Chapitre 2. Répartir et lever l’impôt : les espaces fragmentés des « territoires »
p. 81-118
Texte intégral
1La fiscalité d’Empire, on l’a vu, fait fonctionner les trois pays de Reuss, Schönburg et Schwarzburg à la fois ensemble et sur une scène impériale qui est l’espace dont ils reçoivent leur signification. Ni l’espace de l’Empire, ni l’espace des territoires ne sont un donné préexistant ou un réceptacle dans lequel viendraient s’inscrire des pratiques. Ils résultent de l’agir, de la production de sens et de la perception des agents, comme de leurs interactions croisées. Symétriquement, plus on descend dans les profondeurs de ces « territoires », plus on constate que, loin de contribuer à les homogénéiser, à les centraliser ou à rationaliser leur administration, la levée des impôts d’Empire renforce chaque fois leur tendance à l’éclatement : contrairement donc à l’idée qui prévaut dans l’historiographie, le choix d’une imposition dite « matriculaire », qui laisse les états d’Empire libres du choix de l’assiette et de la répartition de l’impôt, ne contribue à renforcer ni l’étaticité, ni la « territorialité » de ces pouvoirs1. À cette échelle non plus point de chemin institutionnel fixe ou clair, mais bien plutôt, un tâtonnement permanent et un ajustement pragmatique aux circonstances. Qui plus est, l’analyse de la levée des impôts d’Empire à l’échelle locale révèle un pouvoir conçu de manière éminemment personnelle. L’impôt ne construit pas ici d’État territorial – ni même de « territoire », au sens où l’entend ordinairement l’historiographie allemande2.
2Si on observe la manière dont l’espace du pouvoir se construit par l’impôt, à l’intérieur des pays gouvernés par les seigneurs, princes et comtes des trois Maisons, on constate une double logique de fragmentation et d’enchevêtrement d’un côté, et de maintien permanent de l’illisibilité de l’autre. Mais, pour éloignées qu’elles soient de l’administration « rationnelle en finalité3 » et bureaucratique de l’État dit moderne, les caractéristiques de ces formations territoriales ne sont pas une aberration. Elles ont un sens et sont moins à imputer à une incapacité des gouvernants qu’aux priorités assignées à l’exercice du pouvoir. Les multiples répartitions de l’impôt dans le territoire et les modalités de sa levée font, en effet, apparaître une certaine vision de l’autorité politique, de sa spatialité, de son organisation administrative et des buts qu’elle s’assigne – à deux niveaux principaux : celui des « Maisons communes » tout d’abord, assez nettement identifiables sur la scène impériale, mais qui semblent ici se dissoudre dans la multiplicité des branches régnantes, où chacune paraît dotée d’une autonomie presque totale. Au demeurant, cette organisation est pour beaucoup dans le refus – parfois explicite – de l’homogénéisation territoriale. D’autre part, lever l’impôt sur les sujets contribue également à faire exister les différences et à renforcer les inégalités spatiales et sociales entre les lieux, les groupes et les personnes : l’impôt étant affaire de position juridique, politique et sociale, il s’ajuste sur la diversité des statuts et des rangs, les renforce et les rend patents.
Répartitions de l’impôt et logiques spatiales : branches, pays, portions, fiefs et seigneuries
3La levée des impôts d’Empire requiert chaque fois une répartition entre les différentes branches régnantes du montant total assigné à la Maison. Ces répartitions révèlent l’extrême entrelacement des fondements réels et personnels du pouvoir, que la fiscalité d’Empire, loin d’atténuer, souligne et entérine. Il en va de même de la faiblesse des structures d’administration communes : répartition et administration des deniers collectés ne suscitent que marginalement et ponctuellement l’émergence d’un personnel spécialisé, et les pratiques font apparaître le souci de chaque branche régnante de faire valoir ses intérêts propres, sans toujours d’égard pour le prestige de la « Maison commune » que l’on a vu si souvent invoqué au chapitre précédent.
4Il n’existe presque aucune historiographie récente consacrée spécifiquement aux formes politiques et institutionnelles du pouvoir chez les seigneurs et comtes d’Empire et, depuis la première moitié du xxe siècle et les grandes controverses sur les origines de la supériorité territoriale (Landeshoheit), la question a été sensiblement délaissée4. Chacun de ces trois ensembles territoriaux est gouverné à la fois collectivement, à une échelle « centrale » – qui, selon les cas, peut être mono- ou polycentrique –, et individuellement, par chaque membre régnant de la Maison, dans les bailliages et « portions » sur lesquels il a juridiction. Les nombreux partages territoriaux, renforcés par l’introduction tardive de la primogéniture5, entraînent des évolutions complexes du territoire et de l’appareil administratif, qui doivent s’ajuster à ces remaniements incessants6. Les historiens n’ont eu de cesse de s’étonner face à ces formes d’administration qu’ils ne pouvaient subsumer ni sous la catégorie de la simple seigneurie, ni sous celle de l’État moderne, et presque tous en ont tiré la conclusion d’une inadaptation de ces territoires à leur époque7. Il faut donc se garder de brandir des bannières épistémologiques qui font écran à leur compréhension ou de les mesurer à l’aune de ce qu’ils ne sont évidemment pas, pour leur reprocher ensuite de ne pas correspondre à ces catégories créées en dehors d’eux : c’est en décrivant leur fonctionnemment que l’on est à même d’en expliquer les ressorts et les raisons d’être.
L’espace des territoires est ainsi organisé selon plusieurs logiques : la première est une logique personnelle – et déterminée par les branches et princes régnants de chaque Maison ; à cela s’ajoute une logique féodale, qui est ici absolument cruciale – le statut des terres à titre de fief et le suzerain dont elles relèvent et qui détermine partiellement le fait de payer, ou non, des impôts d’Empire ; une logique administrative – l’organisation en bailliages et seigneuries ; et enfin, une logique que l’on peut dire coutumière – l’organisation en villes et en villages. Mais ces logiques s’entrelacent : un même village peut relever de suzerainetés différentes, comme il peut ne relever d’aucun bailliage ou de plusieurs ; un même bailliage ou une même seigneurie peuvent relever de suzerainetés différentes, etc. Enfin, il existe plusieurs manière de relever d’une juridiction : le lien peut être financier (et à l’intérieur de cette catégorie, il peut être fiscal, dîmal ou seigneurial8), administratif, judiciaire ou encore religieux. Ces différentes logiques peuvent en outre entrer en discordance et les différents ordres d’appartenance ne se recouvrent pas nécessairement, d’où une extrême complexité, encore accrue par le fait que ces configurations ne sont pas stables dans le temps.
Les Schönburg : une Maison, neuf seigneuries, deux types de fiefs
5Les Schönburg présentent la situation la plus simple : la Maison n’est pas divisée en branches, mais seulement entre un nombre fluctuant de seigneurs, puis comtes régnants : la primogéniture n’a ici jamais été instaurée. Le « territoire » est constitué de neuf seigneuries, mais l’impôt d’Empire n’est levé que sur les cinq arrière-fiefs de Bohême (Glauchau, Waldenburg, Lichtenstein, Hartenstein et Stein, appelés après 1740 « seigneuries de recès ») et non sur les quatre fiefs saxons (Penig, Remse, dit aussi Remissau, Rochsburg et Wechselburg). Ces derniers dépendent à la fois politiquement et féodalement de la Saxe, au territoire de laquelle ils sont incorporés : ils sont soumis à sa fiscalité et les Schönburg y sont de simples seigneurs fonciers (Grundherren). Le clivage entre les deux types de fiefs constitue ici une césure particulièrement forte. Toutefois, il existe de nombreux villages et villes « de juridiction mélangée » (von vermengter Gerichtsbarkeit), dont les frontières passent au beau milieu des communautés, rendant difficile toute entreprise de cartographie9. Cette difficulté même est cependant révélatrice, car elle souligne combien le pouvoir est conçu et pratiqué de manière plus personnelle que réelle.
6La fiscalité d’Empire révèle donc un premier clivage spatial fort, fondé sur la qualité des fiefs, quoiqu’un même seigneur ou comte régnant puisse détenir des terres de l’une et l’autre qualité. L’administration de la fiscalité d’Empire est généralement prise en charge par l’unique institution centrale des pays Schönburg qu’est la régence commune (Gesamtregierung) de Glauchau10. Toutes les décisions y sont prises par consensus, sur la base d’une double procédure : une correspondance entre seigneurs et des conférences épisodiques entre leurs représentants qui sont, pour la plupart, des officiers de leurs seigneuries. À la régence est donc dévolue une simple fonction d’exécution de décisions prises ailleurs de façon collégiale.
En 1663, lorsque le cercle réclame aux Schönburg des troupes d’hommes en armes au titre des mois romains contre les Turcs, c’est celui des seigneurs régnants qui a la présidence de la régence, Gottfried Ernst, qui prend l’initiative de charger le secrétaire de la régence commune de répartir un impôt dans les seigneuries, « parce que cela prendrait trop de temps si l’on devait décider lors d’un rassemblement combien [d’impôts] il faut lever dans les seigneuries11 ». La répartition est donc opérée ici sur la demande de l’aîné, par le secrétaire de la régence commune, de façon relativement centralisée. Cependant, Gottfried Ernst prend soin de s’excuser d’avoir pris l’initiative de la décision en invoquant l’imminence d’un péril (le summum in mora periculum) – révélant combien cela ne va pas de soi. Les seigneurs envoient leurs représentants à la régence centrale de Glauchau trois semaines plus tard, le 23 octobre. Ils décident la levée de deux impôts à trois deniers dans les bailliages, dont le produit doit ensuite être reversé à la régence commune afin de couvrir les frais des troupes qui seront donc levées collectivement12. Mais cette décision commune suscite l’opposition du même Gottfried Ernst, qui avait proposé le 3 octobre que les troupes soient levées bailliage par bailliage et non de manière centralisée13. Il a lui-même déjà engagé des dépenses pour lever des hommes dans sa seigneurie de Glauchau et réclame donc, si la troupe est levée de façon centrale, la soustraction des dépenses qu’il a effectuées14.
7Cet exemple révèle l’autonomie de chaque seigneur régnant dans la levée des impôts d’Empire, mais également le tâtonnement institutionnel qui y préside : trop extraordinaires pour susciter une administration propre et des habitudes ancrées, ils entraînent des hésitations, dans un cadre institutionnel déjà complexe, où les décisions prennent du temps. En tout état de cause, les Schönburg n’ont pas de personnel particulier spécialisé dans la fiscalité d’Empire : les décisions se prennent collectivement entre seigneurs régnants à l’occasion de chaque impôt réclamé par l’Empire, et les personnes chargées d’opérer la répartition et la levée sont chaque fois investies de leurs fonctions ad hoc. À tout le moins, le type d’impôt et son assiette sont ici uniformes dans l’ensemble des fiefs de Bohême : il s’agit d’un impôt foncier, de deux échéances à trois deniers, réparti par soixantaines (Schocke), sur le même pied que l’impôt ordinaire15.
8La Maison Schönburg, qui est la plus faible, la plus menacée de médiatisation et celle qui présente le plus de conflits avec les sujets, apparaît aussi – mais peut-être n’y a-t-il là qu’un défaut des sources – comme la moins divisée par les questions de fiscalité. Dans les deux autres Maisons, la division en branches régnantes autonomes pourvues chacune de leurs institutions propres accroît la complexité des décisions, des circuits et des dissensions.
