Le mythe de l’origine chez les historiens français du xixe siècle
p. 13-23
Texte intégral
1La principale difficulté, lorsqu’on prétend faire l’histoire de la notion d’origine, c’est de savoir par où commencer. Si l’on n’y prend pas garde, en effet, on risque fort de répondre à la question avant même de l’avoir posée. Considérons ainsi le discours sur l’origine de la nation. Quand faire commencer cette histoire ? Comment peut-on s’y prendre pour définir l’origine de notre réflexion sans que le caractère arbitraire de ce choix ne vienne d’emblée miner notre réflexion sur l’origine ? Face à ce problème inaugural, la meilleure solution – la seule intellectuellement tenable, à vrai dire – consiste à partir du seul moment dont le choix ne pourra en aucune manière venir gauchir cette réflexion, c’est-à-dire le moment présent, c’est-à-dire les raisons présentes qui nous poussent à réfléchir sur l’origine, c’est-à-dire, très exactement, l’existence de ce colloque et son intitulé : « Les historiens croient-ils aux mythes ? ». Car c’est bien cette question qui nous conduit à réfléchir ici à la notion d’origine. Nous considérons donc cette question (« Les historiens croient-ils aux mythes ? ») comme l’origine – la seule origine possible – de la réflexion sur les origines de la nation.
2Or l’intitulé de ce colloque qui donne le titre de cet ouvrage, on le sait, a été formulé avec malice en faisant écho à la question elle-même malicieuse de Paul Veyne, « Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? ». Nous serions donc pleinement logiques en commençant notre réflexion sur la notion d’origine par l’examen de la pensée de Paul Veyne sur la question. Au commencement, donc, était Paul Veyne.
3Et que dit Paul Veyne de la notion d’origine ? En fait, il n’en parle pas tellement dans le livre intitulé Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?1. Il en parle surtout dans ce petit texte si important, intitulé « Foucault révolutionne l’histoire ». Ce texte, Paul Veyne l’a publié en 1978, quelques années avant Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?. Il y encourageait les historiens à s’approprier la pensée de son ami Foucault. Il y expliquait, en termes simples, cette démarche féconde que Foucault appelait, après Nietzsche, la « généalogie ». La démarche généalogique du philosophe, écrivait Paul Veyne, correspond très exactement à ce que les historiens devraient appeler l’histoire. Or, précisait-il, cette généalogie passe d’abord par le refus de toute interrogation sur les origines :
Les origines, cela n’existe pas, ou encore, comme disait l’autre, elles sont rarement belles. La médecine du xixe siècle ne s’explique pas à partir d’Hippocrate et en suivant le fil du temps, lequel n’existe pas : il y a eu remaniement du kaléidoscope, et non continuation d’une croissance ; « la » médecine à travers les âges n’existe pas : il y a eu seulement des structures successives (la médecine au temps de Molière, la clinique…) dont chacune a sa genèse, laquelle s’explique en partie par les transformations de la structure médicale précédente et en partie par les transformations du reste du monde, selon toute probabilité ; car pourquoi une structure s’expliquerait-elle entièrement par la structure précédente ? Pourquoi, au contraire, lui serait-elle complètement étrangère ? Une fois de plus, notre auteur [Foucault] déblaie les fictions métaphysiques et les faux problèmes, en positiviste qu’il est. Il est curieux qu’on ait parfois pris pour un fixiste cet ennemi des arbres. Foucault est l’historien à l’état pur : tout est historique, l’histoire est entièrement explicable et il faut évacuer tous les mots en isme2.
L’extrait est riche de sens. Pas tellement à cause de la répétition, quatre fois, du mot « structure » : rétrospectivement, en effet, ce mot apparaît plutôt comme une sorte de tribut payé à l’air du temps – le moyen sans doute, pour Paul Veyne, de mieux se faire entendre d’historiens qui s’affirmaient d’abord soucieux d’élucider les structures sociales du passé. En revanche, deux remarques incidentes de Paul Veyne méritent de retenir notre attention.
