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Les temps du travail et le travail du temps
Réflexions sur l’objet de la sociologie du travail…
p. 25-40
Texte intégral
1 Les problèmes du temps, qui nous ont occupés tout au long de nos séances, ont peu mobilisé les sociologues1. De ce fait, beaucoup d’entre eux se sont au cours de leurs développements trouvés embarrassés, ou même acculés à des paradoxes, en conséquence de choix qu’ils avaient effectués sans en mesurer toute l’importance, choix qui définissaient plus ou moins directement le cadrage temporel de leur recherche.
2En effet, le chercheur qui se donne un objet, un problème, un terrain d’enquête, se cantonne par là même dans une classe de phénomènes, des types d’agents, et des durées dans lesquelles ceux-ci agissent. Le sociologue qui, en partageant leur temps, suit des salariés tout au long de leur travail, est en situation d’observer les tâches qu’ils effectuent, les habiletés qu’ils y manifestent, et les relations qu’ils nouent entre eux, toutes réalités qui échapperont à celui qui, pour sa part, voudrait par exemple retracer la genèse de l’entreprise et les changements de ses outillages. Qui se proposerait de restituer l’histoire des techniques en Occident depuis la révolution industrielle aurait affaire à de tout autres cycles et devrait mettre en scène des opérateurs d’une nature bien différente.
3Sans doute peut-on juxtaposer et indexer toutes ces informations dans le temps général, celui des horloges et des normes administratives : par le moyen d’une telle métrique, on enregistre aussi bien les événements individuels que les annales de l’histoire universelle, les faits les plus éphémères comme les évolutions séculaires. Mais une telle accumulation ne produit aucun sens. Si le temps officiel fournit aux agents sociaux l’étalon vide grâce auquel ils compareront leurs efforts et ordonneront leur rencontre, il ne contribue pas à expliquer leurs mouvements. Lorsque l’on prend ce temps comme une dimension réelle de l’acte, le vecteur d’une opération, on n’aboutit qu’à des antinomies inextricables. Ainsi, dans les théories où l’on suppose qu’un acte complété à un certain moment produit des effets dans un autre moment : la qualification du travail, qui semble prolonger dans l’emploi une propriété acquise dans l’apprentissage, ou le capital économique, investissement s’accroissant de lui-même, ou encore l’habitude, autant d’exemplaires de ce schème, dans des disciplines différentes, et autant d’énigmes embarrassantes.
4En observant la manière dont les sociologues essaient de formuler et d’ordonner les multiples mouvements des collectifs, on a chance de mieux saisir la genèse des diverses topographies du social qui ont cours dans notre science. Peut-être découvrira-t-on que les catégories d’objets et les problématiques qui nous ont occupés se sont affirmées en oubliant des espaces, en excluant des durées qu’il convient aujourd’hui d’explorer de nouveau. Après cet examen, sans doute faudra-t-il concevoir une autre topique de la sociologie du travail.
Ordre et confusion des temps
5Chaque chercheur pour sa part, qu’il inventorie un état de fait, démonte un système, ou suive une évolution, utilise librement des données sélectionnées au long d’un axe temporel singulier. Dans beaucoup de campagnes de recherche, le sociologue ne se sent pas requis de préciser dans quel cours des choses il a puisé ses observations, et pour quelle période il a décidé de les tenir pour valides. Il est vrai que certaines notions usuelles sont indexées à une chronologie, une durée ou une pérennité, mais cette référence se perd souvent à l’usage. Décrire une identité, par exemple, c’est affirmer une réalité instantanée : rien n’assure qu’elle ne sera pas différente le moment d’après. Si elle reste identique dans le temps, il faudra chercher le processus sous-jacent de production qui la reconstitue, processus que l’on ne pourra saisir que dans sa durée spécifique. Autre exemple : l’idée de progrès entraîne souvent ses utilisateurs à postuler confusément, derrière des changements orientés d’avance, la permanence d’une société constituée et cohérente, sur laquelle on peut observer et évaluer les effets des développements attendus.
6Si donc chaque sociologue a résolu pour sa part la question du temps, celle-ci resurgit aussitôt que l’on entreprend d’articuler et de confronter différentes recherches. Sans doute peut-on juxtaposer les données et les résultats dans ce temps continu et indifférent, le temps officiel, qui contient par définition tous les calendriers, autorise toutes les rencontres et, étalonnant tous les mouvements, n’en mesure aucun. Mais cette accumulation ne donnerait aucun sens. Faut-il accepter que les conjectures et les perspectives se multiplient dans notre discipline sans parvenir à se départager, ni même à se reconnaître ? Ce serait là renoncer à l’espoir séculaire de constituer un savoir véritable du collectif, espoir qui, il est vrai, ne s’est pas encore concrétisé de manière convaincante…
7Le temps ne peut pour les sociologues représenter une donnée universelle, un milieu commun où toutes les réalités prennent naturellement place, et peuvent être conjointement observées. Les objets que nous nous proposons sont des artefacts de notre visée temporelle, et ne se rencontrent que dans la mesure où nous les réunissons dans nos recherches. La journée de travail, la carrière d’un salarié, le circuit de l’investissement, la période d’une industrie, les transformations d’une organisation économique, autant de phénomènes sociaux qui ne sont observables que lorsqu’on les suit tout au long de leur développement spécifique. Leurs connexions ne se révèlent que si l’on cadre précisément notre dispositif d’enquête sur les relations qui les définissent, relations qui se déroberaient à un autre viseur.
