1 Dans la préface du livre qu’ils dirigent en 2004, Patrick Fridenson et Bénédicte Reynaud écrivent : « Il n’existe aucune histoire du temps de travail en France depuis deux siècles » (Fridenson, Reynaud, 2004, p. 7). Ce que visent ici les auteurs, c’est avant tout une histoire sociale, celle des limitations juridiques et sociales du temps. La succession contradictoire des lois, la mise en place d’institutions publiques de régulations, le rôle des revendications ouvrières, bref un processus historique non linéaire qu’il faut encore retracer, mais néanmoins marqué par une tendance de fond : « Le temps de travail représente une part de plus en plus faible d’une vie elle-même de plus en plus longue » (Fridenson, Reynaud, 2004, p. 12). Sur cette tendance, tout le monde s’accorde. Reste à décrire les modalités d’occupation du temps, les rythmes à l’échelle d’une vie, et surtout leurs variations au cours de la longue période centenaire qui a vu diminuer le temps global de travail. Car descendre à l’échelle du secteur d’activité, du métier, de la région, viser plus bas encore, jusqu’à l’organisation des semaines et des journées, représente un défi, et d’abord celui des sources, comme le soulignent Patrick Fridenson et Bénédicte Reynaud. Les travaux d’histoire sur la pluriactivité du xix^e siècle, soulignent les variations saisonnières du temps de travail et de son organisation. De leur côté, les travaux ethnographiques notent, pour des périodes plus récentes, l’écart entre les normes juridiques du temps de travail et la temporalité effective des occupations pour les individus. Enfin, les recherches sur les formes d’emploi atypiques soulignent à leur tour les différences profondes d’emploi du temps des salariés selon leur statut et leur genre. Autrement dit, une histoire et une sociologie du temps de travail font face à une pluralité de situations que la réalité juridique de la loi ne recouvre qu’imparfaitement.

2Mais à cette diversité sectorielle et historique, il faut ajouter une autre difficulté, qui tient à la nature même du temps de travail. Viser la description du temps réel de travail c’est, de fait, déboucher sur sa part subjective. Le temps de travail est avant tout un temps vécu. De ce point de vue, les principes de fractionnement, les divisions, les échelles, les rythmes renvoient à des réalités toujours différentes. Selon l’événement qui la ponctue, chaque journée n’est pas équivalente à une autre, pas plus que les vies ne peuvent se comparer du seul point de vue de la comptabilité des années travaillées. À la pluralité des situations objectives s’ajoute la particularité des expériences individuelles. Comment dès lors aborder celles-ci ?

La source autobiographique

3Nous avons choisi de nous arrêter sur le temps raconté, tel qu’il se donne dans les récits autobiographiques rédigés par des ouvriers. Il s’agit d’un temps mis en récit, celui d’une vie de travail dont la caractéristique principale est de viser la cohérence. Une cohérence faillible sans doute, mais recherchée dans et par le récit, et débouchant sur ce que Paul Ricoeur nomme l’« identité narrative » (Ricoeur, 1985). Chercher la description d’un temps vécu à travers un récit qui se donne comme reconstruction d’un passé invite à quelques précautions de lecture. La première tient à la part de fiction engagée dans ce récit. Le temps raconté est autant un temps vécu qu’un temps inventé, fait de l’entrelacement de multiples histoires « véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même » (Ricoeur, 1985, p. 143). Pour autant, ce qui est inventé, comme ce qui est mis en scène n’est pas nécessairement faux, ou plutôt ne relève pas si facilement du partage entre le vrai et le faux. C’est pourquoi, en second lieu, il convient de tenir compte des stratégies littéraires du narrateur, celles qu’il utilise pour donner à voir la cohérence temporelle de sa vie. Même si, bien sûr, cette cohérence visée parvient rarement à dessiner les contours harmonieux d’une destinée et relève au contraire de ce qu’O. Schwartz appelle le « baroque des biographies », l’ensemble des « incertitudes », des « écarts », des « tumultes d’une vie » que le narrateur cherche à se réapproprier dans le récit (Schwartz, 1990a). En raison de leur caractère insolite, les faits racontés ne peuvent donc s’appréhender en dehors des formes par lesquelles ils apparaissent. En outre, ces inventions individuelles doivent aussi se comprendre comme l’expression singulière d’une expérience collective, celle du monde auquel appartient l’auteur. Une expérience racontée en nom propre, mais qui reste fondamentalement celle d’un collectif.

