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Les temporalités de l’activité : rythmicités et styles de vie au travail

p. 71-81


Texte intégral

« Je cousais à gros points en faisant de mon mieux. L’aiguille ne me demandait qu’un effort léger des doigts. Confondu avec cette occupation calme, je m’étais réveillé en train de vivre le temps comme le vivent les femmes dans leur monde intérieur quand elles sont seules et qu’elles cousent. J’avais songé à leur amour du beau, leur paix profonde et sans questions. Je songeais à celles qui fleurissent les églises, ornent leurs maisons, font de la dentelle, habillent au mieux leurs enfants, à leur délicatesse, leur culte de la beauté, bien qu’elles fassent des enfants avec leur ventre. Je m’étais posé cette question absurde : “Qu’est-ce qu’elle peut bien chercher l’âme humaine, l’âme féminine”, et je croyais presque au bon Dieu parce que depuis quatre heures du matin j’avais recousu mes pantalons. »
G. Navel, « Solitude »,
dans Travaux (1945), p. 206-210.

1Le romancier-ouvrier Georges Navel témoigne ci-dessus de l’efficace toute durkheimienne d’une activité de travail, dès lors qu’elle devient parfois une « machine à faire des dieux », selon la formule d’H. Bergson. S’interrogeant dans Les formes élémentaires de la vie religieuse sur la raison d’être des cultes, É. Durkheim écrivait qu’elle « ne doit pas être recherchée dans les gestes qu’ils prescrivent mais dans le renouvellement intérieur et moral que ces gestes contribuent à déterminer ». Or ce renouvellement intérieur et moral ne peut pas être rapporté, dans la situation que nous conte G. Navel, à un phénomène similaire à l’effervescence du rassemblement totémique, dont le « premier effet » est pour É. Durkheim « de rapprocher les individus, de multiplier entre eux les contacts et de les rendre plus intimes ». L’assemblée insolite réunie ici, c’est bien plutôt l’aiguille, par « ce léger effort des doigts », qui la convoque dans la solitude du narrateur, et elle le fait par la médiation d’un rythme, d’une certaine temporalité. Ce geste de l’aiguille enveloppe ainsi pour Navel un temps qualitativement distinct. On pourrait bien sûr objecter que le lyrisme avec lequel il le goûte doit beaucoup à la propre temporalité de l’écriture, et que le narrateur ne se coule pas entièrement dans le temps qu’il évoque, faisant ainsi perdre au rythme de l’aiguille une partie de son efficace sociale. Mais le projet de G. Navel est bien de dépasser cette dualité entre pratique et réflexivité, ou comment intensifier un rapport pratique au monde par un effort de conscience médiate.

2Laissons G. Navel et ses travaux d’aiguille. Ils nous ont introduits à l’efficace sociale du rythme, et montré qu’elle pouvait revêtir la forme, singulière dans le cadre durkheimien, d’un temps qualitativement distinct, mais identifiable et communicable. Cette qualité temporelle du travail passe souvent inaperçue. Il est fréquent de saisir prioritairement le travail comme une quantité – de temps, de poids, par la référence à une charge ou à une intensité –, de le projeter dans l’espace plutôt que dans le temps, suivant le lexique friedmannien connu pour opposer l’unité aux parties, l’ensemble aux miettes, et la spécialisation du travail à sa recomposition ; ou encore d’ignorer la qualité temporelle du travail en se focalisant sur la coordination ou la synchronisation des différentes activités, quitte à décrire alors une grande machine où l’aléa ne serait pas une variable structurelle, exigeant du travail humain une disponibilité, et non simplement une prévisibilité ou l’ajustement à un rythme donné.

3Un motif plus positif incite aussi à porter attention à la qualité temporelle du travail : le projet de documenter l’hétérogénéité de son contenu, qui croît à mesure que nous nous éloignons de la phase mécaniste de l’industrie, où le travail humain était principalement mobilisé pour sa force motrice. En s’approfondissant, la division sociale du travail multiplie les mondes professionnels étrangers les uns aux autres, où les travailleurs connaissent un travail plus intensif en technicité et en connaissance – knowledge and technical work. Parler avec R. Sennett (2010) d’un « travail protéiforme » amène alors à renoncer à évaluer les travaux sur un gradient commun, comme on l’a beaucoup fait en pistant la décomposition/recomposition du travail ou son éventuelle intensification. Cet effort pour ne pas réduire la qualité du travail à une quantité est malaisé. Il heurte la pratique en plein essor de mise en mesure des « maux du travail », et parallèlement de sa « qualité ». Car il semble difficile de ne pas évaluer la qualité, de ne pas la rapporter à un étalon, implicite ou explicite – du « travail de qualité » ou de « la qualité de vie au travail ».