8Pourtant, affrontés à la multiplicité indéfinie des mouvements, des temps et des relations pertinentes, les sociologues sont portés à les réduire. Une des méthodes possibles consiste à privilégier les acteurs, et à ignorer leurs actions et leurs interactions : à traiter des travailleurs par exemple, plutôt que des rapports de travail qui les définissent, et à suivre leur comportement dans leurs durées quotidiennes. Une autre méthode, complémentaire de la première : on s’intéresse aux figures collectives que l’on voit se continuer à travers le temps, c’est-à-dire les organisations, les entreprises, les communautés constituées, à l’intérieur desquelles l’on peut supposer que les échanges ont trouvé leur équilibre. Les individus d’un côté, la société de l’autre : la matière sociologique se trouve partagée en deux univers homogènes, et deux régimes de temps, dont il reste à interpréter les relations.
9D’autres sciences sociales ont recouru à des scissions analogues, et d’abord la linguistique, qui en fait le principe d’une méthode. Dans cette discipline, on isole un ensemble de régularités impersonnelles qui rendent compte de l’histoire d’une langue, par exemple de l’évolution du latin au français, ensemble que l’on oppose aux lois de tout autre nature qui interprètent les usages simultanés que les locuteurs font de leur langage, et les transformations intentionnelles qu’ils lui apportent. Bien des sociologues, sans forcément en prendre conscience, ont interprété de la même manière le partage qu’ils ont imposé à leur donné : dans l’objet global qu’ils se proposent, la société, et qu’ils dotent d’une cohérence souveraine, ils distinguent les étapes d’une évolution globale, celle qui fait passer par exemple de la société libérale à la société bureaucratique, ou de la société artisanale à la société industrielle, par exemple. Dans chacun de ces états, on prétendra observer des comportements conscients et orientés, qui demeurent consonants entre eux alors mêmes qu’ils s’accordent à leur époque.
10Un tel dispositif d’enquête interdit au chercheur de saisir aisément des successions d’événements dans lesquelles les formes collectives s’institueraient, s’éprouveraient, ou disparaîtraient. Piaget remarque quelque part qu’en sociologie, il est difficile de concevoir des causalités, c’est-à-dire des opérations liées qui ont chance de modifier en retour leurs opérateurs. Quelle psychologie est alors possible ? Celle qui ménage une corrélation entre l’histoire et l’individu. Le sociologue est contraint de ne faire appel qu’à des habitus et des valeurs, c’est-à-dire des normes qui commandent on ne sait comment les conduites des agents, mais ne sont pas mis à l’épreuve dans cet usage. Ce qui fait soupçonner que ces modèles prétendument idéaux sont en fait extraits de l’expérience qu’ils sont censés dominer…
Ruptures et continuité
11Ainsi donc, importé en sociologie, le schème opposant l’analyse synchronique et l’analyse diachronique ne s’applique pas sans difficulté. La contemplation continue des faits sociaux n’aboutirait, on le sait bien, qu’à un entassement incohérent. On pourrait comparer une telle posture à celle d’un observateur qui, de la rive du fleuve, verrait passer sans pouvoir les reconnaître des débris tombés quelques mètres en amont mêlés à d’autres emportés depuis la source. Alors que le linguiste constate l’évolution d’une réalité objectivable, la langue – que l’on peut sous un certain angle considérer comme une constante –, le sociologue fait face à des dynamiques multiformes – figurées par des collectifs instables.
12Les hypothèses qu’il doit forger en conséquence sont aussitôt dangereuses. Il semble souvent qu’il faut, pour rendre visibles les variations et les mutations qui composent l’histoire, les rapporter à une base permanente où l’on observera leurs effets. Dans cette société primordiale, les comportements des individus sont censés être homogènes, et se répondre directement les uns aux autres. À chaque étape de l’évolution, cette solidarité se préserve. Qu’est-ce donc que ce collectif, qui conserve ses frontières et son unité à travers ses métamorphoses, sinon une image, plus ou moins reconnaissable, de l’État national ? Si l’on ne dénonce pas cette confusion, elle en entraînera bien d’autres. La matière sociale sera saisie sous les perspectives et dans les termes du juridique, le temps officiel sera le seul légitime, sinon le seul attesté. Devenu objet sociologique, la nation sera censée être le siège d’une évolution propre. Elle n’aura alors plus d’histoire, mais seulement un développement. D’où naîtront des équivoques difficiles à lever. Comment savoir par exemple si les stades successifs que les observateurs ont décrits depuis un demi-siècle, la société industrielle, puis tertiaire, ou postindustrielle, ou de service, sont les étapes d’un progrès nécessaire du capitalisme, les phases de la disparition de cette organisation économique, ou bien des épisodes transitoires dans l’effort de reconstruction de l’Europe occidentale après la guerre ? Pouvons-nous être assurés que les bouleversements que nous expérimentons aujourd’hui dans notre petit canton de l’univers ne sont pas les effets paradoxaux sur nos nations d’un dynamisme mondial inconnu, rien d’autre que ses conséquences locales ?
13Il n’a jamais été légitime d’assimiler l’objet de la sociologie à l’État, organisme qui est né il y a des siècles dans l’affrontement avec ses congénères, au sein d’une sphère des échanges internationaux déjà disputés. Cette confusion est de nos jours plus dommageable encore : la société humaine est évidemment mondiale, et composée de réseaux de relations superposées, de texture et de dimensions inégales, que les États nationaux s’efforcent de connecter et d’organiser localement. Un projet sociologique, distinct de celui des autres sciences humaines, et d’abord de l’économie, est-il encore concevable ?
14En d’autres termes : peut-on, toutes précautions prises, caractériser un système social en lui attribuant une cohérence relative, une organisation des comportements et des temps, et donc une logique d’ensemble originale ? L’hypothèse d’une société postindustrielle, par exemple, où il faudrait replacer toutes nos observations contemporaines pour en comprendre le véritable sens, est-elle recevable ? On a discuté à Strasbourg la possibilité qu’un mode nouveau d’intervention de l’homme dans les processus productifs soit de nos jours progressivement reconnu par les organisations économiques et politiques, et diffuse ses effets jusqu’à ce que l’ancienne société industrielle soit abolie.