4La plupart des textes autobiographiques sont rédigés ou bien recueillis à la fin de la vie de leur auteur. Il existe peu de journaux tenus au jour le jour ; peu de recueils de lettres pouvant restituer « sur le vif » la succession des impressions et des sentiments suscités par les événements. Parmi ces quelques textes dans lesquels l’écriture est contemporaine de l’action, il y a celui de Constant Malva, Ma nuit au jour le jour, rédigé au cours de l’année 1937, celui de Thierry Metz, ou bien les textes récents de Jean-Pierre Levaray ou Daniel Martinez (Malva, 1978 [1937]). Mais à part le récit de Constant Malva, pour lequel chaque paragraphe est daté, parfois même situé dans la journée, les autres textes ne font pas mention du moment de l’écriture ; celle-ci peut aussi bien avoir été réalisée durant le temps de travail, ou plusieurs jours, voire plusieurs semaines après. Mais, récit de retraité ou texte écrit durant le temps du travail, dans les deux cas, il s’agit d’un récit rétrospectif marqué par le filtre de la mémoire. Une différence pourtant les distingue : le récit du quotidien ne fait évidemment pas mention de la totalité du parcours de son auteur, il s’attache à restituer la mémoire d’un temps plus bref, celui de la journée ou de la semaine ; alors que le récit de vie cherche à donner une cohérence à l’ensemble des événements vécus à une échelle bien plus grande. Ce sont à ces derniers récits que nous allons nous attacher, dans lesquels deux modèles littéraires se mêlent. Le premier est testamentaire et renvoie au désir de laisser une trace d’un temps révolu, de témoigner d’un passé qui ne doit pas disparaître et dont la mémoire doit être conservée. Le second adopte les procédés du roman d’aventures, soulignant les péripéties d’une vie dont le déroulement et les conquêtes doivent autant au hasard qu’au talent de l’auteur.

Le temps rétrospectif

5Les trois récits que nous avons choisis d’analyser sont écrits par des hommes en retraite, et très malades, ce qui confère à leurs textes, du moins pour deux des trois, un caractère explicitement testamentaire. Ainsi, Jules Grare commence son récit par ces mots : « J’ai été mineur pendant 30 ans. J’ai dû arrêter prématurément mon travail en 1969, car j’étais alors silicosé à 35 %. Après un premier arrêt de 8 mois, ma silicose s’est tellement aggravée, qu’il me fut impossible de reprendre. Aujourd’hui en 1977, je suis reconnu à 65 %. […] La vie me file entre les doigts à une vitesse vertigineuse. […] De ma fenêtre, continuellement je vois les molettes de la fosse 3 de Lens, car j’habite juste en face » (Grare, 1977, introduction). L’engagement de vérité que prend ici l’auteur, se montrer tel que l’on est en faisant référence à la date et au lieu de l’écriture1 (Lejeune, 1975), se retrouve à l’identique dans le texte de Louis Lengrand : « Cette année, le 14 juillet, je serai appelé à la mairie de ma ville pour recevoir trois diplômes : médaille de vermeille, médaille d’or, grande médaille d’or. C’est pour cinquante ans de service. Je n’ai que cinquante-deux ans, mais c’est calculé comme ça : quinze ans de service pour trente années qu’on a réellement faites, plus quarante ans de service pour 80 % de silicose » (Lengrand, Craipeau, 1974, p. 13).

