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Maurice Agulhon

 | 
Christophe Charle
, 
Jacqueline Lalouette

Maurice Agulhon en son temps

Réverbérations agulhoniennes

Laurent Le Gall

Texte intégral

  • 1 Voir la mise au point concernant la politisation des « blancs » sous la Seconde République : Mauric (...)

1D’une œuvre aux larges contours qui fait de Maurice Agulhon tout autant un historien républicain de la République qu’un décrypteur des réalités sociales d’une France du xixe siècle engagée dans la « transition démocratique », certaines critiques ont mis en évidence combien son objectivation de la politisation fut portée par une interprétation unilatérale de l’intégration des classes populaires au politique. Fondée sur une équation conférant les compétences politiques aux seuls « rouges » et une sous-évaluation des dynamiques communautaires, cette interprétation aurait ainsi figé l’histoire de la « France démocratique » dans un évolutionnisme qui en aurait amoindri ses dimensions les plus équivoques. Tout cela est bien connu. Outre qu’ils prouvèrent sa réceptivité à la controverse et son aptitude à prendre en considération les termes d’un débat scientifique renouvelé, les amendements qu’apporta à quelques reprises l’auteur de La République au village pour répondre aux arguments de certains de ses contradicteurs1 soulignent combien la contemporanéité d’une œuvre repose en partie sur les investissements intellectuels dont la dotent des acteurs positionnés de part et d’autre des frontières disciplinaires et académiques.

2Concluant sa lecture du double recueil d’articles publié en 1988, le politiste Frédéric Sawicki nota :

  • 2 Frédéric Sawicki, « Lectures. Histoire vagabonde, tomes 1 et 2 », Politix, 6, printemps 1989, p. 87 (...)

C’est l’occasion de regretter que ses travaux, de façon générale, et les textes réunis dans cette Histoire vagabonde en particulier, échappent parfois à une problématique très construite et souffrent du recours à des concepts souvent insuffisamment définis […]. Il n’en reste pas moins que le caractère suggestif des textes réunis dans Histoire vagabonde pour penser l’articulation du social et du politique, les formes populaires d’action politique ou encore la symbolique politique, et la rigueur de la méthode mise en œuvre rappellent, s’il en était encore besoin, l’originalité et l’intérêt des recherches de Maurice Agulhon2.

Histoire et science politique, desseins croisés

  • 3 Observation que l’on retrouve, par exemple, dans l’article de Jean-François Sirinelli, « De la deme (...)
  • 4 Maurice Agulhon, « Le monde existant », EspacesTemps, 33, 1986, p. 15-16, ici p. 15.
  • 5 Id., « Vu des coulisses », dans Pierre Nora (dir.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, (...)
  • 6 Id., « Propos sur l’allégorie politique. En réponse à Eric Hobsbawm », Actes de la recherche en sci (...)
  • 7 Jean-François Bayart, « L’énonciation du politique », Revue française de science politique, 35/3, 1 (...)
  • 8 Voir, par exemple, Mounia Bennani-Chraïbi, « Représenter et mobiliser dans l’élection législative a (...)
  • 9 Olivier Christin (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié, 2 (...)

