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Le temps mesure-t-il le travail ? Propos épistémologiques
p. 61-69
Texte intégral
Travailler plus pour gagner plus ou travailler moins pour travailler plus nombreux ?
1En 2007, Nicolas Sarkozy, alors candidat à la présidence de la République, a fait campagne sur un slogan qui a marqué les esprits et n’a pas peu contribué à son succès : « Travailler plus pour gagner plus ». Cette formule était efficace, parce qu’elle était conforme au bon sens et à l’expérience commune. À l’évidence, dans un régime où, pour une activité donnée, le travail est payé au temps, la rémunération du travail s’accroît avec sa durée. Le succès n’a pourtant pas été au rendez-vous car, pour l’essentiel, ce ne sont pas les salariés qui déterminent la durée de leur travail. Nombre de ceux qui auraient aimé « travailler plus » ont déchanté, car on ne leur a pas proposé plus de travail. Pour inciter les entreprises à faire travailler plus, le gouvernement qui s’installe à la suite de la victoire à l’élection présidentielle de Nicolas Sarkozy a défiscalisé les heures supplémentaires. Ce dispositif fut critiqué par l’opposition de gauche, qui, revenue au pouvoir cinq après, l’a aujourd’hui supprimé. La gauche reprochait à ce dispositif ses effets négatifs sur le chômage : on incitait les entreprises à employer plus longtemps le personnel en place au lieu d’en recruter du nouveau. Autrement dit, on donnait plus de travail à ceux qui en avaient déjà au lieu d’en offrir à ceux qui n’en avaient pas.
2En critiquant l’incitation aux heures supplémentaires, le parti socialiste et ses alliés reprenaient la thématique qui avait été la leur lors de leur précédente expérience de gouvernement, entre 1997 et 2002, sous la direction de Lionel Jospin : celle du « partage du travail » qui s’était traduite par la loi de réduction de la durée du travail, dite des « trente-cinq heures ». Celle-ci avait été vivement critiquée par la droite et notamment par le candidat Sarkozy en 2007. En limitant la durée du travail, le pouvoir socialiste aurait, selon eux, limité aussi le revenu du travail. C’était justement pour desserrer cette contrainte que l’équipe de Nicolas Sarkozy avait imaginé le « travailler plus pour gagner plus ». Contre l’égalitarisme néfaste de la gauche, qui briderait les initiatives, il fallait, selon la topique individualiste libérale qu’il prônait, laisser libre cours au dynamisme des plus aptes, des plus volontaires, des plus travailleurs, de ceux « qui se lèvent tôt », selon une autre formule sarkozienne qui a fait florès, et à qui, selon l’adage, le monde devrait appartenir. À l’inverse, conformément à un jeu idéologique bien rodé, la gauche prônait des valeurs de solidarité, de « partage », ici de « partage du travail », bien devenu rare et disputé qu’il conviendrait donc de distribuer justement dans le corps social. On pourrait alors résumer la politique défendue par la gauche par la formule symétrique de celle de Sarkozy : « Travailler moins pour travailler plus nombreux » (Vatin, 2008).
3Ce qui est étrange dans ce débat qui a marqué la vie politique française de ces dernières décennies face aux deux spectres mis en opposition de la croissance du chômage et de la perte du pouvoir d’achat salarial, c’est qu’il repose en définitive sur une commune représentation du travail comme un bien mesurable en temps. Pour être plus précis, le travail constituerait le temps consacré à la production. Chaque unité de travail incorporerait donc une quantité de valeur économique définie. On pourrait donc, selon la politique prônée par Nicolas Sarkozy, augmenter la valeur produite en augmentant la durée du travail, ce qui correspond à ce que les économistes appellent une « politique de l’offre ». Si au contraire on pense, dans le cadre du schéma keynésien qui a inspiré la gauche française, que le niveau de production est fixé par un équilibre macroéconomique contraint par la « demande effective », il ne serait pas possible d’agir sur l’offre de travail. Pour augmenter la demande de travail (réduire le chômage), il faudrait agir sur le niveau de production par une politique de « relance » de la demande. Mais c’est sur un tel programme que le gouvernement de gauche avait échoué, en 1981-1982, en raison de l’internationalisation du marché des biens de consommation – l’augmentation du pouvoir d’achat ne s’est pas traduite par une augmentation de la production nationale, mais par une augmentation des importations. La politique adoptée par Lionel Jospin en 1997 apparaît alors comme une politique de « second choix » : puisque l’État national n’est plus en mesure de réguler le niveau de production, il faut considérer celui-ci, et en conséquence la demande globale de travail, comme des données exogènes pour l’action politique. L’État pourrait en revanche organiser la distribution socialement équilibrée de cette quantité de travail (politique de partage du travail).