4 La question est de savoir si la sociologie du travail pourrait avoir une autre vocation que de rejoindre le banc des métrologues qui, psychologues, médecins du travail, ou ergonomes, sont prompts à trier entre bon et mauvais travail. Dès sa fondation chez G. Friedmann, le projet d’une sociologie générale s’y est associé à une visée d’évaluation du travail (Bidet, 2011a). Aujourd’hui, cette visée favorise une lecture d’emblée normative du fait stylisé présenté plus haut : il aurait une orientation diagnostique – il pointerait un mieux – coupable – de partialité, de ne pas privilégier la mise en exergue des formes de persistance de figures plus classiques du travail. Suivant cette lecture, un jugement serait inhérent au constat, que l’on peut pourtant juger trivial, d’un travail soumis à des exigences de plasticité et de réactivité, mobilisé pour la capacité proprement humaine à négocier entre plusieurs perspectives, à tirer parti de l’ambiguïté, à enquêter sur « ce qui était, ce qui est et ce qui pourrait être » (Burke, 1983 [1935]), plus qu’il n’est sollicité pour sa force motrice. Ce fait stylisé correspond à une société où le niveau de formation s’est considérablement élevé, à rebours de l’idiotisme du métier (Rolle, 1971), et produit des effets de décloisonnement et de désenclavement (Schwartz, 2011). On objectera aussi qu’il pourrait être perçu comme menaçant : un travail de gestion d’aléas, d’interface, ménage-t-il encore la possibilité d’habiter son travail ? Le caractère plus discret et plus médiatisé de son opérativité, prise dans de vastes réseaux d’intervenants ou de dispositifs, n’entrave-t-il pas tout sentiment d’utilité (Naville, 1963) ? Le caractère de plus en plus fragmenté des interventions sur le monde ne transforme-t-il pas toujours plus chacun en « mystère » pour les autres (Burke, 1983 [1935]) ?

5Notre propos n’est pas de dissiper, ni de confirmer ces inquiétudes, mais de comprendre comment les travailleurs font avec ces réalités ambivalentes – non pas de décrire la façon dont on finit par s’adapter à tout, mais de suivre les manières dont les travailleurs évaluent, transforment et de facto critiquent les configurations productives. De ce point de vue, porter attention à l’hétérogénéité interne du travail et s’interroger sur les façons de la décrire est un point de départ nécessaire. Il rejoint le constat de la « déstandardisation » (Beck, 2001) du travail, de sa dimension législatrice et expérimentale (Dodier, 1995 ; Naville, 1963) ou épistémique accru (Knorr Cetina, 1997). Ce faisant, il ne s’agit pas seulement de remiser un vocabulaire qui voit dans le travail une grandeur homogène, mais de trouver l’équipement pour enquêter du côté des temporalités de l’activité, en faisant l’hypothèse que la question des rythmes et des styles peut introduire à ce que les travailleurs fabriquent pour faire face à l’hétérogénéité de leur activité. Comment des formes de rythmicité se construisent-elles dans la durée ? À quels enjeux répond-on en les étudiant ?

Le travail du temps : des rythmicités qui s’élaborent dans la durée

« Toutes ces interactions qui amènent l’ordre et la stabilité dans le flux tourbillonnant du changement sont en fait des rythmes. »
J. Dewey, L’art comme expérience
(2005), p. 35.

6L’anthropologie technique française fournit un cadre idoine à une telle interrogation. Pour cette tradition, la question des rythmes et des styles est en effet centrale1.

