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Le travail du temps sur les qualifications
p. 97-108
Texte intégral
1 Qu’est-ce que le temps fait aux qualifications ? Cette interrogation – amorcée par Sylvie Monchatre – se conjugue à tous les temps, d’autant qu’il s’agit de la traiter en faisant la part des qualités « requises » et acquises, avec une attention renouvelée à l’égard des « compétences » qui en seraient des avatars. On en reprendra, ici, des mouvements décisifs en distinguant plusieurs temps : le futur antérieur (le temps dans la qualification), le passé composé (le règne des conventions de qualification) et l’impératif présent (la vague des compétences).
Le futur antérieur, le temps constitutif de la qualification
Partir du qualificatif ?
2Parmi les « ficelles du métier » de sociologue recommandées par H. Becker (Becker, 2002), celle qui s’intitule « les concepts sont relationnels » s’avère particulièrement fructueuse pour faire surgir les tenants et aboutissants de la qualification professionnelle. Cette méthode est, en effet, recommandée pour traiter tout terme servant à décrire une caractéristique attribuée à un individu ou à un groupe. Becker y invite à déplier, en quelque sorte, toutes les relations associées à ce type de qualificatif.
3On peut traduire cette recette en quatre étapes :
- replacer ce qualificatif dans l’ensemble des relations qu’il implique,
- éprouver cet agencement de relations en le délocalisant dans l’espace et dans le temps,
- se demander comment on en est arrivé là,
- mettre à jour les connexions avec d’autres arrangements sociaux.
4De ce vaste programme, étoffé par des générations de chercheurs, retenons les jalons essentiels. Pour entamer la première étape de la recette de Becker, écoutons ce chef du personnel dans la construction navale :
Un ajusteur OP2 qui vous dit : « Moi, je fais un travail d’OP3 », sur quoi peut-il se baser ? Si on lui met un OP3 à côté de lui, on peut lui prouver que si lui met dix heures pour faire une pièce, l’OP3 en huit heures va la faire aussi bien. Il n’y a pas de notion de qualification (Bodin et Jean, 1978).
5Ce bref témoignage met en scène une situation de mise en compétition et de marchandage et nous en apprend déjà énormément sur ce qui compte aux yeux du qualificateur. Exit la qualification, reste le rendement ? Pas tout à fait. Car si le temps fait quelque chose à l’affaire, c’est établir une distinction de degré dans la qualité, la capacité à réaliser telle opération dans un délai normé. Autrement dit, la qualification est ici relative au temps de sa mise à l’épreuve et simultanément relative aux autres catégories de main-d’œuvre. L’OP2 pourra invoquer toutes ses autres qualités acquises par ailleurs, le chef du personnel pourra encore lui rétorquer autant de « il n’y a pas » s’il est en mesure de les estimer trop répandues ou sans pertinence sur un chantier.
6Qu’est-ce qui permet aux OP3 de réaliser cette même opération apparemment aussi bien et plus vite que les OP2 ? C’est encore du temps, un temps antérieur, un temps long, celui de l’expérience, de la formation initiale ou continue, une durée à géométrie très variable, donc. Le qualificatif de départ nous emmène d’une hiérarchie d’étiquettes à une autre, celle des durées de formation.
7Les deuxième et troisième étapes de la recette de Becker s’annoncent copieuses. Si l’on s’en tient à une comparaison avec le régime de travail qui a immédiatement précédé le capitalisme, le contraste est net. Dans la corporation artisanale, en effet, celle dont nos dictons portent encore la trace, la qualification se juge au pied du mur, on devient forgeron à force de forger. Une fois cette institution de l’apprentissage sur le tas démantelée, en même temps que les corporations se déploie une autre configuration, celle du salariat, où l’on se qualifie non plus à force de travailler, mais en vue d’une gamme d’emplois potentiels. En ce sens, l’effet du temps antérieur vaut pour le futur.
8Dès la fin du xixe siècle, la société salariale a inventé la scolarité obligatoire, prise en charge par l’État. Du coup, cette période, par laquelle tout le monde est censé passer, se présente comme une commune mesure possible, un étalon – comme le baccalauréat dans la formule « Bac + 1 », « Bac + 4 », etc. – qui ne dépend pas de l’employeur, mais constitue aussi un très grand commun diviseur.