Les Schwarzburg : deux branches, deux espaces, quatre « portions »
9Divisée en deux branches, Rudolstadt et Sondershausen, la Maison Schwarzburg est aussi divisée en deux ensembles territoriaux nettement distincts, la seigneurie supérieure (Oberherrschaft) et la seigneurie inférieure (Unterherrschaft), distantes l’une de l’autre d’environ six lieues, de sorte que deux grands principes d’organisation prévalent sur tous les autres : l’un, spatial, qui distingue entre les deux ensembles de territoires16 ; l’autre, personnel, qui distingue entre les deux branches, pour lesquelles les contemporains utilisent aussi le terme de « Maison ». Mais chacune des deux Maisons (Schwarzburg-Rudolstadt et Schwarzburg-Sondershausen) gouverne des terres situées dans chacun des deux ensembles spatiaux (Ober- et Unterherrschaft). Cela crée donc quatre « portions », dotées chacune de leur chancellerie (Kanzlei), appelée plus tard régence (Regierung) et de leur administration financière propre, à Rudolstadt, Arnstadt, Franckenhausen et Sondershausen17. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, l’administration se compose principalement de ces quatre régences, et de quatre consistoires, quatre collèges de la Chambre (Kammerkollegium), à quoi il faut ajouter deux collèges du Conseil privé (Geheime Ratskollegien). Les affaires communes à l’ensemble de la Maison Schwarzburg, soit celles qui concernent le cercle ou l’Empire, ne disposent pas d’institution propre et se résument à la création, en 1694, d’un « conseiller commun », rétribué par les deux branches de la Maison18. Il existe, parallèlement, quatre Diètes territoriales (Landtage), une pour chaque portion de territoire, mais sur la période qui nous concerne, seule celle de Rudolstadt est encore réunie19. Les pays Schwarzburg constituent donc un ensemble de terres marqué par une bi- voire une quadruple polarisation entre Rudolstadt et Sondershausen, Arnstadt et Franckenhausen20. C’est seulement au début du xviiie siècle, lorsque est instituée la primogéniture, que l’ensemble territorial se stabilise quelque peu. Enfin ces terres relèvent de près de dix suzerains différents21.
10La situation – deux branches régnantes, quatre « portions » de territoire chacune pourvue d’une régence, dix suzerains – entraîne ici une plus grande complexité des sous-répartitions de l’impôt. Chacune des deux branches principales, Schwarzburg-Rudolstadt et Schwarzburg-Sondershausen, est inscrite séparément dans la matricule d’Empire, à hauteur de 100 florins chacune par mois romain22. Au sein de la branche Schwarzburg-Rudolstadt, Franckenhausen contribue à hauteur du tiers, tandis que Rudolstadt contribue pour les deux tiers restant (fig. 4). Au sein de la branche Schwarzburg-Sondershausen, Sondershausen contribue à hauteur d’un tiers (33 %), Ebeleben et Arnstadt de deux tiers (respectivement 27 % et 40 %23).
Fig. 4. Répartition des contributions matriculaires de la Maison Schwarzburg en florins (fl.) pour un mois romain

11Les chancelleries des quatre ensembles « communiquent » (communiciren) en permanence, mais chacune des quatre régences « communique » aussi directement avec chacune des deux branches de la Maison Reuss : il se dégage ainsi de nouveau l’impression d’une autonomie de chaque portion de territoire vis-à-vis de l’ensemble. Les moments où l’on peut saisir la « Maison » dans son ensemble s’avèrent en dernier lieu davantage l’exception que la règle, comme dans le compte commun imprimé en 171624, élaboré sur demande de l’administration impériale, qui retrace l’ensemble des paiements effectués depuis 1703 par la « Maison commune » – mais encore faut-il souligner que préside à l’organisation de ce texte une tripartition entre Sondershausen, Rudolstadt et Arnstadt : Franckenhausen n’apparaît pas, car la branche Rudolstadt est alors gouvernée d’une seule main, si bien que l’organisation par membres régnants effectifs prend ainsi le pas sur toute autre logique25. Même dans un document qui se proclame « Comptabilité de l’ensemble de la Maison princière Schwarzburg » persiste donc une division par branches régnantes, qui sont comme l’atome indivisible à partir duquel on pense le « territoire » – lequel se résume ici à une somme totale. Ce document révèle en outre que chaque prince régnant reçoit une quittance séparée, et que l’argent a été versé chaque fois séparément, à une date différente, à des intermédiaires différents : Sondershausen a versé en sept fois, de même qu’Arnstadt, mais à des dates différentes, et Rudolstadt en douze fois. Chaque branche demeure libre d’être en avance ou en retard, sauf dans les moments cruciaux où s’élabore une stratégie commune26. Le plus souvent, l’argent n’est pas rassemblé en un lieu particulier du territoire avant d’être reversé à l’Empire, et l’unique point de ralliement de l’ensemble des affaires financières est constitué par la banque Pflüger, à Nuremberg, hors du « territoire27 ». Si la fiscalité d’Empire est le vecteur d’une stratégie de la « Maison commune » dans son ensemble, c’est bien avant tout sur la scène impériale : elle ne correspond pas à une échelle interne de fonctionnement en termes de fiscalité.
Les Reuss : deux branches, dix comtes
Comment imaginer […], vu l’ampleur du désordre, qu’on eût pu jamais s’accorder sur des frontières exactes28 ?
12La Maison Reuss est, sans aucun doute, celle des trois qui connaît les plus fortes divisions. Séparée en deux branches, aînée et cadette, elle est soumise à l’action permanente de tendances centripètes et centrifuges. L’institution d’un « conseiller commun » en charge des affaires de l’ensemble de la Maison procède de cette logique centripète. Mais les nombreuses divisions territoriales et dynastiques entraînent, en sens inverse, une fragmentation extrême entre branches régnantes, qui ne se stabilise que très tardivement. L’ensemble des terres est ici aussi divisé en deux parties géographiquement distinctes : la seigneurie de Gera, au nord, est séparée d’environ six lieues des autres terres (les principales sont : Greiz, Lobenstein, Burgk, Saalburg et Schleiz), ces dernières constituant un espace presque d’un seul tenant29. Au plan féodal, la situation est plus simple, puisque à peu de choses près, l’ensemble des terres, jadis sous suzeraineté saxonne, est passé après la guerre de Smalkalde, en 1562, sous la suzeraineté Bohême, devenant arrière-fief de la couronne de Bohême30. Les droits régaliens exercés par les Reuss sur ces terres – la supériorité territoriale, mais aussi la régale sur les mines et la monnaie – sont donc tenus indirectement de l’empereur31. À cette logique féodale plus simple se surimpose pourtant une logique dynastique extrêmement complexe.
13La branche aînée de la Maison Reuss a juridiction sur les seigneuries de Greiz, Burgk, Rothental et Dölau ; la branche cadette, sur celles de Gera, Schleiz et Lobenstein. Mais cela n’exclut pas de nombreuses subdivisions, en particulier dans la seconde moitié du xviie siècle, où chaque partage successoral débouche sur une nouvelle distribution des terres32. La branche aînée se subdivise ainsi en cinq : Obergreiz et Dölau (1694 – 1698) d’un côté, Untergreiz, Burgk (1668 – 1697) et Rotenthal (1668-1698) de l’autre. Ces deux dernières sont réunies à Untergreiz, et Dölau à Obergreiz, après leur extinction. On en revient donc en 1697-1698 à une division simple au sein de la branche aînée, entre Obergreiz et Untergreiz.
14La branche cadette, après avoir été régie d’une seule main dans la première moitié du xviie siècle, doit partager les terres entre quatre fils, de sorte que naissent quatre branches : Gera, Schleiz, Lobenstein et Saalburg. Cette dernière s’éteint en 1666. Gera et Schleiz perdurent de manière autonome. En revanche, Lobenstein est partagée en 1678 entre les branches Hirschberg – qui s’éteint en 1711 –, Lobenstein et Ebersdorf. À partir de 1693, il faut ajouter la seigneurie apanagée de Köstritz (Paragiatherrschaft), qui cependant ne dispose pas de la supériorité territoriale.
15À la fin du xviie siècle, on ne compte donc pas moins de dix branches régnantes dans la Maison Reuss et ni la conclusion, en 1668, d’un « pacte familial33 » (Geschlechtspakt) ni l’instauration, en 1690, de la primogéniture mâle ne permettent de freiner la tendance à l’émiettement. À partir de 1768, avec l’extinction d’Untergreiz, la branche aînée est tenue d’une seule main, tandis que la branche cadette comprend quatre branches (Gera, Schleiz, Lobenstein, Ebersdorf34). Au total, la branche aînée a juridiction sur cinq seigneuries ou bailliages, les principales résidences étant Greiz et Burgk ; la branche cadette, sur sept seigneuries et bailliages, dont les principales résidences sont Gera, Schleiz, Lobenstein et Ebersdorf.
Il n’est donc pas possible de retracer dans le détail l’histoire des juridictions que chaque branche a exercées à chaque époque sur chaque terre, tant les reconfigurations sont nombreuses, et puisque à chaque nouveau partage sont redistribués les droits et les prérogatives exercés par chacun des princes régnants. Pasold conclut ainsi :
C’est dans la seigneurie de Greiz qu’on est allé le plus loin avec la superposition désordonnée de morceaux épars du domaine. On a ici l’impression qu’on a laissé à chaque seigneur un coin du domaine, sans plan, sans tenir compte des appartenances géographiques, en prenant à peine en considération les réalités économiques. Ce que Kaffenberger dit du secteur urbain peut être étendu à tout le pays : « La Greiz ancienne est un exemple typique de l’État allemand lilliputien »35.
16Point n’est besoin de souligner ici une fois de plus l’incompréhension, voire le dégoût qu’inspire, au début des années 1930, un tel modèle de pouvoir, rabattu automatiquement sur une anarchie irrationnelle, préoccupante et dépourvue de sens.
17Or, précisément, et quoiqu’elle ne poursuive pas la finalité que Pasold semble implicitement présupposer comme la seule valable pour un système de pouvoir – une homogénéité au service de l’efficacité –, cette organisation a bel et bien une fonction, voire une forme de rationalité, sinon du point de vue d’un pouvoir territorialisé et fondé sur l’économie de moyens, l’homogénéisation et la modernisation, du moins parce qu’elle correspond à une fonction du pouvoir et aux besoins d’affirmation sociale des gouvernants, à une logique de l’honneur et à l’idée qu’ils se font de la nature de leur propre pouvoir36.
On retrouve pour le reste la même armature institutionnelle que dans les deux autres pays. Les comtes régnants de la branche cadette chargent de leurs affaires de gouvernement la régence commune de Gera, tandis que les affaires militaires sont traitées par un Directoire à la guerre (Kriegsdirektorium), lui aussi à Gera. Dans la branche aînée, le traitement des affaires communes ne suscite pas d’administration propre, de sorte qu’il est beaucoup plus malaisé d’en faire l’histoire et qu’à cet égard les sources manquent. C’est en 1768 seulement, lorsque les seigneuries de Ober- et Untergreiz sont réunies dans une seule main, qu’est créée une régence commune à Greiz. Mais il existe aussi une structure propre à l’ensemble de la Maison. Après l’instauration de la primogéniture mâle en 1690 dans les deux branches, les comtes de Reuss reçoivent collectivement leur inféodation, administrent ensemble les mines, les douanes, péages, l’entretien des routes, ainsi que les dettes communes : gains et pertes sont ainsi partagés et les officiers en charge de ces administrations sont rétribués sur une caisse commune37. Cela entraîne l’émergence d’un « directoire commun », dirigé par l’aîné des deux branches et secondé par l’aîné de l’autre branche, ainsi que la création d’un « directoire de guerre » sur le modèle de celui qui existait pour la branche cadette38. La Maison Reuss est l’exemple le plus frappant d’une dialectique jamais résolue de l’unité et de la diffraction, du centrifuge et du centripète.
Fig. 5-1. Quelques exemples de répartitions de l’impôt d’Empire chez les Reuss

Source : d’après HStAG, Hausarchiv Schleiz, 896 et 908, et Gemeinschaftliche Regierung Gera, PP – I – Nr. 10 (ex. 1713-1735).
Fig. 5-2. Part de chaque seigneurie dans le montant de la branche aînée (ex. 1694)

Fig. 5-3. Part de chaque seigneurie dans le montant de la branche cadette, après 1711 (ex. 1716)

18Ces répartitions, bien que systématiquement qualifiées de « coutumières » par les administrateurs, sont susceptibles de varier en fonction des circonstances. Elles révèlent en tout cas une conception du pouvoir où fondements personnels et réels sont étroitement intriqués.