4Pourquoi le temps est-il ainsi considéré comme la variable essentielle qui conditionnerait le travail ou, dit plus précisément, comme sa principale « dimension » au sens physique du terme ? Il faut bien sûr prendre en considération un cadre social juridiquement formulé. La « durée du travail » est, depuis son origine, la norme de base du droit social. Contre la doctrine libérale classique, les pouvoirs publics ont estimé que la liberté contractuelle des parties devait être encadrée en la matière. La première loi sociale est en ce sens celle de 1841 limitant la durée du travail des enfants de moins de 16 ans. La loi de 1997 sur la réduction de la durée du travail s’inscrit donc dans une histoire juridique séculaire d’encadrement social du temps de travail. Remarquons toutefois que l’emploi d’une telle métrique n’est pas la seule façon de poser le problème. Sous l’Ancien Régime, chaque corporation avait ses jours fériés ; de même, le principe du « repos du dimanche » est resté dans la loi, même si les dérogations se sont multipliées. Raisonner en termes de durée du travail dans une métrique homogène, c’est faire comme si toutes les heures se valaient, du point de vue de l’efficacité productive, comme du point de vue de la contrainte qui pèse sur le travailleur. Cette double hypothèse ne saurait être retenue en toute généralité : le boulanger a besoin de son personnel au petit matin, le restaurateur aux heures des services… ; de même, il n’est pas équivalent pour le salarié de travailler la nuit ou le jour, avec des horaires réguliers ou décalés, la semaine ou le dimanche et le poids de ces contraintes varie suivant les cas (selon le sexe, l’âge, la situation de famille, etc., des travailleurs).
5Sans ignorer l’enjeu juridique de la définition de normes sociales de travail (et l’on conçoit bien que la mesure du temps soit un cadre pratique en la matière), il faut donc revenir au fondement théorique de la mesure chronométrique, soit à la définition du travail qu’elle sous-tend. Ce détour permettra de revenir aux problèmes de politique sociale du travail brièvement exposés ici. Pourquoi donc mesurer le travail en unités temporelles ?
Un homme pendant cent jours ou cent hommes pendant un jour ?
6Quand on évoque la mesure du travail en unités de temps, on pense d’abord aux instruments de l’organisation du travail issus de la tradition taylorienne : la mesure des temps et mouvements. Frederick Taylor, mais surtout son disciple Franck Gilbreth, inventeur du « therblig » (anagramme de Gilbreth), ainsi que son concurrent Charles-Émile Bedeaux, inventeur du « point Bedeaux », se sont consacrés à la mesure précise des temps pour organiser le travail dans les ateliers d’usinage et surtout de montage de la grande industrie mécanique ou électromécanique, où il faut « équilibrer » les postes, c’est-à-dire répartir de façon juste et efficace les tâches entre les ouvriers. Il en résulte une conception du rendement industriel qui a encore cours aujourd’hui malgré ses apories. On cherche dans cette optique à optimiser le temps de travail « direct » (celui des ouvriers), ce qui nécessite de la dépense de temps ailleurs (dans les bureaux, pour dire vite), impossible à prendre en considération dans le modèle (dans un deuxième temps, on pourra bien sûr appliquer au bureau, pensé selon une logique industrielle, cette même norme). On ignore aussi, selon cette topique, ainsi que l’ingénieur français des Tabacs, Émile Belot, l’avait reproché à Taylor dès 1918, le coût induit par l’amortissement du capital fixe (Vatin, 1987 ; Vatin, 1990)1. Si l’on veut en tenir compte, il faut prendre en considération le taux d’utilisation des machines et pas seulement le rendement du travail direct. Autrement dit, il apparaît que toutes les heures de travail ne se « valent » pas, du point de vue de leur efficacité productive.