7L’anthropologie proposée par André Leroi-Gourhan s’ancre dans l’analyse du corps humain. Ce qui spécifie le type hominien est ce qui permet de comprendre le style spécifiquement humain de rapport au milieu – la façon propre à l’homme d’interagir avec lui. Pour A. Leroi-Gourhan, l’originalité radicale du corps humain est double : morphologique et fonctionnelle. Ce qui domine est à la fois la généralité de la forme et l’absence de spécialisation. Alors que le monde animal connaît une adaptation étroite et efficace à un biotope donné, le corps humain se singularise par son indétermination native et par sa plasticité, perceptibles dans la seule forme du pied ou de la main. De même que la main peut se prêter à une gamme indéfinie d’action, le cerveau humain n’a pas connu d’évolution spécialisante : il peut tout penser, tout en naissant pratiquement vide. La contrepartie de cette grande disponibilité est un rapport au milieu foncièrement problématique : une extrême faiblesse native, un dénuement inhérent à l’absence de prise native sur un milieu. Cette absence d’adaptation préformée à un milieu constitue chez l’homme un défi biologique : en l’absence « de schémas de comportement innés, il est obligé d’inventer » (Tinland, 1977, p. 76). Et cette invention continue de déterminations proprement humaines – rites, règles, outils, médiations… – est entretenue par l’incertitude d’une « insertion dans l’existence » qui est toujours à conquérir. Ainsi se comprend l’idée de « fondements corporels des valeurs et des rythmes » (Leroi-Gourhan, 1964, t. 2, p. 95). Au ras de l’existence physiologique, le problème de l’insertion dans l’existence trouve d’emblée dans le rythme – technique autant que figuratif – de premières médiations, les éléments d’un premier équilibre : « Au piétinement qui constitue le cadre rythmique de la marche, s’ajoute chez l’homme l’animation rythmique du bras ; alors que le premier régit l’intégration spatio-temporelle et se trouve à la source de l’animation dans le domaine social, le mouvement rythmique du bras ouvre une autre issue, celle d’une intégration de l’individu dans un dispositif créateur non plus d’espace et de temps mais de formes » (Leroi-Gourhan, 1964, t. 2, p. 136).

8Mais le rythme revêt deux visages chez A. Leroi-Gourhan : il désigne autant les chaînes rythmiques propres à nos gestes « stéréotypés » que toute soustraction à cette « ambiance rythmique », autant la régularisation que la rupture de « chaînes opératoires machinales ». D’un côté, écrit-il, « la répétition assure l’équilibre normal du sujet dans le milieu social et son propre confort psychique à l’intérieur du groupe », elle « accroche l’homme dans son univers concret » (1964, t. 2, p. 29, 103) ; de l’autre, « l’acrobatie, les exercices d’équilibre, la danse matérialisent dans une large mesure l’effort de soustraction aux chaînes opératoires normales » (1964, t. 2, p. 103).

9Si l’« insertion dans l’existence » (1964, t. 2, p. 102) a d’emblée pour l’anthropologue et préhistorien une dimension esthétique, le champ de l’esthétique s’étend alors, par-delà les créations proprement artistiques, à l’« ensemble du vécu » susceptible de « création rythmique ». Dans la tradition d’anthropologie technique, la création de rythmes, de styles, et plus généralement de formes, a donc pour principe une nécessité vitale, qui ne rend bien sûr pas compte de l’extraordinaire diversité des formes ainsi créées. Retenons pour notre propos deux éléments : l’efficace de la rythmicité et du style en termes d’insertion dans l’existence ; et leur caractère d’emblée social, engagé dans la recherche du contact (Bidet, 2007 ; 2011b).

