Introduction
p. 11-15
Texte intégral
1Le samedi 14 avril 2007, René Rémond disparaît à l’âge de 88 ans. Dans la mémoire collective qui est en train de se cristalliser à travers les hommages1 et les nécrologies2, seuls quelques aspects de l’existence du défunt émergent : celui de l’enseignant à Sciences Po, celui du politologue, auteur de La Droite en France, celui du commentateur de la vie politique et électorale, et celui du sage et de l’expert, mobilisé dans les années 1990-2000 par les différents gouvernements pour résoudre les questions délicates. Un double filtre opère : sont remémorés les engagements les plus récents et les aspects les mieux connus par l’élite politique et médiatique formée à l’Institut d’études politiques de Paris, dont les réactions sont les plus répercutées.
2L’implication du grand historien dans le champ de la politique universitaire au cours des années 1970, en tant que premier président de l’université Paris X-Nanterre, fait partie des portions de l’itinéraire tombées dans l’oubli. C’est précisément cette facette méconnue de la trajectoire de René Rémond que ce livre voudrait éclairer. Il s’agit non seulement de contribuer à la connaissance d’une destinée individuelle, mais aussi et surtout d’explorer, à partir d’une existence vécue, un domaine qui, s’il constitue un enjeu mémoriel fort pour toute une génération d’universitaires, est encore peu connu d’un point de vue scientifique : celui de l’histoire des politiques universitaires dans les années qui suivent 1968.
3Les recherches sur cette question sont encore balbutiantes, mais l’historien qui s’aventure dans cette voie ne se trouve cependant pas face à une tabula rasa. Un certain nombre de travaux ont été menés dans les années 1970, suite à la création par le pouvoir gaullien finissant des universités autonomes et pluridisciplinaires. Impulsés par des sociologues ou des politologues, très connectés à la recherche anglo-saxonne, ils constituent une première sédimentation scientifique parfois tombée dans l’oubli3. Les années 1980-1990, ont vu paraître des grandes synthèses, soit d’histoire de l’éducation au xxe siècle, soit d’histoire de l’enseignement supérieur sur la longue durée, qui ont balisé l’évolution de la politique universitaire après 19684. À l’occasion des premières campagnes pour collecter les témoignages des acteurs des politiques de l’éducation, ces deux décennies sont aussi le moment où s’élabore une réflexion méthodologique sur l’histoire des politiques de l’éducation5. La période est également marquée par les travaux de Christine Musselin et d’Erhard Friedberg, qui étudient dans une perspective comparative la politique universitaire des gouvernements français6. Les années 2000 et 2010 sont marquées par un renouveau d’intérêt pour l’histoire de l’enseignement supérieur. Acteur de cette dynamique, Patrick Fridenson livre une première synthèse d’une vingtaine de pages intitulée « La politique universitaire depuis 1968 » , dans le cadre d’un numéro du Mouvement social consacré aux mutations de la science et des universités en France depuis 19457.
4On pourra objecter que, pour défricher ce champ encore pionnier de la politique universitaire, il aurait pu être préférable, quitte à choisir l’entrée biographique, de suivre l’itinéraire d’un des ministres. Nous avons fait le pari inverse, en formulant l’hypothèse que la position de René Rémond, celle d’un président d’université (parmi plusieurs dizaines d’autres présidents), était fort intéressante pour étudier la question. En effet, s’il n’est pas à la tête du processus de fabrication des politiques universitaires, il en est au « cœur » , comme il le formule lui-même au cours d’un entretien en 20008.
5L’étude du rôle de l’auteur de La Droite en France dans l’orientation et la mise en œuvre des politiques universitaires à l’échelle nationale entre 1971 et 1976, période qui correspond à son mandat de président de Paris X-Nanterre, permet de s’interroger sur les mécanismes de la prise de décision publique9, plus particulièrement dans le domaine de l’enseignement supérieur. Elle éclaire l’importance de l’influence des présidents d’université dans ce domaine et questionne l’étendue des pouvoirs des différents acteurs qui participent au gouvernement des universités en France. Elle ouvre la possibilité de mettre en lumière le rôle des acteurs de « second plan10 » .
6Par ailleurs, le choix de prendre René Rémond comme « fil rouge » de l’étude permet d’appréhender, au-delà de la chronologie ministérielle, les continuités d’une période marquée par la volonté de mettre en œuvre une politique universitaire libérale dans l’esprit de la loi d’orientation d’Edgar Faure, définitivement adoptée par le Parlement le 12 novembre 1968.