3Malgré cette constatation récurrente d’un déficit de théorisation3 à laquelle Maurice Agulhon n’opposa guère de démenti, si ce n’est pour faire observer épisodiquement que « la plupart des historiens de [s]a connaissance, y compris [lui]-même, [étaie]nt plutôt empiristes que conceptuels4 », ses apports historiographiques n’en ont pas moins rencontré asymétriquement une audience qui imprégna les sciences sociales aux revendications les plus théoriques. À notre connaissance, l’ego-historien du « Vu des coulisses5 » ne publia aucun article dans la Revue française de science politique et en signa un seul dans les Actes de la recherche en sciences sociales au cours d’un dialogue avec un autre historien, Eric Hobsbawm6. Reste que les réverbérations agulhoniennes n’ont cessé de se démultiplier. Tous les politistes ne sollicitent évidemment pas les travaux de l’auteur des Marianne pour historiciser l’expérience démocratique. Tous les sociologues ne font pas de la sociabilité une catégorie analytique pour documenter les transactions au sein de l’espace social. Pour autant, quiconque aura fréquenté un tant soit peu des productions relevant de disciplines voisinant avec l’histoire aura remarqué combien le « modèle varois » de la politisation ou la banalisation de la notion de sociabilité ont contribué à l’élaboration d’un bien intellectuel commun. Convoquée à plusieurs reprises pour les pistes qu’elle avait ouvertes sur l’hétéronomie d’un espace politique irréductible à un raisonnement en des termes uniquement topologiques (haut/bas) ou sur les strates de signification que des acteurs, dans certaines configurations (l’insurrection de 1851 en l’occurrence), conférèrent à leurs mobilisations, La République au village ne se résuma pas, dans un article dorénavant classique de Jean-François Bayart, à un de ces exemples illustrant une réflexion dédiée aux frontières poreuses du politique ; elle fut bien davantage élevée au rang d’un levier interprétatif à forte valeur ajoutée7. Importé sous la plume de Mounia Bennani-Chraïbi pour expliquer les processus qu’engagea la démocratisation partielle du Maroc au début des années 20008, le « patronage démocratique » ressemble fort à ces « concepts nomades9 » dont la charge heuristique gagne en pertinence à l’épreuve de leur translation interdisciplinaire et de leur transposition dans des situations autres que celle(s) pour lesquelles ils ont été forgés en guise d’explication.

  • 10 Maurice Agulhon, Le cercle dans la France bourgeoise : 1810-1848. Étude d’une mutation de sociabili (...)
  • 11 Ibid.
  • 12 Voir Julian Mischi, Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Rennes, Presses univ (...)
  • 13 Voir Annie Antoine, Julian Mischi (dir.), Sociabilité et politique en milieu rural. Actes du colloq (...)

4Employées de manière systématique, certaines notions risquent de s’affadir dans des usages mineurs ou des requalifications hasardeuses et de se vider de leur substance initiale. Ce danger écarté, la notion de « sociabilité » demeure une catégorie efficace pour qui s’intéresse aux articulations rarement univoques entre pratiques sociales et cadres de leur réalisation. Dix ans après l’avoir portée sur les fonts baptismaux, Maurice Agulhon éprouvait pourtant déjà le besoin de souligner qu’elle « tend[ait] presque à devenir le mot commode pour accueillir, en grand fourre-tout, les formes élémentaires de la vie collective10 ». Ressortissant « d’abord [à] un projet empirique », elle s’était muée en un « projet raisonné11 » adossé, entre autres, à la discussion des thèses sociologiques de Georges Gurvitch ou de Max Weber. Appliquée récemment à une meilleure compréhension de la structuration de l’entreprise partisane communiste dans ses tentatives d’organisation d’un militantisme pluriel que ses acteurs investirent différentiellement en fonction de leurs ressources sociables12, la boîte à outils de la sociabilité ne semble guère montrer de signe d’usure. Revendiquée à travers une optique configurationnelle supposée mieux saisir la trame relationnelle, elle serait censée « offrir » une lecture moins approximative des modes d’appropriation et de recomposition vernaculaires du politique dans les mondes ruraux13.

  • 14 Voir, en particulier, la contribution d’Yves Pourcher, « Un ethnologue dans l’histoire », dans Marc (...)
  • 15 Maurice Agulhon, « Présentation », dans Id., Histoire vagabonde I. Ethnologie et politique dans la (...)
  • 16 Voir Id., « La Seconde République dans l’opinion et l’historiographie d’aujourd’hui », Annales hist (...)
  • 17 Id., « Paris. La traversée d’est en ouest », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, 2, Les (...)
  • 18 Id., De Gaulle, histoire, symbole, mythe, Paris, Plon, 2000, p. 10-13.
  • 19 Id., « Sur la “culture communiste” dans les années cinquante », dans Daniel Cefaï (dir.), Cultures (...)