9Comment en arrive-t-on là ? À en croire les économistes qui souscrivent à la théorie du « capital humain », ce serait l’agrégation de calculs individuels qui serait à l’origine des différences de qualification lesquelles expliqueraient les différences de salaires. Chaque (futur) travailleur déciderait d’investir plus ou moins dans sa formation, en fonction du rendement proportionnel ultérieur qu’il en escompte, en termes de salaire. Les esprits sensibles aux inégalités qui conditionnent l’orientation scolaire et professionnelle auront plutôt tendance à tenir le raisonnement inverse. Pour ceux-là, comme pour bon nombre de sociologues du travail, tout semble se passer comme si la société n’avait rien trouvé de mieux que la durée de formation des travailleurs pour hiérarchiser les travaux et, indirectement, légitimer les disparités salariales. Les limites de cette justification surgissent du terrain, dès qu’on confronte les catégories de travailleurs (non) qualifiés, comme a pu le faire Robert Linhart, établi chez Citroën1.
10Rondement bouclée, la ficelle de Becker contribue à débusquer toute une architecture sociale. Relativisée de toute part, la qualification en ressort pourtant robustement ancrée dans les divisions et les inégalités de la société salariale, au point que la catégorie s’éclipse dans les rapports sociaux.
Le jugement de qualification
11Qu’est-ce qui fait qu’un travail est jugé plus complexe qu’un autre ? C’est la complication de l’opération, c’est-à-dire la difficulté que représente son apprentissage, donc sa durée. Cette conception semble évidente, mais n’en finit pas de soulever des problèmes. C’est Pierre Naville qui, le premier, à partir de son Essai sur la qualification du travail – récemment réédité – l’a élaborée, en a analysé les ressorts et les implications. « Ce qui qualifie, c’est l’acte éduqué » (Naville, 1956, p. 48). La conversion de l’acte éduqué en temps s’impose s’agissant du travail et se conçoit d’autant mieux a contrario. En effet, une tâche qui peut s’accomplir immédiatement, sans expérience, sans période d’entraînement est supposée banale, non qualifiée. La durée de l’apprentissage apparaît donc « comme un des éléments constitutifs essentiels de la qualification du travail » ; et P. Naville d’ajouter que cette durée est elle-même relative à la structure de la société à une époque donnée et varie selon de multiples facteurs (Naville, 1956, p. 72-74). Auparavant, il a pris soin de préciser que cette mesure ne relevait pas de l’application individuelle : « La structure de la société […] donne sa forme et son sens aux hiérarchies de qualification. Mais elle ne les confère pas directement aux individus : elle ne les leur attribue que par l’intermédiaire de structures sociales et techniques subordonnées » (Naville, 1956, p. 51).
12Parmi ces techniques, les catégorisations statistiques sont particulièrement prégnantes. À partir d’une analyse du recensement de la population active parisienne en 1946, P. Naville est parvenu à calculer un « indice de qualification », confirmant le « rôle capital » du temps de formation dans l’appréciation qualitative du travail. Remarquons qu’à l’occasion de cette déconstruction des « données » statistiques, P. Naville repère deux types de rapports qui traversent ces structures de qualification : la discrimination par le sexe et la discrimination ethnique (Naville, 1956, p. 124-125).
13Revenant sur la portée sociologique de cette investigation, P. Naville est en mesure d’affirmer que « le phénomène de la qualification du travail n’existe pas par lui-même », que sa détermination quantitative est intrinsèque à la construction statistique et, bien plus encore, que « la qualification ne peut jamais être saisie en elle-même. Elle se présente toujours comme un rapport […], un rapport entre certaines opérations techniques et l’estimation de leur valeur sociale » (Naville, 1956, p. 129).