6Ces avant-propos situent le texte dans le temps, celui d’un individu et celui d’une époque. Précédant toute description de détails, l’auteur confère à sa vie une unité a priori : « Ma vie a été une vie de travail », ou plus exactement « le travail résume ma vie », voilà ce qui est énoncé d’emblée. En commençant par la fin, et par l’état de leur santé, les auteurs de ces textes ne cherchent pas seulement à donner une cohérence à une série d’événements très divers, mais plutôt à donner une consistance à leur histoire à travers ce qui est pour eux le plus tangible au moment de l’écriture, c’est-à-dire le corps, présenté comme élément de transition entre soi et le monde social. Après ces considérations sur sa santé, Louis Lengrand poursuit sa présentation en disant qu’il n’ira pas à la mairie chercher sa médaille et son diplôme : « À la mairie, on vous remet les diplômes et puis il y a un vin d’honneur. Le diplôme ne sert à rien du tout, c’est pour l’honneur de s’être crevé à la mine. Dans les maisons des vieux mineurs, vous voyez les diplômes encadrés, avec les médailles, au mur. Maintenant, non, maintenant on les met dans un tiroir » (Lengrand, Craipeau, 1974, p. 13).

7Parmi les trois textes retenus ici, celui d’Augustin Viseux se distingue, en raison de ses conditions de production : il obéit à des stratégies narratives différentes, utilisant d’autres procédés. Ces derniers auraient pu ressembler aux deux autres tant la situation de l’auteur est semblable à celle de Louis Lengrand et Jules Grare. Augustin Viseux est silicosé à 100 % quand il écrit, mais il n’en parle pas au début, ce qui donne à son livre une forme très différente des autres témoignages – nous y reviendrons. Pour lui, il ne s’agit pas de regarder son passé à partir de son présent, c’est-à-dire d’en donner d’entrée de jeu la clef, le principe de lecture ; il s’agit de construire le récit d’une histoire donnant l’illusion de la découverte. Le lecteur va parcourir, petit à petit, les étapes qui mènent Augustin Viseux, simple mineur, à devenir ingénieur des mines à la fin de sa carrière. Le livre se termine par des considérations proches des deux autres exemples, mais elles viennent conclure le long parcours d’une existence contée dans les détails, dont ces derniers moments lui donnent en quelque sorte la forme d’une révolution achevée : « Je m’essouffle de plus en plus. Lorsque le temps est lourd, j’ai de la peine à monter mon escalier. […] C’est ainsi la vie de mineur » (Viseux, 1991, p. 441).

8Selon des procédés différents, les trois récits que nous avons choisis mettent en scène la continuité d’une vie de travail. Celles-ci se déploient sur plusieurs plans. D’abord l’étalement du travail au long de la vie, autrement dit, pour les auteurs que nous avons retenus, l’élasticité des bornes temporelles. Ensuite les inflexions dont cette vie de travail a été l’objet. Puis l’ordre des jours, la succession des moments dont il faut pouvoir restituer par le récit la consistance pourtant évanescente. Enfin les traces que le travail laisse dans le corps et qui témoignent de sa présence durable, jusque dans les périodes d’inactivité.

Les rythmes du travail

Les limites temporelles du travail

9Dans les textes qui concernent la première partie du xx^e siècle, le temps du travail se superpose à celui de la vie biologique. Sans véritable début puisqu’il commence dès la prime enfance, et sans véritable fin puisque la retraite, quand elle existe, ne marque pas la fin des activités de production. Si l’entrée dans la vie de travail est une rupture pour l’enfant, un moment fondateur – nous y reviendrons –, il est aussi en continuité avec le rythme que le travail impose aux familles. La vie d’un enfant de mineur est déjà cadencée par la succession des « descentes » des hommes de la famille : « Quand j’étais gosse, mon père et mon frère allaient à la mine » (Lengrand, Craipeau, 1974, p. 14). La chose est commune. La vie de travail commence donc avant de faire soi-même l’expérience de la mine. Dans son quotidien, l’enfant sent partout la présence insistante du travail : « La vie de ces cités [les corons], commençait à quatre heures le matin, pour s’endormir, très tard le soir. […] les charrettes de laitiers, les commerçants de tous ordres, les marchands de moules, les ramasseurs de peaux de lapin, tous criaient sans se soucier des mineurs qui travaillant la nuit, dormaient le jour » (Grare, 1977, p. 2). Le sort est commun à tous les enfants des milieux populaires de cette période de l’entre-deux-guerres2.