5On pourrait multiplier à l’envi les cas d’irisation de cette œuvre historienne. Les travaux de Maurice Agulhon ont à ce point transcendé les frontières disciplinaires que ses résultats sont éminemment lisibles et, par là même, peuvent être discutés et acclimatés par des acteurs des sciences sociales autres que les seuls historiens. Il suffit d’ouvrir l’Anthropologie du politique ou le Nouveau manuel de science politique pour se rendre compte de ce qui fit, là, une partie de leur originalité14. On ne reviendra pas ici sur les coûts et les dividendes d’une posture individuelle liée tout autant à des effets de braconnage qu’à des efforts d’importation et de traduction de certaines notions, ou encore à cette fabrique toute personnelle d’une interdisciplinarité en faveur de laquelle l’intellectuel des « curiosités hétérogènes15 » plaida sans toutefois qu’elle ne se muât en une quelconque mystique16. Appelé à le suivre dans ses pérégrinations sur certains lieux de production de la statuaire républicaine ou dans ses parcours provençaux balisés par une statuaire quelquefois rayonnante, embarqué dans ses traversées piétonnières d’un Paris touristiquement consensuel – à bien regarder la bimbeloterie des vitrines – et politiquement bipolaire17, le lecteur du De Gaulle, dont le premier chapitre s’ouvre sur la matérialité folklorique de l’héroïsation du Général18, perçoit d’emblée la qualité intrinsèque d’une démarche intellectuelle associant, en des va-et-vient incessants, observations in situ attentives au moindre détail et réflexions nourries de références quelquefois puisées hors-champ. En voudra-t-on un exemple qu’on le prendra, au hasard des vagabondages, dans l’analyse que l’ancien membre du PCF proposa de la culture communiste à partir de l’interprétation d’un souvenir de trois semaines de vacances passées, au sein de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique, dans la Pologne de 1948. Expérience d’une appartenance à un monde commun qu’aurait concrétisée une même culture politique, le séjour de Maurice Agulhon dans une démocratie populaire en gestation (re)devint une occasion de constater combien ce point de convergence entre deux catégories de militants (de jeunes intellectuels et de jeunes ouvriers) renvoyait à des pratiques sociales différenciées de l’engagement dont l’unification sous un même label culturel partisan supposait, pour l’historien qu’il était devenu, d’en restituer au préalable la polyphonie pour mieux en sonder la pertinence19.

Quelques aspects du métier d’historien

  • 20 Imposer le terme « folklore » en tant que catégorie scientifiquement pertinente n’allait pas de soi (...)
  • 21 Maurice Agulhon, « Sur les pas de Daniel Halévy », dans Id., Histoire vagabonde II. Idéologie et po (...)
  • 22 On en voudra pour preuve sa mise au point conclusive dans le colloque consacré à certaines campagne (...)

6Acteur du moment intellectuel de l’ethno-histoire, Maurice Agulhon proposa aussi de requalifier le folklore pour comprendre certaines formes de l’expressionnisme politique20. « Ethnologue sans le savoir » ou, plus exactement, sans le proclamer (si l’on accepte de détourner le qualificatif qu’il attribua, dans un jeu de miroir, au Daniel Halévy des Visites aux paysans du Centre21), le spécialiste des quarante-huitards demeura incontestablement cet adepte d’une pragmatique de l’histoire22 aux antipodes de ces sciences sociales qui, bien que réceptives à ses travaux, ont caractérisé leurs positions dans le champ scientifique en proposant leurs paradigmes sur le marché des idées.

  • 23 Cette défense de la monographie se lit dans les préfaces qu’il donna à des ouvrages qui sont commun (...)
  • 24 Voir, à ce propos, le commentaire de Laurent Godmer, « Vers une science politique “contextualiste”  (...)
  • 25 Maurice Agulhon, « Présentation », dans La politisation des campagnes au xixe siècle, op. cit., p.  (...)
  • 26 Bernard Lacroix, « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politiqu (...)
  • 27 « Ensemble des mécanismes à travers lesquels des catégories symboliques proprement politiques (idéo (...)