19Comme chez les Schwarzburg, en décembre 1716, le chancelier commun Johann Samuel Brunner établit une « spécification » de tous les impôts consentis et payés depuis 170739. Comme chez les Schwarzburg, la spécification – qui, ici, n’est pas imprimée – révèle l’autonomie des différentes branches dans le paiement des impôts : il en ressort qu’Ebersdorf et Lobenstein ont des impayés, tandis que la plupart des autres branches ont acquitté leur dû. Cette spécification répond aussi à une demande de précision de Schleiz, qui, le 13 novembre, avait réclamé qu’au lieu d’un compte commun, « chaque impôt soit indiqué et réparti en particulier, afin que l’on puisse voir le plus vite possible dans le compte si l’on a déjà payé quelque chose ou non pour l’une ou l’autre dépense40 », révélant ainsi à la fois la difficulté à maintenir une mémoire précise des prélèvements exigés et effectués et le caractère crucial, sur le plan pratique, de la division par branches. S’il arrive qu’une branche avance, pour de petites sommes, ce qu’une autre doit41, il semble manifeste que la solidarité des différentes « portions » (Landesportion) s’arrête au seuil des questions financières. L’administration de la fiscalité d’Empire à l’échelle de la Maison commune se résume donc à la personne du conseiller commun, ici Johann Samuel Brunner.
20Mais cette tendance à payer chacun de son côté, par le biais d’intermédiaires différents, est source de tensions. La branche Obergreiz semble tout particulièrement encline à mener à bien les affaires de fiscalité d’Empire de son côté : au milieu des années 1730, Obergreiz souhaite, contrairement aux autres, verser son contingent au plus vite et s’oppose à toute tentative d’obtenir une compensation dans le cadre du régiment commun42. Fin octobre 1736, tandis que toutes les branches se résolvent à payer les 60 mois romains dus et renoncent à la compensation, Obergreiz et Schleiz ont déjà versé leurs parts. Freiesleben, chargé de transmettre l’argent au légat Keipf à Ratisbonne, doit s’excuser du caractère épisodique des versements, car les sommes arrivent au compte-gouttes, branche par branche : « [Les deniers] parviennent de façon discontinue : cela tient à la diversité des caisses43. » En 1738 encore, lorsque la Maison Reuss doit payer à Vienne 4400 florins au titre des 50 mois romains d’aide contre les Turcs, Heckenberg, représentant à Vienne de la Maison Reuss – ainsi que des Schwarzburg –, se plaint du fait que la Maison Obergreiz a fait parvenir sa part (600 florins) séparément via un autre agent, Praun, conseiller auprès du Conseil impérial aulique (Reichshofrat)44, si bien qu’il n’a pas pu obtenir de quittance globale pour la Maison. Si pour les comtes régnants, l’échelle de la responsabilité financière est individuelle, du point de vue de l’Empire, c’est bien la Maison dans son ensemble qui est l’entité de référence. Lorsqu’en 1740, 50 mois romains sont de nouveau consentis, l’ensemble des branches de la Maison s’accorde pour payer rapidement en passant par le marchand Schmiedel, à l’exception, là encore, d’Obergreiz, qui affirme :
Puisque l’on a, à Greiz, la possibilité de faire transmettre la part d’ici directement à Vienne ; on ne manquera pas de procéder de la sorte, afin que le paiement puisse réussir rapidement là-bas45.
21Or, ces années correspondent à Obergreiz à la régence du comte Heinrich XXIV (1723-1743) au nom de Heinrich XI, né en 172246. Heinrich XXIV, qui ne règne sinon que sur la seigneurie apanagée de Köstritz47, voit sans doute dans cette régence son unique occasion d’exercer les prérogatives d’un membre de l’Empire à part entière : la nécessité d’un rattrapage statutaire – et peut-être l’espoir que l’empereur élève Köstritz au rang de comté d’Empire – explique sans doute cette stratégie de distinction vis-à-vis du reste de la Maison.
Les trois Maisons fonctionnent donc différemment. Tandis que chez les Schönburg, la petitesse de la famille entraîne paradoxalement une prise en charge davantage centralisée, collective et homogène de la fiscalité impériale, les Schwarzburg et les Reuss se singularisent par la vigueur des tendances centrifuges. Dans les trois Maisons, cependant, la culture du consensus, entérinée institutionnellement par un même fonctionnement fondé sur la communication par circulaires et sur la réunion de délégués des diverses branches, peut achopper sur les velléités d’autonomie des seigneurs, princes et comtes individuels. Répartition et levée de l’impôt sur les sujets font pareillement ressortir l’entrelacement des logiques d’organisation spatiale et la contribution non négligeable de l’impôt au maintien de l’enchevêtrement.
Lever l’impôt sur les sujets : fragmentation et illisibilité
22Tandis que l’imposition par le Denier commun, abandonnée au cours du xvie siècle, impliquait une répartition commune à tout l’Empire, l’imposition matriculaire se caractérise par le fait que chaque état d’Empire est libre de déterminer selon quel pied il lève l’impôt sur ses sujets48. La fiscalité d’Empire prend donc localement des formes dont l’hétérogénéité épouse celle de la mosaïque des quelque trois cents états d’Empire – voire de chaque individu régnant et disposant du jus collectandi dans l’Empire. Bien souvent, elle s’aligne sur une fiscalité « territoriale » elle-même mouvante selon les lieux et les moments, si bien qu’il est presque impossible de systématiser les affirmations. Par conséquent, dès lors que l’on tente de la saisir non plus à partir de descriptions générales, mais du point de vue de son contenu concret et local, elle semble nous échapper.
23On est au demeurant tributaire d’une documentation inégalement répartie dans l’espace et le temps, et qui fait presque entièrement défaut chez les Reuss. Partout, l’impôt d’Empire est extrêmement difficile à différencier, localement, de l’impôt ordinaire ou territorial : on procède la plupart du temps par accumulation d’« échéances » (Termin), qui s’ajoutent à celles de l’impôt territorial, jusqu’à recouvrer – voire excéder – le montant dû à l’Empire. À l’échelle locale, les comptabilités ne font que rarement un départ clair entre les deux formes de fiscalité. L’assiette de l’impôt d’Empire et son type varient dans l’espace et le temps, mais les indices convergent pour montrer que, dans ces petits territoires, il pèse lourdement par rapport à l’impôt ordinaire et territorial. Corollairement, la fiscalité épouse et renforce la complexité spatiale, sans l’amenuiser en rien. Plutôt qu’un archaïsme ou une incapacité à rationaliser les prélèvements, il nous paraît qu’il faut voir dans cette complexité aussi bien spatiale que comptable une manière de gouverner et une fonction du pouvoir.
Assiettes, rythmes et poids de l’impôt dans la seconde moitié du xviie siècle
24L’impôt d’Empire est levé selon un système qui cumule deux fonctionnements. D’une part, un impôt par répartition : la somme à payer à l’Empire par chaque membre régnant est répartie dans ses bailliages et seigneuries selon un pied coutumier, souvent foncier, mais susceptible de modifications. D’autre part on procède, pour lever cette somme, par accumulation d’échéances dont le produit est estimé au préalable de manière très approximative, non sans de nombreux tâtonnements. L’administration fiscale locale est bien souvent prise en étau entre les difficultés concrètes de la levée sur des contribuables réticents et les injonctions au paiement émanant de Dresde et de Vienne. Enfin, ces « sous-répartitions » (Subrepartition) font apparaître une certaine image du territoire : loin de gommer leur hétérogénéité de fait, les comptes de l’impôt d’Empire soulignent la fragmentation spatiale et les particularismes locaux. Le jeu sur les reliquats et l’articulation de l’ordinaire et de l’extraordinaire permettent, enfin, de placer les contribuables dans une situation d’endettement presque permanent – une redevabilité perpétuelle qui est à la fois une manière de les rappeler à leur sujétion et de les mettre en rivalité.
• Lever l’impôt d’Empire dans la Oberherrschaft (Schwarzburg-Rudolstadt)
25À la répartition entre branches répondent en effet, chaque fois qu’un impôt d’Empire doit être levé, des sous-répartitions par seigneurie, bailliage, ville et communauté d’habitants. Dans les seigneuries de Schwarzburg-Rudolstadt, l’impôt d’Empire est levé principalement par des « impôts à échéance » (Termingelder) : le terme y désigne toute forme de contribution extraordinaire due par un individu ou une communauté, assise sur la propriété foncière ; chaque « échéance » (Termin) représente un montant fixe, défini pour chaque communauté, et seul varie le nombre des échéances réclamées49. Le nombre d’impôts à échéance est en principe fixé chaque année à la Saint-Michel par la Diète territoriale de Rudolstadt pour l’année à venir, et leur nombre est décidé en fonction des frais que le territoire doit supporter – logement des gens de guerre, mariage d’un membre de la famille régnante, mais aussi éventuel financement d’une guerre d’Empire50 : on voit bien que, quoique la fiscalité d’Empire soit théoriquement soustraite au consentement des états territoriaux, l’entrelacement de fait des prélèvements rend parfois difficile de mettre ce principe en application, et ces impôts à échéance se multiplient considérablement dans les années de guerre d’Empire. Il en va de même pour les accises et autres impôts sur la consommation, dont la hauteur et le nombre évoluent pareillement en fonction des événements impériaux.
26En lien direct avec le triplum consenti en octobre 1663 pour la guerre contre les Turcs, on décide à Rudolstadt, le 20 novembre, la levée d’un impôt sur le bétail et sur la bière ; en 1678, en raison de la guerre et alors que le nombre d’impôts à échéance est porté à 63½, est exigé parallèlement un impôt sur les tisserands et la brasserie, afin que les artisans, peu touchés par les impôts fonciers, soient mis à contribution ; en 1689, on lève une capitation presque universelle pour financer le logement des gens de guerre : elle touche les bourgeois, les paysans, les veuves, les domestiques, les apprentis, mais aussi la noblesse, les officiers et ministres des comtes, les ecclésiastiques et le personnel employé dans les mines ; seuls en sont exemptés les « pauvres » parmi les ecclésiastiques et les veuves, ainsi que les personnes de plus de 70 ans et de moins de 14 ans. On lève en 1690-1693 et en 1696-1697 des accises sur la bière, et c’est à l’occasion de la guerre de Succession d’Espagne qu’une nouvelle ordonnance sur les accises est promulguée, en 170351. On voit très bien ici que l’on procède par accumulation de divers impôts, dont le produit sert, pour tout ou partie, au financement des frais extraordinaires liés aux guerres d’Empire, ce qui ne va pas sans poser d’importants problèmes de délimitation, à l’échelle locale, entre ce qui ressortit au territorial et à l’impérial. L’assiette, le type et la répartition de ces impôts varient fortement dans le temps, dans l’espace et selon les catégories de population – davantage encore chez les Schwarzburg que dans les deux autres territoires, car les pays Schwarzburg présentent la structure fiscale la plus différenciée.
En 1662-1663, afin de lever les 30 mois romains consentis contre les Turcs, c’est l’administrateur responsable de la caisse des impôts, Johann Michael Heubel52, qui opère les répartitions53. La branche Schwarzburg-Rudolstadt doit au total 3000 florins pour l’impôt turc à l’été 1663, soit 2000 thalers, dont un tiers est dû par la Unterherrschaft Franckenhausen (1000 florins, soit 666,66 thalers) et deux tiers par la Oberherrschaft Rudolstadt (2000 florins, soit 1333,33 thalers). Mais, aux 2000 thalers dus, Heubel ajoute un certain nombre de frais – versement pour le banc des comtes de Wetteravie, solde des trompetiers, frais de bouche et correspondance avec Ratisbonne – qui relèvent de frais d’Empire, mais non pas de sa fiscalité. Leur total se monte à quelques 80 thalers, de sorte qu’il aboutit à une somme totale de 2080 thalers 16 groschens à payer. Selon la répartition traditionnelle (un tiers pour la Unterherrschaft, deux tiers pour la Oberherrschaft), 693 thalers 13 groschens 4 deniers sont donc dus par Franckenhausen et 1387 thalers 2 groschens 8 deniers par Rudolstadt. Heubel ajoute à cette dernière somme, donc pour la Oberherrschaft seule, 543 thalers 6 groschens 6 deniers, qui correspondent à 2 « quartal », soit deux échéances sur les quatre dues annuellement dans le cadre de l’impôt ordinaire et territorial54, si bien que la Oberherrschaft Rudolstadt est désormais redevable de 1930 thalers 9 groschens 2 deniers, impôt ordinaire territorial et impôt extraordinaire impérial confondus : alors même que les documents produits par Heubel comptent parmi les plus soignés et les plus clairs, l’opacité, du point de vue des contribuables, est notable – on verra qu’ils n’hésitent pas à s’en saisir et à protester.
