Maurice Agulhon, historien du mouvement ouvrier
p. 35-43
Texte intégral
1Pour un doctorant des années 1970-1980, lecteur enthousiaste de La République au village1, livre découvert avant « le » Toulon, Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique2, il ne faisait pas de doute que Maurice Agulhon était aussi un historien du mouvement ouvrier. Pas seulement, certes, mais aussi. Tel était l’avis autorisé de Rolande Trempé qui, après l’acceptation immédiate donnée par le maître à sa participation au jury de ma thèse de troisième cycle consacrée aux bûcherons du Cher, pensait qu’il serait un excellent directeur des dernières étapes de ma thèse d’État sur les ouvriers du Haut-Berry avant la Première Guerre mondiale. Maurice Agulhon accepta sans réserve ce transfert. De son point de vue, il ne faisait pas de doute que le sujet comme la perspective adoptée relevaient de ses compétences. La suite devait le confirmer.
2Dès ce moment, mes recherches s’étaient infléchies dans une direction plus soucieuse des manières dont les ouvriers usaient des ressources de la politique que de l’évolution des organisations se réclamant de la classe. Il n’en résultait pas, certes, que le mouvement ouvrier était sorti d’interrogations qui en déplaçaient la mise en perspective pour ouvrir sur d’autres questionnements, plus accordés aux préoccupations de Maurice Agulhon. Lui-même ne le perdait pas de vue. L’histoire du mouvement ouvrier ? Dans son « Toulon », première publication majeure extraite de sa thèse soutenue un an auparavant, il en donnait une définition classique, simple et toujours pertinente, « l’histoire des organisations et celle des luttes des travailleurs3 ». Un mouvement qu’il connaissait de l’intérieur.
Maurice Agulhon militant du mouvement ouvrier
3S’il est vrai que l’historien « comprend les situations historiques à partir de l’expérience qu’il a des diverses pratiques sociales4 », le militantisme accompagna l’entrée de Maurice Agulhon dans la discipline historique. Au lendemain de la Libération et dans les années 1950, un tel itinéraire inspirait souvent une spécialisation en histoire sociale dans le sillage d’Ernest Labrousse et/ou en histoire du mouvement ouvrier. Tel fut le contexte des grandes thèses du domaine venues à soutenance dans les années 1960-1970. Maurice Agulhon fut donc membre du parti communiste de 1946 à 1960. J’abandonne volontiers à d’autres le soin de revenir sur les formes et étapes de cet engagement. Il importe cependant de noter que l’historien a souvent dit sa dette proprement scientifique à l’égard de cette période pour ce qui touche à la politisation et aux mentalités populaires, questions centrales de son œuvre.
4Sa prise de distance progressive, puis sa rupture, relativement tardive et discrète, mais assumée, avec le communisme partisan et, plus tard, avec toute perspective révolutionnaire, n’affectèrent pas plus son appartenance que sa militance au sein de l’aile syndicale du mouvement ouvrier, compris dans son acception la plus large. L’ancien syndicaliste normalien de la FEN-CGT et du Snes milita ensuite au Snesup, dans les rangs duquel il fut très actif, à Aix-en-Provence, au cœur des « événements » de 1968. En sorte que l’engagement du citoyen et du fonctionnaire suivit une direction inverse de celle du chercheur qui, toujours plus orienté vers une histoire politique, à travers laquelle il posa un regard neuf et perspicace sur le PCF, ne se souciait guère de l’histoire syndicale.
Les contributions de Maurice Agulhon à l’histoire du mouvement ouvrier
5Par bien des côtés, la thèse soutenue en 1969 ou, si l’on préfère, deux des trois ouvrages que Maurice Agulhon en tira, participaient de l’histoire du mouvement ouvrier.