7Ce paradoxe nourrit forcément quelques interrogations. On pourra considérer la pollinisation des sciences sociales par l’œuvre agulhonienne sous l’angle de son aspect novateur. Que Maurice Agulhon ait été un défricheur, cela va de soi, quand bien même son objet principal – le politique sous ses formes bien plus sociales qu’institutionnelles – ne le conduisit nullement à subordonner l’exigence d’une analyse localisée et contextualiste des phénomènes étudiés23 – à l’instar de celle que défendit Charles Tilly dans le Oxford Handbook of Contextual Political Analysis24 – à l’exotisme de sujets jugés originaux ou d’approches réputées novatrices. Soit la politisation, dont un colloque important en 1997 ayant pour terrain certaines campagnes européennes du xixe siècle lui fournit l’occasion (alors même que le « modèle » varois de la fameuse « descente de la politique vers les masses » était ouvertement contesté) d’une mise au point sur l’acception qui l’avait guidé dans sa compréhension de l’intégration civique des ruraux : « La politisation des campagnes, c’est, logiquement, la pénétration dans les campagnes de la politique. Mais qu’est-ce, à son tour, que la politique ? Nous avons peut-être trop tardé à expliciter : nous parlons de la politique moderne, la nôtre, c’est-à-dire, en termes précis, la démocratie libérale25. » Qu’elle ait donné matière à des débats, que, dans un écho diffracté et amplifié, elle ait été utilisée à profusion, voilà donc un fait qui ne saurait faire oublier combien la notion même de politisation emprunta, en sa genèse, des chemins historiens en général et les voies agulhoniennes en particulier. Absente de l’index thématique du premier volume du Traité de science politique qui accueillit pourtant la contribution roborative de Bernard Lacroix, soucieux d’objectiver la construction sociale du politique à l’aune du « dossier ouvert notamment par P. Barral, P. Vigier, M. Agulhon ou R. Huard26 », qualifiée et requalifiée par certains politistes27, sa résistance épistémique couronne ainsi, à bien des égards, la dimension anticipatrice d’une catégorie d’entendement métamorphosée en un concept flou.

  • 28 Maurice Agulhon, « L’opinion politique dans une commune de banlieue sous la Troisième République. B (...)
  • 29 Id., « Présentation », dans Georges Weill, Histoire du parti républicain en France, 1814-1870, Genè (...)
  • 30 Titre du premier chapitre de Coup d’État et République, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.
  • 31 Mona Ozouf, « Compte rendu : La République au village », Annales. Économies, sociétés, civilisation (...)
  • 32 Michel Vovelle, « Compte rendu : Pénitents et Francs-Maçons de l’ancienne Provence », Annales. Écon (...)
  • 33 Il écrivit, par exemple, à propos du populisme : « Car enfin il faut bien un mot pour désigner la f (...)
  • 34 Id., « Comment se choisit le langage », dans Histoire et politique à gauche, Paris, Perrin, 2005, p (...)
  • 35 Id., « Les chambrées en basse Provence : histoire et ethnologie », dans Histoire vagabonde I, op. c (...)
  • 36 Id., Les mots de la République, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007, p. 3.
  • 37 Voir François Buton, Nicolas Mariot, « Surmonter la distance : ce que la socio-histoire doit aux sc (...)

8La consécration de l’œuvre agulhonienne fut aussi proportionnée à ce qui en fit son épine dorsale, une réflexion, non spécifiée en tant que telle, sur la modernité. Moderne : l’épithète court en effet dans l’ensemble de ses déclinaisons scientifiques. Elle organisa durablement la pensée, orchestra le raisonnement, consolida l’argumentaire quand elle ne fut pas un arrière-plan. Érigée en un prisme dès la première publication que le tout jeune historien consacra aux évolutions de l’opinion publique à Bobigny entre 1850 et 191428, la modernité, substantivée fréquemment dans la modernisation, s’égrena ainsi au fil de son écriture – pour présenter l’Histoire du parti républicain, « l’œuvre carrefour » de Georges Weill, « nourrie par les recherches […] sur la modernité du problème social et sur la permanence du combat idéologique29 », ou pour questionner, d’entrée de jeu, « l’idée moderne du coup d’État30 » dans le brillant Coup d’État et République. De cette modernité qui constitua tout autant un tamis qu’un accès suggestif pour penser les xixe et xxe siècles, on tirera deux enseignements. Le premier concerne la fonction principielle du langage par-delà les objets sur lesquels l’amateur de mots croisés se concentra. Il y aurait vraisemblablement beaucoup à dire sur le mode d’énonciation d’un raisonnement qui combina, en une savante tension dialectique, la sophistication d’une sémantique dont il s’agissait au préalable d’analyser les enjeux des multiples acceptions, et une exposition des résultats qui procéda souvent d’un parti pris itératif apte à rendre compte des difficultés et de l’intérêt liés au pari de l’interprétation. Dans sa recension de La République au village pour les Annales, Mona Ozouf nota avec justesse : « D’un dessin très sinueux, l’investigation de Maurice Agulhon s’engage dans des pistes successives, abandonnées un moment, puis reprises, et confrontées les unes aux autres dans une constante circularité31. » Dans le même numéro des Annales, Michel Vovelle souligna à propos de Pénitents et Francs-Maçons de l’ancienne Provence : « Le plan de l’ouvrage a pu paraître déroutant, par un souci pédagogique qui lui fait sérier les problèmes avec une volontaire lenteur : au risque de passer pour bon public, avouons au contraire que cette découverte progressive d’une réalité, jusqu’alors fort mal connue, nous a séduit dans la mesure où elle comble méthodiquement les ignorances et répond aux interrogations32. » Cette attention quasi obsessionnelle à l’« effeuillage » des mots, cette propension à épuiser leur sens dans des situations précises33, Maurice Agulhon les a suffisamment revendiquées dans une contribution reprise dans Histoire et politique à gauche34 pour qu’il soit inutile d’insister. Tout juste souhaitions-nous signaler que la séduction des travaux de l’historien qui, dans son article séminal sur les chambrées provençales, avait conclu, à la suite d’un paragraphe synthétique dédié au couple qu’elles formaient avec les cercles, sur un « Attention aux réalités du langage, donc35 ! », mais qui se refusa à définir le mot « République » dans un abécédaire qu’il lui consacra36, tient aussi, voire surtout, à une opération intellectuelle dont se réclament actuellement les socio-historiens, et qui se résume comme suit : « désingulariser » un fait historique en le subsumant sous un invariant conceptuel (la nation, le citoyen, l’allégorie politique…) avant de le « resingulariser » en montrant en quoi il se distingue des autres faits regroupés sous un seul et même concept37.