14Les implications de cette analyse se préciseront ensuite, et particulièrement au cours de la controverse entre P. Naville et G. Friedmann. De cette controverse, on a peut-être mieux retenu les étiquettes2 (pour ne pas dire les qualifications) associées aux protagonistes que la réfutation de P. Naville. En effet, la position friedmannienne est restée dominante en sociologie du travail malgré la puissance du raisonnement de P. Naville, réactivé sans cesse et enrichi par les contributions de P. Rolle et de M. Alaluf. Au-delà de l’éducation strictement scolaire, c’est autant aux pratiques de consommation qu’aux modes de vie différenciés que renvoie la qualification (Alaluf, 1986). Ainsi, « le travail se rapproche dans sa forme de l’activité de consommation, qui ne reçoit pas seulement des marchandises et des services, mais de plus en plus des usages, c’est-à-dire des produits obtenus sur demande, modelés à la conduite de l’opérateur, et consistant en un accès déterminé à des réseaux d’opérations. Savoir travailler et savoir consommer deviennent relatifs aux mêmes apprentissages et aux mêmes compétences » (Rolle, 1985, p. 35).
15C’est une chose de déplacer la qualification des travaux vers la durée de formation des travailleurs ; ce n’est pas pour autant que le temps de formation soit assimilable à un déterminant de la qualification. La corrélation élastique entre durées de formation et emplois passe par un jugement social, autrement dit un jugement de valeur. Cette construction devrait mettre le chercheur en alerte, lui éviter la tentation de mettre sa science au service du jugement de qualification et donc lui épargner aussi le risque de légitimer des différences salariales.
16L. Boltanski, s’il ne s’est pas directement intéressé à la qualification du travail, a en revanche consacré plusieurs de ces recherches au travail de qualification. Inspiré par le langage juridique, il propose de caractériser les processus de qualification comme des « opérations qui, indissociablement, fixent les propriétés des êtres et en déterminent la valeur » (Boltanski, 2009, p. 26).
17Cette caractérisation est pragmatique au sens où les effets, la valeur, y sont tenus pour indissociables de la description. Elle permet de se départir plus nettement encore de la présomption selon laquelle des qualités directement accessibles préexisteraient auxquelles une certaine valeur serait ensuite conférée.
Le passé composé : un âge d’or de la « super-règle » ?
18Si la sociologie du travail était une science « dure » et si la « Perspective-Naville3 » en était un paradigme, certaines voies de recherche auraient été désertées de longue date, considérées comme vaines et sans issue, et notamment les suivantes :
- les enquêtes sur l’évolution – positive ou négative – des qualifications ;
- la dénonciation réitérée de l’arbitraire dans les hiérarchies de qualification ;
- les descriptions du travail, prétendant faire abstraction du processus de qualification.
19Ces voies ne sont pas exclusives, elles sont imperméables au même argument : l’appréciation sociale fait la qualification.
20La première voie a été privilégiée dans bon nombre de contrats de recherche, elle s’enlise dès que se pose la question : comment mesurer l’évolution d’un rapport construit entre deux rapports ? Et d’autant que ces rapports hétérogènes s’enracinent dans des temporalités différentes ?
21La seconde voie revient au point de départ (la construction sociale) et s’épuise, comme la dernière voie, dans la quête de vérité de la qualification.
22À la question de l’évolution des « qualités requises » par les emplois, il suffirait désormais de répondre que rien n’est techniquement requis. Et paradoxalement, à première vue, cette régression de la raison technique découle de transformations technologiques de la production. L’ancrage social de la technologie atténue cependant le paradoxe.
23Pour avoir étudié de près les industries de flux, les plus automatisées dans les années 1960, P. Naville ne peut que confirmer la fluidité des qualités requises : la caractérisation des postes de travail repose de moins en moins sur des exigences techniques. L’automatisation parachève la disjonction – constitutive du salariat – entre le travailleur et le produit de son travail en désynchronisant le temps de fonctionnement des machines et le temps de travail des opérateurs. Par des voies techniques, l’automatisme conditionne en quelque sorte la possibilité d’une polyvalence émancipée de la division technique du travail4. L’automatisme ouvre ainsi aux organisateurs du travail une grande marge de manœuvre dans la manière de redistribuer les fonctions entre les opérateurs.