6C’est l’évidence pour son « Toulon », auquel allait sa préférence, car jugé plus novateur quant aux sources et aux faits étudiés5. La ville-port militaire offre un terrain de choix à l’exploration, revendiquée et réalisée par l’auteur, d’une tentative de réforme du compagnonnage, de la création de la Société de l’union et de l’associationnisme comme moyen d’autonomisation ouvrière, préalable et horizon d’émancipation de la classe. L’analyse cerne simultanément la dynamique complexe des rapports entre les diverses composantes ouvrières et les relations de chacune d’elles avec les élites locales. Elle évalue le poids d’influences extérieures, de la venue de Flora Tristan à l’écho des idées saint-simoniennes ou fouriéristes, met au jour les accélérations des temps forts que furent la grève de l’Arsenal, en 1845, puis les tourbillons de la Seconde République.
7Il en va de même, par bien des aspects, pour La République au village, centré sur la politisation du Var rural et, plus particulièrement, sur la réception et l’implantation du courant démocrate-socialiste, expression inédite, en 1849-1851, d’une voie politique vers le changement social. Tordons le cou, ici, à la caricature d’une démonstration, irréductible d’un bout à l’autre, au schéma unilatéral d’une « descente » de la politique par les seuls canaux du « patronage » de la politique. L’ouvrage pointe, au contraire, la variété, selon les contextes, des types de son appropriation par les classes populaires. Spécialiste éminent de la Seconde République, Maurice Agulhon fut indissociablement celui des démo-socs, du petit peuple des « rouges » obscurs et sans grades, des victimes des répressions de masse de 1848 et 18516.
8L’intérêt que porta l’historien au premier mouvement ouvrier se prolongea au moins jusqu’en 1992, année de la réédition critique des Mémoires d’un compagnon d’Agricol Perdiguier7, publication menée à l’instar de celles des mémoires de Martin Nadaud8 et du journal L’Atelier9, tandis qu’il dirigeait des travaux collectifs sur les utopistes sociaux10.
9Avec CRS à Marseille11, Maurice Agulhon prit place parmi les historiens du mouvement ouvrier du xxe siècle, plus précisément de son pilier communiste, vu d’en bas et à son apogée de la Libération, mais à l’instant même et sur l’une des principales scènes des brutales ruptures politico-sociales de 1947. Il réitéra cette incursion dans une contribution majeure à la compréhension du communisme et des communistes français en 194412. Sur la lancée, il confia à la revue Le Mouvement social une longue recension élogieuse et sensible de la biographie remarquée de Maurice Thorez publiée par Philippe Robrieux13, qu’il conclut sur un appel à poursuivre l’analyse de « la version française du stalinisme » dont tout suggère qu’il entendait y contribuer14. Ce qu’il fit, sans plus, sur un mode « vagabond », réservant ses patientes investigations à d’autres objets, mais toujours avec le même talent à saisir l’essentiel derrière les paradoxes et les contradictions. À l’occasion de la publication des mémoires d’Annie Kriegel15, il insistait ainsi, dans le format contraint d’un compte rendu, sur les ressorts moraux et sociétaux de l’influence et de l’engagement communistes, déjà signalés à propos de la Libération. S’agissant du parcours de la célèbre historienne, ancienne dirigeante parisienne du PCF, il soulignait la continuité de références ancrées, par-delà la radicalité des revirements politiques, dans le socle de longue durée des valeurs républicaines – « plus Ferry que Pétain ».
10Le témoignage d’Annie Kriegel, constatait-il, nous le fait comprendre efficacement dans la mesure où, précisément, elle rend la chose évidente, sans avoir à l’énoncer, que si a elle opté pour la droite contre la gauche, pour le côté Figaro contre le côté Monde, c’est parce qu’elle décèle dans la gauche d’aujourd’hui le reniement et non pas l’héritage de la gauche d’antan, l’adhésion, sous couleur de modernité et d’émancipation, aux courants les plus absurdement et les plus dangereusement destructeurs de ce il faut bien appeler, tout de même et en dernier ressort élémentaire, l’ordre social. Avec, ajouterait Kriegel, le risque que de cette anarchie rampante sorte un jour quelque dictature, le péril spécifiquement politique n’étant jamais exclu. Le tort de la gauche ne serait donc pas principalement, et quoi qu’en dise Kriegel elle-même, d’être social-démocrate, il serait d’être libertaire à l’aveuglette et naïvement16.