10C’est dans cette filiation que j’ai thématisé la notion de « vrai boulot » (Bidet, 2011a), en m’intéressant à ces moments, mais aussi aux valorisations qui en résultent. Les moments de vrai boulot, même rares, sont les moments de félicité où les travailleurs inventent ou réinventent un accord, aussi local et momentané soit-il, avec leur activité de travail. Ils rejoignent ce qu’A. Leroi-Gourhan appelle un « équilibre rythmique » : ils ne nécessitent ni une audience ni un public, contrairement aux formes de prouesse (Dodier, 1995), mais un « équilibre goûté pour lui-même » dans le rapport à soi, au monde et aux autres. Si cet attachement à des moments ou des aspects de son activité se manifeste par des valorisations touchant au détail fin du travail en actes, il dépasse toujours l’opposition entre plaisir et peine : il suppose un effort constamment entretenu pour maintenir ou retrouver un équilibre dans la relation au milieu. Mes travaux sur la téléphonie m’ont conduite à souligner deux traits de ces valorisations d’un vrai boulot : d’une part, élaborées dans la durée, à travers les moments de « félicité » rencontrés au fil d’une trajectoire, elles doivent beaucoup aux milieux sociotechniques traversés et à la façon dont on en a usé ; d’autre part, elles opèrent comme des repères pour s’orienter dans l’activité, c’est-à-dire comme une source de mémoire, d’attachements et d’exigences en matière d’activité et de trajectoire professionnelle. Aucun statut n’a jamais été donné à ces valorisations dans les enquêtes empiriques où elles sont pourtant parfois observées (Bidet, 2011a).

11Dans le cadre de l’enquête que j’ai menée sur les agents de supervision du trafic téléphonique, j’ai distingué ainsi deux façons de prendre prise sur la temporalité hétérogène et aléatoire du trafic téléphonique : lui répondaient deux régimes temporels distincts, deux manières de s’accorder aux rythmes de ce flux de données numériques. Les mettre en évidence suppose d’étudier de front les qualités rythmiques de l’activité menée par les opérateurs et celles de leur environnement, peuplé d’automates doués de leur propre motricité, c’est-à-dire d’une logique de fonctionnement largement autonome. Une plaquette de présentation du service le dit à sa façon : « Le lait sur le feu et le trafic téléphonique ont en commun de nécessiter l’un et l’autre surveillance constante et réaction rapide, sous peine de fâcheux débordements » (Bidet, 2011a, p. 191). Cette phrase est remarquable par la définition toute temporelle qu’elle donne du trafic téléphonique : temporalité d’un processus d’un côté, et temps de réaction des agents de l’autre. Dans ce cadre, l’« équilibre rythmique » susceptible d’être élaboré suit une figure d’autant moins préétablie qu’il peut être trouvé aussi bien dans l’accélération que dans la décélération. Dans le même lieu, au même poste de travail, s’observent ainsi deux postures très différentes, celles de « guetteur » et d’« explorateur ». Chacun de ces deux styles a sa manière propre de faire face aux rythmes machiniques. Chez l’un, une circulation continue dans le monde-écran et tendue vers les écrans ; chez l’autre, une motricité plus classique, déployée à distance du monde-écran, dans le traitement sériel d’alarmes. Placés au même poste de travail, les uns et les autres n’ont pas les mêmes conceptions de l’aléa, du système technique ni de leur rôle. Ils n’ont donc ni le même vocabulaire, ni les mêmes schèmes d’action. Or, tous construisent un milieu de vie. Ils répondent à l’hétérogénéité de leur activité en nouant un lien particulier, les uns, avec les formes d’accélération de leur environnement (ils font leur une temporalité continue, s’engageant dans une exploration proactive), et les autres avec ses ralentissements (ils font leur une temporalité plus poreuse, qui attend l’accident manifeste et disqualifie un défaut qu’il faudrait trouver au scalpel). Dès lors, « on enlève l’arbre et c’est terminé ! » (Bidet, 2011a, p. 312). Ainsi valorisent-ils une intervention qui fait du travail humain une cause efficiente, qu’il n’est intéressant de mobiliser que ponctuellement, par opposition à ceux qui vont en fait un usage plus extensif pour « chercher ce qu’il y a d’intéressant là-dedans » en dehors même de toute alarme.

12Cette construction locale et situationnelle de rythmicités, mise ici au premier plan, ne se comprend pas en dehors de l’histoire de la relation entretenue avec les écologies de travail traversées, habitées, et des façons dont les uns et les autres y ont trouvé des choses intéressantes à faire et noué des attachements dans la durée. Les valorisations du vrai boulot portent ainsi en elles une exigence de cohérence, de continuité, de cumulativité de l’expérience, qui fait leur potentiel critique au sein d’une civilisation que P. Naville considérait dès les années 1960 comme « douée d’une invariance propre que l’on pourrait appeler expérimentale » : bien plus que la continuité, elle valorise et promeut, dans un contexte d’obsolescence rapide des techniques, un expérimentalisme à la fois technique et gestionnaire. Les valorisations du vrai boulot nourrissent de plus, par nature, l’imagination de « possibles » désirables. Mais ils visent moins une unité « retrouvée » du travailleur et de son travail (associant exercice d’une maîtrise et expression de soi), suivant le topos de la critique humaniste du travail, que la création, toujours transitoire, d’un « équilibre » dans la relation au milieu.