Les « mots en isme » et les origines du mythe
4La première remarque concerne cette injonction sans appel, soulignée dans le texte même de Paul Veyne : « Il faut évacuer tous les mots en isme. » On peut sans doute la comprendre de bien des façons. Dans notre optique, on en retiendra la signification suivante. Veyne identifiait, après Foucault, le risque qu’il y avait à postuler des essences échappant à l’histoire – celles-ci conduisent, inévitablement, à penser l’origine des choses. Foucault l’avait d’ailleurs écrit, quelques années auparavant, dans un article en hommage à Jean Hippolyte : rechercher l’origine, avait écrit Foucault, « c’est essayer de retrouver “ce qui était déjà”, le “cela même” d’une image exactement adéquate à soi ; c’est tenir pour adventices toutes les péripéties qui ont pu avoir lieu, toutes les ruses et tous les déguisements ; c’est entreprendre de lever tous les masques, pour dévoiler enfin une identité première3 ». À cette occasion, il rappelait cette idée que le linguiste Michel Bréal ou l’historien Marc Bloch, parmi d’autres, avaient déjà mise en évidence : le désir de dévoilement d’une identité première relève du mythe. Les mythes de la création du monde, en l’occurrence, pèsent de tout leur poids. Comme le dit très bien Foucault, « l’origine est toujours avant la chute, avant le corps, avant le monde et le temps ; elle est du côté des dieux, et à la raconter on chante toujours une théogonie4 ». Pour Foucault, partir en quête de l’origine, c’était donc, d’une certaine façon, renoncer à faire de l’histoire. Car, comme il l’écrivait encore dans ce même article, « l’histoire, avec ses intensités, ses défaillances, ses fureurs secrètes, ses grandes agitations fiévreuses comme ses syncopes, c’est le corps même du devenir. Il faut être métaphysicien pour lui chercher une âme dans l’idéalité lointaine de l’origine5 ».
5Paul Veyne cherchait à traduire Foucault à l’intention des historiens, lesquels sont d’abord des gens pratiques. Pour cela, il mettait l’accent sur les problèmes concrets de méthode que soulevait la démarche généalogique. Et, parmi ces problèmes, Veyne en pointait tout particulièrement un : pour être historien, pour éviter d’être métaphysicien, il faut d’abord se méfier du piège des mots. Un historien de la médecine, disait Paul Veyne, doit considérer que « “la” médecine à travers les âges n’existe pas ». Or, le mot médecine existe, lui, et son ambition est précisément de désigner la médecine à travers les âges. La première tâche des historiens soucieux de généalogie est donc de suivre ce conseil déjà donné par Nietzsche : considérer les mots comme des obstacles.
6Et parmi ceux-ci, les mots en isme, suggère Paul Veyne, sont ceux qui font le plus nettement écran à notre compréhension du passé, dans la mesure exacte où ils prétendent échapper à l’histoire, sous prétexte de l’expliquer. Foucault l’avait d’ailleurs écrit dans « Nietzche, la généalogie, l’histoire » : l’origine ne se trouve pas « à cette articulation inévitablement perdue où la vérité des choses se noue à une vérité du discours qui l’obscurcit aussitôt et la perd6 ». Au contraire, dit Foucault, il faut étudier patiemment le « bavardage7 » du savoir sur l’origine (et on appréciera l’usage du terme « bavardage », dont on sent bien qu’il n’est pas exactement ce logos que toute une tradition nous a appris à opposer au muthos). Ce « bavardage » des savants, Foucault pensait que, si on savait l’étudier, on s’apercevrait qu’il constitue la véritable origine. C’est ce « bavardage » lui-même qui peut instituer le mythe. Et c’est bien pour cela qu’il convient de prendre, comme support de notre réflexion, non pas les origines de la nation elles-mêmes, mais le « bavardage » des savants.