15Mais faut-il s’en tenir à cette méthode, et donner à la sociologie cet objet primordial, où tous les autres devraient prendre place, un modèle de société censé être homogène et en équilibre ? L’évolution sociale au cours des siècles serait réduite à une succession de plans fixes, de tableaux où des principes différents s’affirmeraient tour à tour, et s’imposeraient progressivement à l’ensemble du collectif. Resterait à comprendre de quel collectif il est question, et par quel dynamisme il conserve et reproduit son unité tout en intégrant les normes nouvelles. La nation, l’ensemble des pays capitalistes, la communauté des échangistes de biens et de travail, l’univers ? Faute d’un tel savoir, qu’aucun de nous ne possède encore, il faut donner sens à des faits équivoques et, non sans risque, inventer leur devenir.
16À chaque époque, les dispositifs productifs, l’atelier, la ferme, l’usine, le bureau, le laboratoire, mettent en œuvre les techniques et les agencements disponibles en leur temps : cette uniformité de certaines procédures gomme-t-elle leur diversité ? Doit-on à l’inverse privilégier ce qui, dans l’ordonnance d’une industrie, paraît se préserver à travers des outillages et des symbolismes évolutifs ? Convient-il de mettre en avant la discordance des temps entre les branches, et rappeler que la chimie montrait il y a plus d’un siècle des modes d’opération semblables à ceux qui se répandent aujourd’hui dans les entreprises ? Ou bien faut-il prendre acte de la prééminence, dans l’économie et la représentation collective, de la métallurgie, moteur de l’industrialisation depuis un demi-siècle, et s’attacher dans nos études à identifier les effets que produit dans l’ensemble social une organisation en réseau de la production qui dissout précisément cette suprématie ?
17Les questions que soulèvent ces choix théoriques sont redoutables. Faut-il par exemple admettre que les droits, la rémunération et les aspirations du travailleur s’accordent directement à la nature de son opération, et donc traduisent dans l’ordre juridique des nécessités nées dans l’entreprise ? Ou bien que l’emploi est une forme primordiale qui intègre les contraintes techniques, mais s’élabore et se transforme dans l’échange économique et l’organisation des pouvoirs ?
La rythmanalyse
18Quelque solution, évidemment provisoire et disputée, que l’on veuille donner à ces dilemmes majeurs, il reste que l’une et l’autre thèses prétendent constater et interpréter une conciliation déjà faite entre les innombrables actions des individus, des communautés et des organismes, une synchronisation d’autant de durées qu’on a déclarées pourtant autonomes, et une hiérarchie empirique des temps sociaux. Le chercheur se facilite la tâche en gommant, sans pour autant l’abolir, l’opposition de la synchronie et de la diachronie, au nom de l’unité du réel2.
19Ne faut-il pas pourtant, en toute rigueur, s’interroger sur les mécanismes qui ont permis, ou provoqué, ces conciliations ? Comment des durées continues, et propres à des actions spécifiques, ont-elles pu s’accorder ? En défaisant ces nœuds de relations, en examinant la texture du social, ses opérations primordiales, et pour ainsi dire sa genèse, on pourra peut-être traiter à l’état naissant des antinomies qui, lorsqu’elles sont développées, paralysent la réflexion. Reconstruire de fond en comble l’analyse sociale, voilà sans doute l’ambition dernière de la rythmanalyse.
20Cette conception prend appui en particulier sur les thèmes développés par Bachelard qui, élargissant sa critique de Bergson, mit en cause les oppositions stériles de l’ontologie classique : l’Être qui subit l’événement, le genre que l’individu vérifie et réfute, les temps qui font un temps, lequel supporte des flux, des instants, des périodes… Selon Bachelard, et quelques autres dont, parmi les sociologues, Henri Lefebvre, on ne peut comprendre comment des durées hétérogènes se coordonnent si on ne les conçoit pas comme des pulsations, des séquences enserrant dans leurs intervalles réglés des événements communs à plusieurs. Sans doute faudrait-il dire, plus largement encore, que les objets n’existent pas dans le temps, et ne se continuent pas avec lui : ils se préservent et se reconstituent selon leur cadence propre. L’univers ne peut se décrire que constitué d’une infinité de dynamismes.
21La sociologie peut sans doute s’inspirer de cette conception, qui s’efforce d’abolir une fois pour toutes l’opposition aveugle du synchronique et de diachronique. Toute réalité n’est saisissable que dans son cycle particulier de reproduction, tout constat de fait doit s’accompagner de la référence à sa durée propre, et aux nœuds temporels où il entre. Les individus, et la société où ils s’ajustent les uns aux autres, ne se différencient que par leurs relations… Reste que la rythmanalyse s’arrête, semble-t-il, à ce tableau général. Elle nous incite à chercher les agents du social, mais ne nous aide pas à les identifier.
22Les mouvements multiples se coordonnent en ajustant leurs rythmes : mais cette conciliation est-elle la conséquence mécanique d’une compatibilité, qui autorise une coexistence ? La coopération est possible, nous dit-on. Mais, par l’effet du même principe, le conflit l’est tout autant : qu’est-ce qui pousse les agents à chercher l’un et l’autre ? Le temps officiel est-il un simple repère offert à toutes les durées, ou bien une dimension des objets qu’elles se disputent ? Le social est-il la forme que prennent des rencontres multiples, le contour que revêt leur ensemble, ou bien la scène où s’affrontent et se départagent différents usages du temps ?
Temps et salaire
23Sauf à confondre son objet avec ce nœud de relations particulier qu’est l’État national, le sociologue ne peut utiliser sans plus de précaution la nomenclature juridique, laquelle relaie l’action administrative et politique. Les normes étatiques, et la terminologie qui la justifie, représentent des données à déchiffrer ; et, parmi ces normes, celles qui concernent le temps.