27Les répartitions de Heubel révèlent également le poids élevé de l’impôt turc par rapport aux autres formes de prélèvement. Si l’on rapporte l’impôt turc aux « dépenses annuelles et trimestrielles de la caisse des impôts » (759 thalers 9 groschens par an55), on voit que les 30 mois romains d’impôt turc (2080 thalers) forment près du triple des dépenses du territoire – alors même que trente mois romains représentent un impôt relativement faible. Sans doute faudrait-il en réalité, pour évaluer le rapport des différents types de fiscalité, disposer d’une estimation des revenus du prélèvement seigneurial qui, dans les petits territoires, constitue généralement la principale source de revenus56. Du moins peut-on souligner qu’en termes de fiscalité vécue, l’impôt d’Empire est loin de s’apparenter à une chimère, aussi bien pour les contribuables que pour les administrateurs locaux chargés de le répartir et de le collecter.
28Mais l’impôt, toutes les sources le confirment, rentre mal : en mars 1663, Heubel fait le compte de l’impôt à une échéance et demie, exigé le 2 décembre 1662 et dû en principe sous huit jours. Douze semaines plus tard, l’impôt « rentre péniblement » (kümmerlich57), les bailliages et villes des deux portions de territoire ont un impayé qui s’élève en moyenne à 29 %, et, pour la ville de Stadtilm, à plus de 70 %. Il joint à sa missive le tableau reproduit à la page suivante (fig. 6).
29Quant à l’emploi de ces deniers, il est manifestement destiné à la fois à des dépenses « hors » du territoire et à des dépenses courantes de la caisse des impôts : sur les 455 thalers effectivement perçus, 225 thalers sont versés au Dr Albert à Ratisbonne (soit 60 % du total dépensé) sans que l’on puisse déterminer l’emploi exact de cette somme : il peut s’agir des mois romains, mais il pourrait s’agir aussi bien de frais liés au banc des comtes de Wetteravie ; à ces deux postes s’ajoutent les frais de conversion et d’agios et le paiement des subsides pour l’entretien de la Chambre de justice impériale. Si l’on additionne ces quatre premiers postes, on parvient à un total de 262 thalers, soit plus de 68 % du total de l’impôt dépensé. Mais les dépenses comprennent aussi des gratifications pour le chancelier et les conseillers de Rudolstadt, ainsi que la solde d’un certain nombre d’administrateurs, qui relèvent de dépenses internes au territoire. Il est donc remarquable que, non seulement l’impôt effectivement perçu soit inférieur à l’impôt exigé, mais encore que la dépense elle-même soit inférieure à l’impôt effectivement perçu : sur 644 thalers exigés des contribuables, 455 thalers ont été effectivement perçus, et seulement 381 dépensés. S’il arrive que certains comptes à usage interne établissent clairement combien doit être versé pour les divers frais d’Empire et quels sont les frais ordinaires liés à l’administration du territoire, ce qui relève des impôts d’Empire et des autres dépenses n’est pas spécifiquement distingué au moment de la répartition et de la levée : à l’échelle des bailliages et seigneuries s’entrelacent donc des prélèvements multiples dont le départ n’est pas toujours aisé à faire, alors même que les comptes de Michael Heubel sont plus explicites et moins allusifs que la moyenne.
Fig. 6. Tableau de M. Heubel : sommes dues, sommes perçues et reliquats

Source : HStAR, Kanzlei Rudolstadt, C XVIII 1c Nr. 5, Michael Heubel aux chancelier et conseillers de Rudolstadt, sur les retards de l’impôt, 6 mars 1663. * Colonne ajoutée par nous.
30Ces documents de répartition laissent aussi affleurer chaque fois une certaine vision du « territoire », dans laquelle ni la Maison Schwarzburg-Rudolstadt (comportant la Ober- et la Unterherrschaft) ni la continuité spatiale n’entrent en ligne de compte de manière décisive pour susciter une vision territoriale des finances, quel que soit le fondement retenu de cette hypothétique territorialité.
Fig. 7. Part de chaque bailliage de la Oberherrschaft Rudolstadt dans le montant total des impôts prescrits
Bailliage de Schwarzburg | 34 % |
Bailliage de Leutenberg | 8,3 % |
Ville de Rudolstadt | 5,6 % |
Bailliage de Rudolstadt | 12,3 % |
Ville de Blanckenburg | 3,8 % |
Bailliage de Blanckenburg | 12,4 % |
Ville d’Ilm | 4,4 % |
Bailliage d’Ilm | 9,1 % |
Bailliage de Paulinzella | 4,1 % |
Bailliage d’Ehrenstein | 3,1 % |
Bailliage de Könitz | 2,4 % |
Source : d’après HStAR, Kanzlei Rudolstadt, C XVIII 1c Nr. 5, 20 juillet 1663, répartitions des 30 mois romains d’après le registre de 1642.
31Enfin, si l’on observe l’impôt à l’intérieur de la seule Oberherrschaft de Rudolstadt, on voit que les bailliages – c’est-à-dire le plat pays – contribuent à hauteur de plus de 85 % : il n’y a donc pas de surimposition flagrante des villes. Cette répartition est, semble-t-il, coutumière, et appuyée ici sur un registre de 1642. Le bailliage de Schwarzburg contribue pour plus du tiers du total, sans que l’on sache, en l’absence d’information sur les proportions et densités de peuplement, selon quels critères est pensée cette répartition.
• La Unterherrschaft Franckenhausen, 1690-1691
32Les sous-répartitions faites par la régence de la Unterherrschaft Franckenhausen font apparaître de façon plus aiguë encore les difficultés de la collecte, mais aussi la quasi-impossibilité de reconstituer l’ensemble des prélèvements. Lors de la guerre de la ligue d’Augsbourg, les 200, puis 300 mois romains consentis sont payés par les Schwarzburg immédiatement à la Saxe, selon le système de la « Reluition58 ». Ces 200 mois romains représentent 40000 florins pour les deux branches Schwarzburg, soit 20000 florins (13333 thalers) pour Schwarzburg-Rudolstadt, dont un tiers (4444 thalers 8 groschens) est dû par la Unterherrschaft Franckenhausen, soit un sixième du total de la Maison Schwarzburg59.
33La somme à lever est cette fois extrêmement lourde : c’est, sur toute la période étudiée, le plus gros prélèvement exigé en une seule fois. Le paiement est réparti en deux termes – 2 000 thalers, puis 2444 thalers, le tout étant mensualisé à 634 thalers 21 groschens 82/3 deniers par mois sur sept mois, de décembre 1689 à juin 169060. Mais, en janvier 1691, on répartit de nouveau 3000 thalers, puis 3600 thalers en avril 1691 : car entre-temps, le montant total de l’impôt dû est passé de 200 à 300 mois romains. Ce sont donc 6666 thalers qui doivent être répartis, de nouveau ici en deux fois : 3000 thalers en janvier 1691 et 3666 thalers en avril. Là encore, cette division en deux échéances principales est doublée par une mensualisation de l’impôt (1111 thalers par mois pendant six mois), mise en place cette fois par la chancellerie de Rudolstadt, signe de sa préséance sur celle de Franckenhausen – ce qui explique aussi que l’administrateur de Rudolstadt chargé de la sous-répartition ignore le détail des comptes pour Franckenhausen61.
34L’opacité des comptes est ici accusée par le changement du montant réclamé – on passe de 200 à 300 mois romains –, mais également par le fait que des sommes partielles sont versées directement à des soldats saxons logés dans le territoire, si bien que de petits montants sont progressivement soustraits à la somme globale. La série des répartitions révèle la reconstruction permanente, au fil du temps, du montant dû. Si l’on ajoute à cela l’extrême fragmentation des sommes par bailliages et par villes, ainsi que l’entremêlement des types de fiscalité au sein des échéances réclamées aux contribuables, on comprend que les comptabilités soient difficilement intelligibles.
• Rénitences
35Étant donné l’importance du montant exigé, il n’est pas surprenant que les contribuables peinent à s’acquitter de leurs obligations. Le maire et le conseil urbain de Franckenhausen s’adressent ainsi, le 22 août 1691, à la chancellerie de Franckenhausen, qui réclamait les reliquats de 1690 et 1691, à hauteur de 1900 thalers, à payer sous huit jours à la caisse du pays62. Le conseil de ville a décidé de « faire tout son possible pour lever et payer » les 1222 thalers dus pour les mois romains de l’année en cours [169163]. Pour les reliquats de l’année 1690 cependant, qui se montent à 678 thalers, « ils n’ont pas pu s’y résoudre, et ont invoqué le fait que la ville d’ici a payé son contingent tous les ans », en particulier aux soldats cantonnés sur place. La ville évoque aussi son refus d’être tenue pour solidaire des dettes des autres portions de la Unterherrschaft : « S’il se trouve quelque reliquat, revenant aux autres bailliages et villes, en tant que co-contribuables de la Unterherrschaft, nous ne voulons pas croire que nous pourrions être menacés d’une exécution à cause d’eux64. »
36En novembre 1691, c’est au tour du bailli de Heringen d’intercéder auprès de la chancellerie de Franckenhausen65 : on lui a réclamé, de même, de verser les reliquats, à hauteur de 245 thalers, sous huit jours. Quoiqu’il « ne souhaite [lui-]même rien davantage que de [s’]acquitter enfin des reliquats », il fait la liste des raisons pour lesquelles ce versement est rendu difficile. La collecte du dernier versement de 900 thalers « a coûté des efforts indescriptibles » (unsägliche Mühe) ; dans les villages, on invoque les « caducités66 » ; à Seundhausen, on affirme qu’on a déjà une dette en raison d’un procès ; enfin, on réclame que les deniers versés directement aux soldats saxons soient soustraits à la somme due.
37On voit ici comment l’exigence fiscale se heurte à la multiplicité des particularismes des communautés locales, et comment cette diversité est mobilisée par le bailli, qui réclame donc de la régence qu’elle ordonne au caissier Keltheym « qu’il cesse les assignations à cette ville et ce bailliage, jusqu’à ce que l’on ait résolu les points mentionnés, d’autant qu’il est notoire que d’autres endroits ont des reliquats plus importants qu’ici67 ». Est particulièrement manifeste dans ces propos la concurrence des communautés locales pour rejeter l’une sur l’autre le poids de l’impôt, et la manière dont ce dernier contribue à les diviser et à les mettre en rivalité. L’impôt d’Empire participe donc à cliver et à tendre les relations entre les communautés et, si aucune forme de contrainte solidaire telle qu’elle existe en France n’a pu être attestée, les exécutions fiscales – c’est-à-dire une procédure de recouvrement par la voie militaire – révèlent bien qu’une communauté peut payer pour une autre68.