11Accaparantes, ses recherches ultérieures sur l’imagerie républicaine l’éloignèrent toutefois de ce champ, sinon du xxe siècle qu’il engloba dans la vaste fresque consacrée à Marianne. Maurice Agulhon ne négligea pas pour autant le mouvement ouvrier, dont il interrogea la relation compliquée avec la République – le régime, ses institutions, ses promesses – au gré des courants et des contextes. Ainsi l’historien manquait rarement, au fil des articles et des livres, de confronter son point de vue aux interprétations marxistes ou supposées telles. Et n’hésitait pas à débattre avec Eric Hobsbawm, spécialiste éminent du mouvement ouvrier, au sujet de la substitution, dans les organisations ouvrières, des figures féminines républicaines par des allégories masculines du travailleur17. Surtout, Maurice Agulhon ne cessa de soupeser la part respective de la lutte des classes et de la lutte d’idées – la « guerre de religion » – dans l’histoire de la France contemporaine. Attentif aux manifestations de la seconde, il contestait moins, d’ailleurs, la réalité de la première que son exclusivité :
[…] la lutte des classes existe, notait-il, en tout cas nous l’admettons ici. Mais la lutte de classes explique-t-elle seule notre histoire de France ? On peut en douter, car pour l’admettre, il faudrait montrer que la « guerre de religion » entre les conceptions du monde antagonistes de la Révolution et de la Contre-Révolution est réductible à la lutte des classes ou explicable par elle, et il ne nous semble pas que la démonstration en ait été faite de façon convaincante. Mieux vaut accepter qu’il y a eu à la fois lutte des classes (Ouvriers contre Bourgeois) et « guerre de religion » (Gauche contre Droite) et étudier comment, à chaque époque, leurs manifestations se sont combinées18.
12Au détour de l’une des longues lettres dont il honorait ses élèves, il pouvait rebondir, à ce propos, sur la notion de conscience de classe, inscrivant au passage ses remarques dans une « approche globalisante du mouvement ouvrier [qui] doit quelque chose aux thèses de Rolande Trempé et de moi-même19 » :
Oui, la conscience de classe est quelque chose de plus qu’un dogme ou qu’un mythe, oui elle a une histoire, une naissance, une évolution, peut-être un dépérissement, et – oui, encore – elle se comprend par des études diverses et combinées, environnement économique et contexte politique, milieu de travail et milieu d’habitat. […] Une idée à laquelle je tiens, c’est la distinction entre le niveau « mentalités » et le niveau « idéologies », qui s’opposent un peu comme le spontané et l’appris […]. S’opposent, mais peuvent aussi se toucher. Pour un ouvrier d’autrefois, très pauvre, très simple, très fruste, la haine du riche qui éclate épisodiquement peut avoir les apparences, et éventuellement les mots, de la lutte des classes, tout en étant un fait de mentalité, c’est encore la « jacquerie ». Pour un ouvrier plus récent à culture socialiste, à l’inverse, une bonne part des raisons de détester le bourgeois aura pu être formée par le journal et ressortir à une analyse complexe, ici l’idéologie domine. Ces deux étapes peuvent se déverser l’une dans l’autre rapidement (dans la Russie de 1917, par exemple), mais elles peuvent aussi être séparées par une phase intermédiaire où l’ouvrier acculturé, gagné au politique, républicain (donc légaliste) donne une impression d’assagissement. L’ouvrier social-démocrate est pacifique par comparaison à la fois avec le « jacques » qui précède et avec le bolchevik qui [quelquefois] suit.
13Alors même que le côté « guerre de religion » prenait le dessus dans l’œuvre du maître, plusieurs de ses élèves en réinvestiront les apports sur le versant de la « lutte des classes », par exemple dans l’étude de la politisation des milieux populaires et du rôle qu’y joua le mouvement ouvrier. Loin de les décourager, Maurice Agulhon appuya et légitima ces démarches, notamment à titre de préfacier.