24Le temps abstrait, vide, et par cela universel, est instauré par le pouvoir, et imposé à tous ses assujettis. Il ne mesure directement rien d’autre que le mouvement de l’horloge. Il ignore les comportements personnels et les actions collectives, qui se déroulent selon leur cadence spécifique : mais ces opérations hétérogènes se coordonnent et se comparent par cette référence commune. Ainsi s’institue un étalon qui, indifférent à la diversité des durées effectives, révèle la variété et les inégalités multiples des engagements individuels.
25C’est en limitant la durée de leur journée de travail, et non en réformant le mode de leur emploi, que l’État, en 1841, tempère les effets désastreux de la filature sur les plus jeunes salariés3. Le patronat de cette industrie s’inquiète de la difficulté qu’il rencontre à renouveler sa main-d’œuvre, beaucoup de travailleurs mourant avant d’atteindre l’âge adulte, et les migrations des Allemands qui viennent s’engager en France risquant de se tarir. L’initiative du pouvoir politique, qui ne touche ni à la nature du travail, ni aux modalités du contrat, n’est pas contestée par les entrepreneurs, alors qu’elle repose sur des bases juridiques bien faibles. Elle est même souhaitée par des ligues d’employeurs, qui souhaitent être soumis collectivement à une règle qui leur assure la possibilité de recruter dans l’avenir, règle qu’aucun d’entre eux ne peut adopter unilatéralement, sous peine d’être affaibli en face de ses concurrents.
26Dès cette époque, borner la durée du travail constitue une intervention disputée dans ses modalités, mais globalement admise dans son principe par toutes les parties, intervention par laquelle l’autorité politique s’ingère obliquement dans le contrat salarial, sans entamer la souveraineté de l’entrepreneur, seul maître des procédures et des relations qui règnent dans son établissement. Il convient de remarquer que, par cette opération, le temps social, étatique, se trouve consolidé en tant que norme universelle, et que l’entreprise devient un relais de l’ordre administratif, sinon l’un de ses organes. On sait bien évidemment que les institutions en cause, et l’ensemble du droit social, ont beaucoup évolué depuis presque deux siècles : si l’on discute encore, et plus violemment que jamais, des temps impartis au travail, au loisir et à l’étude, c’est désormais dans le cadre de la semaine, de l’année, de la vie entière du salarié, et le plus souvent indirectement, par l’intermédiaire des budgets de l’Éducation nationale ou les modalités de la sécurité sociale, qu’on cherche à les délimiter. Il n’est pas certain pour autant que la structure des relations professionnelles qui ont rendu nécessaire cette première loi sociale soit pour l’essentiel transformée.
27La loi de 1841 sanctionne une situation dans laquelle le travailleur a perdu la possibilité de décider de sa journée de travail, et même d’influer sur sa durée. Mais ce n’est là qu’un des aspects de son incapacité à peser désormais sur les pratiques et les méthodes utilisés dans l’entreprise. Par contrat, il admet que les opérations productives s’élaborent et se transforment en dehors de lui : les gestionnaires, les techniciens, les inventeurs de machine et même les scientifiques, contribuent à modifier sans cesse les procédés et les fonctions. La dépendance du travailleur, requis à tous les rangs de s’ajuster, ne peut être réduite que collectivement, par le syndicat, ou le détour du politique. Cette objectivation des processus, devenus objets de science, d’éducation et d’administration, n’est d’ailleurs pas toujours ressentie négativement. Dès le xviiie siècle, on remarque que la mécanisation implique, si peu que ce soit, une réflexion sur le métier, et un début d’intellectualisation4.
28Pourquoi le patron fileur était-il poussé à faire travailler ses salariés de si longues heures ? Pourquoi ne pas confier cette même charge à deux ou plusieurs personnes au long de la journée ? La réponse est évidente : on ne peut employer un travailleur qu’en lui attribuant une rémunération qui lui permette de subsister, de compenser ses efforts, de revenir le lendemain à l’entreprise. Quand on diminue ou augmente la durée de la prestation d’une personne, on ne peut faire varier dans la même proportion son salaire5. Le salaire horaire est un mode de calcul et de répartition de la rétribution du travailleur, laquelle ne varie pas mécaniquement avec la durée de la journée. Travailler plus ne signifie gagner plus que dans des cas particuliers : cette pratique conduit le plus souvent à diminuer la rémunération rapportée à l’heure.
29On n’en conclura pas que cette rémunération est fixée rigidement, avant tout échange social, et que le salarié ne peut prétendre qu’à la couverture de ses besoins minimaux, comme certains l’ont prétendu naguère, à partir d’une lecture sans doute bien réductrice de Marx. Comment, d’ailleurs, établir la liste de ces exigences élémentaires ? S’agit-il seulement de celles qu’il faut satisfaire au jour le jour pour se maintenir en vie et retourner au travail ? Ou bien faudra-t-il retenir les nécessités qui organisent l’ensemble de l’existence et commandent la participation à n’importe quel collectif, l’éducation, l’usage de moyens symboliques, de techniques nouvelles ? La fondation d’une famille, l’éducation des enfants y trouveront-ils place ? Ces thèses réfutées, on n’en déduira pas que le taux du salaire peut être quelconque : il se fixe dans des affrontements où la démographie du moment, les besoins de formation, les conditions politiques, d’autres facteurs encore, donnent des arguments à l’un ou l’autre camp, et ne peut de toute façon atteindre un prix tel qu’il interdit tout profit aux investisseurs.