10L’école est interrompue pour aider les parents, si nécessaire. Jules Grare aide sa mère après la naissance de son petit frère par exemple. Il dit : « Mon père faisait appel à moi chaque fois qu’il avait besoin d’aide » (Grare, 1977, p. 11). Pour les plus jeunes, la vie des frères et des sœurs, des copains un peu plus âgés, est une anticipation de la leur. Dès l’âge requis, ils descendront à la mine : « Quand j’étais gosse, mon père et mon frère allaient à la mine. […] Moi, je regardais ça et je savais ce qui m’attendait. J’avais dix ans » (Lengrand, Craipeau, 1974, p. 14). C’est encore l’âge où il aide au marché à remballer la marchandise ; au Bazar il range des casiers ; il coupe les chardons et les mauvaises herbes dans les fermes ; au moment des foins, il travaille à la batteuse, remplissant les paniers de paille ; il ramasse les pommes de terre. Il dit à propos de son enfance, il vient d’avoir dix ans : « Je filais des journées entières [à m’amuser] quand je ne travaillais pas » (Lengrand, Craipeau, 1974, p. 14). Un peu plus âgés, les enfants commencent au criblage à trier les cailloux dans le charbon. Louis Lengrand et Jules Grare n’ont que 13 ans. Au même âge, la mère d’Augustin Viseux le fait embaucher dans une entreprise où il est garçon de bureau ce qu’il l’oblige à se lever à quatre heures du matin, pour revenir chez lui, à pied, à 19 h 30. Ensuite il est embauché au service électrique des mines de Lens. À 16 ans, il descend au fond. Les activités précoces sont le plus souvent présentées dans les récits comme une libération, un moyen d’échapper aux échecs scolaires et, pour les garçons, d’intégrer le monde des hommes. Ceci ne vaut pas que pour les mineurs. Après avoir quitté précocement l’école, René Michaud, futur cordonnier, présente ainsi son entrée dans la vie active : « Au vrai, je n’étais pas fâché de travailler et je prenais gaillardement mon parti de mon échec scolaire. Travailler, gagner sa vie, représentait pour moi une sorte de libération. Un franc. Vingt sous par jour, c’était peu […] mais c’était la première fois que je touchais de l’argent qui m’était dû. Quelle fierté ! » (Michaud, 1967, p. 54). Un sentiment souvent décrit.

11Par sa précocité, mais aussi par son caractère libératoire, et en quelque sorte « naturel », le travail des enfants révèle cette figure singulière dans le monde ouvrier d’un temps de travail en continuité avec la vie même. Une continuité dont la conséquence est de n’accorder au temps qu’une signification utilitaire. Cette équivalence entre la vie et le travail, bien qu’elle soit incontestablement une nécessité faite vertu, organise la perception collective du temps vécu que la mémoire individuelle tente de traduire dans le récit. Olivier Schwartz, on le sait, constatera les effets du délitement de ce système de valeurs sous l’effet du chômage dans les mêmes régions que ceux des mineurs dont on cite ici les textes (Schwartz, 1990b).