Maurice Agulhon et les historiens du mouvement ouvrier
14Les choses s’avérèrent plus compliquées avec la communauté des historiens du mouvement ouvrier. Les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre, initialement souhaitée, d’une histoire du Var « labroussienne », dont la première partie du « Toulon » conservait de beaux restes, pesèrent sur Maurice Agulhon : « Cet échec m’a écarté non seulement de l’histoire économique pure que je n’avais jamais envisagée, mais même du social sérieux, quantitatif, auquel j’étais censé être attaché en tant qu’élève de Labrousse20. » Cette distanciation le conduisit vers une histoire au carrefour du politique, du culturel et… du social. L’évolution procédait ainsi plus de l’enrichissement que du retrait.
15Dans les faits, Maurice Agulhon se résolut à admettre qu’on ne le tenait plus, ou presque plus, pour un historien du mouvement ouvrier. Il s’en étonna et le regretta. « Pourquoi ce petit monde (très réel, très social, presque institutionnel) ne m’a-t-il pas coopté et m’a-t-il laissé glisser vers d’autres cooptations ? », s’interrogeait-il, avant de conclure : « Je n’avais pas vraiment été appelé21. »
16Ainsi en alla-t-il avec Le Mouvement social, la revue fondée par Jean Maitron, principal support éditorial francophone des recherches en histoire sociale et sur le mouvement ouvrier. Curieusement, Maurice Agulhon n’y a publié, en tout et pour tout, qu’un seul article, coécrit avec Fernand Barrat, en complément d’un article consacré à leur CRS à Marseille22. La revue n’avait pas raté, auparavant, les trois ouvrages tirés de la thèse de l’historien. Mieux, elle s’était efforcée d’en restituer la cohérence par un compte rendu unique sous la plume de Jacques Girault, également auteur d’une recension du livre collectif sur les maires en France23. Sa directrice, Madeleine Rebérioux, se chargea de celle du deuxième volume des Marianne24, ultime écho scientifique, cependant, à l’œuvre du maître. L’abstention ne semble pas avoir été de son fait. Abonné fidèle et lecteur attentif, il répondait volontiers aux sollicitations. Outre la rédaction de notes de lecture, il assista à la table ronde réunie à l’initiative du périodique, en novembre 1976, autour du thème « Histoire ouvrière, histoire sociale », dont les débats furent partiellement publiés dans le centième numéro du périodique25. Pour l’occasion, le comité de rédaction au complet avait convié « un certain nombre d’amis », parmi lesquels Maurice Agulhon26. Celui-ci témoigna en cette circonstance de son intérêt pour le sujet et de sa sympathie envers la revue. Informé de son évolution, il compara son ambiance à celles d’autres qu’il connaissait également et qui virait à l’« institution », voire à l’« usine27 ». Le ton, chaleureux, le disputait, quant au fond, à une détermination quasi militante. « Je vous tiendrai tête jusqu’à sept heures du soir28 », répliqua-t-il aux réticences « ouvriéristes » exprimées à l’encontre de la professionnalisation des recherches sur les travailleurs. À l’opposé, enjeux historiographiques à l’appui, il incita ses interlocuteurs à confirmer leurs choix d’ouverture et d’exigences scientifiques. « Notre mission majeure d’universitaire est de nous battre dans l’Université29 », martelait-il. Passant du « votre » au « notre », il s’impliqua jusqu’à déclarer que « l’histoire ouvrière est notre affaire30 ». L’adjectif possessif de la deuxième personne du pluriel reprit toutefois le dessus au moment d’encourager les participants à « organiser » la « promotion de votre équipe et de votre revue31 ». Ainsi qu’il le remarquait, il n’était « pas membre de l’équipe de direction ni de rédaction du Mouvement social32 »… On ignore si la question fut posée, un jour, de son intégration à l’une ou l’autre. Sans doute était-il encore temps de l’envisager dans les années 1970.
