Violences et émancipations
Affrontements et constructions politiques
p. 193-195
Texte intégral
Non, dit-il, entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, il n’y aura jamais d’accord durable, à moins que l’on ne considère une lutte à la corde comme un accord1.
1La troisième partie part de l’hypothèse que « la conflictualité d’une situation, quels que soient son échelle et son espace, participe à la construction de la sphère politique2 » et les conflictualités sont ici éminemment et étroitement entrelacées, des grandes guerres de l’Empire aux conflits de sujets et aux conflits avec la Saxe. On a vu les relations qu’entretenaient les séditions des contribuables – révoltes et procès – avec leur « contexte structurel » et la manière dont s’opérait la reconfiguration des relations entre groupes à la faveur des crises. Il faut maintenant déplacer la focale et examiner les ressorts internes des confrontations qui opposent les contribuables aux gouvernants, pour examiner comment le refus d’impôt est l’un des lieux où s’élaborent, pour les sujets, des droits nouveaux. Ces droits ne sont pas seulement ceux que leur confèrent ou leur concèdent les diverses autorités de l’Empire ou la coutume. Ils émergent également d’un processus de reconquête permanente.
2 Ce sont donc les modalités de la « lutte à la corde » que la troisième partie se propose d’explorer. La métaphore dit, par excellence, le caractère d’interaction de l’exercice du pouvoir. Si l’on convient avec Michel Foucault, et comme la deuxième partie s’est employée à le démontrer, que le pouvoir n’est pas une prérogative que l’on pourrait assigner à un lieu, à un « haut » ou à un « bas3 », qu’il est éminemment relationnel et fondé sur les réciprocités et les dépendances qui sont au cœur même des relations sociales, on voit bien que le présupposé de l’historiographie des années 1930, qui considérait comme allant de soi que la force motrice de la construction du pouvoir était l’« élément du pouvoir », commettait une erreur révélatrice de sa posture4.
3De nouveau, l’impôt d’Empire nous met au cœur de ces relations, car il s’y proclame le lien social et politique qui unit gouvernants et gouvernés : la répartition des prérogatives entre l’empereur, l’Empire, le cercle, le « territoire » et les sujets de ce dernier, la définition de la place de chacun dans le monde social, mais également la coercition, voire la violence qui fondent l’autorité politique. L’impôt d’Empire, à cette échelle-là aussi, met en lumière allégeances et dépendances, soumissions et dominations. Mais, si les termes dans lesquels ces relations se disent – obéissance (Gehorsam) et fidélité (Treue), devoir (Schuldigkeit) et obligation (Obliegenheit) – sont les mêmes que ceux qui disent le lien qui relie les seigneurs, comtes et princes à l’Empire et à l’empereur ou à l’électeur de Saxe, il ne faut pas s’y tromper : être sujet, être vassal, être redevable n’ont pas la même signification dans tous les univers sociaux5. Consentir à l’impôt n’est plus ici le support d’une fidélité qui est le lieu où se proclame la supériorité sociale. Bien au contraire, il s’y dit la soumission, la redevabilité inconditionnelle, la dépendance et l’infériorité. Au sein même du groupe des contribuables, ces notions varient d’un monde à l’autre et il faut également déconstruire le syntagme figé « les sujets » tel qu’on le trouve dans la documentation, source d’une fausse impression d’homogénéité. Les formes de la protestation varient fortement selon que le pays est pourvu, ou non, d’une assemblée d’états et selon les ordres qui y sont représentés. Pourtant, si divisé soit-il, ce groupe élabore dans la confrontation avec les gouvernants des formes partielles et temporaires d’unification. La fiscalité d’Empire est autant un instrument de coercition pour les autorités qu’un vecteur de protestation pour les contribuables, si bien qu’il s’instaure dans le jeu de ces menaces réciproques une forme d’équilibre de la terreur qui contribue à façonner l’ordinaire des relations de pouvoir : quand bien même cette terreur est, des deux côtés, actualisée avec parcimonie, elle pèse de manière récurrente à travers la possibilité perpétuelle de sa mise en œuvre.
4Le chapitre 5 examine la manière dont la fiscalité d’Empire est employée par les gouvernants pour maintenir l’ordre social et politique par l’exercice régulier de la terreur. Les procédures de recouvrement militaire de l’impôt prennent, en effet, bien souvent les traits de véritables expéditions militaires intérieures et révèlent un pouvoir qui repose sur le besoin régulier de se manifester comme force pure. Le chapitre 6 déplace le point d’observation vers les logiques internes de l’action collective, afin de comprendre comment révoltes et procès, indépendamment de leur réussite ou de leur échec, sont les lieux d’une autonomisation des contribuables, et comment s’y créent des formes propres de pouvoir. Le chapitre 7 analyse pour finir les revendications portées par ces séditions : le refus d’impôt y apparaît comme une lutte perpétuelle pour la redéfinition du pouvoir politique et de la sujétion.
Notes de bas de page
1 D. H. Lawrence, Lady Chatterley, Paris, Éditions des deux-rives, 1947, p. 152.
2 L. Bourquin, P. Hamon (dir.), La politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 7.
3 Voir également P. Bourdieu, Sur l’État…, op. cit., p. 210.
4 W. Schlesinger, Die Entstehung…, op. cit., en particulier p. xiv : « Il va de soi que, dans une interrogation sur l’émergence du pouvoir territorial [Landesherrschaft], l’élément du pouvoir [das herrschaftliche Element] doit apparaître au tout premier plan » ; plus loin (p. 9), lorsqu’il évoque le fait que pour comprendre la naissance de l’État, il faut s’attacher à comprendre le « peuple », il bifurque immédiatement vers une conception restrictive de ce « peuple » en précisant que « naturellement, il faut porter son attention tout particulièrement sur la noblesse, en tant que couche dirigeante ». Au-delà du fait que ces deux propositions ne sont pas autrement justifiées que par une prétendue évidence (« il va de soi », « naturellement ») en raison du caractère apparemment tautologique de l’assertion, l’idée selon laquelle le pouvoir ne se comprend que, ou se comprend mieux, en partant de ceux qui le détiennent et l’exercent, nous paraît fortement sujette à caution, comme l’a justement montré l’historiographie allemande récente (voir W. Blockmans, A. Holenstein, J. Mathieu [dir.], Empowering Interactions…, op. cit.).
5 Cf. l’analyse par Gadi Algazi de ces « réciprocités feintes », G. Algazi, « Feigned Reciprocities… », art. cité, et par James C. Scott des systèmes « dyadiques » : « Toutes les descriptions officielles de la féodalité, de l’esclavage, de la servitude, des systèmes de castes ainsi que des innombrables structures de clientélisme décrites par les anthropologues prétendent être fondées sur un réseau de réciprocités dyadiques […] toujours articulées sur une base verticale », J. C. Scott, La domination…, op. cit., p. 76.
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