12Cette assimilation du temps au seul temps utile, traduit également l’étirement de la durée des activités productives. Là encore, la nécessité prévaut et contribue à structurer la vie autour du seul travail. Comme bien d’autres, les mineurs ne se contentent pas de leur travail salarié et multiplient les activités complémentaires. Le père de Jules Grare, par exemple, fait commerce de peaux de lapin qu’il va chercher dans les fermes autour, avec son vélo, puis les sèche et les revend à un grossiste : « Démarrant de bonne heure le matin, il ne rentrait que le soir tard, fatigué ! Rompu ! » (Grare, 1977, p. 4). Chez Louis Lengrand dans les années 1940, on élève une centaine de lapins, six moutons en plus de la culture d’un jardin conséquent (Lengrand, Craipeau, 1974, p. 15). Le temps de travail à la mine ne suffit pas à la reproduction de la force de travail, il faut un complément. La journée de travail en devient extensible ; elle superpose deux temporalités distinctes : celle régulière de la mine, et celle des rythmes variables, selon les saisons, de la culture et de l’élevage. Le complément est encore recherché chez les plus vieux lorsqu’ils peuvent aller au jardin, faire les patates. Jules Grare raconte ainsi que son père mettait la même énergie à retourner son champ qu’à son travail de mineur ; comme s’il était chronométré et payé à la tâche pour faire des haricots et des pommes de terre. Les exemples pourraient être multipliés de ces activités complémentaires qui allongent les journées de travail et restent essentielles même dans des périodes de moindre misère sociale (Weber, 2009).

Les points d’inflexion

13L’autobiographie contraint les auteurs à souligner les éléments les plus signifiants de leur parcours. Au récit testamentaire se mêlent les intonations d’un roman d’aventures avec ses moments clefs, ses rebondissements, ses découvertes et donnent au récit un rythme assimilable à celui de la vie même. On retiendra deux de ces moments : l’entrée dans la vie active et la promotion professionnelle. L’entrée dans la mine est un passage obligé ; dans les mémoires et dans le texte, il fait rupture parmi les activités auxquelles participent déjà les enfants. Le premier jour reste gravé dans les souvenirs. On se souvient de la date exacte – le 14 septembre 1938 pour Jules Grare ; Augustin Viseux, le 1^er juillet 1925, se lève à 4 h 30 du matin (Viseux, 1991, p. 99). On commence au triage, puis on descend la première fois comme « galibot », mineur débutant en somme, affecté aux tâches simples de manœuvre. Ainsi Jules Grare commence en 1938, mais il ne descend vraiment que six mois plus tard ; Louis Lengrand descend lui trois mois après son passage au triage. Ils ne sont plus des enfants qui travaillent, mais déjà des mineurs.

14Ainsi le début de la vie de travail se dédouble et répond toujours au même schéma : le premier jour avec l’accueil des anciens, le mot dit au père qui amène son fils, le regard du chef, du « porion » ou de l’ingénieur, les quelques questions que l’on pose au nouveau ; puis le départ vers ce premier commencement, le triage. Ensuite, dans un second temps, arrive le « vrai » jour, celui de la descente : le choc de la cage, de l’ascenseur, rapide et violent (Lengrand, Craipeau, 1974, p. 32 ; Grare, 1977, p. 42) ; puis les galeries, profondes, noires. On se souvient surtout de ses impressions : « Combien mes yeux de jeune travailleur étaient emplis de bonheur et de fierté ! » (Grare, 1977, p. 29). Il y a dans les trois récits une même trame d’entrée dans la vie de mineur de fond. C’est une épreuve personnelle, physique même, donc un souvenir puissant – « Mon premier jour de mine, je m’en souviens, et j’ai cinquante-deux ans » ; en même temps, c’est une entrée dans la vie collective, celle du groupe, avant tout celui des hommes.