30Alors qu’à l’époque de Villermé, les salariés ne représentaient qu’une minorité, ils constituent désormais, dans les nations occidentales, la majorité des acheteurs de biens personnels. Ils ont obtenu un niveau de rétribution qui leur permet l’accès à ces marchés, et des loisirs suffisants pour user de ces services, de ces produits et de ces lieux de vacance. Les développements des échanges internationaux et les phases récentes de ce que l’on appelle la mondialisation ont d’ailleurs quelque peu bouleversé cette situation : les travailleurs d’un pays produisent de plus en plus pour les consommateurs de l’autre, ce qui ne manque pas de déprimer leurs salaires.
31Les travailleurs désormais peuplent aussi les écoles, les universités et les hôpitaux. La rétribution du salarié, qui doit assurer toute son existence en participant à des entreprises de plus en plus éphémères, est en réalité fixée au sein de cycles multiples, qui s’enchaînent et s’englobent de sa naissance à sa mort. La sécurité sociale, l’Éducation nationale, les politiques économiques dotent le citoyen des moyens et des occasions de s’activer, affectent ses ressources à des besoins normalisés, la santé, la famille, et assurent sa retraite. Même au chômage, il reste paradoxalement un travailleur. Le salaire reçu dans l’emploi effectif se détermine au sein de ces circuits qu’il alimente en retour. Mais alors, dans un tel système, qu’est-ce que l’on peut appeler le travail ?
Le travail, une notion disputée
32Le travail, est-ce seulement une opération normée, identifiée légalement, rétribuée ? Ne faut-il pas admettre que certains services aux personnes sont eux aussi des dons de temps faits à des collectifs, que ce soient des activités familiales par exemple, ou des secours apportés aux nécessiteux ? Les efforts consentis par le citoyen pour se préparer à tenir un emploi, l’éducation, la formation, ou encore les moments d’astreinte, de stage, ou de transport, induits par l’occupation tenue ne devraient-ils pas eux aussi être reconnus et rémunérés ? En la matière, on observe, semble-t-il, bien des incohérences : le gréviste, refusant d’accomplir l’activité que lui impose le contrat passé avec son employeur, le chômeur délié de toute fonction, ou le malade qui ne peut tenir son poste, sont toujours enregistrés comme travailleurs ; l’apprenti n’acquiert ce statut que dans certains métiers, la ménagère ne peut y prétendre… Certains groupes revendiquent pour leurs activités la qualité de travail, d’autres le leur refusent : quelles images s’affrontent dans ces disputes, quels intérêts à travers eux, et pour quels enjeux ?
33Dans l’opinion commune, le modèle dominant est celui de l’entreprise. Même lorsqu’il est réduit par la division des tâches à des actes simples, effectués isolément, le travail est alors une fonction dans un collectif, réuni sous l’égide du capital. L’opération, ses instruments, sa place dans le processus, ainsi que toutes les conditions fixées au travailleur, sont le résultat de calculs préalables et de choix multiples. Les connaissances utilisées pour concevoir cette organisation ont été longuement élaborées, mises en formes, testées, transmises, interprétées par des acteurs variés. Les gestes du travail sont un objet d’étude et d’expérience pour de multiples intervenants, et extérieurs au travailleur lui-même : c’est cette hétéronomie qui donne éventuellement matière à un chronométrage.
34Derrière cette représentation commune, qui en durcit les traits, on reconnaît les caractères propres du système salarial, à savoir l’objectivation et la socialisation de l’emploi. En réalité, toutes les activités, et non seulement les opérations mécaniques, peuvent donner lieu à une entreprise, c’est-à-dire un processus où un capital se fixe, se transforme et se reproduit. Le pédagogue, le chanteur, ou la femme de ménage, sont eux aussi des travailleurs, aussitôt qu’ils s’affairent dans un échange contraint et normé contre une rémunération. Mais dans tous les cas de figure ce gain spécifique ne constitue pas tout le revenu de l’individu : l’emploi tenu introduit aussitôt celui-ci dans l’ensemble des mécanismes par lesquels se redistribue une partie des rétributions obtenues par l’ensemble des salariés. Le principe de ce que l’on nomme l’État social veut en effet que, tout au long de l’existence du travailleur, certains de ses besoins soient couverts au moment même où ils se manifestent, et selon des normes administratives précises. Le malade, la parturiente, le vieillard accèdent obligatoirement aux soins de santé qui leur sont nécessaires. Le chômeur reçoit des subsides qui varient selon des périodes rigoureusement précisées. Les élèves suivent une scolarité obligatoire, qu’ils peuvent éventuellement prolonger lorsque les établissements d’enseignement supérieur les acceptent, et dans la mesure où leurs familles peuvent les entretenir. Ces procédures, hétérogènes, et diversement utilisables, reposent sur une socialisation partielle des rémunérations, dont une partie est mise en commun par des cotisations ou des impôts. Elles tendent toutes à libérer les travailleurs du souci de se procurer des salaires de précaution et de les thésauriser. Elles s’observent, sous des formes variées, parfois corporatives, parfois régionales, ou encore étatiques, dans tous les pays développés. On peut voir dans ces organismes, aujourd’hui constitutifs de l’État social, la reprise de solidarités anciennes entre les salariés d’une branche, d’une entreprise, ou d’une nation, solidarités attestées dès le début du capitalisme, et d’ailleurs longtemps combattue par la plupart des gouvernements. Reste que ces mécanismes effacent le statut du travailleur, qui n’est jamais concerné en tant que tel, mais comme contribuable, sociétaire, employé ou citoyen. Les besoins de la population salariée sont standardisés et limités, ses comportements de consommation et d’épargne contrôlés. Quant aux employeurs, qui ne sont plus tenus de proposer des emplois constants, ils peuvent s’adapter au jour le jour, et renvoyer aux mutuelles de leurs employés le soin d’entretenir sur le long terme un personnel voué aux postes temporaires, ou bien à temps partiel.