38Les conseillers de la régence répondent au bailli de Heringen, le 5 décembre 1691, qu’ils aimeraient certes les voir épargnés par l’impôt, « mais [que] l’on n’a pas pu obtenir la moindre remise, ni de Vienne, ni de Dresde » ; la Saxe a laissé entendre qu’elle mènerait elle-même une exécution fiscale si les reliquats n’étaient pas payés69. Comme le résume un administrateur de Franckenhausen qui, s’adressant à la régence de Rudolstadt pour justifier les difficultés de la collecte, écrit, puis raye la phrase : « Le paysan ne se laisse pas si facilement soustraire ses blés70. »
En tension entre la volonté d’efficacité et le risque de la contestation par les contribuables émerge donc un espace fragmenté par l’impôt, pas ou peu centralisé, où l’échelle d’administration principale est constituée par le bailliage et la seigneurie. L’impôt divise les lieux et les hommes : si ce trait n’est ni l’apanage de ces pouvoirs-ci, ni celui de l’impôt d’Empire, le caractère dissocié et fragmenté des « territoires » le renforce, de même que le caractère extraordinaire et fluctuant de l’impôt d’Empire. Mais l’impôt est du même fait un vecteur de division par lequel les autorités, érigées en arbitre, sont aptes à faire jouer les concurrences et les conflits entre les administrés. Enfin, à l’entretien d’une « illisibilité71 » du territoire par l’entrelacement des logiques d’appartenance répondent aussi une « illisibilité » engendrée par l’entrelacement des prélèvements et l’opacité entretenue aussi bien sur les montants dus que sur l’affectation des sommes levées. Quant au système des reliquats, il permet en fait d’ajuster chaque fois la somme que l’on peut exiger des contribuables : l’impôt ne rentre jamais en totalité, si bien que les contribuables sont indéfiniment et sans cesse redevables.
Montants, rendements, enchevêtrements
• Montants et rendements de l’impôt ordinaire et extraordinaire chez les Schönburg (1655-1666)
39Contrairement à ce qui se passe dans les deux autres Maisons, les comptes fiscaux des Schönburg sont relativement bien conservés. Cela permet d’opérer quelques sondages pour évaluer à la fois le poids de la fiscalité d’Empire par rapport aux autres formes de prélèvement, de souligner de nouveau leur intrication et, enfin, d’évaluer les rendements effectifs de l’impôt. La fiscalité y est aussi beaucoup plus simple, puisqu’il n’est levé dans les quatre arrière-fiefs de Bohême qu’un seul impôt, foncier, réparti selon une unité appelée « soixantaine » (Schock).
40En mars 1666, dans le cadre d’un procès contre les contribuables devant la Chambre de justice impériale, les administrateurs de la régence de Glauchau élaborent un compte des impôts prescrits entre 1655 et 1665. Il est évidemment biaisé par le fait qu’il vise à mettre en scène auprès des juges les mauvaises rentrées fiscales dues à la « rénitence » des sujets. Mais les taux d’impayés recoupant largement les indices trouvés ailleurs, le document paraît fiable dans ses grandes lignes. Cette comptabilité met en regard les impôts exigés, les montants effectivement prélevés, les reliquats et les dépenses – ainsi qu’une mention approximative de leur affectation.
Fig. 8.1. Synthèse des impôts prescrits, rentrées réelles, reliquats et dépenses (de 1655 à 1665, en florins)

Source : d’après HStAD, Reichskammergericht, 41, vol. 4, fol. 208-229, mars 1666. À l’origine, le compte n’est pas présenté sous forme tabulaire. La Saint-Lazare (Laet., Laz.) est le 29 juillet, la Saint-Barthélémy (Bart.) le 24 août et la Sainte-Walpurgis (Walburge) le 1er mai. La légère différence entre les montants exprimés et la somme totale provient de l’ajout des groschens et deniers.
41Sur ces dix années sont réclamés des contribuables des quatre seigneuries imposables 30817 florins, impôt ordinaire et impérial confondus. Seuls 9030 florins sont effectivement parvenus dans les caisses, soit un peu moins de 30 %. Dans le double contexte de crise démographique et économique au sortir de la guerre de Trente Ans et de révolte des sujets, ce n’est pas étonnant. Cependant la majorité des comptabilités conservées, dans les trois territoires, attestent des rentrées fiscales systématiquement entre le tiers et la moitié des impôts exigés – et l’on retrouve une observation analogue chez James B. Collins à propos de la taille dans la France du xviie siècle : In other words, more than half of the parishes sometimes paid quite little, and none paid more than a third of its taxes72. Le montant total des dépenses s’élève à 15526 florins, soit la moitié de l’impôt prescrit, mais un montant supérieur de 6496 florins aux rentrées réelles. Pour autant que l’on puisse effectuer un départ clair entre les deux, les impôts destinés à l’Empire – au sens large, c’est-à-dire qu’ils comprennent ici aussi bien les mois romains que les deniers pour l’entretien de la chambre de justice de Wetzlar et les frais liés à la fréquentation de la Diète d’Empire, de la Diète du cercle et au banc des comtes de Wetteravie – s’élèveraient à 9003 florins, soit 57 % des dépenses. Les dépenses destinées à l’administration interne – solde des membres de la régence, salaire des messagers et autres – s’élèveraient, elles, à 6550 florins (43 %).
Fig. 8.2. Représentation graphique

Fig. 8.3. Impôt prescrit, rentrées réelles, total des dépenses

Fig. 8.4. Impôt prescrit, rentrées réelles

Fig. 8.5. Impôt prescrit, total des dépenses

Fig. 8.6. Rentrées réelles, total des dépenses

Fig. 8.7. Destination des dépenses

42Les diverses représentations graphiques font apparaître les discordances entre les impôts exigés, les paiements effectués et les dépenses, ainsi que la part relative, mais changeante, des dépenses dévolues respectivement au territoire et à l’Empire : tandis que, dans la première moitié de la décennie, l’essentiel des prélèvements sert à financer la solde des administrateurs, les frais d’Empire prennent résolument le dessus à partir des années 1660, en lien avec les guerres turques. Le fait que les rentrées fiscales réelles soient régulièrement inférieures aux dépenses (fig. 8.6) implique que les seigneurs de Schönburg ont recouru à d’autres sources de financement – qu’il s’agisse de leurs fonds « propres », issus du prélèvement seigneurial, ou d’emprunts. Mais on voit aussi que l’impôt exigé des sujets dépasse souvent de beaucoup les dépenses effectuées (fig. 8.5, environ du double), ce qui implique soit la possibilité d’un surprélèvement structurel, soit un fonctionnement dans lequel les deux parties sont bien conscientes que la somme effectivement payée sera nécessairement inférieure à la somme exigée. Cette dernière hypothèse, si elle a sans doute sa part de vérité, est cependant démentie par un certain nombre d’autres cas où les administrateurs, lorsqu’ils doivent calculer la répartition d’un impôt d’Empire, calculent le produit attendu au plus juste.
43Ici comme ailleurs, l’impôt d’Empire est levé par adjonction d’un impôt supplémentaire à l’impôt ordinaire de 3 deniers par soixantaine dus en deux échéances, à la Saint-Lazare et à la Saint-Barthélémy. Le montant de 964 florins correspond à une échéance à 3 deniers, le montant de 1928, au double – deux fois 3 deniers par soixantaine. Quelques rares échéances sont levées en propre pour l’impôt d’Empire, ainsi en août 1658 (un denier par soixantaine, soit 321 florins dans toutes les seigneuries) ou les 914 florins exigés en juillet et octobre 1663, qui ne correspondent pas, cette fois, à un impôt par soixantaine, mais à la répartition d’un montant. Le compte révèle également que, si chaque impôt levé est au préalable affecté à une dépense particulière, l’usage qui en est fait n’en tient pas toujours compte : le produit d’un impôt levé au titre des mois romains peut être finalement affecté au paiement des soldes des administrateurs, pour tout ou partie – et le système de levée des reliquats complique encore davantage la donne. Les courbes comparatives des dépenses dévolues à l’Empire et à l’administration (fig. 8.7) font d’ailleurs apparaître assez nettement que les seigneurs de Schönburg parviennent rarement à payer les deux à la fois : presque systématiquement, lorsqu’une dépense d’Empire est faite, les dépenses d’administration tendent vers zéro et inversement.
44Enfin, et il n’était pas possible de le faire apparaître dans le tableau, les paiements effectués par les contribuables sont structurellement en retard : lorsqu’on exige l’impôt pour acquitter les 100 mois romains consentis par la Diète en 1648, on réclame 964 florins à la Saint-Lazare 1658 – avec déjà dix ans de retard – et 361 florins sont payés par Glauchau, sur un total dû de 423. Mais ces 361 florins ne sont en réalité pleinement acquittés qu’en avril 1660, date à laquelle de nombreuses autres échéances se sont accumulées : ces retards structurels sont eux aussi le signe d’exigences fiscales jamais totalement satisfaites qui placent les sujets dans une position de débiteurs permanents. Il existe, en outre, une différenciation nette entre les seigneuries, en matière à la fois de répartition de l’impôt et de zèle à s’acquitter de leur dû.
Fig. 9. Part due par chaque seigneurie Schönburg pour un impôt à 3 deniers par Schock (924 florins, 10 groschens, 4 ½ deniers)

45i La cinquième seigneurie, Stein, est créée seulement en 1702 à partir d’une portion de Hartenstein.
Fig. 10. Part exigée et part payée par chacune des quatre seigneuries, 1656-1666 (en florins)

Source : d’après HStAD, Reichskammergericht, 41, fol. 229-308.
46Le premier tableau (fig. 9) montre la répartition coutumière d’un impôt à trois deniers par soixantaine : la seigneurie de Glauchau contribue à elle seule pour près de la moitié (43,9 %), tandis que les trois autres seigneuries forment un ensemble contribuant à hauteur de 47,6 %, le reste (8,3 %) étant pris en charge par les sujets de la noblesse vassale. Entre 1656 et 1666 (fig. 8), la seigneurie de Glauchau contribue effectivement à hauteur de 4426 florins, soit 14 % du total exigé dans l’ensemble des seigneuries sur ces dix années (30817 florins), 33 % de la part qui lui revenait (13194 florins) mais tout de même 49 % des sommes effectivement perçues par les seigneurs de Schönburg (9030 florins). La seigneurie de Waldenburg, elle, contribue réellement à hauteur de 1569 florins, soit 5 % du total exigé d’elle, 34 % de la part qui lui revenait et 17 % des sommes effectivement perçues. Enfin, la noblesse vassale, qui n’est redevable que de faibles sommes, paie très régulièrement, quoique toujours en deçà de ce qu’elle doit. Les données ne sont pas disponibles pour Hartenstein.
Les comptabilités représentent rarement le « territoire » ou la Maison dans son ensemble et maintiennent presque toujours les prestations par seigneuries et bailliages, qui sont l’échelle d’élaboration des comptes et de levée de l’impôt : la somme totale n’est élaborée ici qu’à l’occasion du procès. Il n’est pas anodin du reste que la seule comptabilité conservée qui prenne en compte l’ensemble du territoire, qui plus est sur une période de plus d’une décennie, soit élaborée dans un cadre judiciaire : nous y reviendrons, la force principale qui pousse à l’unification, à l’homogénéisation et à la publication des comptabilités fiscales est la contestation des sujets, qui réclament avec insistance des comptabilités globales, tandis que les gouvernants cherchent à perpétuer la division des lieux, des sommes et des montants.
• L’ordinaire et de l’extraordinaire chez les Schwarzburg au milieu du xviiie siècle : reliquats et redevabilité permanente
47En 1742, les administrateurs de Schwarzburg-Rudolstadt se demandent comment atteindre une efficacité maximale pour lever les 50 mois romains dus au nouvel – et éphémère – empereur, et réfléchissent pour ce faire à l’articulation entre l’ordinaire et l’extraordinaire. On se souvient qu’à ce moment, les princes de Schwarzburg espèrent obtenir voix et siège au collège des princes à la Diète, en échange d’un paiement rapide des mois romains73. Partant du constat que « les dépenses courantes sont à peine couvertes par l’impôt ordinaire », les conseillers de la régence de Rudolstadt proposent de recourir, dans la portion de Rudolstadt, appelée ici « pays du prince », à une multiplication des échéances, selon le modèle qu’on a déjà évoqué et, pour les vassaux et la portion de Franckenhausen, à un impôt spécifique extraordinaire levé sur un autre pied que l’impôt ordinaire74 : il y a donc immédiatement une différenciation entre les types d’impôt et les types d’espace. On voit également ici la difficulté à adapter et à augmenter les revenus fiscaux pour répondre à la demande fiscale impériale – tant et si bien que les conseillers commencent par ordonner la levée des reliquats de l’impôt ordinaire dans les deux bailliages de Rudolstadt et de Blanckenburg, « car tous les autres bailliages livrent ce qu’ils doivent correctement, de trimestre en trimestre ». L’impôt d’Empire peut ainsi se traduire par une pression accrue sur l’impôt ordinaire, ce qui ne favorise pas la clarté des comptabilités. Dans le bailliage de Franckenhausen, en revanche, on attend la résolution du comte pour savoir si l’on réclame un impôt extraordinaire : on recourrait ici non plus à une multiplication d’échéances, mais à un prélèvement particulier. Mais l’une comme l’autre solution présentent des risques :
Il se pourrait cependant que la multiplication des impôts opprime beaucoup le paysan, en particulier dans le bailliage de Schwarzburg, en partie parce que les blés ne sont pas encore mûrs, en partie parce qu’ils sont encore dans le champ, ou encore qu’ils se sont gâtés dans la grange ; quant à l’impôt extraordinaire, il entraîne à Franckenhausen la cessation du paiement de l’ordinaire75.