15L’autre moment de rupture fortement mis en scène est celui de la promotion professionnelle. La situation de Jules Grare n’est plus tenable. Il travaille dans un puits difficile, l’ambiance est insupportable, en même temps il continue à vivre dans un baraquement provisoire construit après la guerre. Sa situation stagne alors qu’il est reconnu comme un très bon ouvrier. La mutation demandée de longue date auprès de son chef lui est refusée en raison d’une sanction disciplinaire pour sa participation aux grèves de 1948. Lors de l’entrevue avec l’ingénieur, il dit : « Alors je n’aurai jamais de maison […]. Je ne crois pas qu’en restant au puits 5 j’ai des chances d’en avoir. » L’ingénieur lui refuse la mutation, mais lui fait attribuer une maison. Jules Grare fait le récit de cet événement décisif : « Et ce fut à ce moment-là donc, à cette minute même, que le cours de ma vie changea » (Grare, 1977, p. 141). Le récit se transforme, utilisant pour la première fois dans le texte le modèle du conte, mobilisé au service d’une dramatisation du cours de la vie. Une rupture dans la manière de décrire le temps, traduisant un changement de perception du quotidien du travail : une vie plus confortable, une reconnaissance de ses compétences, et plus tard une mutation. L’entrée d’Augustin Viseux à l’école des maîtres mineurs, classé cinquième sur cent-cinquante, renvoie au même modèle. Le moment est important, il va changer sa vie ; ce basculement est mis en scène : « Mon père m’attendait sur le quai. Les larmes aux yeux, il me serra contre lui, de toutes ses forces » (Viseux, 1991, p. 165). La nouvelle vie qui se dessine, les nouveaux rythmes, ceux du travail de commandement, reposent ici sur une image forte, image sans nul doute vraie, mais requise pour marquer l’inflexion biographique dont les effets se feront sentir tout au long du récit.

16De ce point de vue, le récit de Louis Lengrand est singulier. Très bon ouvrier, il est envoyé à l’école des agents de maîtrise. Il avait quitté l’école primaire à 12 ans. Le premier jour, on lui demande de calculer une racine carrée, il répond : « Vous voulez rire ? Je connaissais les racines de carottes, mais des racines carrées… » Il passe la nuit sur les opérations et finit par les connaître le matin. Il sortira avant-dernier de cette école, mais agent de maîtrise tout de même. Ici, le souvenir et la rupture temporelle qu’il illustre sont mis en scène autour du mot racine. L’ironie caractérise tout au long le texte de Louis Lengrand, mais elle convient ici mieux qu’ailleurs pour souligner l’ambiguïté que représente le changement de statut. Élevé dans une tradition qui prônait la résistance à la promotion sociale – « mieux vaut être ouvrier que commander » –, il se sent « entre le marteau et l’enclume » lorsqu’il doit descendre lors d’une grève : « J’avais tout de même le sentiment de trahir » (Lengrand, Craipeau, 1974, p. 93-94), écrit-il. Il change de classe : « Vous êtes avec les porions, les chefs porions, les ingénieurs, les directeurs. Vous n’êtes plus avec les ouvriers. Vous n’êtes plus de la même classe » (Lengrand, Craipeau, 1974, p. 98). Cette situation, il devra la défendre, toujours entredeux, devant se faire respecter des ouvriers et des ingénieurs. Situation qui transforme également le quotidien du travail et donne au reste de la vie une autre tonalité.

17Dans les trois cas, il y a un avant et un après la promotion. L’orientation générale de la vie de travail change. Le temps lui-même se transforme, dans les actes quotidiens, mais aussi à l’échelle de la carrière. Le lecteur en fait lui-même l’expérience par l’intermédiaire des procédés utilisés par les auteurs, dramatisation ou ironie.

L’ordre des jours

18Le quotidien est plus difficile à décrire, surtout quand le texte est écrit tardivement, bien après les circonstances vécues. Seuls les petits événements peuvent permettre d’en rendre compte. Certains auteurs y parviennent par reconstruction. Ils font tous alterner à leur manière les bons et les mauvais moments, les joies et les colères, les peurs et les espoirs. Louis Lengrand est un blagueur, il n’aime pas la discipline, il fait le récit de ces blagues, raconte son expérience de théâtre encore jeune, les résistances quotidiennes contre des ordres absurdes. L’utilisation de dialogue, forcément recomposé, soutient la description et produit un effet de réel. Comme l’interpellation du lecteur : « Vous vous rendez compte, non seulement il avait fait du rabiot, mais il venait m’aider de bon cœur… » (Grare, 1977, p. 154). Ou bien : « Ne croyez pas que lorsque l’on frappe au piqueur, l’on frappe n’importe où… » (Grare, 1977, p. 193). Il s’agit donc de rendre vivante cette mémoire des jours ; et pour la faire revivre, il faut la mettre en scène.