7Les matériaux de l’étude sont abondants. Les archives produites par les départements ministériels en charge des universités (notamment par la direction des enseignements supérieurs et par les différents cabinets) sont essentielles mais très inégales selon les différentes années de notre période d’étude11. Ainsi, malgré les efforts de la mission des Archives nationales auprès des ministères de l’Éducation et des Universités12, il n’y a presque aucune trace conservée du passage de Jean-Pierre Soisson au secrétariat d’État aux Universités entre 1974 et 1976. Les archives des conseillers à l’éducation des présidents de la République, conservées avec les archives présidentielles, permettent de compléter utilement cette documentation, notamment sous Valéry Giscard d’Estaing. Témoignage de la présidentialisation du régime après 1974, c’est même là que l’on trouve les informations les plus intéressantes pour la fin de notre période d’étude. La consultation des archives de la Conférence des présidents d’université (CPU) est fondamentale ; elle permet de saisir les processus décisionnels et les interventions des différents acteurs grâce aux procès-verbaux des séances plénières (et parfois des différentes commissions).
8Le contenu des Archives nationales a été utilement mis en regard avec les archives personnelles de René Rémond, versées au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France : quinze articles concernent son engagement dans la politique universitaire et éclairent, notamment grâce à de la correspondance et à des journaux de bord, les positionnements des uns et des autres. Les procès-verbaux des instances de l’université de Paris X-Nanterre, conservés aux archives départementales des Hauts-de-Seine, présentent également un intérêt non négligeable : au cours des séances du conseil d’université, René Rémond explique parfois ce qui se joue en haut lieu. On peut par ailleurs saisir l’articulation entre les prises de décision à l’échelle nationale et les réactions ou les mobilisations dans un établissement emblématique, considéré comme le berceau des contestations universitaires.
9 Les sources imprimées sont précieuses en cela qu’elles apportent parfois des informations inédites. Elles permettent aussi de saisir rapidement un contexte qu’il aurait fallu laborieusement reconstituer par les archives. Outre les écrits de René Rémond et les témoignages publiés des autres acteurs de la politique universitaire sur la période d’étude, la lecture du Monde, dont la rubrique « Enseignement supérieur » est particulièrement informée à l’époque, constitue une aide capitale. L’index thématique légué à la BDIC13 permet une approche précise de la chronologie et apporte une mine d’informations.
10Les sources audiovisuelles consultables à l’Ina constituent une autre documentation complémentaire. Une recherche sur la base de données, avec le mot-clé « René Rémond » , permet de délimiter pour la période 1968-1976 un corpus de cinquante-deux émissions radiophoniques (les radios périphériques n’entrant pas dans le périmètre de la recherche) et de trente-huit émissions télévisées. Sur ce total de quatre-vingt-dix documents, vingt-sept sont directement en lien avec sa responsabilité universitaire.
11Enfin, nous avons eu recours aux archives orales. Sur la question des politiques d’enseignement supérieur, il existait déjà des fonds. Le premier a été constitué par le Service d’histoire de l’éducation (SHE) de l’INRP dans le cadre du projet « Témoins et acteurs des politiques de l’Éducation » initié au milieu des années 199014. Parmi les centaines de témoignages collectés et inventoriés15, environ dix concernent notre période et notre axe de recherche, notamment le témoignage de René Rémond lui-même. Le deuxième fonds d’archives orales a été constitué par l’association Georges-Pompidou. Les témoignages des conseillers en charge de l’éducation au sein du secrétariat général de l’Élysée sont instructifs quant au poids de Rémond dans la définition de la politique universitaire sous le mandat du deuxième président de la Ve République. D’une manière plus empirique, et avec nos moyens limités, nous avons suscité d’autres témoignages oraux dans le but de saisir les représentations des différents acteurs16, d’approcher la mémoire non institutionnelle17 et d’avoir confirmation ou infirmation de certaines hypothèses. Au-delà de cet usage traditionnel des témoignages oraux en histoire18, il s’agissait de contrebalancer la rationalisation inhérente à la production des sources écrites et de saisir les rapports humains dans leur complexité19 et leur densité. Même si certains pièges liés à l’utilisation des témoignages oraux n’ont sans doute pas été évités20, les témoignages collectés nous apparaissent a posteriori comme un aspect fondamental de notre documentation. Ils ont donné plus de « chair » au propos, ont apporté des solutions à certaines énigmes posées par les archives écrites et ont relativisé des oppositions ou des clivages qui, sur le papier, semblaient évidents.
12L’étude se fera de manière chronologique, en étudiant l’influence de Rémond par rapport aux enjeux nationaux de la politique universitaire sous chacun des quatre ministres qui ont tour à tour géré l’enseignement supérieur au sein du gouvernement au cours des années 1970 : Olivier Guichard, en fonction depuis le 22 juin 1969, est le ministre de l’Éducation nationale avec lequel René Rémond débute, en février 1971, sa présidence d’université. Il est remplacé en juillet 1972 par Joseph Fontanet qui demeure à ce poste jusqu’à la formation du premier gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing en juin 1974. Pour la première fois, l’enseignement supérieur est scindé du reste de l’Éducation nationale. L’enseignement primaire et secondaire est confié à René Haby, qui a le titre de ministre ; les universités sont du ressort de Jean-Pierre Soisson, qui a le titre de secrétaire d’État autonome. C’est donc avec lui que René Rémond finit sa présidence à quelques semaines près car, en janvier 1976, un mois avant que son propre mandat ne s’achève, Soisson est remplacé par Alice Saunier-Seïté. Le rôle de Rémond sous le ministère de cette dernière, qui durera jusqu’en 1981, pour être chronologiquement limité (un mois), n’en est pas moins intense et se poursuit au-delà de sa sortie de charge.