7Considérons ainsi deux de ces mots en isme, qui se rapportent directement à notre objet : romanisme et germanisme. On pourrait croire qu’ils désignent tous deux une théorie différente sur les origines de la France. Les tenants du germanisme considéreraient, après le comte de Boulainvilliers, que la France est née des invasions barbares du ve siècle, à commencer par celle des Francs, lesquels auraient donné à la France non seulement son nom, mais aussi sa noblesse et l’essentiel de ses institutions. Les tenants du romanisme, au contraire, considéreraient, après l’abbé Dubos, que les invasions n’ont pas changé grand-chose aux structures sociales établies sur le territoire français depuis l’époque romaine et que la naissance de la France doit bien plutôt être datée de la conquête des Gaules. Les origines des deux systèmes sur les origines nationales dateraient ainsi du comte de Boulainvilliers, pour l’un, de l’abbé Dubos, pour l’autre.
8C’est d’ailleurs bien ainsi que sont présentées les choses dans certains textes des alentours de 1870 : ceux de Fustel de Coulanges, par exemple, désormais bien connus grâce au travail de François Hartog, et ceux, nettement moins célèbres, d’Auguste Geffroy.
9On sait de quelle façon Fustel a accumulé, tout au long d’une vie entièrement consacrée au travail, les arguments en faveur de la théorie des origines romaines de la France : d’après lui, les Germains n’auraient eu aucune influence sur la langue, sur les croyances religieuses, sur les mœurs, sur les institutions politiques ou sur le caractère des nations qui peuplaient la Gaule. On sait aussi que cette théorie de Fustel de Coulanges a connu, dans les années 1870, un certain succès. En 1875, le premier volume de son Histoire des institutions de l’ancienne France est ainsi apparu comme une réponse intellectuelle de premier plan au traumatisme de la défaite militaire face aux armées allemandes. « Nous voilà dégermanisés, s’exclamait Barbey d’Aurevilly, nous voilà rappelés à nos origines, qui sont essentiellement romaines8. » Dans le contexte des années 1870, le romanisme de Fustel apparaissait en effet d’abord comme un antigermanisme (et on sait également que cela constitue une des raisons de la gloire posthume de Fustel chez les maurrassiens).
10Rappelons néanmoins que cette théorie des origines romaines de la France, Fustel de Coulanges l’a certes exprimée avec une énergie inédite au lendemain de la défaite militaire française, mais que, ainsi que l’a souligné Claude Nicolet, il l’avait adoptée dès la fin des années 18609. La preuve nous en est fournie par les leçons que Fustel a données, au début de l’année 1870, à l’initiative de Victor Duruy, à l’impératrice Eugénie. Dans ces leçons – antérieures à la guerre, donc –, Fustel expliquait déjà que, après sa conquête par César, la France s’était « faite romaine ». Là résidait même, à l’en croire, « l’explication de presque toute notre histoire » : « Notre société a pris alors des habitudes, un genre d’esprit, que rien depuis n’a pu nous enlever ; elle est restée, en grande partie, romaine10. »
11À la fin des années 1860, de telles théories étaient parfaitement en accord avec les recherches archéologiques et historiques initiées par Napoléon III. Rappelons qu’en 1858, celui-ci avait organisé la Commission de topographie des Gaules, laquelle allait s’illustrer quatre ans plus tard dans les fouilles de Sainte-Reine d’Alise. En 1862, il avait annoncé la création d’un « musée d’antiquités celtiques et gallo-romaines » au château de Saint-Germain-en-Laye. En 1865 et 1866, il avait fait paraître les deux premiers volumes d’une Histoire de Jules César, dont les liens avec l’actualité du Second Empire étaient évidents. Il eût certes été indélicat, pour Fustel de Coulanges, dans l’enceinte même du palais des Tuileries, où il donnait ses cours à l’impératrice, de célébrer les origines « germaines » de la France. Mais ce n’était pas qu’une affaire de tact. On ne peut pas douter que, dès avant la défaite contre les armées allemandes, Fustel considérait bien que les origines de la France étaient tout entières romaines. Sa pensée, en l’occurrence, s’enracinait dans le climat intellectuel des années 1860.