17À défaut de coopération organique, les ponts ne furent pas rompus et les rapports demeurèrent cordiaux, sur la base d’une estime réciproque et de collaborations en marge de la revue. De sa création, en 1989, à 2000, Maurice Agulhon siégea dans le jury du prix Maitron, formé à parité d’universitaires spécialistes d’histoire du mouvement ouvrier et de syndicalistes de l’enseignement. Le maître entretenait par ailleurs des relations scientifiques et amicales avec beaucoup des historiens du périodique, dont le comité éditorial et le secrétariat comprendront peu à peu plusieurs de ses anciens élèves. Ces derniers l’étaient, il est vrai, à des titres divers, pas tous, il s’en faut, pour leurs contributions à l’histoire ouvrière ou du mouvement ouvrier. En 2014, la nécessité d’un hommage s’imposa comme une évidence. Devant la difficulté de caractériser les liens noués, je notais alors combien il serait inapproprié de classer Maurice Agulhon parmi les « compagnons de route » de la revue : ni cette dernière ni l’historien ne s’étaient jamais définis l’un par rapport à l’autre33. À bien y regarder, ses relations furent plus étroites et durables avec les partenaires et les associations qui, pour ce qui concernait le mouvement ouvrier, présentaient un profil moins exclusivement universitaire, à l’exemple de la Société d’études jaurésiennes dont il assura la vice-présidence dès 1976, puis la présidence d’honneur34.
Retours sur l’actualité de l’œuvre de Maurice Agulhon pour l’histoire ouvrière et du mouvement ouvrier
18Au moment de conclure, nous souhaiterions souligner l’actualité de l’œuvre de Maurice Agulhon. Référence longtemps obligée des publications des historiens contemporanéistes, beaucoup ont puisé, tous domaines confondus, matière à réflexion dans ses écrits. Son nom tend pourtant, aujourd’hui, à disparaître des plus récentes bibliographies, cependant que ses ouvrages se raréfient dans les bibliothèques. Des étudiants s’inscrivent désormais en master sans n’avoir jamais ouvert un seul de ses livres, parfois sans même savoir quoi que ce soit de l’historien. Les collègues d’autres sciences humaines s’avèrent parfois moins oublieux du maître qui, précocement, se soucia de lire, puis de dialoguer avec les littéraires, les ethnologues et les sociologues. L’histoire politique « agulhonienne » relève, il est vrai, selon ses propres dires, d’une « ethnologie politique » et historique35, experte à déceler, sous les faits d’opinion et l’entrée dans « l’ère de la symbolique refroidie36 », les substrats de comportements populaires « archaïsants ». Les analyses de l’historien attestent l’importance de l’« infrapolitique37 » et des affects dans l’expressionnisme politique, affaire durable de « tripes » et d’« attachement viscéral38 ».
19Les travaux de Maurice Agulhon, modèle d’histoire croisée, approche sociale du politique et politique du social, demeure une source d’inspiration pour qui entend penser à nouveaux frais le passé du mouvement ouvrier. De ce point de vue, ses études sont à rapprocher des analyses proposées, outre-Manche et à la même époque, par Edward Palmer Thompson. Dès les années 1960, le grand historien de la classe ouvrière britannique réévalua, contre tous les déterminismes, la part active des ouvriers au processus de formation de la classe et s’appliqua à déceler les rationalités et valeurs à l’œuvre dans les contestations populaires39. Maurice Agulhon tenait pour sa part que « la tête de l’analphabète n’est pas vide, elle est aussi remplie que celle du savant, mais remplie d’autres choses40 ». Il observait encore que l’on « tomberait dans une grande erreur aujourd’hui si on imaginait que le peuple d’alors (monarchie de Juillet) était indifférent aux questions politiques […]. On raisonnait un peu de bric et de broc, on pensait juste néanmoins41 ». Par là, il invitait les historiens à considérer les ressorts des pratiques politiques populaires et à interroger la portée politique des cadres et formes de sociabilité.