35Une telle organisation brouille l’image traditionnelle du travailleur, en procurant à celui-ci des revenus qui ne dépendent pas directement de ses efforts quotidiens. La vie du salarié tout entière, depuis l’éducation dans la famille et dans l’école, l’entrée en entreprise, les aléas de la carrière, jusqu’à la retraite, cette vie devient un objet administratif, défini au sein d’un collectif rassemblé en fin de compte autour de l’État national. Ce groupe, visé ou mobilisé dans de nombreuses opérations bureaucratiques, apparaît dans l’organisation étatique sous diverses formes, en apparence inconciliables : l’ensemble des salariés assujettis aux divers mécanismes de la sécurité sociale, par exemple, ou bien qui s’acquittent de l’impôt auprès de l’État éducateur, ou encore qui sont soumis aux droits corporatifs acceptés en leur nom par des agences nationales censées les représenter, et instituant des conventions collectives. Cible de multiples décisions, ce collectif ne peut dans ce système administratif coordonner ses interventions, et devenir en conséquence un agent social autonome.
36Par ailleurs, une telle bureaucratie multiplie des postes d’employés qui, n’étant pas soumis à l’obligation de reproduire et d’accroître un capital, sont néanmoins contraints à des normes d’efficacité, mais de manière moins pointilleuse et autoritaire : ce qui, là encore, dément la représentation commune du travail, qui le suppose continûment contrôlé et mesuré.
Les variétés de travail et la qualification
37Sans doute faut-il admettre que la notion de travail est récente, et désigne dans l’usage commun la situation de salarié. Cette notion est apparue dans l’histoire lorsque l’atelier artisanal céda la place à l’entreprise, institution où les pratiques et les dispositifs productifs, et même son propre geste, tendaient à s’objectiver, et à faire face pour ainsi dire à l’opérateur. Cette forme sociale est devenue depuis lors presque universelle. Elle englobe désormais les activités les plus diverses et, négligeant leur hétérogénéité, les soumet au même régime juridique6.
38Il n’en reste pas moins que les compétences des salariés diffèrent les unes des autres, ainsi que les manières dont elles sont mobilisées et contrôlées, et les rétributions qu’elles obtiennent. Sous l’uniformité des statuts, une certaine variété des travaux et des équipes se préserve. De surcroît, le jeu même des relations salariales instaure une diversité inédite de fonctions et, depuis le manœuvre jusqu’au directeur, entretient entre elles d’importantes inégalités. Le domaine du travail est-il alors assez ordonné et homogène pour que les observations et les enquêtes que l’on y fait aient chance de se répondre l’une à l’autre, de se compléter et de se cumuler ?
39Pour répondre à cette question, on examinera les procédures par lesquelles les mécanismes salariaux définissent les tâches concrètes et les répartissent dans un personnel composite. Dans l’atelier comme dans le bureau, le gestionnaire dispose les capacités multiples selon l’ordre le plus efficace, c’est-à-dire à la fois le plus productif et le moins coûteux. Les opérations sont regroupées en postes de travail, c’est-à-dire en points d’intervention dans le processus productif qui, de manière continue, mobilisent une personne durant une durée définie. Ce dispositif vise à restreindre les translations des individus et des objets, à économiser les outils et les matières, et à épargner le temps des opérateurs. Et, d’abord, à diminuer autant que possible le recours au travail qualifié, porteur de connaissances acquises dans les établissements d’enseignement ou par l’apprentissage, et par conséquent plus onéreux. Ces savoirs sont alors mis au service de l’équipe entière de manière toute naturelle, en se distribuant à travers l’organisation hiérarchique qui la constitue. Placé dans une position d’autorité, habilité à décider des actions des autres, le technicien fait profiter tout le personnel de ses compétences.
40Ainsi apparaît un rôle pour certains ambigu, celui d’un subordonné dominateur, lequel entre mal dans les schémas traditionnels. Celui qui commande le travail est-il lui-même un travailleur ? Le paradoxe semble de plus en plus aigu au fur et à mesure qu’on gravit l’échelle des responsabilités, jusqu’à l’ingénieur, prestigieux et largement rémunéré, et même jusqu’au manager suprême, salarié pourtant… Une telle organisation, pourtant, obéit à toutes les contraintes de la logique salariale. Ainsi ordonnée, l’équipe utilise collectivement le savoir d’un seul spécialiste. Celui-ci n’a sur les autres travailleurs aucune autre autorité que celle que lui concède l’employeur, c’est-à-dire l’investisseur, autorité qu’il subit lui aussi, dans d’autres conditions il est vrai, et dont il doit réaliser les objectifs, sauf à en être sanctionné à son tour.
41Reste cependant que le spécialiste, ou l’organisateur, qui ne sont pas soumis à la vérification permanente de leur activité, perçoivent des rémunérations bien supérieures à celles des travailleurs du rang, et qui ne semblent donc pas fixées selon les mêmes mécanismes. L’ingénieur, ou le cadre, a-t-il donc des besoins différents ? Oui bien sûr, mais ce sont ceux qu’il s’est créés grâce à ses ressources, précisément. Est-il mieux rétribué parce que ses interventions sont essentielles, et suppléent à l’impéritie de ses partenaires ? Mais l’efficacité et la responsabilité de l’opération qui lui est confiée ne sont pas en tant que telles rétribuées au travailleur, quoi qu’on en dise : en réalité, on déclare facilement déterminante l’intervention propre au spécialiste. Est-ce alors la rareté de ses compétences sur le marché qui vaut au technicien son titre et ses gratifications ? Sans doute : mais la qualification de certains, comme l’ignorance de la plupart, est produite. Cette distinction sanctionne dans l’emploi l’efficience de la formation reçue par le travailleur, et varie globalement avec la durée de l’apprentissage.