13Pour apprécier la dynamique et les enjeux d’une telle construction, il nous faut saisir maintenant les temporalités de l’activité sous un autre angle, en considérant une diversité non plus seulement interindividuelle, mais intra-individuelle des rythmicités : nous allons prêter attention aux passages d’un rythme, d’une forme, ou d’un « régime » d’activité (Hennion, 2012) à un autre, ou encore à ce qui relève de « micro-oscillations temporelles » (Rosa, 2010).

Travailler le temps : élaborer une rythmicité à soi

« The corrective of the scientific rationalization would seem necessarily to be a rationale of art — not however, a performer’s art, not a specialist’s art for some to produce and many to observe, but an art in its widest aspects, an art of living2. »
K. Burke, Permanence and change. An Anatomy of Purpose (1983 [1935]), p. 66.

14Comment saisir la qualité rythmique d’une activité de travail ? La sociologie étudie rarement l’esthétique ordinaire qui, par-delà les créations proprement artistiques, englobe pourtant selon A. Leroi-Gourhan l’« ensemble du vécu » susceptible de création rythmique (Bromberger, 1988, p. 158). La sociologie du travail, dans des configurations industrielles classiques, a principalement abordé la question du rythme en termes quantitatifs, d’intensité et d’intensification, et fait du freinage un objet central de ses travaux (Bernoux, 1981). En suivant les jeux des ouvriers avec la norme productive, les chercheurs ont montré que le rythme suivi et ses fluctuations au cours de la journée ou de la semaine faisaient l’objet d’une régulation collective, autonome, selon le terme de J.-D. Reynaud (Burawoy, 2008 ; Hatzfeld, 2002 ; Teiger, 1995 ; Boutet, 2004). La qualité rythmique était ainsi réduite à une quantité, tel un nombre de pièces à produire. Quitter des contextes productifs à dominante mécaniste, où le travail est déjà abusivement réduit à un temps de travail, dont découlerait mécaniquement une quantité de production, amène à se défaire d’une conception métrique du rythme comme « retour régulier d’éléments identiques », suivant la « théorie du tic-tac », pour le concevoir davantage comme une « variation ordonnée du changement » (Dewey, 2005 [1934]). Dans des contextes où la référence à une norme de production n’a plus guère de pertinence, où le travail d’organisation est largement délégué aux individus, essentiellement soumis à une contrainte de résultats, et où la coordination des activités peut se passer de leur synchronisation moment par moment, la question devient l’élaboration de rythmicités personnelles, à la croisée des multiples activités menées au travail et hors travail (Bidet, Boutet, 2013). L’alternance de concentrations et de relâchements ne peut plus alors se comprendre comme un jeu collectif autour de la norme productive, cette alternance entre fonçage et freinage habituellement observée sur les chaînes de production classiques.