12Il faut en dire autant du bien moins connu et pourtant très important Auguste Geffroy. Les textes que celui-ci a publiés sur la question datent certes, eux aussi, du début des années 1870. Mais ils procédaient d’un cours que Geffroy avait lui aussi professé – en l’occurrence à la faculté des lettres de Paris – à la fin des années 1860. Geffroy était un spécialiste de l’histoire et de la littérature de l’Europe du Nord. Après sa nomination à la Sorbonne, il avait utilisé ses connaissances pour commenter, devant ses élèves, la célèbre Germanie de Tacite. Geffroy entendait démontrer, au moyen d’une critique rigoureuse des sources, que les origines de la France étaient surtout germaines. Le climat intellectuel des années 1860, dans son cas, l’exaspérait – et les choses ne s’étaient pas arrangées lorsque, au début de l’année 1870, on lui avait adjoint à l’École normale supérieure un suppléant qui défendait justement la théorie des origines romaines de la France : son cadet, donc, Fustel de Coulanges.
13Il serait facile de montrer que Geffroy confortait en réalité sa certitude d’une sous-évaluation des origines germaniques de la France par deux constats qui n’avaient rien à voir avec Tacite. Le premier était l’énergie toute contemporaine des peuples que l’on désignait désormais sous le nom « Anglo-Saxons ». Comme l’écrivait Geffroy : « Quoi ! […] Nous voyons agir la sève puissante du rameau anglo-saxon, et nous devrions croire le tronc de l’arbre inerte dès sa jeunesse11 ! » Pour lui, le dynamisme des anciens Germains était prouvé par des observations sur l’actualité mondiale contemporaine aussi sûrement que par l’analyse, supposée nouvelle, du texte de Tacite.
14À cela, le spécialiste du monde scandinave ajoutait un second argument. On s’étonne, disait-il, d’entendre les savants affirmer que les envahisseurs germains du ve siècle ne formaient que quelques bandes éparses (c’était un des éléments de la théorie de Fustel). Qu’en savent-ils au juste ? Là aussi, Geffroy utilisait, pour prouver la prodigieuse fécondité des Germains du ve siècle, les données les plus contemporaines. Une statistique de 1866 n’avait-elle pas signalé que « l’Allemagne de nos jours acquiert chaque année un accroissement de population de 500000 âmes, tandis qu’en France on n’obtient un nombre égal qu’en cinq années12 » ? Pour Geffroy, évidemment ignorant de la théorie de la transition démographique, qui ne fut formulée que bien plus tard, il fallait absolument accorder une « part de cette énergie aux Germains d’autrefois13 ».
15Revenons à Paul Veyne. Car ce sont précisément ces considérations très contemporaines qui conduisirent Auguste Geffroy à inventer l’appellation d’« école romaniste » pour stigmatiser ceux qui refusaient à la France les avantages de ses origines germaines. Ces romanistes, Geffroy les identifiait, depuis le premier d’entre eux, l’abbé Dubos, jusqu’aux derniers venus du xixe siècle, à commencer par son propre suppléant à l’École normale supérieure, l’agaçant Fustel de Coulanges. À cette école romaniste, Geffroy opposait sa propre vision des choses, qu’il appelait « germanisme » et dont il faisait remonter les premiers principes au comte de Boulainvilliers. Ainsi était nommé, pour la première fois, tardivement, donc, ce couple du romanisme et du germanisme, dont le destin allait être si important, par la suite, dans l’historiographie des origines de la France.