48Constatant l’incapacité des contribuables à s’acquitter de davantage d’impôts, que ce soit par adjonction d’une échéance supplémentaire ou par augmentation des impôts existants, les conseillers proposent donc de s’en tenir à l’exigence de « faire rentrer les reliquats » pour que les contribuables « s’acquittent de leurs dettes », et de ne recourir à une augmentation de l’impôt qu’au cas où ces recouvrements s’avèreraient insuffisants.
49Or, si l’on ajoute à cela les reliquats et retards structurels que l’on a rencontrés chez les Schönburg, sur la base d’une exigence fiscale parfois supérieure aux besoins et en tout cas jamais acquittée dans son intégralité, on voit ici très bien que l’endettement permanent des contribuables, ce qui ouvre la possibilité d’une ponction presque illimitée. Malgré un discours qui affirme le souci d’épargner les paysans – et sans qu’il y ait de raison de douter de ses bonnes intentions – se révèle donc une pratique qui repose sur la redevabilité permanente des sujets, laquelle permet, en retour, d’ajuster l’exigence fiscale aux besoins du moment : point n’est besoin ici de lever un impôt spécifique pour payer les mois romains.
• Rivalités et cloisonnements
50Les suppliques élaborées par les contribuables pour protester contre les ponctions extraordinaires et les réponses apportées par l’administration font enfin apparaître de façon aiguë la mise en compétition des lieux par la fiscalité, ainsi que la façon dont cette compétition est maniée par les régences. Le 12 mars 1759, durant la guerre de Sept Ans, toutes les communautés et villes du bailliage de Franckenhausen ont été convoquées et on leur a annoncé que trois contributions extraordinaires leur seraient réclamées en raison de la guerre. Le 14 mars 1759, la communauté de Seega transmet au prince Johann Friedrich une supplique pour réclamer d’être dispensée (Erlaß) de son imposition, poussée par « une haute nécessité » (treibet uns die Hohe Not76), car elle s’estime plus pauvre que les autres, de sorte qu’elle a déjà les plus grandes difficultés à s’acquitter de l’impôt ordinaire et qu’il lui est « presque impossible de rassembler ces deniers extraordinaires77 ».
51Dix jours plus tard, le 24 mars, c’est au tour de la ville de Franckenhausen de réclamer une dispense78. La supplique, à la fois plus brute et plus construite, joue également sur un registre plus pathétique. Les représentants de la ville commencent abruptement : « Nous n’avons pas les moyens de payer », ayant « suffisamment à faire avec les impôts ordinaires ». Ils rappellent les impositions qu’ils ont déjà subies, le passage des troupes françaises, mais aussi les ravages causés par la grêle, qui a détruit toits et planchers, ou la mauvaise récolte79. À ces registres traditionnels s’ajoute ici la perspective des impositions à venir qui, en raison de la guerre, ne manqueront pas de s’accumuler : « Et de même que nous avons eu jusqu’ici des frais de guerre en permanence, le feu de la guerre s’approche toujours plus près de nous ; et cela nous conduira à d’autres exigences extraordinaires. » Ils demandent ensuite comme Seega à être épargnés par l’impôt, mais font très explicitement allusion à la concurrence économique qui sévit entre villes et campagnes :
Les villages se sont épanouis, tandis que notre ville déclinait, et l’artisan qui habite en ville doit verser un droit de métier, raison pour laquelle nombre d’entre eux s’installent dans les villages pour y pratiquer leur métier et privent ainsi ceux de notre ville des moyens de leur subsistance, par quoi plus d’un est tombé dans la misère80.
52Dans un cas comme dans l’autre, la communauté suppliante ne fait aucune allusion à la possible communauté d’intérêts eu égard à ce qui serait conçu comme un ensemble de contribuables soumis aux mêmes obligations, ne serait-ce qu’à l’échelle du bailliage. Bien au contraire, les deux suppliques révèlent la manière dont les communautés jouent les unes contre les autres le poids de leurs obligations fiscales respectives auprès de la régence, dans le cadre d’une concurrence pour l’obtention de la grâce aiguisée par le principe de l’impôt par répartition. L’administration et le prince, de leur côté, savent user à bon escient et à leur profit de cette concurrence, qui garantit leur pouvoir contre un front uni de contestation antifiscale.
53Alors que la régence de Franckenhausen reconnaît que la supplique de Franckenhausen « n’est pas dépourvue de fondement, et [que ces aspects] ont déjà été abordés à plusieurs occasions dans les très humbles rapports émis par la régence81 » comme le fait que « le surprélèvement de la ville en comparaison des villages du bailliage, au regard de la fiscalité, est manifeste82 », la régence de Rudolstadt, elle, rédige sa recommandation au prince Johann Friedrich en avançant que
l’on ne peut se priver plus longtemps de l’argent des mois romains qui a été avancé par la caisse principale princière des impôts, que les motifs avancés par les quarteniers ne sont pas constitués de telle sorte qu’ils méritent particulièrement attention, dans la mesure où le surprélèvement de la ville par rapport aux villages n’a pas cours ici, ou du moins, n’est pas à ce point différent d’ailleurs, que l’ensemble du pays doit contribuer à rembourser l’avance et que la bourgeoisie de Franckenhausen n’a aucune raison de se plaindre, en comparaison d’autres endroits – et les bailliages de Heringen et Kelbra en sont un exemple – à cause des mauvaises récoltes engendrées par la présente guerre83.
54Quant à la communauté de Seega, elle reçoit elle aussi une réponse négative. La résolution princière du 4 avril signifie à la régence de Franckenhausen : « Notre bon plaisir, en réponse à votre rapport du 22 du mois dernier, est que vous rejettiez la demande de la communauté de Seega, dans sa requête pour être épargnée par la contribution extraordinaire, et que vous l’enjoigniez à l’obéissance84. »
55Les différents organes du pouvoir – ici, les deux régences et le prince – contribuent à la mise en concurrence des territoires par l’impôt, mais davantage encore s’érigent en arbitres des rivalités, susceptibles de trancher la compétition et de déclarer qui est surprélevé et qui ne l’est pas. C’est précisément dans ce jeu entre des communautés prélevées différemment, selon des modes différents, que le pouvoir s’affirme. Ce jeu peut impliquer des groupes d’agents réunis par lieux, mais aussi des groupes sociaux, le clivage entre villes et communautés rurales ressortissant ici à la fois à l’un et à l’autre85. Pourtant, comme on l’a vu, ces autorités multiples ne constituent pas toujours un front uni et les contribuables savent, à certains moments, s’associer pour faire jouer à leur tour ces concurrences.
*
Dans un ouvrage intitulé Avec les yeux de l’État86, James C. Scott a montré comment l’administration et l’État organisaient le monde social et naturel en le mettant en ordre. Cette mise en ordre, qui consiste aussi bien dans la sédentarisation des populations nomades que dans la mise en chiffres ou en cartes du réel ou encore dans l’ensemble des processus de standardisation – des langues, des monnaies, des poids et mesures… –, répond toujours à une fonction primordiale : rendre l’espace et les gens lisibles, appréhensibles et donc, administrables. Ces processus reposent tous sur une simplification. L’État opère en somme une organisation du chaos naturel et social en fonction de ses besoins propres – et l’impôt, comme la carte, jouent à cet égard un rôle tout à fait important dans l’homogénéisation et la simplification.
56Ici tout au contraire, des pouvoirs fort éloignés de l’« État » en dépit de l’exercice de prérogatives régaliennes produisent des formes particulièrement exacerbées d’« illisibilité ». Celle-ci provient de l’entrelacement des types d’espace, des juridictions et des appartenances, que l’exigence fiscale souligne. Elle provient encore de l’entrelacement des prélèvements eux-mêmes, et de l’opacité entretenue sur les montants et sur l’affectation des deniers collectés – voire parfois, de l’opacité liée à la multiplication des monnaies et des conversions : il arrive que les administrateurs eux-mêmes s’y perdent et doivent s’y reprendre à plusieurs fois avant de parvenir à un calcul juste. À cet égard d’ailleurs, les « territoires » des trois Maisons représentent moins une anomalie dans l’Europe moderne qu’une version exacerbée de ce qui a cours partout ailleurs87. Et cette « illisibilité », bien plus qu’une simple incapacité, nous paraît remplir plusieurs fonctions.
57Tout d’abord, si l’impôt ne contribue pas à homogénéiser le territoire, si les seigneurs, comtes et princes ne créent pas de véritable administration qui régirait l’ensemble de leurs terres de façon uniforme, mais perpétuent un fonctionnement par branches, voire par individu régnant, c’est que c’est là le niveau où le pouvoir prend sens : car lever l’impôt, c’est affirmer individuellement le droit à une prérogative régalienne, le jus collectandi qui, entre autres caractéristiques, fonde le statut d’état d’Empire. Et c’est pourquoi les comtes et princes ont, d’une certaine manière, intérêt à perpétuer ce fonctionnement.
58De plus, la fiscalité est un puissant instrument de classement et d’ordonnancement des lieux, des hommes, des classes et des ordres et, par là, elle est à la fois un instrument de leur administration et le moyen de l’instrumentalisation de leurs rivalités. En s’instituant en arbitres des différends fiscaux, les régences et les seigneurs, comtes et princes régnants se ménagent la possibilité d’apparaître comme l’instance pourvoyeuse de l’équité fiscale, comme le juge transcendant des clivages qu’en réalité ils maintiennent pour perpétuer leur assise.
59Si l’on ajoute enfin à cela non seulement l’opacité entretenue sur les montants et l’affectation trouble des impôts levés, mais encore le maintien des contribuables dans une situation de redevables perpétuels au moyen du reliquat engendré par une exigence fiscale jamais acquittée, et si l’impôt n’apparaît pas comme l’instrument de la construction d’un « territoire », moins encore d’un État, sur la base d’une élaboration administrative corrélée à une unification et à une simplification, il est bien en revanche le vecteur de l’affirmation et de la consolidation d’un pouvoir, qui prend spatialement des formes adaptées aux besoins qui sont les siens. Si l’administration y perd en efficacité, c’est également que l’efficacité n’est pas l’horizon unique de l’exercice du pouvoir88.
60Point n’est besoin, pour autant, d’imputer aux seigneurs, comtes et princes, ni aux administrateurs sous leurs ordres, une stratégie consciente que sous-tendrait une intention machiavélique : il suffit d’analyser ces procédés en termes de sens pratique et de « refuser de voir dans la stratégie le produit d’un programme inconscient sans en faire le produit d’un calcul conscient et rationnel89 ». Car il est frappant de constater combien la mise en concurrence permanente des lieux et des hommes, leur distinction perpétuelle par la fiscalité, fondée à la fois sur le système de l’impôt par répartition et sur la défense des statuts et privilèges, sont bien adaptées à une situation de pouvoir à la fois faiblement doté en capacités exécutives et proche des administrés.