Métamorphoses de la modernité

  • 38 Maurice Agulhon, Les métamorphoses de Marianne. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1914 à (...)
  • 39 Id., La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République, Par (...)
  • 40 Ibid., p. III.
  • 41 Ibid., p. 265.
  • 42 Id., « En lisant Annie Kriegel », Revue française de science politique, 42/1, 1992, p. 122-128.

9Le second enseignement porte sur la modernité à proprement parler ou, plus exactement, sur ce que certains de ses processus portaient en elle : des métamorphoses. Il n’est vraisemblablement pas anodin que le dernier volume de la trilogie des Marianne s’en fasse l’écho dans le titre38. Analysée, comme souvent, à partir d’une rhétorique binaire, évaluée au miroir de ses antonymes (archaïsme, tradition, coutume), la modernité, fut, pour Maurice Agulhon, bien plus qu’un qualificatif plaqué sur les deux siècles post-révolutionnaires que nombre de ses acteurs s’étaient d’ailleurs plu à identifier de la sorte. D’ajustements en résurgences, de transformations en discordances des temporalités, de synchronies en asynchronies, elle ne saurait être assimilée, dans l’utilisation qui en fut faite (voir le saisissant tableau du carnaval de Vidauban39), à cet artifice téléologique, ainsi que certaines formules semblent le suggérer – « La politique comme modernité » dans la préface de la deuxième édition de La République au village40. Paradoxale quand bien même elle déboucha sur l’objectivation d’un « cycle républicain » inégalement compris, accepté et intériorisé, la modernité, comme catégorie d’analyse, demeura, en effet, préférentiellement destinée à saisir les « contaminations réciproques41 » profondément inhérentes à l’intrication du social et du politique. Loin d’être cantonnée aux fausses évidences de la transmission ou à une quelconque fonction normative, appelée bien au contraire à suggérer la complexité d’un phénomène, la tradition, ce « kaléidoscope » que sollicita Maurice Agulhon pour commenter l’autobiographie d’Annie Kriegel42, s’apparenta dès lors moins à cette monade « intimant » de rechercher des complémentarités qu’à un révélateur des contradictions à l’œuvre dans une société regardée depuis ce diptyque habituel que formaient donc tradition et modernité. Fruits de cette grille de lecture, l’attention portée à la politique ordinaire et la convocation du registre de l’informalité attestent la fécondité d’une approche dont l’un des résultats les plus ambitieux a été de contribuer à une meilleure compréhension des liens qui attachèrent folklorisation de la République et républicanisation du folklore et, plus généralement, folklorisation de la politique et politisation du folklore.