16Destin important – et pourtant paradoxal. Car, à peine nommées par Geffroy, les théories romanistes et germanistes allaient être immédiatement méprisées par les réformateurs de l’université française, à commencer par Gabriel Monod – ce qui poussa d’ailleurs Fustel à répéter sans arrêt qu’il n’était ni romaniste ni germaniste (ce qui signifiait, dans la mesure où personne ne supposait qu’il était germaniste, qu’il n’était pas romaniste). Mais, si le germanisme et le romanisme n’eurent, par la suite, aucun adepte revendiqué, les « mots en isme » inventés par Geffroy dans le contexte précis de la fin du Second Empire allaient être ensuite abondamment utilisés pour désigner l’ensemble des théories sur les origines de la France depuis la fin du xviie siècle.
17Or, le simple usage de ces « mots en isme », pour le dire comme Paul Veyne, était déjà, en soi, un début d’interprétation de l’historiographie sur les origines nationales. Rappelons en effet que le travail historique de l’abbé Dubos, par exemple, même fondé sur une critique des sources très sérieuse, poursuivait des objectifs politiques différents de ceux qui animaient Fustel de Coulanges ou Auguste Geffroy. Lorsqu’il publia la première version de son Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules14, en 1734, Dubos était en effet un ancien diplomate, devenu secrétaire perpétuel de l’Académie française, et, ainsi que l’a bien rappelé Claude Nicolet, il poursuivait alors deux buts. Le premier était de conforter les principes de la monarchie absolue contre les revendications de la noblesse, en montrant que le roi de France tenait son pouvoir des empereurs romains. Le second était de s’opposer à la politique européenne de l’empire à son avis abusivement nommé « romain-germanique ». Rabattre sur les intentions de l’abbé Dubos l’appellation « romanisme » tend à faire croire que Dubos cherchait la même chose que Geffroy ou Fustel, c’est-à-dire la vérité de la nation française – alors que tel n’était pas exactement son propos. Considérer qu’il existe un discours romaniste, par-delà toutes les différences de production et de réception des discours sur les origines romaines de la France, c’est, très précisément, créer une essence du romanisme – et c’est, du même coup, participer de façon décisive à la création d’un mythe historiographique : celui d’une France procédant tout entière de son origine romaine (alors que cette idée n’a pas du tout le même sens chez Fustel et chez Dubos).
18Il ne faut peut-être pas « évacuer tous les mots en isme », comme le dit Paul Veyne, mais il faut, à coup sûr, avant d’utiliser soi-même ces mots, déterminer avec soin leur contexte historique et social d’apparition et d’usage. Sinon, on court le risque de penser que sous prétexte que l’objet – Veyne dirait peut-être : la structure – est le même – en l’occurrence le lien qui unit la France à Rome –, sa signification serait aussi la même du début du xviiie siècle à la fin du xixe, ce qui est faux.
Les métaphores et le mythe des origines
19Passons maintenant à une seconde remarque concernant notre citation inaugurale de Paul Veyne. Il ne s’agit plus de considérer seulement ces mots qui font écran entre nous et les objets passés, mais les métaphores par lesquelles les générations successives d’historiens tentent de rendre compte de ces objets. Sans avoir l’air d’y toucher, Paul Veyne en utilise une très remarquable. Toujours à propos de la médecine du xixe siècle, il écrit en effet – rappelons-nous : « La médecine du xixe siècle ne s’explique pas à partir d’Hippocrate et en suivant le fil du temps, lequel n’existe pas. »
20On pourrait contester l’idée selon laquelle le fil du temps n’existe pas : essayons plutôt de voir d’où elle vient. À la vérité, elle repose tout entière sur une métaphore : celle du fil. Or, pour s’en tenir aux limites de notre réflexion, cette métaphore du fil est omniprésente dans le discours des historiens du xixe siècle sur les origines de la France. Ces historiens lui donnaient même parfois une forme explicitement mythologique, celle du « fil d’Ariane ».