24En l’absence de critères techniques issus de la production, les employeurs n’en continuent pas moins à formaliser leurs exigences, voire à les quantifier à partir de méthodes analytiques (depuis les évaluations par points et autres systèmes de job evaluation). Celles-ci entretiennent – y compris dans la recherche – l’illusion d’analyser des qualités « réelles » du travail indépendamment de leur valeur potentielle.
25Le format des petites annonces conforte également ce type de représentation, de manière paradoxale, ainsi que l’a montré Pierre Tripier. Le format des offres d’emploi se conforme toujours à un double volet. D’un côté les qualités supposées acquises par le candidat, de l’autre les qualités supposées requises par le poste. Chacune de ces qualités relève d’un ordre (niveau des diplômes, ancienneté, degré de responsabilité, etc.). « Le résultat de cet agrégat de qualités et d’attributs ordonnés, permettant de hiérarchiser des individus et des ensembles de tâches, se traduit par une position dans l’échelle des salaires et un terme unique : “factureur correspondancier”, “chef des ventes”, “mouleur P2”, etc. » (Tripier, 1991, p. 123). La correspondance profilée qui semble aussi mécanique qu’une fiche dans une prise, demande pourtant à être négociée, au moment du recrutement. Et si offre et demande parviennent à s’accorder, c’est aussi parce qu’elles n’ont pas été construites indépendamment l’une de l’autre. L’employeur n’a pas conçu son organisation du travail sans tenir compte des ressources en main-d’œuvre, pas plus que les travailleurs n’ont été formés sans référence au marché du travail.
26En l’absence de fondement technique, est-ce à dire que la qualification se réduise à reconduire une domination arbitraire ? Tout l’appareillage des catégorisations impliquées dans la mise en rapport des formations et des classifications, dès l’après-guerre, suggère plutôt qu’une part d’arbitraire a pu être reconvertie en conventions, d’où l’intitulé de « passé composé » choisi ici pour caractériser cette période. Le système qui en résulte est souvent désigné rétrospectivement comme « modèle de la qualification », terme qui risque de neutraliser son caractère conflictuel et les enjeux qu’il recèle.
27Pour C. Paradeise et Y. Lichtenberger, par exemple, la qualification apparaît comme une « relation stabilisée entre valeur d’usage et valeur d’échange de la force de travail », relation à propos de laquelle il existe « un accord social » ; elle fonctionne comme une « super-règle ». Les deux termes de cette relation font également l’objet de conventions sociales. La valeur d’usage renvoie aux capacités de la force de travail, « conventionnellement identifiées par le titre (reconnaissant l’incorporation formelle des savoirs et savoir-faire par la formation initiale ou continue) et/ou l’ancienneté (validant les acquis irréversibles de l’expérience) ». Et la valeur d’échange de la force de travail renvoie au « poste (décrit par le contenu présumé exhaustif des tâches prescrites). Les minima salariaux doivent se déduire mécaniquement de ces deux variables, sous réserve de paramétrages locaux de cette relation » (Paradeise, Lichtenberger, 2001, p. 35).
28Les grilles de classification incorporées dans cette « super-règle » en sont devenues si prégnantes qu’elles ont fini par devenir aussi une grille d’analyse cadenassée5.
29Associé au mode de régulation fordienne et présenté par contraste avec le nouveau « modèle de la compétence », le « modèle » de la qualification s’expose d’emblée à être périmé par sa datation même, les Trente Glorieuses.
L’impératif présent : la vague des compétences
30Depuis la fin des années 1980, la magie des mots a consacré la fortune d’un terme très courant, très anodin, « compétence ». Dénuée de sens précis, la notion se prête à voyager entre les mondes du travail et de l’éducation, ralliant tous les espoirs d’« apprendre à apprendre » pour la plus grande employabilité.