20En la matière, les recherches pionnières du maître sur la politisation des classes populaires ont posé les jalons d’explorations à poursuivre, tant du côté de ses vecteurs, médiateurs et « avant-gardes » chères au mouvement ouvrier, que de celui, essentiel et immense, des usages populaires et ouvriers des ressources du politique. Sur ce plan, l’œuvre de Maurice Agulhon anticipait les stimulantes réflexions ultérieures de Raymond Huard et de Roger Dupuy sur les contours et les modalités de « politiques populaires » ou du « peuple42 ». Le sociologue Michel Verret a défini le caractère « exécutif » ou « en actes » de sa variante ouvrière43. Dans cette perspective, il importe de cerner les manifestations d’interventions qui, sans se revendiquer comme politiques, acquièrent un sens et une portée politiques, mais résolument distincts des procédures et références de la politique instituée et légitime dont l’extériorité aux pratiques et aux attentes des milieux populaires entretient chez ceux-ci une méfiance plus raisonnée qu’il n’y paraît. Là réside, par exemple, l’une des clés de l’écho donné tour à tour aux alternatives syndicalistes révolutionnaires ou communistes44.
21Ceci nous ramène au problème récurrent de l’autonomie ouvrière dans un pays où le groupe social fut constamment minoritaire, mal dégagé, de surcroît, du petit peuple des villes et des campagnes. Partout et, dans une certaine mesure, nulle part, la classe ouvrière y perdit sans doute en cohésion, au point de gêner l’adoption d’une symbolique spécifique forte. Cette configuration favorisa, en revanche, plus que dans d’autres pays industriels, l’adoption de l’ouvrier comme figure du peuple et la conclusion d’alliances, de blocs et de fronts populaires. Elle contribua aussi à l’ancrage à gauche des ouvriers, dont la mobilisation nécessaire au triomphe de la République eût pour effet et contrepartie le volontarisme social d’une partie notable des républicains, partie prenante de la « sociologisation » précoce du discours et des projets politiques. À travers les adjectifs de la République « démocratique et sociale » ou « sociale » des xixe et xxe siècles, les horizons d’attente du mouvement ouvrier n’en finissent pas d’interpeller Marianne.
Notes de bas de page
1 Maurice Agulhon, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République, Paris, Plon, 1970.
2 Id., Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique. Toulon, de 1815 à 1851, Paris/La Haye, Mouton, 1970.
3 Ibid., p. 327.
4 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil (Points), 1996, p. 160.
5 Maurice Agulhon, « Vu des coulisses », dans Pierre Nora (dir.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 40.
6 Id., 1848 ou l’apprentissage de la République, Paris, Seuil, 1973, et Id. (éd.), Les quarante-huitards, Paris, Gallimard/Julliard (Archives), 1975.
7 Agricol Perdiguier, Mémoires d’un compagnon, présentation de Maurice Agulhon, Paris, Imprimerie nationale, 1992.
8 Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon, éd. par Maurice Agulhon, Paris, Hachette, 1976.
9 L’Atelier, 1840-1850, Paris, Edhis, 1978. Jusqu’en 1997, près de 20 % des contributions de Maurice Agulhon à des ouvrages collectifs et 16 % de ses articles ont à voir d’une façon ou d’une autre avec le mouvement ouvrier.
10 Société d’histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du xixe siècle, 1848, les utopismes sociaux. Utopie et action à la veille des journées de Février, Paris, Sedes, 1981.
11 Maurice Agulhon, Fernand Barrat, CRS à Marseille. La police au service du peuple, 1944-1947, Paris, Armand Colin (FNSP), 1971.
12 Maurice Agulhon, « Les communistes et la Libération de la France », dans La Libération de la France, Paris, Éditions du CNRS, 1976, p. 67-90.
13 Philippe Robrieux, Maurice Thorez, vie secrète et vie publique, Paris, Fayard, 1975.
14 Le Mouvement social, 94, janvier-mars 1976, p. 123-126.
15 Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre, Paris, Laffont, 1991.
