s’il fait naître des formes de coopération particulières, ponctuelles et passagères, n’en reste pas moins un moment fondamental dans la construction – pour soi et pour autrui – de la légitimité du responsable HQSE par le type de compétences et de savoirs mobilisés. C’est en effet un moment qui engage la personne par ses connaissances et par la manière dont elle va gérer la crise avec et auprès de ses collaborateurs.
36Les différentes formes de luttes des responsables HQSE pour garder ou faire évoluer l’activité, pour préserver la légitimité donnée ou gagnée auprès de la direction et des collaborateurs, ne sont pas sans incidence sur la réactivité et la gestion de l’action. Si cette légitimité est gagnée par l’image positive de l’expertise contre celle négative du contrôle, elle est rendue perceptible pour autrui par la construction d’actions qui se perpétuent dans le temps ou par des moments remarquables. Ce qui revient à considérer la mise en œuvre des savoirs et des compétences, et des valeurs attenantes pour réaliser, choisir, faire évoluer ou tenir dans son activité de travail. Au-delà de contraintes organisationnelles ou de la limite liée au niveau de diplôme, les formes de réflexivités concernant ces savoirs et compétences en œuvre permettent aux responsables HQSE de consolider leur position et leur parcours. L’usage du temps, qui caractérise la gestion de l’activité des responsables HQSE, oscille finalement entre des moments de dépossession par l’institution, l’organisation (notamment le rythme d’apparition des normes et directives réglementaires et celui de leur mise en œuvre dans l’entreprise) et des moments de maîtrise individuelle (notamment les stratégies de choix de certains temps et territoires de l’activité). Ainsi des temps collectifs singuliers mais également des temps pour soi restent en permanence à construire, à négocier, à faire évoluer face aux réalités organisationnelles. Le choix entre les différentes facettes de l’activité, et donc de la gestion du temps de l’activité, indépendamment des contraintes mises en avant, dépend de la légitimité qu’a su construire le responsable HQSE dans l’acquittement au quotidien de multiples tâches complexes ne mobilisant ni les mêmes savoirs, ni les mêmes compétences, ni les mêmes manières de conduire l’action. Ces moments illustrent la complémentarité du temps long de l’apprentissage et de l’expérience et du temps court de l’action.
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Temps de travail et travail du temps
Ce livre est cité par
- Gastaldi, Lise. LEST, Aix Marseille Université CNRS. Aix-en-Provence, . Lanciano-Morandat, Caroline. (2017) L’enseignement supérieur et la recherche. Une pression temporelle accrue. La Nouvelle Revue du Travail. DOI: 10.4000/nrt.3283
- Zara-Meylan, Valérie. (2016) Quelles conceptions temporelles pour analyser l’activité ? Une proposition issue de recherches en ergonomie dans l’horticulture. Activites, 13. DOI: 10.4000/activites.2732
- Lanciano-Morandat, Caroline. (2013) Temps officiels et disponibilités temporelles des travailleurs de la recherche académique et industrielle. Temporalités. DOI: 10.4000/temporalites.2607
Temps de travail et travail du temps
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