15Quand l’organisation de son activité est laissée au travailleur, ce méta-travail de gestion de son engagement n’est guère saisissable en termes quantitatifs, ni immédiatement conflictuels et collectifs. Comment s’organiser ? Un travail de second degré, antérieurement associé dans le cadre salarial aux seuls managers ou à la hiérarchie, s’étend aujourd’hui à un grand nombre de travailleurs. À travers lui, la rythmicité du travail devient une unité qualitative à construire : si l’on suit J. Dewey, la « continuité d’une expérience temporelle ordonnée » est affaire de création (Dewey, 2005, p. 203). En permettant au travailleur de développer des « lignes d’intérêt actives », elle a le pouvoir de faire échapper le travail au pur labeur. A contrario, « de simples changements dans les salaires, les heures de travail et les conditions sanitaires » ne sauraient suffire : « L’idée que le problème fondamental ne peut être résolu que par une augmentation des heures de loisir est absurde », écrivait-il, en appelant plutôt à « un changement qui réduise la force de la pression extérieure et qui augmente celle d’un sentiment de liberté et d’intérêt personnel dans les opérations de production » (Dewey, 1975, p. 325-327). L’ambition de J. Dewey n’est pas seulement de lutter contre ce qui « empêche l’acte de production d’être une expérience où l’être entier vit pleinement », mais aussi de développer sa dimension esthétique : « L’intérêt du travailleur pour ce qu’il fait et produit est une condition préalable essentielle à la satisfaction esthétique » (Dewey, 2005, p. 393). Si celle-ci « développe et accentue ce qui est spécifiquement précieux dans les choses qui nous procurent quotidiennement du plaisir », elle va à rebours d’un « fractionnement de l’expérience », associé à « l’absence de ligne directrice causée par une simple succession d’excitations », et aux moments où nous cédons « au gré de pressions extérieures ou nous pratiquons l’esquive et le compromis. [Si bien qu’] il y a des débuts et des fins mais pas d’authentiques initiations ou clôtures […] le “monde” n’est alors pour nous que fardeau ou distraction ». Pour qu’une activité pratique présente une dimension esthétique, il faut au contraire qu’elle soit « intégrée et progresse par son seul désir d’accomplissement », plutôt qu’« une chose en remplace une autre, mais sans assimilation ni poursuite du processus » (Dewey, 2005, p. 64, 304). La rythmicité est ainsi celle d’un processus de transformation marqué par une « alternance régulière entre la perte d’intégration avec l’environnement et l’union retrouvée » : « Il y a rythme toutes les fois que chaque pas en avant vient en même temps résumer et faire aboutir ce qui précède, et que chaque dénouement recèle une tension anticipant une suite », écrit J. Dewey (2005, p. 201). Ainsi peut-il faire du travail le modèle même de l’activité humaine intelligente, où nous sommes amenés à prendre le plus continûment en compte les conséquences de nos agissements, à cultiver les moments de tension, et à « chercher et tirer les leçons de l’ambiguïté » (Sennett, 2010).

16La question du jeu au travail se pose elle-même différemment dans un tel contexte. Il peut bien sûr toujours s’agir, comme le décrivait D. Roy, d’apprivoiser la « bête noire de l’ennui » (Roy, 2006, p. 176) à travers divers jeux : « En découpant à longueur de temps [ses] feuilles de plastique en petits morceaux de forme ovale, allongée ou trapézoïdale » (Roy, 2006, p. 163), en se livrant à un « jeu avec la pièce » ou à « jeu de guerre » avec la hiérarchie. Ces jeux remplissent leur office en faisant varier régulièrement l’activité, créant ainsi « une structuration du temps bien découpée ». Mais la césure est nette entre le travail et le jeu, lequel est appelé à compenser « les tensions nées des longues heures passées à faire un travail dépourvu de sens » (Roy, 2006, p. 184). Dans des configurations productives plus émancipées du modèle mécaniste d’usage du travail humain comme force motrice, quand l’activité, tertiarisée, se rapproche davantage du travail de bureau, le jeu peut prendre la forme du jeu en ligne au travail (Boutet, 2011), et s’avère un très bon analyseur de ses temporalités. Le travail, tout d’abord, apparaît alors comme un composite d’activités, plus ou moins liées ou enchevêtrées, avec des moments de tension et de relâche, dans lequel la pratique de jeu peut s’insérer de façon fluide. Mais elle n’est pas principalement investie comme une distraction ou, au contraire, comme un espace d’apprentissage relativement au travail. Il s’agit bien toujours de contribuer à structurer une temporalité. Quand un travailleur introduit le jeu en ligne au travail, M. Boutet observe qu’il élabore aussi une nouvelle manière de jouer, différente de celle pratiquée hors travail, de façon à inscrire jeu et travail dans une même rythmicité. Le travail de second degré ainsi déployé pour accommoder le jeu au travail nous révèle la façon dont ils y ont construit une rythmicité à eux, qui vaut pour elle-même. La notion de rythmicité, contrairement à celle d’interactivité, permet ainsi de décrire des relations lentes et discontinues, mais produisant une unité de l’expérience. On observe ainsi que le jeu et le travail ne sont ni simultanés (le travailleur devrait jongler ou se contorsionner), ni séquentialisés (le jeu serait une simple affaire de « pauses »). L’effort pour que le jeu se coule dans la temporalité du travail prend deux formes distinctes, selon le caractère plus ou moins homogène ou hétérogène de l’activité de travail. Dans le cas d’un travail plus homogène, avec des plages horaires relativement longues et continues, l’effort vise à traiter le jeu comme une occupation distincte et à le cloisonner dans des moments de pause, où il devient une façon de s’occuper lorsqu’on décroche, sature, etc. Dans les situations où le travail est au contraire très hétérogène, le jeu est traité comme une sollicitation parmi d’autres et intégré aux dispositifs déjà créés par le travailleur pour gérer l’hétérogénéité de ses registres de travail.