Une régression théorique
31Cette irruption ne s’est pas faite sans le concours d’une partie de la communauté savante. Car dès le milieu des années 1980, toute une série d’observations fines, souvent assistées par des ergonomes, attestent alors que les travailleurs déploient des stratégies insoupçonnées, des formes de créativité et d’initiative, préalablement négligées. Dans cette perspective, les travailleurs s’avèrent d’abord plus compétents qu’on ne le croyait. De là à soutenir que les qualifications « conventionnelles » ne rendent pas justice à tous ces savoir-faire, à toutes ces compétences « réelles », il n’y a qu’un pas, que certains auteurs franchissent aussi allègrement que plusieurs de leurs prédécesseurs. Dans la foulée, des compétences différentes et plus importantes qu’auparavant semblent « mobilisées » au travail. L’accent est particulièrement mis sur des capacités de communication, des qualités de gestion, des savoir-être, voire des « qualifications sociales » puis des « compétences sociales ». Singulièrement, la compétence annoncée comme « qualification sociale » résulte de la naturalisation de la qualification. Mais que serait donc une qualification non sociale ? Et les compétences sociales seraient-elles des qualifications sociales au carré ?
32Une première lecture pouvait conduire à relativiser cette révélation. Ce n’est pas la première fois, en effet, que des chercheurs ont cru pouvoir observer les qualités intrinsèques du travail. Comme pour mieux saisir la manière dont le jugement de valeur s’établit, ils prennent part à ce processus, apportant indirectement des arguments à l’une ou l’autre des parties impliquées. Du point de vue de la sociologie du travail, ces approches substantialistes représentent plutôt une régression qu’un apport théorique. Cette naturalisation de la qualification est d’autant plus incongrue, à ce moment, que les études sur l’activité féminine confirmaient parallèlement à quel point valeurs et attributs sont indissociables dans la qualification. Comment faire jouer le principe « à travail égal, salaire égal » si les travaux ne sont pas directement commensurables ? Comment démontrer leur équivalence si leur valeur dépend du sexe de la force de travail ? Néanmoins, l’histoire semble se répéter encore.
L’impératif
33Au tournant des années 1990, les compétences à peine « mobilisées » sont converties en compétences « requises ». À ce moment-là, la mobilisation des ressources humaines apparaît comme un mot d’ordre de la « mutation » du système productif. Le meilleur exemple en est certainement cette conclusion d’un programme de recherche :
La mutation du travail que nous vivons, sous l’effet notamment de l’introduction des technologies de l’information implique la mise en valeur d’une part croissante de compétences qui n’étaient pas codifiées dans le système industriel-taylorien de la qualification. Elle remet en cause un modèle de gestion des emplois fondé sur le niveau scolaire, étalon de mesure d’une quantité de connaissances explicites, formelles, générales, mesurables et testables (Ginsbourger, 1992, p. 122).
34Or, si les nouvelles technologies ont pu jouer un rôle dans le succès de la notion de compétence, c’est plutôt celui d’un révélateur. D’un côté, l’intelligence humaine est ressortie grandie des expérimentations de l’intelligence artificielle. D’un autre, toutes les qualités supposées requises se déclinent dans le vocabulaire précisément utilisé pour caractériser ces technologies cognitives, de l’information, de la communication. C’est la manière de percevoir les technologies elles-mêmes – et les surprises qu’elles ménagent – qui constitue le révélateur.
35Il n’existe d’ailleurs aucune unanimité sur la définition de ces compétences qui seraient plus importantes que prévu ou plus importantes qu’avant. La seule constante remarquable relève de la catégorisation plutôt que du contenu. Un consensus semble alors s’établir sur le fait que la compétence désigne la capacité à mobiliser des savoirs, des savoir-faire, des savoir-être. On conviendra que cette fameuse trilogie – tout autant prisée dans la sphère éducative – pourrait s’appliquer à tout, y compris au passé.
36L’impératif a pourtant pris la tournure d’une offensive dont la cible s’est confirmée, les opérateurs codifiés de qualification et plus précisément le repère du titre scolaire :
Presque partout la classification du travailleur dans son emploi est largement définie par le niveau du diplôme qu’il possède. Cette correspondance entre « grille des diplômes » et « grille statutaire », aussi logique qu’elle soit, accentue la rigidité interne du marché du travail (Commission européenne, 1995).