61Imputer l’absence de construction de l’État et du « territoire » aux divisions des hommes et des terres, comme le faisait l’historiographie de la première moitié du xxe siècle – et comme elle le fait parfois encore –, c’est en quelque sorte opérer le raisonnement à l’envers : ce ne sont pas ces divisions qui ont freiné le développement de ce qui – implicitement – est érigé en chemin nécessaire, mais bien plutôt la nécessité de gouverner sur la base de ces diffractions qui a engendré une forme de pouvoir alternative à celle de l’État tel que le xixe siècle l’a conçu. Ces formes d’inefficacité ne sont donc pas un pis-aller : elles sont la condition de la perpétuation du pouvoir des seigneurs, comtes et princes et elles en révèlent la nature.
De l’« illisibilité » à la concurrence des groupes d’agents
62En partant de la matérialité de l’impôt, en le suivant dans les méandres de ses trajets et de ses formes concrètes, il s’agissait avant tout dans ces deux premiers chapitres de mettre au jour les logiques sociales qui président, pour les seigneurs, comtes et princes d’Empire, au paiement et à la levée des impôts impériaux. En tentant d’éviter le piège d’une essentialisation qui consiste à concevoir l’espace comme le réceptacle préexistant de pratiques sociales qui lui seraient exogènes, ou encore comme un donné « naturel » qui s’opposerait aux pratiques « culturelles90 », nous avons voulu montrer comment l’espace du pouvoir était au contraire tissé de – et construit par – les interactions sociales. Sont apparues des formes de pouvoir dotées d’une certaine plasticité, entrelacées avec un monde impérial qui est à la fois un réseau d’hommes et de lieux et l’espace duquel ils reçoivent leur signification. Sont apparus corollairement trois « territoires » fortement intriqués entre eux et dont les coopérations engendraient de nombreuses porosités, lesquelles pourtant prenaient sens sur le fond de cet espace impérial primordial et en particulier du groupe des comtes d’Empire91. Cette double caractéristique – extraversion et solidarité des trois ensembles – est la conséquence de la signification sociale du geste du paiement : la manifestation publique d’un statut politique et social, la proclamation d’une soumission à l’empereur qui est le gage paradoxal de leur supériorité sociale.
63D’autre part et corollairement à cette porosité et à cette plasticité, la fiscalité d’Empire entraîne aussi un renforcement des logiques de fragmentation à l’intérieur même de l’espace de juridiction des trois Maisons dont elle semble souligner et renforcer les processus centrifuges. L’échelle véritable de fonctionnement est celle du bailliage, de la seigneurie ou de la « portion », sur la base d’un entrecroisement permanent entre appartenance réelle et appartenance personnelle : suzeraineté, découpage administratif, appartenance seigneuriale, logiques politiques, spatiales, économiques et coutumières s’entrelacent pour constituer des espaces d’une infinie complexité. L’impression d’extrême enchevêtrement qui s’en dégage est liée à la multiplicité des logiques à l’œuvre, sans qu’aucune d’entre elles n’acquière jamais sur les autres de ferme prééminence. Point d’homogénéisation par l’impôt, point de centralisation, point non plus de construction administrative ou « territoriale », en somme, point de simplification. Dans un article de 1989, Volker Press posait l’hypothèse selon laquelle, dans les Maisons comtales, le danger de l’atomisation n’était pas contrecarré par la construction étatique, mais par la consolidation du groupe familial, selon le mot d’ordre : « la famille avant l’État92 ». Il nous paraît établi que la construction étatique n’est pas ici le vecteur de la consolidation du pouvoir, même si elle passe ici peut-être moins par la famille – c’est-à-dire la Maison – que par la solidarité des trois Maisons et par l’espace impérial.
Par conséquent, cette « illisibilité » n’est pas seulement à mettre au compte d’une incapacité liée à un archaïsme des structures, mais ressortit aussi à une fonction et à un fonctionnement du pouvoir. Elle « représente » une configuration sociale particulière93, dans laquelle nulle autorité ne vient s’établir comme véritablement transcendante, comme « point de vue des points de vue en surplomb94 » par rapport auquel tout s’organise – et ce trait caractérise à la fois les « territoires » et l’Empire dans son ensemble. Mais l’opacité vient également remplir une fonction tactique tout à fait cruciale : contrecarrer à la fois les tentatives de l’électeur de Saxe et celles des sujets de faire ingérence dans les arcanes, et maintenir une division des contribuables qui freine leurs capacités de coalition. L’organisation spatiale enchevêtrée n’est donc pas le « reflet » de l’organisation sociale au sens d’un simple décalque, elle en est à la fois le produit et la représentation – et il y a entre l’une et l’autre un rapport de causalité réciproque et de correspondance indirecte qui répond à un certain état des relations de pouvoir.
C’est cette dernière fonction de l’opacité que se propose d’analyser la deuxième partie, en se penchant plus spécifiquement sur les conflits qui surviennent à propos de l’impôt d’Empire et qui opposent les seigneurs, comtes et princes d’Empire d’un côté aux contribuables, et de l’autre à l’électeur de Saxe. Le heurt des intérêts divergents de ces différents groupes produit plusieurs réseaux de conflits, d’où émerge une lutte perpétuelle de chaque groupe pour la définition de ses prérogatives politiques et de celles des autres. Car dans l’impôt se joue toujours à la fois une définition du pouvoir et une définition du rang et du statut de chacun. Dans ces conflits perpétuels, des pouvoirs se construisent.
Notes de bas de page
1 Cf. P. Schmid, Der Gemeine Pfennig…, op. cit.
2 Pour la discussion de ce concept, voir supra, introduction de la première partie.
3 Nous empruntons l’expression webérienne, qui distingue entre différents types de déterminants à l’action : l’action rationnelle en finalité, l’action rationnelle en valeur, l’action traditionnelle et l’action affectuelle. La première est « rationnelle » par rapport à un but fixé ; la deuxième, par rapport à un système de valeurs ; la troisième est coutumière et ancrée dans une routine et la quatrième procède d’un affect. Voir sur cette question M. Dobry, « Légitimité et calcul rationnel. Remarques sur quelques “complications” de la sociologie de Max Weber », dans P. Favre, J. E. S. Hayward, Y. Schemeil (dir.), Être gouverné : études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 127-147.
4 Le constat était déjà formulé par Volker Press en 1989 dans « Reichsgrafenstand und Reich. Zur Sozial- und Verfassungsgeschichte des deutschen Hochadels in der frühen Neuzeit », dans J. Heideking, G. Hufnagel, F. Knipping (dir.), Wege in die Zeitgeschichte. Festschrift zum 65. Geburtstag von Gerhard Schulz, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1989, p. 3-29, et reste globalement d’actualité. Une exception récente : la monographie de Tobias Busch sur les comtes de Solms, T. Busch, Herrschen durch Delegation. Reichsgräfliche Herrschaft zu Ende des 17. und im 18. Jahrhundert am Beispiel der Reichsgrafschaft Solms-Rödelheim, Quellen und Forschungen zur hessischen Geschichte 156, Darmstadt, Hessische Historische Kommission Darmstadt, 2008. De nombreux travaux se situent à l’intérieur des petits territoires de l’Empire et évoquent leur fonctionnement : mais celui-ci ne fait que très rarement l’objet d’une analyse pour soi et, comme le remarquait Anton Schindling, cela demeure un Desiderium de la recherche, A. Schindling, « Kaiser, Reich und Reichsverfassung 1648-1806. Das neue Bild vom Alten Reich », dans O. Asbach, K. Malettke, S. Externbrink (dir.), Altes Reich, Frankreich und Europa. Politische, philosophische und historische Aspekte des französischen Deutschlandbildes im 17. und 18. Jahrhundert, Berlin, Duncker & Humblot, 2001, p. 25-54.
5 En 1690 pour les deux branches Reuss et en 1713-1716 pour les deux branches Schwarzburg. Elle n’a jamais été introduite chez les Schönburg.
6 Cf. annexes nos 3 à 5 et annexe cartographique.
7 Voir encore récemment U. Heß, Geschichte der Staatsbehörden in Schwarzburg-Rudolstadt, Stuttgart, 1994, p. 9 : « Encore dans la première moitié du xixe siècle, la vie de l’État n’est pas à la hauteur des exigences de l’époque. »
8 Par exemple, parmi les villages relevant du bailliage de Paulinzella chez les Schwarzburg, 9 villages appartiennent pleinement au bailliage, mais 39 autres sont considérés comme « extérieurs » (auswärtig) et soumis au cens. Cf. J. F. Treiber, Geschlechts- und Landes-Beschreibung des Durchlauchtigten Hauses Schwarzburg, Sondershäusischer und Rudolstädtischer Linien, s. l., 1719, rééd. 1756, p. 142.
9 Cf. les nombreuses enclaves et exclaves sur la carte de Peter Schenk en annexe.
10 Chaque seigneur ou comte régnant détient à tour de rôle pendant un an la direction de la régence, ce qui ne facilite ni l’unité ni la continuité du gouvernement et de l’administration. La régence de Glauchau comprend un directeur, deux conseillers, un secrétaire, un archiviste, un greffier et un messager, nommés par les comtes à l’unanimité. La prise de décision est difficile car l’unanimité est requise pour toutes les décisions, à l’exception des affaires féodales, tranchées par l’aîné seul. K. H. von Römer, Staatsrecht…, op. cit., vol. 2, p. 216. Nous reprenons la traduction « régence », qui est la plus usuelle au xviiie siècle.
11 HStAC, Herrschaft Waldenburg, 11, fol.1, Gottfried Ernst von Schönburg aux autres seigneurs régnants, Remissau, 3 octobre 1663.
12 Ibid., fol. 11, lettre du 16 octobre 1663 et fol. 13-15, compte rendu de la conférence commune du 23 octobre 1663 à Glauchau.
13 Ibid., fol. 1.
14 Ibid., fol. 16-17 et 21, lettres de Gottfried Ernst des 18 et 23 novembre 1663.
15 Dans les cinq seigneuries ne sont levés ni impôts sur la consommation, ni capitation, ni non plus aucune forme de fiscalité que nous dirions – improprement – indirecte. Le seul impôt est un impôt foncier, sur le modèle saxon, levé par « soixantaine » (Schock). On lève donc une certaine somme par soixantaine : l’impôt ordinaire coutumier depuis 1547 et jusqu’en 1740 est de 6 deniers par soixantaine et par an.
16 Cf. carte en annexe.
17 Cf. annexes nos 3-1 et 4. La régence de Rudolstadt est dirigée, au xviie siècle, uniquement par des juristes, parmi lesquels certains acquièrent une réputation à l’échelle de l’Empire, mais elle est de plus en plus confiée, à partir du début du xviiie siècle, à des membres de la noblesse vassale du pays, qui ont tous étudié à Leipzig, Iéna ou Tübingen. Cf. U. Heß, Geschichte der Staatsbehörden…, op. cit., p. 1-51 et 167-168.
18 H. Eberhardt, Die Geschichte der Behördenorganisation in Schwarzburg-Sondershausen, Jena, Fischer, 1943, p. 23.
19 Elle comprend deux curies, celle de la chevalerie et celle des villes. Le plat pays n’est pas représenté. Son domaine de compétence ne concerne pas les impôts d’Empire, mais le comte peut, le cas échéant, choisir de soumettre leur répartition à son approbation. L’essentiel des tâches est constitué par l’approbation de la fiscalité territoriale. H. Herz, Ständische Land- und Ausschußtage in Schwarzburg-Rudolstadt 16.-18. Jahrhundert, Iéna, Wartburg Verlag, 1995.
20 Il y a cependant quelques exceptions. Nous reviendrons sur la situation exceptionnelle des bailliages de Heringen et Kelbra, ainsi que sur celle du bailliage d’Ebeleben. Les deux premiers sont administrés par une chancellerie commune avec les comtes de Stollberg, tandis que le troisième ne relève d’aucune des régences, mais est soumis immédiatement à la Landesregierung de Dresde. Cf. K. H. von Römer, Staatsrecht…, op. cit., vol. 2, p. 214.
21 Cf. annexe 2. Cette diversité n’est pas inhabituelle et reflète ici l’importance des possessions Schwarzburg : Reuss et Schönburg présentent des configurations féodales beaucoup plus simples.