7Ce dernier point est intéressant, car Émile Belot retrouvait là, sans le savoir, une question centrale de la théorie économique de la « valeur-travail » à laquelle la conception taylorienne du rendement est apparentée. La question avait été posée par David Ricardo lui-même, qui s’était demandé s’il était équivalent d’employer un homme pendant cent jours ou cent hommes pendant un jour et avait répondu par la négative. En effet, dans le premier cas, on paiera l’homme tous les jours, alors que l’on ne disposera du produit qu’au bout de cent jours. Si on prend en considération le « prix du temps », c’est-à-dire le coût de l’immobilisation du capital, ce n’est pas la même chose. Par cet exemple simple, Ricardo entendait montrer que l’introduction des machines modifiait la norme de valeur travail. On ne pouvait compter de façon homogène le travail présent (« vivant », dira Marx) et le travail passé (« mort », dira Marx) incorporé dans les moyens de production. La mesure de la valeur comme quantité de travail incorporé n’est donc qu’une évaluation très grossière. Marx retrouva ce problème lors de la préparation des livres II et III du Capital qu’il ne parvint pas à publier de son vivant. Cette question, abordée parallèlement par William Stanley Jevons, un des fondateurs de la théorie économique moderne dite « néoclassique », fut au cœur des réflexions de l’école autrichienne et notamment de celle d’Eugen von Böhm-Bawerk, joliment désigné par Schumpeter comme le « Marx bourgeois ».
8Ce que je voudrais montrer ici, c’est que cette question est intrinsèque au projet même de la mesure chronométrique du travail, c’est-à-dire d’une mesure qui ramène la temporalité à une métrique scalaire, à un temps additionnable. C’est un détour par la physique qui me permettra d’éclairer ce problème.
Mesure chronométrique et mesure mécanique du travail
9Le maréchal de Vauban est connu pour avoir effectué en 1688 la première mesure chronométrique du travail relatif au transport à la brouette. Il s’agissait, pour cet ingénieur du roi, de déterminer les temps nécessaires pour effectuer des travaux de terrassement afin de contrôler les devis des entreprises concessionnaires. Une dizaine d’années plus tard, en 1699, l’académicien Guillaume Amontons étudiait de façon approfondie le travail des polisseurs de miroir. Il considérait trois dimensions physiques dans leur action : la pression qu’ils exercent sur l’instrument (le polissoir), la vitesse à laquelle ils vont et la durée de leur action. L’objectif était de mesurer, en termes physiques, leur capacité productive afin de la comparer à celle de la machine à feu qu’il soumettait au jugement de l’Académie des sciences, autrement dit de déterminer combien d’hommes sa machine était susceptible de remplacer.
10Par cette démarche, Amontons établissait la possibilité d’une commune mesure de l’activité des hommes et de celle des machines. Il inaugurait ainsi la mesure que les mécaniciens allaient dénommer, au début du xixe siècle, « travail » dans un va-et-vient conceptuel entre l’homme et la machine (Vatin, 1993). La machine est, sous ce registre, comparable à l’homme de deux points de vue : comme lui, elle produit – d’où le calcul de substitution proposé par Amontons –, mais, comme lui également, elle ne produit qu’en dépensant. Le concept mécanique de travail est construit sur cette dualité clairement formulée en 1799, un siècle après Amontons, par un autre académicien, Charles-Augustin Coulomb. Ingénieur comme Vauban, Coulomb avait également eu l’occasion de diriger des travaux de terrassement pour la construction du Fort Bourbon à la Martinique dans les années 1760. Inspiré par cette expérience, il s’était efforcé de déterminer « la quantité de travail que les hommes peuvent fournir, selon la façon dont ils utilisent leur force », c’est-à-dire celle qui fournit, pour une dépense donnée de force, le produit maximum, soit, en termes modernes, le « rendement » maximum. Son exemple de référence est le transport du bois en hauteur, c’est-à-dire l’élévation verticale d’un fardeau. Le « travail » accompli se mesure ici par la masse de bois élevée multipliée par la hauteur de l’élévation2. C’est le produit d’une force par une distance, grandeur que connaissaient bien les physiciens et que Coriolis baptisera officiellement en 1829 du nom de « travail ».