37Au-delà de la régression théorique, les enjeux très concrets se sont encore précisés, la notion de compétence ne constitue pas un simple avatar des « capacités » ou des « qualités » impliquées dans la qualification. La qualification en tant que « super-règle » distribue des appellations collectives et contrôlées collectivement. La compétence ou l’incompétence s’évalue individuellement ; elle se décline sur le mode de l’être. Incorporée à la personne, elle s’apparente à du « capital humain », à ceci près qu’elle ne se laisse pas saisir en dehors de la situation où elle semble se manifester. Ses origines, sa présence et son avenir ne peuvent qu’être supputés. Certaines compétences – baptisées transversales – seraient censées être transférables, à la mesure d’une employabilité intermittente. Mais cette éventualité ouvre peu de perspectives de valorisation dès lors que l’évaluation ne semble praticable qu’à partir de performances particulières, en situation. On a vu alors se multiplier des répertoires de compétences ad hoc, taillées à la mesure de tâches particulières. Les unes et les autres font l’objet d’évaluations récurrentes. Autant dire que leur valeur est assortie d’une date de péremption (Stroobants, 2007).
38Dans l’incertitude, ces compétences s’imposent comme un impératif en quête de la formalisation :
La transformation de la nature des compétences mises en œuvre dans l’activité de travail se caractérise essentiellement par le renforcement du poids pris par des compétences que l’on ne sait pas (pas encore ?) prescrire, que l’on ne sait pas (pas encore ?) transposer dans une formation, que l’on ne sait pas (pas encore ?) évaluer (Ginsbourger, 1992, p. 223).
39Pourtant, au même moment, malgré cette incapacité à prescrire, former ou évaluer ces qualités nébuleuses, des instruments destinés à assurer ces trois fonctions sont déjà mis en œuvre dans les écoles, les entreprises et les dispositifs d’insertion professionnelle de plusieurs pays.
Les effets
40En France, au début des années 1990, la sidérurgie s’est signalée par la signature du fameux accord A. Cap 2000, annonçant la substitution de la logique compétence à la logique du poste. Dès lors, la carrière et la progression salariale des sidérurgistes ne s’aligneraient plus sur les itinéraires associés à la classification des postes mais dépendraient de l’évaluation de leurs compétences.
41Face à cette innovation pour le moins radicale, certains observateurs ont salué l’avènement d’une organisation résolument qualifiante, à la mesure de la modernisation des technologies de production. À la limite, la répartition des postes de travail devait s’adapter aux ressources humaines et plus l’inverse.
42À y regarder de plus près, les postes de travail n’ont pas disparu. Ils ont été recombinés en familles de métiers, redéfinis, avec le concours d’experts, en termes de compétences « requises » et réévalués conformément aux bornes de l’ancienne grille salariale.
43Quant à l’évaluation des compétences acquises, elle résulte d’un entretien où le salarié se trouve isolé face à la hiérarchie. L’ancien indicateur de l’expérience, l’ancienneté, est donc remplacé par une épreuve personnalisée, subjective et conditionnelle. Le contrôle syndical ne s’exerce qu’après coup, le cas échéant, à travers une procédure de recours débouchant sur un nouvel entretien professionnel. Privés de la possibilité de négocier des revalorisations collectives à travers la classification, les syndicats ne sont guère enclins à intervenir dans les évaluations personnalisées, sous peine de sacrifier les intérêts collectifs, de s’impliquer dans la gestion et de s’exposer au clientélisme6.
44Le « modèle de la compétence » a été suivi dans d’autres branches d’activités, avec des effets analogues. Ici, la cible directe est l’ancienne équivalence établie entre fonctions et salaires. Là, les ressorts de l’évaluation – confiée à des cabinets de consultants qui se gardent de publier les clés de leurs méthodes – deviennent obscurs. Fréquemment, les règles impersonnelles des marchés internes – et particulièrement la progression à l’ancienneté – sont supplantées par des traitements sur mesure. La mise en œuvre d’itinéraires à la carte, à partir d’évaluations récurrentes, tend à entretenir une concurrence au sein du collectif, ce qui lui vaut sa réputation de gestion par le stress. L’individualisation des traitements des salariés désamorce la possibilité d’invoquer le principe travail-égal/salaire-égal.