10Parmi les « chocs d’une vie d’historien » figuraient, dans la Bibliothèque imaginaire du professeur au Collège de France, deux ouvrages. Laissons, à ce stade, Maurice Agulhon en rappeler l’importance dans son parcours. À propos du Livre des chansons ou Introduction à la chanson populaire française découvert en khâgne :

La très longue introduction de Davenson (Marrou) à ce recueil de chansons populaires développait, preuves à l’appui, la thèse de l’origine savante, lettrée, ou aristocratique, de la plupart des chansons populaires intégrées dans les folklores régionaux. Il s’opposait ainsi à la vieille thèse romantique qui trouvait l’origine du folklore dans la créativité spontanée du peuple-nature. […] Je suis sûr que c’est alors que j’ai découvert le thème, aujourd’hui banal, de la complexité des faits culturels, de la circulation culturelle entre les classes, etc., et sûr que mon esprit reçut alors le germe des applications que je ferai plus tard de ce schéma en matière de sociabilité ou en matière d’influence politique.

11Sur le Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, une référence qu’il mentionna abondamment dans ses publications :

  • 43 Id., « Les chocs d’une vie d’historien », dans La bibliothèque imaginaire du Collège de France. Tre (...)

Le livre cependant valait aussi pour une Introduction méthodologique de large portée, qui montrait notamment comment déchiffrer le langage conventionnel de la politique ; il valait encore par l’exemple de sa méthode (recherches de corrélations) ; toutes choses transposables. Enfin, il avait plus directement pour moi l’avantage de déboucher sur la proposition de reconnaître des « tempéraments » (politiques) régionaux. […] L’essentiel était de reconnaître que Siegfried avait défini des recherches, obtenu quelques acquis définitifs, et qu’il passait le relais à d’autres43.

12Double hommage, donc. Double ascendance, surtout, dont la consécration sous la plume de Maurice Agulhon éclaire l’unité d’une œuvre qui portait en elle, dès son commencement, ses aspects les plus singuliers et les plus éclatants.

Notes

1 Voir la mise au point concernant la politisation des « blancs » sous la Seconde République : Maurice Agulhon, « 1848, le suffrage universel et la politisation des campagnes françaises », dans Id., Histoire vagabonde III. La politique en France, d’hier à aujourd’hui, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1996, p. 61-82, ici p. 81-82 ; voir également celle sur le débat lié à l’ouvrage de Christine Guionnet, L’apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la monarchie de Juillet (Paris, L’Harmattan, 1997) : « “La République au village” : quoi de neuf ? », Provence historique, 48, octobre-décembre 1998, p. 423-433.

2 Frédéric Sawicki, « Lectures. Histoire vagabonde, tomes 1 et 2 », Politix, 6, printemps 1989, p. 87-88, ici p. 88.

3 Observation que l’on retrouve, par exemple, dans l’article de Jean-François Sirinelli, « De la demeure à l’agora. Pour une histoire culturelle du politique », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 57, janvier-mars 1988, p. 121-131, ici p. 124, ou dans la contribution de Marc Lazar, « L’histoire et la science politique. “Des convergences parallèles” », dans Michel Offerlé, Henry Rousso (dir.), La fabrique interdisciplinaire. Histoire et science politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 253-263, ici p. 260.

4 Maurice Agulhon, « Le monde existant », EspacesTemps, 33, 1986, p. 15-16, ici p. 15.

5 Id., « Vu des coulisses », dans Pierre Nora (dir.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 9-59.

6 Id., « Propos sur l’allégorie politique. En réponse à Eric Hobsbawm », Actes de la recherche en sciences sociales, 28, 1979, p. 27-32.

7 Jean-François Bayart, « L’énonciation du politique », Revue française de science politique, 35/3, 1985, p. 343-373.

8 Voir, par exemple, Mounia Bennani-Chraïbi, « Représenter et mobiliser dans l’élection législative au Maroc », dans Mounia Bennani-Chraïbi, Myriam Catusse, Jean-Claude Santucci, Scènes et coulisses de l’élection au Maroc. Les législatives 2002, Aix-en-Provence/Paris, Iremam/Karthala, 2005, p. 15-53, ici p. 42-43 ; Mounia Bennani-Chraïbi, « Jeux et miroir de la “politisation” : les acteurs associatifs de quartier à Casablanca », Critique internationale, 50, 2011, p. 55-71, ici p. 65.