21Considérons ainsi le premier qui, au lendemain de la Révolution française, s’efforça de discuter les théories de Boulainvilliers et de Dubos dans le contexte nouveau de l’avènement de l’idée de nation : non pas Augustin Thierry, comme on pourrait le penser, mais le comte de Montlosier. Peu importe ici, en l’occurrence, le détail de la pensée un peu tortueuse de Montlosier. Attachons-nous à la façon dont il raisonnait. À un moment de son livre, De la monarchie française depuis son établissement jusqu’à nos jours, Montlosier discute ainsi les théories de Montesquieu (lequel avait déjà discuté celles de Boulainvilliers et de Dubos). Contre Montesquieu, qui estimait que la féodalité procédait de la conquête franque, Montlosier explique que les concessions de terres, les justices seigneuriales et le servage existaient dès avant l’établissement des Francs. Montesquieu, dit-il, ne l’ignorait pas, mais « en rendant compte de ce mouvement, il n’en a malheureusement aperçu ni la généralité, ni les conséquences. Un point d’où découle toute l’histoire de France, il l’a traité comme un fait accidentel, ou isolé ». Et Montlosier de préciser : « Il tenait le fil d’Ariane, il l’a laissé s’échapper15. »
22Dans ce contexte post-révolutionnaire, il paraissait plus essentiel que jamais de croire qu’un fil d’Ariane permettait de se guider dans le labyrinthe du passé, parce que la Révolution avait imposé l’idée selon laquelle l’histoire avait un sens (même si on débattait sur la valeur de ce sens) et que les bouleversements politiques et sociaux avaient été tels que le présent semblait difficile à comprendre – et l’avenir, encore plus.
23L’école historique libérale, qui se constitua autour d’Augustin Thierry et de François Guizot aux alentours de 1820, partageait pleinement cette représentation du temps. Ses membres s’opposaient certes violemment à la théorie de Montlosier, selon des modalités et avec une évolution qu’il n’entre pas dans notre propos de détailler. Mais ils partageaient avec le vieux défenseur des privilèges de l’aristocratie la même croyance dans l’importance de tenir le fil d’Ariane. Dans ses Lettres sur l’histoire de France, Thierry pouvait bien se moquer des historiens tels que Montlosier : « Ils s’attachent à un seul nom de peuple, ils le suivent à travers les temps, et voilà pour eux le fil d’Ariane16. » C’était d’ailleurs une moquerie salutaire : Augustin Thierry, comme plus tard Paul Veyne, identifiait très bien le danger consistant à croire qu’un mot, comme le mot « Franc », avait toujours eu le même sens. Thierry aurait été d’accord avec cette formule de Lucien Febvre, mettant en garde contre « la tendance à prendre les mots du langage les plus clairs aujourd’hui pour les hommes aujourd’hui, comme autant de véhicules confortables et sûrs pour remonter le cours des siècles, bien assis, sans avoir besoin de changer jamais de place, ou de voiture17 ». Mais cela n’empêchait pas Augustin Thierry et François Guizot de chercher ailleurs que dans le nom des peuples, eux aussi, ce « fil d’Ariane », ce « point d’où découle toute l’histoire de France », comme disait Montlosier. Au lendemain de l’assassinat du duc de Berry, Guizot exprima très bien la dimension profondément politique de cette conception des origines en écrivant, à propos des ultras parvenus au pouvoir : « On sait d’où ils viennent, c’en est assez pour savoir où ils vont18. »
24Cela conduisit les historiens libéraux à chercher la vérité de la nation dans un certain nombre d’origines qui varièrent un peu tout au long du xixe siècle, selon les hommes et les moments – la Gaule préromaine et la révolution communale du xiie siècle jouant en l’occurrence des rôles décisifs, la rupture du ve siècle tendant à être minorée et la conquête de César, ainsi que nous l’avons vu avec Fustel, étant très discutée19. Pour la plupart d’entre eux, ces hommes reconnaissaient la dimension explicitement mythologique de la métaphore du fil d’Ariane. Mais aucun n’aurait jamais admis que l’origine, c’est-à-dire l’extrémité du fil d’Ariane, pût être un mythe. On pouvait être plus ou moins bon historien, se méfier plus ou moins des pièges posés par les mots ou par les métaphores. Mais le bien-fondé de la quête de l’origine demeurait certain. Personne ne pensait qu’elle relevait du mythe. Nul ne songeait alors à abattre ce que Marc Bloch devait nommer plus tard « l’idole des origines20 ».