45Il est malaisé d’estimer l’extension de cette stratégie de gestion, diversement interprétée. Rétrospectivement, des enquêtes suggèrent qu’elle n’a pas eu l’ampleur prévisible et qu’elle n’a pas évincé la référence aux classifications (Tallard, 2012).
46Dans la mesure où elle se combine à d’autres mouvements concomitants – la décentralisation de la négociation collective, la flexibilité des emplois – la démarche compétence dépasse largement le cadre d’une stratégie de gestion du personnel. De manière dispersée, les pratiques d’évaluation et les codifications en termes de compétence se sont diffusées largement et indirectement, à travers les applications du néomanagement public et privé. Dans ce cadre, le recours à des experts censés établir les référentiels et les critères d’évaluation contribue à privatiser les anciens repères collectifs. Une transformation radicale pour les salariés est simultanément pointée, le passage d’une obligation de moyens à une obligation de résultat. S’agit-il d’un passage, d’une substitution pure et simple, toutes autres choses égales par ailleurs ? De la même manière qu’ont été combinées des formes hétérogènes d’organisation du travail, mêlant des logiques industrielles et marchandes et donnant lieu à quantité d’hybrides, la compétence a pu s’insinuer dans la qualification. Il semble même que l’effet compétence intervienne souvent à titre supplétif, comme une condition restrictive de qualification.
47Prenons le cas de la norme de gestion de la qualité ISO 9001 – dont on sait que la croissance n’est pas sans rapport avec le développement de la sous-traitance et la décentralisation des organisations. Depuis 2008, explique Wikipédia, cette norme a été transformée. Les versions antérieures exigeaient des prescriptions précises : « On définit par écrit ce que l’on doit faire, on fait ce que l’on a écrit, et on prouve que l’on a bien fait ce que l’on a écrit. » Devant la lourdeur de ce type de procédure cette démarche a été abandonnée. À la limite, « il aurait fallu rédiger un mode opératoire pour l’électricien devant changer un fusible ». Avec la version 2008, on revient à une description du poste à partir du profil de celui qui l’occupe : « On définit le niveau de qualification (ou de compétence) nécessaire pour tenir un poste, et on s’assure que les personnes tenant ce poste ont la qualification voulue. » Pour reprendre l’exemple du changement de fusible, « on définira, par exemple, qu’il faut, pour tenir ce poste, un diplôme professionnel d’électricité ou cinq ans d’expérience dans un poste d’électricien. Toute personne satisfaisant à cette exigence a donc la compétence nécessaire pour changer le fusible, il est donc inutile d’écrire un mode opératoire. Rédiger un rappel sécurité suffit alors ». Retour à la logique de la « super-règle » de qualification ? Oui, si ce n’est, précise-t-on, qu’il « faut néanmoins démontrer que cet électricien possède la compétence et sait la garder dans le temps. C’est là qu’intervient la notion de réévaluation des compétences et du contrôle des acquis » (« ISO 9001 », Wikipédia, 2012).
48L’effet compétence semble donc compatible avec des formes empruntées à la « super-règle », à la codification sociale de l’opération de qualification, non sans en avoir restreint la portée. Sans doute faudrait-il approfondir parallèlement le sort de l’éducation réformée par la pédagogie des compétences.
49Le recours au même terme de compétence pour dresser les référentiels d’emplois et ceux des formations renforce plus encore les apparences d’une mise en équivalence purement technique, susceptible d’être confiée à des experts impartiaux. Ainsi, les demandeurs d’emploi sont désormais incités par les agents d’insertion à faire appel à des profileurs privés déconnectés du milieu professionnel (Marchal, Rieucau, 2010, p. 63). Nourri de l’illusion de transparence des qualités « réelles », le repérage des compétences reste hermétique et son résultat d’autant plus incontrôlable. De la démarche aux « politiques de la compétence », la gestion continue de parcours « adéquats », assignée aux individus, s’avère d’autant plus réglementée, tout en laissant les modalités de la valorisation des usages de la main-d’œuvre à l’appréciation du marché (Monchatre, 2007).