Notes de bas de page
1 « Décès de René Rémond : la classe politique salue “l’historien d’exception” (synthèse) » , AFP, Info françaises, 14 avril 2007. Consulté sur Europresse.com le samedi 16 juillet 2011 à la Bibliothèque nationale de France.
2 Voir notamment : O. Pognon, « Disparitions : René Rémond, historien d’exception et spécialiste des droites françaises » , Le Figaro, 16 avril 2007, p. 1; E. Hecht, « La disparition de René Rémond » , Les Échos, 16 avril 2007, p. 10 ; M. Sémo, « René Rémond, fin de l’histoire » , Libération, 16 avril 2007, p. 13; T. Wieder, « René Rémond », Le Monde, 17 avril 2007, p. 25 ; C. Barbier, « René Rémond et les droites » , L’Express, 19 avril 2007, p. 41 ; N. Cron, « L’historien des droites » , Télérama, 28 avril 2007, p. 68.
3 Voir notamment : H. S. Cohen, Elusive Reform: The French Universities‚ 1968-1978, Boulder, Westview Press, 1978.
4 Parmi ces synthèses : A. Prost, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t. IV, L’École et la famille dans une société en mutation depuis 1930, Paris, Labat, 1981 ; C. Lelièvre et C. Nique, L’École des présidents‚ de Charles de Gaulle à François Mitterrand, Paris, Odile Jacob, 1995 ; J. Verger (dir.), Histoire des universités en France, Toulouse, Privat, 1986.
5 M.-T. Frank, « Pour une histoire orale de l’éducation en France depuis 1945 », Histoire de l’éducation, 53, 1992, p. 35; G. Thuillier, « Pour une réflexion sur l’innovation : comment développer un secteur de recherche en histoire contemporaine » , Le Mouvement social, 53, 1998, p. 31-43 ; G. Caplat, « Pour une histoire de l’administration de l’enseignement en France », Histoire de l’éducation, 22, 1984, p. 27-58.
6 E. Friedberg et C. Musselin, L’État face aux universités en France et en Allemagne, Paris, Anthropos, 1993 ; C. Musselin, La Longue Marche des universités, Paris, Puf, 2001.
7 P. Fridenson, « La politique universitaire depuis 1968 », Le Mouvement social, 233, 2010, p. 47-67.
8 R. Rémond, entretien avec D. Bernard et F. Lépagnot-Leca, 29 février 2000 (INRP/SHE).
9 Ce faisant, cette étude s’inscrit dans les tendances actuelles de l’histoire politique. Voir P. Cauchy, « L’histoire politique contemporaine, essai bibliographique » , dans J.-F. Sirinelli, P. Cauchy et C. Gauvard (dir.), Les Historiens français à l’œuvre‚ 1995-2010, Paris, Puf, 2010, p. 196.
10 Ibid., p. 199.
11 P.-R. Bazin, « La mission des Archives nationales auprès des ministères de l’Éducation et des universités » , Histoire de l’éducation, 1, 1978, p. 49-55.
12 Voir F. Oppermann, « La mission des Archives nationales auprès des ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Activités des années 2007 et 2008 » , Revue d’histoire de l’éducation, 121, 2009, p. 83-89.
13 Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, située sur le campus de l’université Paris Ouest-Nanterre La Défense.
14 Voir l’article programmatique qui présente le projet : M.-T. Frank, « Pour une histoire orale de l’éducation en France depuis 1945 » , art. cité, notamment p. 35-36.
15 M.-T. Frank et P. Mignaval, Témoins et acteurs des politiques de l’éducation depuis la Libération, t. 3, Inventaire de quarante entretiens, Paris, INRP/SHE, 2002; M.-T. Frank, F. Lépagnot-Leca et P. Mignaval, Témoins et acteurs des politiques de l’éducation depuis la Libération, t. 5, Inventaire de cinquante entretiens. La fonction rectorale, Paris, INRP/SHE, 2008.
16 A. Blanchet et A. Gotman, L’Enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan, 2005, p. 33-35.
17 P. Joutard, Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983, p. 172.
18 F. Descamps, L’Historien‚ l’Archiviste et le Magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2001, p. 451 et suiv.
19 M.-T. Frank « Pour une histoire orale de l’éducation en France depuis 1945 », art. cité, p. 35.
20 Pour une réflexion sur les témoignages collectés auprès de l’élite politique et culturelle, voir E. M. McMahan, Elite Oral History Discourse: A Study of Cooperation and Coherence, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1989, p. 81 et suiv.
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