19De ce point de vue, l’entreprise d’Augustin Viseux est singulière. On ne sait si l’origine du projet tient véritablement à sa propre décision ou à celle de J. Malaurie, directeur de la collection Terre humaine, dans laquelle paraît l’ouvrage. Car en dernier lieu, c’est lui qui donne son architecture au livre. Il le dit très clairement dans une postface qui donne son sens à l’entreprise éditoriale. Intéressé que sa collection compte une autobiographie de mineur, il demande à une connaissance de lui trouver un témoin possible : « Ne pourriez-vous trouver, cher ami, parmi vos connaissances dans ce milieu, un ancien mineur qui accepterait de dire sa vie et réfléchir sur son expérience ? » Lorsqu’on lui présente Augustin Viseux, personnage connu dans sa région, il lui propose de faire un livre et immédiatement « lui envoie des ouvrages de la collection Terre humaine », ceux de Pierre-Jakez Hélias, Le Cheval d’orgueil, et celui coécrit par Adélaïde Blasquez, Gaston Lucas, serrurier. C’est donc un modèle que Jean Malaurie confie au futur auteur, une forme que ses souvenirs devront épouser. La rédaction dure dix ans sous l’œil professionnel de Malaurie. En bon éditeur, il écarte les détails trop techniques, les passages trop touffus : « Je le priai de décrire plus longuement certains très durs moments de sa jeunesse, ses émotions et sa sensorialité… » (Malaurie, 1991, p. 446). Téléphone, réunions de travail ponctuent ces années d’élaboration du livre qui commence ainsi, sans préface ou avant-propos : « Je suis né le 22 novembre 1909, à Lievin, dans la cité des Genettes, au 6 de la rue Malherbe. »

20Le livre est alors construit comme un récit chronologique, celui d’une aventure individuelle ; le développement d’une personnalité à travers des expériences et des rencontres ; le parcours d’une vie dans un univers social particulier. Mais l’autobiographie ne suffit pas, elle s’accompagne d’un ensemble de documents – dessins, photos, gravures –, destinés à matérialiser ce parcours. Comme un texte dédoublé, une digression graphique vient amplifier les inflexions du récit : les dessins d’une lampe, de la déclivité d’un terrain, d’un type de boisage, de la forme d’un outil, etc. Le livre devient une tentative impossible de retenir tout ce qui échappe à la mémoire. Comme dans les galeries d’un musée, il se déploie à partir du texte central vers des notes en bas de pages, des annexes, un index, autant d’éléments destinés à développer des points techniques, à rendre plus concrète, plus vraie l’expérience portée par la parole de l’auteur. Sans doute J. Malaurie a-t-il freiné Augustin Viseux dans son souci du détail. Mais le croisement des deux volontés, celle de l’auteur et celle de l’éditeur, confère au livre une capacité accrue à traduire l’articulation subtile entre les oscillations quotidiennes du travail et le temps long de la vie.