42L’énigme de la qualification du travail, qui a embarrassé nombre d’analystes, se dissipe quelque peu, si l’on rétablit des cycles caractéristiques où les pratiques et les savoirs professionnels se reproduisent. Les temps du social ne sont pas ceux de l’enquête, ni d’ailleurs ceux du vécu, ni de l’investissement. Quand on s’enferme dans l’instant de l’observation, on risque de ne constater rien d’autre qu’une personne exerçant une compétence plus ou moins bien définie, et recevant de ce fait des privilèges, c’est-à-dire un assemblage qui passera facilement pour primordial et irréductible, puisqu’incompréhensible…
43L’apprentissage du métier était autrefois le premier stade de la carrière. Il arrive encore que, dans l’atelier ou le bureau, on se spécialise et on se perfectionne. Des conflits naissent à ce propos lorsque des salariés veulent faire reconnaître leur formation comme un travail, ou cherchent à mieux la négocier. Pourtant, aujourd’hui, presque toutes les connaissances nécessaires à l’exercice d’un emploi sont acquises hors de l’entreprise, dans l’enseignement public : l’école est la préparation au travail. Cette socialisation partielle de la transmission des savoirs, qui entraîne l’archivage et la recherche, n’est possible que limitée et contrôlée par l’État, qui d’ailleurs l’organise en grande partie lui-même. Elle opère en effet dans l’espace national une opération fondamentale, aux effets immenses. La totalité des temps sociaux se trouve distribuée en deux secteurs, celui des préliminaires à l’emploi productif d’un côté, celui de l’affectation aux professions commerciales de l’autre. Dans le premier, où tous les citoyens commencent leur carrière, des transmetteurs leur enseignent dans un temps plus ou moins long les instruments symboliques qui multiplient leurs capacités. Dans le second secteur, ces mêmes citoyens cherchent à tirer profit des compétences ainsi acquises.
44Cette énorme partition des ressources et des temps d’activité vise sans doute à accroître l’efficacité globale de la population travailleuse : mais comment régler précisément cette opération, comment en évaluer les résultats ? Les critères sont, en l’occurrence, multiples, et concernent inégalement les différents groupes qui composent la nation. Le partage du produit national entre les entreprises commerciales et l’État, la proportion qu’il faut en accorder à la préparation au travail, enseignement, recherche, administration, ou encore les formes de l’emploi et la reconnaissance des compétences qu’il convient d’établir, toutes ces questions soulèvent des conflits obscurs qui restent le plus souvent enfouis au sein des programmes de gouvernement.
45En effet, accroître, ou restreindre, les crédits alloués à l’éducation ou la recherche, c’est en fin de compte remodeler dans son ensemble le système productif, influer sur la division du travail établie, favoriser certains types d’industrie, déplacer ou rétrograder certaines populations, et choisir un mode de participation de la nation dans la sphère des échanges mondiaux. Un projet aussi multiforme bouscule bien des situations acquises, et soulève des revendications enchevêtrées qui divisent tous les groupes constitués. Le nombre des possibilités offertes dans les établissements scolaires est fixé au cours de processus si complexes qu’on l’accepte comme un fait : l’État d’ailleurs ne s’oblige pas à éduquer tous les citoyens, mais seulement à leur donner quelques moyens de le faire. En conséquence, ceux qui n’ont pu trouver place dans les meilleures écoles sont réputés intellectuellement déficients : les choix politiques sont ainsi traduits et maquillés en une prétendue hiérarchie naturelle des talents. Par ailleurs, même si l’école est accessible gratuitement, l’éducation de l’adolescent coûte à sa famille : le classement qui s’établit entre les élèves au cours de leurs études a chance de reproduire quelque chose de l’inégalité entre les situations de leurs parents. S’il représente l’instrument privilégié par lequel le citoyen peut échapper à sa condition d’origine, l’enseignement public n’en répète pas moins, plus ou moins fidèlement, l’ordre institué. Et ceci d’autant plus rigoureusement que les occasions d’emploi se raréfient en période de crise : les familles modestes n’osent plus alors tenter de donner à leurs enfants des qualifications qui risqueraient d’être mal reconnues. Faut-il alors revenir à l’apprentissage, qui enferme le travailleur dans des emplois spécifiques où il n’est pas contesté, ni non plus promu ? Faire reconnaître cette formation comme un travail ? Ou bien chercher à répandre plus encore l’éducation formelle, et multiplier les compétences, en espérant forcer l’apparition d’un nouveau mode de production moins inégalitaire ?
Quels sens au travail ?
46Si elle est prise dans les contradictions que suscite une économie nationale à demi socialisée dans un monde ouvert, la volonté collective n’en est pas moins le principe même de l’État, et tant la représentation démocratique que les régimes autoritaires prétendent l’incarner. Mais ce pouvoir n’apparaît si total que parce qu’il s’arrête à la porte de l’entreprise. À l’intérieur de cette institution, la distribution des tâches, la validation des capacités, la gamme des fonctions sont imposées au personnel. La division du travail dans l’atelier, le bureau, et même le laboratoire, se fixe à la croisée de multiples déterminants ; ou, pour mieux dire, elle se perpétue en intégrant les contraintes que l’outillage, les lois en vigueur et les disponibilités des personnes imposent à chaque moment à la poursuite de l’objectif propre de la firme, à savoir diminuer le temps d’activité nécessaire à produire l’utilité souhaitée. Dans cette organisation, le comportement humain, protéiforme, est évidemment l’élément le plus malléable. Que l’on crée un mode de fabrication original, un instrument insolite, une pratique inhabituelle, un nouveau mode de collaboration, et l’on trouvera toujours des travailleurs pour s’y adapter.