16 Maurice Agulhon, « En lisant Annie Kriegel », Revue française de science politique, 42/1, 1992, p. 125.
17 Id., « Propos sur l’allégorie politique. En réponse à Eric Hobsbawm », Actes de la recherche en sciences sociales, 28, 1979, p. 27-32.
18 Id., « Les ouvriers et la République », Historiens & géographes, 350, octobre 1995, numéro spécial « Histoire ouvrière » (Michel Pigenet, Jean-Louis Robert [dir.]), p. 322.
19 Lettre à l’auteur, le 9 juin 1984.
20 Maurice Agulhon, « Vu des coulisses », art. cité, p. 32.
21 Ibid., p. 40 et 49.
22 Maurice Agulhon, Fernand Barrat, « Au dossier des CRS à Marseille », Le Mouvement social, 92, juillet-septembre 1975, p. 75-92. La contribution faisait suite à l’article de René Galissot, « L’illusion républicaine socialiste et communiste en 1947. Réflexion sur CRS à Marseille et le Journal de Vincent Auriol », Le Mouvement social, 92, juillet-septembre 1975, p. 49-74.
23 Le Mouvement social, 147, avril-juin 1989, p. 129.
24 Le Mouvement social, 160, juillet-septembre 1992, p. 155-158.
25 « Histoire ouvrière, histoire sociale », Le Mouvement social, 100, juillet-septembre 1977, p. 45-80. Jacques Girault nous a précisé qu’il était l’auteur, avec Madeleine Rebérioux, de la version raccourcie de la transcription des échanges du 6 novembre 1976.
26 Étaient également présents Antoine Prost et l’historien britannique Raphael Samuel. Malades, Jean Bruhat et le sociologue Serge Bonnet avaient dû décliner l’invitation.
27 « Histoire ouvrière, histoire sociale », art. cité, p. 54.
28 Ibid., p. 60.
29 Ibid.
30 Ibid., p. 65.
31 Ibid., p. 70.
32 Ibid., p. 51.
33 Michel Pigenet, « Maurice Agulhon au défi des classements », Le Mouvement social, 248, juillet-septembre 2014, p. 125-128.
34 Jean-François Chanet, Gilles Candar, « Hommage. Maurice Agulhon (1926-2014) », Cahiers Jaurès, 212-213, 2014, p. 219-225.
35 Maurice Agulhon, « Présentation », dans Id., Histoire vagabonde. I. Ethnologie et politique dans la France contemporaine, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1988, p. 13.
36 Id., « Politique, images, symboles dans la France post-révolutionnaire », dans ibid., p. 305.
37 James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments d’un discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
38 Maurice Agulhon, Leçon inaugurale faite le vendredi 11 avril 1986. Collège de France, chaire d’histoire de la France contemporaine, Paris, Collège de France, 1986, p. 30-31.
39 Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil/Gallimard, 1988 ; Id., « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past & Present, 50, 1971, p. 76-136.
40 Maurice Agulhon, Leçon inaugurale, op. cit., p. 25.
41 Id., dans Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, op. cit.
42 Raymond Huard, « Existe-t-il une “politique populaire” ? », dans Jean Nicolas (dir.), Mouvements populaires et conscience sociale, 16e-19e siècles, Paris, Maloine, 1985, p. 57-68 ; Roger Dupuy, La politique du peuple. Racines, permanences et ambiguïtés du populisme, Paris, Albin Michel, 2002.
43 Michel Verret, La culture ouvrière, Paris, ACL Éditions, 1988, p. 225-226.
44 Michel Pigenet, « Modalités et enjeux des politisations ouvrières aux 19e et 20e siècles », Les Cahiers du Chatefp, 14, juin 2011, p. 64-71.
Auteur
-
Michel Pigenet
Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a notamment codirigé avec André Narritsens, Pratiques syndicales du droit, France xxe-xxie siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
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