Résister
25Il y eut pourtant quelques résistances. Bien avant que ne s’entame le grand mouvement qui, par Michel Bréal et Gabriel Monod jusqu’à Michel Foucault et Paul Veyne en passant par Lucien Febvre et Marc Bloch, allait s’efforcer de mettre au rancart la passion des historiens pour les origines, certains avaient assez précisément identifié tout ce que la métaphore du fil d’Ariane avait de dangereux. Tel était le cas de Michelet chez qui la métaphore est remarquablement absente. Cela s’explique : en défendant l’idée selon laquelle la France est née d’un « puissant de travail de soi sur soi », d’un « mystérieux enfantement mêlé de nécessité et de liberté, dont l’histoire doit rendre compte21 », Michelet refusait l’idée selon laquelle tout procédait d’une origine unique. Cette caractéristique remarquable de sa pensée est d’ailleurs, très probablement, ce qui rend aujourd’hui encore l’œuvre de Michelet, par-delà toutes les critiques qui lui sont adressées, mais aussi par-delà les flatteries très ambiguës qu’on adresse à son style, pleine d’enseignements.
26Tel était surtout le cas d’Edgar Quinet. Dans un article publié en 1855, alors qu’il était en exil, Quinet s’en prit en effet à tous ces historiens libéraux qui, tels Guizot et Thierry, avaient cru tenir « le fil avec lequel ils traversaient le Moyen Âge et les Temps modernes22 ». En réalité, disait Quinet, ces hommes s’étaient bornés à croire que le régime représentatif était la consommation de l’histoire de France et, du même coup, ils lisaient toute cette histoire à partir de l’origine du mouvement en faveur de la liberté civile, c’est-à-dire, dans le cas de Thierry, la révolution communale du xiie siècle. Or le coup d’État du 2 décembre 1851 était venu et, comme le dit encore Quinet, « le fil qui conduisait l’historien s’est rompu dans ses mains23 ». L’événement était instructif : non pas seulement du point de vue intellectuel, mais aussi, et peut-être surtout, du point de vue politique.
27Car, disait Quinet, pour faire correspondre l’histoire avec leurs systèmes, ces historiens conduits par Augustin Thierry avaient purement et simplement inventé les origines de la nation : que ce soit la conquête de César (et Quinet s’indignait de la propension des libéraux à faire de la France, dès l’origine de son histoire, une nation serve) ou la révolution communale du xiie siècle, première des révolutions dont tous ces historiens s’efforçaient de démontrer qu’elles étaient intervenues bien trop tôt, alors que la nation n’était pas prête pour la liberté. Relire aujourd’hui la Philosophie de l’histoire de France d’Edgar Quinet – pour peu qu’on ait en tête les conditions historiques et sociales exactes de sa publication – est extraordinairement instructif. Car Quinet montre bien de quelle façon le discours historique n’est jamais aussi politique que lorsqu’il prétend définir les origines de son objet. Pour le dire autrement : le discours historique n’est jamais aussi politique que lorsqu’il participe à la création d’un mythe.
28L’exemple de Quinet est également instructif en ce que la leçon que celui-ci administrait si brillamment en 1855 n’a guère été entendue par la suite. Quinet lui-même semble parfois l’avoir oubliée (songeons à son livre publié en 1869 sous le titre La Création). On a même parfois l’impression que les historiens n’ont jamais cessé, depuis, de la redécouvrir. Dans les années 1930, Lucien Febvre et Marc Bloch critiquaient ainsi la volonté du vieux Charles Seignobos de déterminer, à son tour, les origines de la nation. Dans les années 1970, Michel Foucault et Paul Veyne avaient encore le sentiment que les historiens peinaient à reconnaître tous les dangers inhérents à la quête des origines. À la fin des années 2000, les promoteurs du débat sur l’identité nationale lisaient de ce point de vue du mythe des origines de la France le dernier livre de Fernand Braudel – livre dont on pourrait par ailleurs admettre qu’il se prête assez volontiers à une telle lecture.