9 Olivier Christin (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié, 2010.

10 Maurice Agulhon, Le cercle dans la France bourgeoise : 1810-1848. Étude d’une mutation de sociabilité, Paris, Armand Colin, 1977, p. 11.

11 Ibid.

12 Voir Julian Mischi, Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

13 Voir Annie Antoine, Julian Mischi (dir.), Sociabilité et politique en milieu rural. Actes du colloque organisé à l’université Rennes 2 les 6, 7 et 8 juin 2005, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

14 Voir, en particulier, la contribution d’Yves Pourcher, « Un ethnologue dans l’histoire », dans Marc Abélès, Henri-Pierre Jeudy (dir.), Anthropologie du politique, Paris, Armand Colin, 1997, p. 211-232 ; dirigé par Antonin Cohen, Bernard Lacroix et Philippe Riutort, le Nouveau manuel de science politique (Paris, La Découverte, 2009) définit le périmètre agulhonien des politistes en s’appuyant sur six références bibliographiques (contre neuf pour Jacques Lagroye et trois pour Pierre Rosanvallon).

15 Maurice Agulhon, « Présentation », dans Id., Histoire vagabonde I. Ethnologie et politique dans la France contemporaine, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1988, p. 7-14, ici p. 9.

16 Voir Id., « La Seconde République dans l’opinion et l’historiographie d’aujourd’hui », Annales historiques de la Révolution française, 222, 1975, p. 499-512, ici p. 511.

17 Id., « Paris. La traversée d’est en ouest », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, 2, Les France, 3, De l’archive à l’emblème, Paris, Gallimard (Quarto), 1997 [1992], p. 4589-4622, ici p. 4590.

18 Id., De Gaulle, histoire, symbole, mythe, Paris, Plon, 2000, p. 10-13.

19 Id., « Sur la “culture communiste” dans les années cinquante », dans Daniel Cefaï (dir.), Cultures politiques, Paris, PUF, 2001, p. 273-298, p. 274-275 en particulier.

20 Imposer le terme « folklore » en tant que catégorie scientifiquement pertinente n’allait pas de soi à un moment ou l’ethnologie, pour exister, était en train de le disqualifier ; titrés Cultures et folklores républicains, les actes du colloque de Toulouse des 10-12 décembre 1992 qui furent publiés sous sa direction, en 1995, à Paris, aux éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, témoignent de son intérêt jamais démenti pour ledit folklore.

21 Maurice Agulhon, « Sur les pas de Daniel Halévy », dans Id., Histoire vagabonde II. Idéologie et politique dans la France du xixe siècle, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1988, p. 132-143, ici p. 136.

22 On en voudra pour preuve sa mise au point conclusive dans le colloque consacré à certaines campagnes européennes du xixe siècle : « Études fines qui relèvent de la monographie sociologique et des analyses de mentalités collectives, à sources de base, à sources modestes. Plus proche cette fois de la microhistoire que de la “grande”. Mais pourquoi pas ? Ce n’est pas l’étendue géographique du champ qui fait forcément le mérite d’une œuvre, c’est l’intelligence qu’on lui applique » (La politisation des campagnes au xixe siècle. France, Italie, Espagne et Portugal, actes du colloque international organisé par l’École française de Rome en collaboration avec l’École normale supérieure de Paris, l’Universitat de Girona et l’Università degli studi della Tuscia-Viterbo, Rome, 20-22 février 1997, Rome, École française de Rome, 2000, p. 354).

23 Cette défense de la monographie se lit dans les préfaces qu’il donna à des ouvrages qui sont communément labellisés de la sorte ; voir, par exemple, celle qu’il signa dans le livre de Jean-Luc Marais, Les sociétés d’hommes. Histoire d’une sociabilité du xviiie siècle à nos jours, Anjou, Maine, Touraine, Vauchrétien, Ivan Davy, 1986, p. 7-10, ici p. 9-10, ou celle qu’il fournit en ouverture de la thèse remaniée de Marcel Vigreux, Paysans et notables du Morvan au xixe siècle jusqu’en 1914, Château-Chinon, Académie du Morvan, 1987, p. 9-11, ici p. 11.