11Ce produit F.d a des qualités remarquables. Notons d’abord, avec Coulomb, qu’on peut le noter aussi F.v.t (force.vitesse.temps), si l’on suppose la vitesse de l’action constante. On comprend donc pourquoi Coulomb faisait l’hypothèse d’une homogénéité physique entre le travail produit par l’homme (charge soulevée à une certaine hauteur) et la dépense induite par ce travail, supposée dépendante des trois paramètres, de force exercée, de vitesse et de durée de l’action. Par ailleurs, il s’agit d’un produit scalaire qui, comme tel, dispose d’une propriété d’additivité. Pour le dire en termes simples, la mesure en travail signifie qu’un kilogramme élevé à deux mètres est physiquement équivalent à deux kilogrammes élevés à un mètre. Prendre le rendement mécanique comme mesure de l’efficacité industrielle consiste à admettre ce postulat, qui n’est pas fondé en toute généralité. Les mécaniciens ne tardent pas en effet à retrouver le problème de Ricardo : peut-on considérer comme d’efficacité égale deux machines qui élèvent le même poids à la même hauteur si l’une met deux fois plus de temps que l’autre pour atteindre ce résultat ? « Oui », répondent-ils pour assurer l’homogénéité de leur théorie physique, car, pour obtenir le même résultat, il suffit de faire fonctionner deux machines en parallèle. Mais raisonner ainsi, c’est négliger le coût de la machine elle-même, c’est-à-dire celui de l’immobilisation du capital.
12Le concept de travail qui est au fondement de la « mécanique industrielle », science pratique des machines, est au cœur de l’activité techno-économique des ingénieurs du xixe siècle (Grall, 2002). Toute machine est un dispositif de circulation de travail mécanique. L’objectif est de maximiser le rendement, c’est-à-dire de minimiser les pertes dues aux chocs et aux frottements au cours du cycle machinique (une machine idéale aurait un rendement égal à un). Le concept de travail préfigure celui d’énergie. L’expérience de la machine à vapeur montre en effet la possibilité de convertir la chaleur en mouvement mécanique, c’est-à-dire en travail. À la fin du xixe siècle, le concept d’énergie rend possible une vaste synthèse de la physique en fournissant une commune mesure à des phénomènes jusqu’à présent considérés séparément : mouvement mécanique, chaleur, mais aussi électromagnétisme, liaisons chimiques et bientôt atomiques.
13À la fin du xixe siècle, le principe de conservation de l’énergie apparaît comme un postulat fondamental de la physique. On montrera que les principes de la thermodynamique s’appliquent à tout système fermé, c’est-à-dire aussi aux êtres vivants et à l’homme en particulier. En 1909, quelques années avant que déferle la mode taylorienne en France, le biologiste Jules Amar soutient sa thèse consacrée au « rendement de la machine humaine » (Vatin, 1987). Les intuitions de Coulomb se trouvent apparemment confirmées. Le travail de l’homme, considéré dans sa dimension énergétique, peut être optimisé pour un rendement économique maximal. Le travail, ainsi réduit à une grandeur physique homogène, tant du point de vue de la dépense que du produit, peut alors être mesuré par sa seule durée. Un « temps » de travail incorpore une certaine quantité de travail, c’est-à-dire de produit pour l’employeur, de fatigue pour le travailleur. Ces deux grandeurs sont dans un rapport fixe dès lors que l’on a optimisé le rendement, ce qui est l’objectif de l’organisation taylorienne comme des études d’Amar. La construction savante d’Amar et, en amont, la théorie mécanique du travail sont bien le soubassement des mesures pratiques de Taylor, Gilbreth ou Bedeaux. C’est parce que l’on a éliminé toute « qualité » au travail, que l’on peut ainsi le réduire en temps.
14Le schéma élaboré des physiciens est à cet égard comparable à celui qu’avait tenté Marx dans le livre I du Capital en 1867 en définissant le « travail abstrait » comme « simple dépense de force ». Par cette opération, Marx entendait montrer comment le travail, est, dans la société capitaliste, réduit à sa dimension monétaire. La valeur économique lui apparaît alors comme un quantum de travail social mesurable en unités chronométriques. En définissant le travail abstrait comme simple dépense de force, Marx se référait en fait, par-delà la théorie ricardienne de la valeur, à la conceptualisation de Smith, pour qui le travail est valeur parce qu’il est « sacrifice de temps, de repos, de bonheur ». Et pourtant, Marx ne partageait pas la philosophie puritaine de Smith. Il entendait, dans la filiation d’Hegel, penser le travail comme acte créateur, rapport naturel de l’homme, être de nature, à la nature qui l’environne. En construisant la théorie du travail abstrait, d’où il dégage celle de plus-value, il s’imposait malgré lui une métrique réductrice qui le ramenait au modèle des mécaniciens3. Il s’en suivait une suite de difficultés théoriques, comme la fameuse question du « travail complexe », que Marx définit, dans le sillage de Smith, comme un « multiple du travail simple », ce qui vide de sens la mesure chronométrique4.