29Le retour régulier de ce désir de comprendre le phénomène national à partir de l’origine a de quoi surprendre, surtout si l’on veut croire à la possibilité d’un progrès de la recherche historique. Il donne à penser que, au moins dans le cas de la recherche sur la nation, le mythe des origines se conjugue nécessairement avec le mythe du phénix, éternellement renaissant de ses cendres, et devant éternellement être combattu. Cette conclusion ne doit pas nous décourager. Comme aurait pu le dire Lucien Febvre, elle doit peut-être même au contraire nous encourager – à travailler encore davantage. Elle ne désespérera d’ailleurs que les historiens qui ne croient pas aux mythes.
Notes de bas de page
1 P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Seuil, 1983.
2 P. Veyne, « Foucault révolutionne l’histoire » dans Id., Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1979 [1978].
3 M. Foucault, « Nietzche, la généalogie, l’histoire », dans Id., Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 2001 [1971].
4 Ibid., p. 1007.
5 Ibid., p. 1008.
6 Ibid., p. 1007.
7 Ibid.
8 Cité dans F. Hartog, Le xixe siècle et l’histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Paris, Seuil, 2001 [1988], p. 87.
9 C. Nicolet, La Fabrique d’une nation. La France entre Rome et les Germains, Paris, Perrin, 2003, p. 209 et suiv.
10 N. D. Fustel de Coulanges, Leçons à l’impératrice sur les origines de la civilisation française, Reims, Éditions de l’Infini, 2010 [1870], p. 93-94.
11 A. Geffroy, « Les conquêtes germaniques. L’école romaniste et la théorie des races », Revue des Deux-Mondes, juillet-août 1873, p. 305.
12 Ibid., p. 306.
13 Ibid.
14 Jean-Baptiste Dubos, Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, Paris, Osmont, 1734.
15 Comte de Montlosier, De la monarchie française depuis son établissement jusqu’à nos jours, Paris, Nicolle, 1814, t. 1, p. 99.
16 A. Thierry, Lettres sur l’histoire de France [1827], éd. par A. Déruelle, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 69.
17 L. Febvre, « Entre l’histoire à thèse et l’histoire-manuel. Deux esquisses récents d’histoire de France : M. Benda, M. Seignobos », Revue de synthèse, 5/3, décembre 1933, p. 212.
18 F. Guizot, Du gouvernement de la France depuis la Restauration, Paris, Ladvocat, 1821, 3e éd., p. 7.
19 Sur toute cette histoire, je me permets de renvoyer à S. Venayre, Les Origines de la France. Quand les historiens racontaient la nation, Paris, Seuil, 2013.
20 M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997 [1949], p. 53.
21 J. Michelet, Histoire de France, éd. par P. Petitier et P. Viallaneix, Sainte-Marguerite-sur-mer, Éditions des Équateurs, 2008 [1869], t. 1, p. 11.
22 E. Quinet, « Philosophie de l’histoire de France », Revue des Deux-Mondes, janvier-février 1855, p. 928.
23 Ibid.
Auteur
Université Grenoble-Alpes, Laboratoire universitaire Histoire Cultures Italie Europe (Luhcie)
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Enfermements. Volume III
Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (xiiie-xxe siècle)
Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Élisabeth Lusset et al. (dir.)
2017
Se faire contemporain
Les danseurs africains à l’épreuve de la mondialisation culturelle
Altaïr Despres
2016
La décapitation de Saint Jean en marge des Évangiles
Essai d’anthropologie historique et sociale
Claudine Gauthier
2012
Enfermements. Volume I
Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle)
Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset (dir.)
2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011