50S’il faut parler d’un travail du temps sur les qualifications, c’est non pas comme d’une usure, une rupture, ou une adaptation, mais comme d’une « décollectivisation » des conventions, réduisant la part des matières négociables. Dans ce mouvement, la qualification – retraduite en disponibilité temporelle, intermittence, capacité à maîtriser et articuler des temps découplés – n’en désigne pas moins un rapport – différencié – au temps.
Notes de bas de page
1 « Il y a six catégories d’ouvriers non qualifiés. De bas en haut : trois catégories de manœuvres (M1, M2, M3) ; trois catégories d’ouvriers spécialisés (OS1, OS2, OS3). Quant à la répartition, elle se fait d’une façon tout à fait simple : elle est raciste. Les Noirs sont M1, tout en bas de l’échelle. Les Arabes sont M2 ou M3. Les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés européens sont en général OS1. Les Français sont d’office OS2. Et on devient OS3 à la tête du client, selon le bon vouloir des chefs. » Voir Linhart, 1978, p. 24.
2 Il faudrait souligner que ce n’est pas parce que le raisonnement de Friedmann s’avère substantialiste que celui de Naville n’est que relativiste.
3 « Perspective-Naville » est un raccourci commode pour éviter d’avoir à citer les chercheurs qui l’ont poursuivie et développée.
4 La clairvoyance de Marx à cet égard est remarquable lorsqu’il perçoit les effets de continuité associés au grand automate : « Tout enfant apprend très facilement à adapter ses mouvements au mouvement continu et uniforme de l’automate. Là où le mécanisme constitue un système gradué de machines parcellaires, combinées entre elles et fonctionnant de concert, la coopération, fondée sur ce système, exige une distribution des ouvriers entre les machines ou groupes de machines parcellaires. Mais il n’y a plus nécessité de consolider cette distribution en enchaînant, comme dans les manufactures, pour toujours le même ouvrier à la même besogne. Puisque le mouvement d’ensemble de la fabrique procède de la machine et non de l’ouvrier, un changement continuel du personnel n’amènerait aucune interruption dans le procès de travail. » Voir Marx, 1867, L. I, chapitre XV, « Machinisme et grande industrie », section IV.
5 La codification sociale de cette mise en équivalence est tellement robuste qu’elle a pu restreindre le programme de la sociologie de l’emploi qui tente pourtant de dépasser les frontières de la sociologie du travail. Ainsi que l’a relevé Pierre Desmarez (2012, p. 44) non seulement la sociologie de l’emploi s’intéresse peu au système éducatif, mais elle continue à réduire la qualification à « un ajustement entre les exigences d’un poste et les diplômes détenus par le salarié ».
6 Bon nombre d’auteurs ont fait justement valoir que la gestion des compétences n’était pas sans précédent. Elle s’inscrivait, en effet, dans la continuité des critères classants adoptés dans l’accord de la métallurgie en 1975, en réaction aux mouvements des métallurgistes revendiquant la reconnaissance de leur professionnalisme. Cependant, cette position – classique de la stratégie syndicale sur le terrain – s’inscrit dans la tradition de négociation par catégories et n’a pas grand-chose à voir avec l’évaluation des capacités individuelles.
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Temps de travail et travail du temps
Ce livre est cité par
- Gastaldi, Lise. LEST, Aix Marseille Université CNRS. Aix-en-Provence, . Lanciano-Morandat, Caroline. (2017) L’enseignement supérieur et la recherche. Une pression temporelle accrue. La Nouvelle Revue du Travail. DOI: 10.4000/nrt.3283
- Zara-Meylan, Valérie. (2016) Quelles conceptions temporelles pour analyser l’activité ? Une proposition issue de recherches en ergonomie dans l’horticulture. Activites, 13. DOI: 10.4000/activites.2732
- Lanciano-Morandat, Caroline. (2013) Temps officiels et disponibilités temporelles des travailleurs de la recherche académique et industrielle. Temporalités. DOI: 10.4000/temporalites.2607
Temps de travail et travail du temps
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