47De là l’échec des tentatives sociologiques qui visent à découvrir un sens plein, spécifique, à l’évolution des qualités de travail au cours de l’histoire. Peut-on, au long des siècles, découvrir à l’œuvre un processus de requalification, ou une dégradation, de l’activité productive ? Mais les critères qu’on devrait utiliser pour répondre à cette question changent à chaque période. Le manouvrier d’aujourd’hui a appris à lire et connaît infiniment plus de choses sur l’univers que n’en savait l’artisan d’autrefois, libre pourtant de ses pratiques, de ses instruments, et de son temps. Qu’en conclure ? L’appareillage social, la machinerie, les outils symboliques, les modes de gestion sont évidemment de nos jours tout autres, et incomparablement plus complexes qu’aux époques précédentes. Mais le raffinement des techniques ne se traduit pas directement par un nouvel ordre du travail. Soit l’automobile : engin au début d’usage délicat, mené par des chauffeurs professionnels, et, depuis, après beaucoup d’amélioration, entre les mains de tout le monde. L’industrie automobile n’a progressé ainsi qu’en accroissant ses connaissances et en concevant de nouveaux outils : mais cette masse énorme de compétences inédites n’est possédée que collectivement, et s’est répartie dans le personnel des centres de recherche et des ateliers conformément aux structures et aux hiérarchies communes. Les situations respectives de l’ingénieur et de l’ouvrier du rang se retrouvent là comme ailleurs.
48Cependant, si l’évolution technique se plie aux contraintes de la société qui la produit, elle peut, par son dynamisme propre, révéler des virtualités inattendues. L’enchaînement de plus en plus rigoureux des processus industriels qui se déclenchent et se règlent l’un l’autre, et l’invention de mécanismes de contrôle et de commande universels, réalisent aujourd’hui et étendent cette chimisation de la production prévue depuis deux siècles par les saint-simoniens. Dans beaucoup d’entreprises, le travail n’est plus une séquence d’opérations dont chacune enchaîne et asservit un geste humain à une action mécanique. Le temps du travail et ceux de la production sont alors dissociés. Les salariés ne se rapportent plus au dispositif agissant que pour en amender ou en modifier la logique. Lorsqu’ils veulent concevoir, signifier ou transmettre ces opérations, ils usent d’un langage symbolique qui tend à unifier progressivement tous les savoirs techniques. Ainsi s’accroît la possibilité d’ordonner à convenance la coopération des travailleurs autour des processus, et de répartir les compétences et les temps de l’équipe sans respecter les hiérarchies et les subordinations traditionnelles.
49Mais ces libertés hypothétiques peuvent-elles s’épanouir, et donner sens au travail ? D’autres acteurs, d’autres procédures de décision, d’autres figures du pouvoir sont-ils possibles ? Les problèmes du travail occupent désormais tout l’espace du social, au point où toutes ses formes sont disputées, et sa notion même en devient incertaine. Les conflits anciens sur la durée du travail et sur l’usage des temps sociaux alimentent en sous-main les plus violentes dissensions politiques d’aujourd’hui. Pour traiter les questions qui l’ont retenue traditionnellement, la sociologie du travail doit sans doute s’avouer à présent sociologie générale.
Notes de bas de page
1 « Le temps apparaît ainsi comme l’élément le plus fondamental de la vie sociale, sous quelque aspect que l’on considère celle-ci. Il est pourtant assez curieux que les différentes sciences sociales et humaines se soient jusqu’à présent si peu préoccupées de cette question. » (Naville, 1972, p. 7.)
2 Certains sociologues ont cherché à résoudre les problèmes du temps en empruntant à l’économie la notion de capital, censée désigner une entité qui aurait la capacité de se préserver dans la durée et d’être actif longtemps après s’être constituée. Les prétendus capitaux sont alors multiples : social, culturel, économique… Cette tentative est aussi paradoxale que décevante, la notion de capital, utilisée comme explication, étant en grand besoin d’être elle-même expliquée.
3 On connaît surtout en la matière l’enquête de L. R. Villermé, 1840.
4 « Autrefois l’ouvrier était une force intelligente, il n’est plus aujourd’hui qu’une intelligence qui dirige une force » (Simon, 1861).
5 « Si tous les ouvriers travaillaient le dimanche, comme les six autres jours, leur salaire de la semaine ne serait très probablement pas augmenté ; car ce qui le règle pour les moins habiles, c’est la dépense strictement nécessaire à leur entretien. » (Villermé, 1840, note 27.)
6 Dans son ouvrage, Alain Supiot (1994, p. 6) estime que « c’est seulement dans une logique marchande que s’estompe la diversité des travaux humains ». Cet auteur décrit à la suite le « travail abstrait », terme emprunté sans doute à Marx, mais où il voit pour sa part une « fiction ». Cette expression peut sembler contestable : l’abstraction dépouille le réel de ses variétés, mais le présuppose. Or, au dire même de Supiot, la relation salariale invente et institue le travail comme objet social. Chez Marx, le travail abstrait définit le principe d’un jeu d’opérations fort concrètes où se confronteraient et se départageraient les usages multiples des capacités individuelles.
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Temps de travail et travail du temps
Ce livre est cité par
- Gastaldi, Lise. LEST, Aix Marseille Université CNRS. Aix-en-Provence, . Lanciano-Morandat, Caroline. (2017) L’enseignement supérieur et la recherche. Une pression temporelle accrue. La Nouvelle Revue du Travail. DOI: 10.4000/nrt.3283
- Zara-Meylan, Valérie. (2016) Quelles conceptions temporelles pour analyser l’activité ? Une proposition issue de recherches en ergonomie dans l’horticulture. Activites, 13. DOI: 10.4000/activites.2732
- Lanciano-Morandat, Caroline. (2013) Temps officiels et disponibilités temporelles des travailleurs de la recherche académique et industrielle. Temporalités. DOI: 10.4000/temporalites.2607
Temps de travail et travail du temps
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