Le travail n’est pas du temps
15Il faut bien admettre, en dépit d’une lecture littérale de Marx et des ambitions rationalisatrices des tayloriens, historiques et contemporains, que le « travail abstrait » n’existe pas, parce que le travail est toujours singulier, qu’il n’est jamais « simple dépense de force » dès lors que l’on n’utilise pas l’homme comme pur instrument énergétique. Cette représentation mécanique du travail humain, dont on comprend bien l’importance qu’elle pouvait revêtir à l’époque d’Amontons et Coulomb, était clairement anachronique dès celle d’Amar et de Taylor. Le modèle d’Amar ne débouche sur aucune application industrielle directe ; il le conduit à des considérations sur l’alimentation, c’est-à-dire le choix du carburant de la machine, dans un schéma qui est celui du travail forcé. Quant à Taylor, ses contemporains s’étonneront du temps qu’il a consacré à l’étude chronométrique de travaux de force comme le portage des gueuses de fonte et noteront qu’il aurait mieux utilisé son temps à la conception d’un pont roulant !
16Cette représentation physicaliste du travail humain constitue un obstacle conceptuel de plus en plus gênant, à mesure que l’emploi de l’homme au travail est de moins en moins énergétique et de plus en cognitif. Et pourtant, les représentations ont la vie dure, comme en témoigne le succès auprès des ergonomes de la notion de « charge mentale », qui vise à penser le travail cognitif avec les instruments théoriques de Coulomb. De même on peut s’étonner que, plus de quarante ans après les magistrales études de Pierre Naville sur l’automation, tant de sociologues du travail continuent à chercher à retrouver systématiquement dans les situations de travail les schèmes tayloriens comme expression définitive du travail dans le régime capitaliste. Par sa formule célèbre : « L’arrêt de la chaîne classique immobilise surtout des hommes, alors que l’arrêt de la ligne intégrée en mobilise » (Naville, 1963, p. 99), Naville invitait les sociologues à renoncer à la métrique taylorienne, celle qui consiste à penser la production comme une sommation d’unité de travail et à rechercher des jeux infiniment plus complexes de temporalité dans les activités productives.
17Comme tous les biens, dès lors qu’il est marchandise, le travail ou ce qui est vendu sous ce nom est ramené à une mesure unique en monnaie. Cette réduction monétaire est le propre du marché. Les biens eux-mêmes – et le travail a fortiori – ne sont pour autant pas réductibles à cette grandeur marchande. Ce n’est que dans une fiction théorique, assez communément partagée il faut le reconnaître, que l’employeur achèterait, et que le travailleur vendrait, des quantités temporelles de travail. Sans doute le temps (la durée du travail) est un des éléments prescrits dans le « contrat de travail » (pas toujours, comme en témoigne le statut des cadres, dont le contrat ne précise souvent pas les horaires). Il constitue en ce sens une norme, opposable par les deux parties devant les tribunaux, qui marque l’espace temporel de la subordination salariale. Mais bien d’autres normes sont stipulées par le contrat.
18Du point de vue du travailleur, comme de celui de l’employeur, le travail n’est jamais réductible à un temps. Sans doute, quand l’employeur paye au temps (ce qui, hors les cadres, est très largement dominant aujourd’hui, mais n’a pas toujours été le cas5), il veut en avoir « pour son argent » et entend que chaque heure payée incorpore la quantité de production attendue. C’est là le fondement même de la conception taylorienne de l’organisation. Mais, comme on l’a dit, ce schéma est profondément réducteur. Les critiques classiques de l’organisation taylorienne l’ont montré à l’envie : problème des malfaçons, coût de l’absentéisme, du turnover, etc. De fait, bien d’autres métrologies du travail sont actives dans l’organisation des entreprises, même si le calcul du « coût du travail horaire » refait régulièrement surface comme expression résumée de l’efficacité productive6. De son côté, le travailleur fera souvent usage de la norme temporelle pour marquer les limites de sa subordination. Le chronomètre est une mesure facile qui a l’avantage de l’évidence. On comprend donc pourquoi la mesure temporelle peut se trouver au centre de la régulation des relations de travail au quotidien.