22 HStAR, Kanzlei Rudolstadt, C XVIII 2a Nr. 10.
23 HStAR, Kanzlei Sondershausen, 1588.
24 HStAR, Geheimes Ratskollegium, Nr. 63. Cf. chap. 1, p. 67.
25 Du côté de Sondershausen, on trouve deux princes régnants jusqu’en 1720, Christian Wilhelm I. à Sondershausen et Anton Günther II à Keula. Cf. annexe 4.
26 Ainsi en 1742, au moment de la guerre de Succession d’Autriche : cf. chap. 1, p. 64.
27 Ibid., p. 76.
28 Kann man sich vorstellen…, daß man bei einem solchen Durcheinander jemals über die genauen Grenzen einig werden könnte ?, A. Pasold, Geschichte der reussischen Landesteilungen von der Mitte des 16. Jahrhunderts bis zur Einführung der Primogenitur im Jahre 1690, Neustadt-an-der-Orla, Wagnersche Buchdruckerei, 1934, p. 46.
29 Voir A. Büsching, Neue Erdbeschreibung, Dritten Theil, Zweyter Band…, 5. Auflage, Hambourg, bey Johann Carl Bohn, 1771, p. 2664. Cf. carte en annexe.
30 Voir A. Pasold, Geschichte der reussischen Landesteilungen von der Mitte des 16. Jahrhunderts bis zur Einführung der Primogenitur im Jahre 1690, Neustadt-an-der-Orla, Wagnersche Buchdruckerei, 1934, p. 2-7 ; B. Schmidt, Geschichte des Reußenlandes von Mitte des 16. Jahrhunderts bis zum Beginn des Weltkrieges, Gera, Kanitz, 1927, p. 67-68, et infra, chap. 5. Comme chez les Schönburg, le fief est ici devenu « arrière-fief » par changement de suzerain et non, comme d’ordinaire, par changement de vassal.
31 A. Büsching, Neue Erdbeschreibung…, op. cit., p. 2669 ; H. Patze, W. Schlesinger (dir.), Geschichte Thüringens, vol. V/1-1, mitteldeutsche Forschungen, Cologne/Vienne, Böhlau, 1982, p. 561.
32 Cf. annexe 5. Sur les partages et les conflits qui les accompagnent au xviie siècle, A. Pasold, Geschichte der reussischen Landesteilungen, op. cit., p. 18-29.
33 B. Schmidt, Geschichte des Reußenlandes…, op. cit., p. 70-71.
34 A. Büsching, Neue Erdbeschreibung…, op. cit., p. 2667 ; H. Patze, W. Schlesinger (dir.), Geschichte Thüringens, op. cit., p. 563.
35 A. Pasold, Geschichte der reussischen Landesteilungen, op. cit., p. 46.
36 Sur ces questions et la (non-) correspondance entre déterminants de l’action et systèmes de domination, voir M. Dobry, « Légitimité et calcul rationnel… », art. cité, en particulier p. 138 et suiv.
37 A. Pasold, Geschichte der reussischen Landesteilungen, op. cit., p. 31.
38 Ibid., p. 33-39.
39 HStAG, Hausarchiv Schleiz, 896, mémoire des impôts et répartitions, 31 décembre 1716 : spécification des impôts impériaux consentis entre 1707 et 1714.
40 HStAG, Hausarchiv Schleiz, 896, Schleitzer Votum, 13. 9br., 1716.
41 C’est le cas, par exemple, en 1690 : en raison d’un incendie dans la ville de Schleiz (branche cadette des Reuss), une partie de son impôt (192 thalers sur les 682 dus) est prise en charge par la branche aînée. HStAG, Geheimes Kabinett Greiz, Kap. 2, Nr. 3.
42 Cf. chap. 1.
43 HStAG, Gemeinschaftliche Regierung Gera, PP – I – Nr. 10, Freiesleben à Keipf, 20 novembre 1736.
44 Ibid., lettre de Heckenberg aux Reuss, 26 février 1738.
45 Ibid., Votum Obergreiz, 31 mars 1740 et Freiesleben à Heckenberg, Gera, 11 avril 1740.
46 Cf. annexe 4.
47 Une seigneurie apanagée ne dispose pas de la « supériorité territoriale » et celui qui la gouverne ne siège pas à la Diète d’Empire : on ne saurait donc y lever des impôts d’Empire.
48 Cf. supra, préambule.
49 E. v. Ranke, Das Fürstentum Schwarzburg-Rudolstadt zu Beginn des 18. Jahrhunderts. Der Landstreit gegen die fürstliche Willkür vor Reichskammergericht und Reichshofrat, Inaugural-Dissertation zur Erlangung der Doktorwürde der Hohen Philosophischen Fakultät… Halle-Wittenberg, Halle, 1915, p. 23-27.
50 Ibid., p. 35.
51 Ibid., p. 37-39.
52 Né en 1605 et mort en 1684, il fut commissaire militaire à Schwarzburg-Rudolstadt pendant la guerre de Trente Ans et chargé à ce titre de la répartition des frais. Il devient par la suite administrateur de la caisse des impôts.
53 HStAR, Kanzlei Rudolstadt, C XVIII 1c Nr. 5, « Designation der Reichssteüer in den Ämbtern der Oberherschafft ».
54 Ibid., Heubel, 16 juillet 1663.
55 Ibid., Heubel, 6 mars 1663, sans que l’on sache en l’occurrence si elles couvrent aussi celles de Franckenhausen.
56 E. von Ranke, Das Fürstentum…, op. cit. ; dans le même sens pour les Solms, T. Busch, Herrschen durch Delegation…, op. cit.
57 HStAR, Kanzlei Rudolstadt, C XVIII 1c Nr. 5, Michael Heubel aux chancelier et conseillers de Rudolstadt, sur les retards de l’impôt, 6 mars 1663.
58 Cf. chap. 1, n. 18.
59 HStAR, Kanzlei Rudolstadt, C XVIII 2a Nr. 10, répartition du 16 janvier 1690.
60 Ibid., répartitions du 16 janvier, 14 avril et 1er mai 1690.
61 Ibid., échéances des 300 mois romains pour Franckenhausen de janvier à juin 1691, Rudolstadt, 2 septembre 1691.
62 Ibid., maire et conseil de Franckenhausen aux conseillers de Franckenhausen, 22 août 1691.
63 Ibid. Voir aussi les répartitions de janvier et d’avril 1691.
64 HStAR, Kanzlei Rudolstadt, C XVIII 2a Nr. 10.
65 Ibid., bailli de Heringen aux chancelier et conseillers de Franckenhausen, 30 novembre 1691.
66 C’est-à-dire les terres imposables comptées dans les cadastres, mais qui ne sont plus habitées ou cultivées.
67 Ibid.
68 Sur ce point, cf. chap. 5.
69 HStAR, Kanzlei Rudolstadt, C XVIII 2a Nr. 10, conseillers de Franckenhausen au bailli de Heringen, 5 décembre 1691.
70 Ibid., conseillers de Franckenhausen à ceux de Rudolstadt, 28 janvier 1692.
71 Nous entendons ce terme au sens que lui confère James C. Scott, Seeing like a State.
How certain schemes to improve the human condition have failed, New Haven/Londres, Yale University Press, 1998. Cf. infra, conclusion de ce chapitre.
72 J. B. Collins, Fiscal Limits…, op. cit., p. 201.
73 Cf. chap. 1, p. 64.
74 HStAR, Geheimes Ratskollegium, C XVIII 2a Nr. 22, Votum ad Sereniss[imum], Rudolstadt, 24 novembre 1742.
75 Ibid.
76 HStAR, Geheimes Ratskollegium, C XVIII 2a Nr. 25, supplique de la communauté de Seega, 14 mars 1759.
77 Ibid.
78 Ibid., supplique de la ville de Franckenhausen, 24 mars 1759.
79 On retrouve ici tous les éléments caractéristiques du discours de la misère évoqué au chap. 1, § 2.
80 HStAR, Geheimes Ratskollegium, C XVIII 2a Nr. 25, supplique de la ville de Franckenhausen, 24 mars 1759.
81 Ibid., rapport de la régence de Franckenhausen, 31 mars 1759.
82 Ibid.
83 Ibid., Votum ad Serenissimum, Rudolstadt, [11 avril 1759].
84 HStAR, Geheimes Ratskollegium, C XVIII 2a Nr. 25, résolution du 4 avril 1759.
85 Pour l’analyse de ces coalitions mouvantes de contribuables, cf. chap. 4, 5 et 6.
86 J. C. Scott, Seeing like a State…, op. cit.
87 Cf. l’ensemble des travaux sur la fiscalité « directe » – le terme est impropre – dans la France moderne à l’échelle locale. De façon non exhaustive : J. B. Collins, Fiscal Limits…, op. cit. ; A. Follain, « Les paysans, la terre et l’impôt à Camembert au xviie siècle : un système fiscal bloqué ? », Enquêtes rurales, 6, 1999, p. 39-82 ; Id. (dir.), L’argent des villages, comptabilités communales et paroissiales, fiscalité locale du xiiie au xviiie siècle, actes du colloque d’Angers (30-31 octobre 1998), Rennes, Association d’histoire des sociétés rurales (Bibliothèque d’histoire rurale, 4), 2000 ; A. Follain, G. Larguier, L’impôt des campagnes…, op. cit. Cf. également les propos de James Scott lui-même, qui range l’État moderne français dans la catégorie de l’illisibilité, J. C. Scott, Seeing like a State…, op. cit., p. 23.
88 Voir sur ce point les réflexions stimulantes de Jürgen Schlumbohm, « Gesetze, die nicht durchgesetzt werden – ein Strukturmerkmal des frühneuzeitlichen Staates ? », Geschichte und Gesellschaft, 23, 1997, p. 647-663 et plus récemment, d’André Holenstein, « Gute Policey » und lokale Gesellschaft im Staat des Ancien Régime. Das Fallbeispiel der Markgrafschaft Baden (-Durlach), Tübingen, Biblioteca academica, 2003, 2 vol., sur le concept d’implementation.
89 « La notion de stratégie est l’instrument d’une rupture avec le point de vue objectiviste et avec l’action sans agent que suppose le structuralisme (en recourant par exemple à la notion d’inconscient). Mais on peut refuser de voir dans la stratégie le produit d’un programme inconscient sans en faire le produit d’un calcul conscient et rationnel. Elle est le produit du sens pratique comme sens du jeu, d’un jeu social particulier, historiquement défini, qui s’acquiert dès l’enfance en participant aux activités sociales […] », P. Bourdieu, Choses dites. Le sens commun, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 79.
90 Voir J. Morsel, « Appropriation communautaire du territoire, ou appropriation territoriale de la communauté ? », dans Hypothèses 2005, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 89-104, p. 91.
91 Voir V. Press, « Reichsgrafenstand und Reich… », art. cité, et B. Stollberg-Rilinger, « Der Grafenstand in der Reichspublizistik », art. cité, qui montrent comment les stratégies dynastiques ne prennent sens que sur le fond de la défense du statut de l’ensemble des comtes d’Empire. Cf. également infra, chap. 3.
92 V. Press, « Reichsgrafenstand und Reich… », art. cité, p. 9 : « Les Maisons comtales sont pleinement conscientes du danger d’atomisation, mais pour le contrer, au lieu d’emprunter le chemin d’un renforcement de l’unité étatique, elles consolident le lien familial. » Volker Press s’appuie en particulier sur l’existence de Diètes familiales (Familientagen).
93 Cf. l’hypothèse eliasienne à l’orée de cette première partie, N. Elias, La société de cour, op. cit.
94 L’État est le « lieu géométrique de toutes les perspectives antagonistes, ce point de vue des points de vue en surplomb, qui n’est plus un point de vue parce qu’il est ce par rapport à quoi s’organisent tous les points de vue : il est ce qui peut prendre un point de vue sur tous les points de vue », P. Bourdieu, Sur l’État…, op. cit., p. 16, une définition qu’il emprunte à Leibniz à propos de Dieu : le mot n’est pas prononcé, mais la question est bel et bien celle de la transcendance.
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