Les traces du travail

21Une manière d’inscrire dans le récit ce qu’on peut appeler le « travail du temps », est de souligner les traces qu’il laisse à la surface du corps3. Cicatrices sur les bras, sur les jambes, plaies aux mains, usure de l’extrémité des doigts. Ceci vaut pour tous les ouvriers et ouvrières. Chez les mineurs, les yeux sont atteints. Très vite après quelques jours « de fond », le noir autour des paupières ne parvient plus à disparaître. De nombreuses photographies montrent ces mineurs au regard maquillé de charbon. Le nettoyage ne suffit pas. Le noir reste imprégné. Louis Lengrand utilise du savon, puis de l’huile, et du papier à cigarette pour tenter de faire disparaître ce trait disgracieux et irritant incrusté sous l’œil. Mais en vain. C’est la marque du charbon qui ne quitte pas les hommes tout le temps qu’ils restent à la mine. Comme pour les mineurs, les mains des ouvriers de la mécanique gardent sous les ongles et jusque dans les profondeurs de la peau, le cambouis et la graisse, tenaces. Tout au long du xx^e siècle, et pour toutes les catégories d’ouvriers, ces marques témoignent de l’appartenance du corps individuel au corps collectif. Les récits mettent en scène, souvent à travers une confrontation brutale, cette identification sociale d’un corps voué au travail. Par exemple : Albert Soulilou décrit une longue scène de rencontre, dans un tramway, avec une jeune fille dont les yeux se détournent lorsqu’elle découvre chez l’ouvrier assis en face d’elle des mains tatouées par la graisse (Soulilou, 1933). La scène, tirée d’une expérience mise en roman en 1933, vise à souligner la difficulté d’être ouvrier dans l’espace public ; la reconnaissance immédiate de son appartenance à partir d’un détail, les ongles, les mains sales. La honte aussi qui en découle. Elle permet à l’auteur d’illustrer le destin inéluctable de la vie ouvrière, définitivement vouée au travail.

22C’est dans ce sens que peuvent s’interpréter les références à l’usure de l’âge. Nous retrouvons ici ce que nous disions au début : l’image du vieux, celui que l’on se sent être, ou bien celui que l’on voit sur leurs bancs devant les maisons, porte aux yeux de tous, dans l’espace du monde ouvrier, le témoignage de la vie de travail. Georges Navel le rappelle lorsqu’il parle de son enfance et de ces hommes couleur de rouille, imprégnés par la matière qu’ils auront travaillé toute une vie (Navel, 1994 [1945], p. 51). Commencer ainsi son récit c’est inscrire l’enfant qu’il est encore dans le futur d’un temps prévisible, gouverné par le travail. Les mineurs plus que d’autres insistent sur ces figures de vieux travailleurs, anticipation incarnée de tous ceux qui descendront au fond : « Je sais ce qui m’attend. […] Ils me verront faire les mêmes grimaces que mes devanciers » (Malva, 1978 [1937], p. 123). Dans les récits de mineurs, cette destinée est particulièrement exposée. Les plus jeunes ne peuvent éviter la rencontre avec une connaissance, un cousin, un frère, un père précocement vieilli, amoindri par la mine. Tous les récits en font état. La maladie fait elle-même l’objet d’une présentation historique : on y décrit les différentes phases de l’atteinte à la silicose, ses effets sur le corps, en particulier le ralentissement des gestes, le rétrécissement du souffle, puis de la parole, jusqu’au silence et à l’immobilité complète. Reprise dans plusieurs récits, cette figure de la progression du mal dans le corps des anciens, si elle dit le quotidien des ouvriers délaissés par la médecine du travail, permet aussi aux auteurs d’inscrire leur propre histoire dans la continuité cyclique des vies de travail. Examiné au point de vue des traces que laisse le travail – les plus graves, comme les plus symboliques –, le temps apparaît comme générateur d’un corps particulier. Cette « peau d’ouvrier » dont parlent nombre de témoignages se forge tout au long de la vie active et en devient une forme d’attestation charnelle.

23La tentative de saisir le temps du travail du point de vue de l’expérience individuelle nous a conduit à l’exploration d’un type de document rare, les autobiographies ouvrières de la première moitié du xx^e siècle. Peu utilisés en sociologie, ces textes permettent d’éclairer les conditions d’une remémoration du temps de la vie de travail. Celle-ci y apparaît comme un continuum, de la prime enfance au plus vieil âge. À travers les péripéties du récit, de ses contraintes de mise en scène, la vie s’identifie au travail et dessine avec lui le profil d’une unité temporelle homogène. Sans doute la nature même du projet des auteurs les disposait à décrire cette unité. Mais elle témoigne aussi d’un temps où se superposent encore le rythme des années à la disponibilité du travail, le temps physiologique au temps économique. Il n’est pas certain que les autobiographies des ouvriers et des employés d’aujourd’hui puissent un jour décrire cette même cohérence.