Conflits et constructions des pouvoirs
p. 119-121
Texte intégral
Chaque champ de domination peut être pensé comme un réseau d’hommes ou de groupes humains interdépendants agissant dans un sens déterminé les uns avec les autres ou les uns contre les autres1.
1La deuxième partie analyse la manière dont, en se saisissant de l’impôt d’Empire, l’ensemble des agents concernés contribuent à façonner et à définir ces entités singulières, et s’efforce donc de retracer l’écheveau de conflits qui caractérise les trois espaces. Par l’ensemble des enjeux qu’elle sédimente – la proclamation publique du statut et le rang social, la distinction par le paiement ou par l’exemption, l’allégeance qui se dit dans le versement de l’impôt, la nature du pouvoir exercé – et en raison de sa nature éminemment discriminante et définissante, la fiscalité d’Empire est un lieu de cristallisation des antagonismes en même temps qu’un révélateur puissant. Contestée en permanence par le double front, parfois coalisé, de l’électeur de Saxe et des contribuables, la nature du pouvoir exercé par les seigneurs, comtes et princes d’Empire est en perpétuelle réélaboration. Ces heurts créent un tissu de conflits entrelacés et les stratégies d’affirmation sociale et politique à l’appui de la fiscalité impériale qui ont été analysées en première partie ne prennent sens que si on les réinscrit dans une configuration plus vaste. Sans perdre entièrement de vue la construction spatiale qui était au cœur de la première partie, l’élaboration du pouvoir est désormais envisagée principalement à partir des antagonismes et des luttes de définition. Car ces conflits ne sont pas seulement des entraves à un processus de construction qui demeurerait pensé comme émanant exclusivement « d’en haut » : tout au contraire, ils sont l’un des lieux propres et l’une des forces motrices de l’élaboration du « pouvoir ».
Interdépendances, conflits et construction du pouvoir
2L’espace politique du Saint-Empire est dépourvu d’une autorité transcendante susceptible d’établir des verdicts définitifs, et c’est pourquoi prévaut une forme de concurrence normative de tous contre tous, à armes inégales, pour imposer définitions et normes2. Cette lutte perpétuelle, liée à l’absence de monopole de la violence symbolique, débouche sur un ensemble de conflits, d’efforts et de tactiques pour la définition des prérogatives, mais aussi sur des formes d’indéfinition permanentes. Aussi bien à l’échelle de l’Empire tout entier qu’à celle des trois Maisons, les compétences sont, chaque fois, partagées – ou, plus précisément encore : disputées. Si l’on veut transférer à la situation impériale la métaphore du marché économique, employée par Norbert Elias et à sa suite par Pierre Bourdieu, pour décrire le processus de monopolisation du pouvoir qui rend possible la construction de l’État, l’Empire s’apparenterait alors à un espace de libre-concurrence réglée, dans laquelle les parties en présence s’affrontent à armes inégales3. Corollairement, la « construction des pouvoirs » ne doit pas être entendue ici comme un processus doté d’une fin et qui serait, à un moment, achevé et réalisé, mais bien plutôt comme un mécanisme permanent d’interactions conflictuelles.
3Il faut donc saisir le maillage des relations sociales enchevêtrées, mais non point s’en tenir au constat de la complexité : encore faut-il rendre raison de l’ordre qui gît sous l’apparent chaos ainsi que des intérêts antagoniques ou convergents qui président à son maintien. La configuration se perpétue en se renouvelant, au-delà des individualités qui la constituent : c’est aussi là le sens et la fonction d’un travail sur le temps long. En réintroduisant de la diachronie, on peut faire surgir une périodisation qui souligne les concomitances et les corrélations entre les différents ordres de conflictualités, ainsi que les coopérations qui se nouent à la faveur de ces conflits, pour restituer l’écheveau complexe de ces mondes sociaux entrelacés à différentes échelles, et pour appréhender la manière dont cette configuration se maintient, dans l’instabilité relative et le mouvement.
Afin d’éviter toute essentialisation inadéquate, précisons d’emblée que les catégories qui servent à désigner ces agents et groupes d’agents sont elles-mêmes des simplifications, qu’il faut un instant déconstruire. La catégorie « électeur de Saxe », telle que nous l’avons employée jusqu’ici, représente une approximation ; elle ne désigne pas nécessairement réellement la personne même de l’électeur, mais peut aussi bien renvoyer à ses administrateurs, à ses juristes, ainsi qu’à divers autres intermédiaires agissant pour son compte ou en son nom. Inversement, la personne physique qu’est l’électeur de Saxe peut agir en tant qu’électeur, mais aussi en tant que prince convoquant du cercle, roi de Pologne, suzerain des seigneurs, princes et comtes, ou encore, jouer sur la multitude et l’ubiquïté de ces positions. Il en va de même pour les « contribuables », qui représentent un groupe d’agents extrêmement hétérogène, que l’obligation fiscale n’unifie que très partiellement. De même encore pour l’« Empire » et pour l’« empereur », qui incluent des groupes d’agents très spécifiques – les tribunaux en tant qu’institutions, mais aussi leur personnel, l’empereur, son administration, la Diète d’Empire en tant qu’institution, mais également ceux qui la fréquentent effectivement, etc. L’ambition est donc d’essayer de saisir qui agit, en quel nom, dans quel sens, avec et contre qui et, à partir de là, de comprendre comment un certain ordre se construit et se maintient sur la base de ces interactions conflictuelles.
4Le troisième chapitre est consacré à l’incidence des conflits avec l’« électeur de Saxe » et avec ceux qui agissent ou écrivent en son nom, sur les structures et la définition du pouvoir des seigneurs, princes et comtes : ces conflits permanents révèlent des pouvoirs qui ne sont jamais définitivement définis. Il s’y révèle une chronologie étroitement corrélée à la scène impériale et européenne, aux grandes guerres et aux rapports de force géopolitiques globaux. Le quatrième chapitre restitue les interventions des contribuables – en soulignant leurs liens avec le réseau de conflits analysé au chapitre trois : par la révolte ou le procès, par la mobilisation de juridictions à tous les niveaux et dans tous les espaces (Empire, Bohême, Saxe et juridictions internes aux « territoires »), les sujets font rejouer ces conflits de définition. Ces contestations sont également chaque fois dépendantes d’un contexte européen, impérial, régional et local singulier. En analysant ce double réseau de conflits de façon diachronique, ces deux chapitres doivent mettre au jour non seulement l’intrication des deux ordres de conflits, mais encore la déconstruction et la reconstruction permanentes du pouvoir par le conflit et, sous les oscillations, la permanence de la « configuration sociale » globale.
Notes de bas de page
1 N. Elias, La société de cour, op. cit., p. 118. Pour l’analyse de la notion de configuration, cf. supra, introduction.
2 Sur le fait que le pouvoir de définir est déjà en partie un pouvoir de faire exister, voir P. Bourdieu, « Espace social et genèse des “classes” », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984, p. 3-14 et infra, introduction au chapitre 5.
3 Cf. N. Elias, La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975, qui impute l’absence de processus de monopolisation dans l’Empire germanique avant tout à son étendue : « Il aurait fallu, dans l’Empire germanique, une puissance territoriale bien plus grande qu’en France ou en Angleterre pour contenir les forces centrifuges et en faire une structure unitaire. […] L’ordre de grandeur dans le cadre duquel se déroulent certains processus sociaux est un élément qu’il y a lieu de ne pas négliger », p. 12 et 19-20 pour la comparaison de l’étendue des possessions.
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