19Pour autant, le travail n’est pas du temps. Comme toute manifestation de la vie, il se déroule dans le temps et peut donc être soumis à la mesure chronométrique. Mais celle-ci n’est, comme toute mesure scalaire, qu’une réduction, sur un axe unique et une métrique sommaire, d’un objet protéiforme. Si l’on s’intéresse aux rapports du travail et du temps, il faut au contraire penser des temporalités plurielles, dans le sillage, une fois de plus des travaux de Pierre Naville : le temps de la séquence de travail n’est pas réductible à celui de la journée, et celui-ci à celui de la semaine, du mois, de l’année ou de l’ensemble de la vie de travail (Naville, 1954). La perception temporelle n’est elle-même pas la même suivant les situations de travail, comme en témoigne cette réflexion pertinente d’un étudiant, analysant le travail du personnel non enseignant en poste dans un lycée : ce personnel pense « la journée », alors que les enseignants pensent « la semaine ».
20Sans doute, ce n’est pas sans raison que le temps joue un rôle central dans l’encadrement sociojuridique du travail, que ce soit dans les règles prescrivant la durée du travail ou dans celles ouvrant droit à la retraite. Mais c’est une erreur d’identifier le travail à du temps et de faire ainsi du temps chronométrique la base d’une ontologie du travail. Cette erreur, comme j’ai tenté de le montrer, prend sa source dans une conception énergétiste du travail dont il serait temps d’admettre l’archaïsme. Si cette conception a la vie dure, c’est qu’elle fait bon ménage avec une morale puritaine qui court, de la philosophie d’Adam Smith aux slogans politiques de Nicolas Sarkozy en passant par la doctrine taylorienne. Curieusement, Marx a, malgré lui, contribué à installer une telle représentation par sa définition du « travail abstrait » aux antipodes de sa propre philosophie du travail. Contre les effets organisationnels (au sein de l’entreprise) et politiques (au niveau national) de la réduction du travail au temps chronométrique, il nous faut donc penser les multiples dimensions du travail et la construction sociale de ses mesures7. C’est ainsi, en transformant une pseudo-évidence en question que l’on pourra notamment interroger le privilège accordé à la mesure temporelle du travail, problème que je n’ai ici qu’esquissé.
Notes de bas de page
1 Taylor pensait qu’il était équivalent d’augmenter le taux de salaire horaire ou de réduire la durée de la journée de travail pour un salaire journalier constant. Belot lui fait remarquer que dans le second cas, pour une même durée de travail humain, on utilise moins les machines. Sur la critique de Taylor par Belot, voir Vatin, 1987 et 1990.
2 Tout autre usage d’une force peut se ramener à ce modèle canonique en supposant le système de poulies adapté.
3 Symptomatiquement, K. Marx se laissera d’ailleurs un temps tenter par la proposition d’un naturaliste ukrainien, S. Podolinski, de réécrire sa théorie économique en termes énergétiques. Plus féru que Marx en sciences de la nature, F. Engels mit immédiatement ce dernier en garde : un rendement énergétique est par hypothèse toujours inférieur à un. La théorie marxienne de la valeur déboucherait alors sur la mise en évidence d’une moins-value et non d’une plus-value !
4 Cela revient en effet à laisser au marché, conformément à la théorie de Smith, le soin de la définition de la norme de valeur-travail. Or Marx avait repris la critique par Ricardo de cette conceptualisation smithienne.
5 Voir l’étude classique de B. Mottez, 1966.
6 Les contemporains de Taylor lui faisaient pourtant déjà remarquer que, dans une entreprise où l’on manipule des matières premières coûteuses, la minimisation des pertes en matière importait plus que le gain en intensité. Et que dire des entreprises où le coût des installations est sans commune mesure avec celui des frais salariaux ?
7 Voir pour une tentative en ce sens Vatin, 2009 ainsi que Bidet et Vatin, 2009.
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Temps de travail et travail du temps
Ce livre est cité par
- Gastaldi, Lise. LEST, Aix Marseille Université CNRS. Aix-en-Provence, . Lanciano-Morandat, Caroline. (2017) L’enseignement supérieur et la recherche. Une pression temporelle accrue. La Nouvelle Revue du Travail. DOI: 10.4000/nrt.3283
- Zara-Meylan, Valérie. (2016) Quelles conceptions temporelles pour analyser l’activité ? Une proposition issue de recherches en ergonomie dans l’horticulture. Activites, 13. DOI: 10.4000/activites.2732
- Lanciano-Morandat, Caroline. (2013) Temps officiels et disponibilités temporelles des travailleurs de la recherche académique et industrielle. Temporalités. DOI: 10.4000/temporalites.2607
Temps de travail et travail du temps
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