24 Voir, à ce propos, le commentaire de Laurent Godmer, « Vers une science politique “contextualiste” », Revue française de science politique, 60/1, 2010, p. 154-158.

25 Maurice Agulhon, « Présentation », dans La politisation des campagnes au xixe siècle, op. cit., p. 1-11, ici p. 2.

26 Bernard Lacroix, « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique », dans Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique, 1, La science politique, science sociale. L’ordre politique, Paris, PUF, 1985, p. 469-565, ici p. 519 ; notons que la politisation fait l’objet d’une partie en propre, p. 517-539.

27 « Ensemble des mécanismes à travers lesquels des catégories symboliques proprement politiques (idéologies, classifications partisanes, idéaux collectifs) sont imposées à des groupes qui y sont de prime abord étrangers », pour Jean-Louis Briquet dans La tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Paris, Belin, 1997, p. 100 ; « Requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activités », selon Jacques Lagroye dans « Les processus de politisation », contribution publiée dans l’ouvrage paru sous sa direction, La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 359-372, ici p. 360-361.

28 Maurice Agulhon, « L’opinion politique dans une commune de banlieue sous la Troisième République. Bobigny de 1850 à 1914 », dans Id., Études sur la banlieue de Paris. Essais méthodologiques, Paris, Armand Colin (Cahiers de la FNSP, 12), 1950, p. 27-56.

29 Id., « Présentation », dans Georges Weill, Histoire du parti républicain en France, 1814-1870, Genève, Slatkine Reprints, 1980 [1928], n.p. (p. i-viii, ici p. vii).

30 Titre du premier chapitre de Coup d’État et République, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.

31 Mona Ozouf, « Compte rendu : La République au village », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 26/2, 1971, p. 430-432, ici p. 431.

32 Michel Vovelle, « Compte rendu : Pénitents et Francs-Maçons de l’ancienne Provence », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 26/2, 1971, p. 419-424, ici p. 420.

33 Il écrivit, par exemple, à propos du populisme : « Car enfin il faut bien un mot pour désigner la famille des démagogues dangereux. Je pose cela comme une hypothèse et je présenterai alors les termes du débat de la façon suivante : qu’est-ce qui est nouveau : le mot ? ou la chose ? Si c’est le mot, on dira que “populisme” est la façon dont la mode de notre siècle finissant désigne l’objet historique que la mode du milieu du siècle aurait qualifié de “fasciste”. Si c’est la chose, on dira que le “populisme” n’est qu’une virtualité de fascisme, un sous-fascisme plus anodin et plus insidieux, une réalité en somme propre à notre temps, et à décrire comme telle », Maurice Agulhon, « Le peuple à l’inconditionnel », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 56, 1997, p. 225-226, ici p. 225.

34 Id., « Comment se choisit le langage », dans Histoire et politique à gauche, Paris, Perrin, 2005, p. 43-77.

35 Id., « Les chambrées en basse Provence : histoire et ethnologie », dans Histoire vagabonde I, op. cit., p. 17-59, ici p. 52.

36 Id., Les mots de la République, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007, p. 3.

37 Voir François Buton, Nicolas Mariot, « Surmonter la distance : ce que la socio-histoire doit aux sciences sociales », dans François Buton, Nicolas Mariot (dir.), Pratiques et méthodes de la socio-histoire, Paris, PUF/Curapp, 2009, p. 9-21.

38 Maurice Agulhon, Les métamorphoses de Marianne. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1914 à nos jours, Paris, Flammarion, 2001.

39 Id., La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République, Paris, Seuil, 1979 [1970], p. 407-417.

40 Ibid., p. III.

41 Ibid., p. 265.

42 Id., « En lisant Annie Kriegel », Revue française de science politique, 42/1, 1992, p. 122-128.

43 Id., « Les chocs d’une vie d’historien », dans La bibliothèque imaginaire du Collège de France. Trente-cinq professeurs du Collège de France parlent des livres qui ont fait d’eux ce qu’ils sont, Paris, Le Monde éditions, 1990, p. 7-16, ici 8-9 et 12-13.

Auteur

Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bretagne occidentale, a notamment codirigé « Modernité à l’imparfait. En Bretagne », Ethnologie française, 42/4, 2012.

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