17Dans les deux cas, le problème des travailleurs n’est donc pas de synchroniser ni d’articuler des temps déjà donnés, mais de créer une continuité de leur expérience, une rythmicité à eux, en partant à la fois des contraintes sociales et de la plasticité de leurs différentes activités. Ce faisant, ce n’est pas seulement un art de vivre personnel qui peut être repéré, mais un renouvellement de nos formes de sociabilité et de solidarité au travail, qui seraient davantage fondée sur le partage d’une certaine temporalité que sur des affinités préexistantes. Elles associent en effet des travailleurs distants dans l’espace, immergés dans des espaces professionnels différents, mais qui peuvent d’autant mieux développer et renouveler leur style d’engagement au travail, qu’ils le partagent sans avoir à en discuter le sens.

De la nature sociale et politique du travail

18Que fait le sociologue quand il s’intéresse aux temporalités de l’activité ? Il ne s’en tient pas aux opérations du travail, à ses actions ni à ses interactions. Car il se penche aussi sur ce que les travailleurs explorent, élaborent et révisent plus ou moins continûment dans la durée : des façons d’habiter et de s’engager dans un milieu de travail et de vie, d’y construire des intérêts aussi bien que des critiques. Une grande partie des travaux de sociologie du travail se sont employés à saisir ces phénomènes par leur seule traduction institutionnelle dans des rhétoriques professionnelles, des conventions ou des actions collectives. Revenir à l’expérience du travail, grâce aux rythmicités construites par les travailleurs, c’est considérer qu’il est de plus en plus difficile de tenir séparés le « travail-activité » et le « travail-institution ». Cette séparation entrave l’élaboration de nouvelles figures sociales du travail, c’est-à-dire d’images, de récits et de critiques publiques ajustées à ses réalités contemporaines. La crise de la notion de « poste de travail » ne peut-elle ouvrir que sur l’évocation d’un « métier » à revivifier et de « collectifs » disparus ? Comment thématiser l’expérience d’un travail protéiforme, et ce qu’il suppose de travail de second degré pour éviter sa fragmentation, en tramant la continuité d’une expérience temporelle ordonnée (Bidet, 2011c) ? Face à l’approfondissement d’une division du travail qui accroît le nombre de mondes professionnels dont l’activité nous est étrangère, tout effort pour organiser son activité, lui donner un certain aspect, une unité, fait nécessairement circuler des ressources d’individuation, en rendant sensibles à des manières de vivre ou d’habiter son travail dont l’on ne soupçonnait éventuellement pas l’existence.

19Pour le chercheur, décrire, expliciter et donner à voir la genèse de rythmicités et de styles de vie qui valent – c’est-à-dire qui méritent pour leurs auteurs d’être poursuivis, développés et éventuellement partagés, qui leur importent – n’est pas une opération sans enjeu politique. C’est au contraire une voie décisive pour ne pas réduire le travail à une grandeur sans qualité temporelle (une marchandise, un statut, une valeur sociale), donc pour renouveler les façons de le faire valoir sur la scène publique, de l’y mettre en mots et en débats.

Notes de bas de page

1 Je reprends ici de façon synthétique des développements que l’on trouvera dans Bidet, 2007, et Bidet, 2011.

2 « Une logique artistique semble s’imposer pour corriger la rationalisation scientifique – non pas l’art d’un performer, ou d’un spécialiste, que certains produisent et que beaucoup observent, mais l’art au sens le plus étendu, l’art de vivre » (notre traduction).

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