1S’interroger sur le sens qu’il convient de donner à toute une série de prises d’armes rurales : tel est l’objectif de ce texte. Il s’inscrit dans une recherche de longue haleine sur les formes et les significations de l’autodéfense collective dans les communautés rurales en France, du Moyen Âge au xix^e siècle¹. Il se nourrit donc d’apports historiographiques qui concernent en bonne part une période postérieure à celle qui est ici étudiée, en espérant que certaines allusions à l’époque moderne feront sens, sans anachronisme ni téléologie. En raison de son ampleur, ce projet se fonde largement sur l’historiographie existante. Cette tentative globale d’essai critique offre un cadre pour se pencher à nouveaux frais sur un ensemble de mobilisations rurales françaises, entre le milieu du xiv^e siècle et celui du xv^e siècle, durant la guerre de Cent Ans. Leur sont associées les notions de rébellion et de révolte, selon diverses modalités, tant à leur époque que dans l’historiographie. Priorité est donnée aux Jacques et aux Tuchins, ainsi qu’à plusieurs épisodes normands : action de ceux que les autorités désignent comme des « brigands » et grandes révoltes des années 1430. Il s’agit donc de mettre en question la démarche qu’on leur prête, celle d’une rupture avec les autorités légitimes, et de tester la pertinence d’un rattachement à une procédure d’autodéfense, que ces mêmes autorités promeuvent par ailleurs régulièrement.

2L’historien dispose d’une documentation non négligeable sur ces épisodes, alors qu’ils concernent de bien petites gens. Pour autant, ce qui se passe au sein même des communautés d’habitants reste généralement hors de portée. Un exemple éloquent permet de prendre la mesure de cette ignorance. Quand une communauté prend les armes pour sa défense, quand on « lève la commune » pour reprendre une expression consacrée, il est quasi impossible de savoir qui est effectivement impliqué, sauf à dire que ce ne sont pas les femmes. S’agit-il des jeunes célibataires et/ou des hommes mariés ? D’un homme par foyer, par famille ou bien de tous les hommes valides ? Des hommes d’un certain état social ? Avec un ancrage territorial ancien ou bien aussi les derniers arrivants ? On ne le sait généralement pas et cette ignorance, durable, vaut largement pour l’époque moderne².

3De ce fait, il n’est guère possible d’analyser ces vastes mobilisations en scrutant l’intérieur des communautés, si ce n’est grâce à l’émergence dans les sources, judiciaires ou autres, de tel ou tel individu, au destin documentaire d’ailleurs souvent météorique³. Aussi envisagera-t-on ces mouvements pour l’essentiel d’une façon globale, et ce dès la mise au point historiographique par laquelle il est nécessaire de commencer. Sa relecture doit passer dans un premier temps par une analyse du rapport à l’autorité de ces « révoltés » supposés. Elle sera complétée, ensuite, par une réflexion sur l’inscription de ces mobilisations dans les relations de domination des sociétés rurales françaises de la fin du Moyen Âge. Certaines pistes ont un caractère hypothétique, mais on peut espérer qu’elles ne perdent pas pour autant tout pouvoir heuristique.

Des « révoltes » aux analyses renouvelées

4Toute une série d’interprétations anciennes de ces mouvements peut être convoquée dans un premier temps. Les unes penchent du côté de la lutte de classes⁴. D’autres évoquent des révoltes de la misère⁵. Certains y lisent les marques d’un combat patriotique déjà « français⁶ ». Malgré les réserves qu’on peut formuler à leur encontre, ces lectures fournissent des éléments pour nourrir efficacement une réflexion renouvelée. L’accent sur les classes met en jeu l’état des rapports sociaux et, partant, des relations de domination. L’insistance sur la misère souligne la dimension économique et rappelle l’importance de la prédation sur les ressources. Enfin la lecture patriotique suggère une réflexion sur les communautés d’appartenance dans lesquelles se reconnaissent les acteurs. On notera au passage que, pour le monde rural, la lutte antifiscale n’est guère de saison, alors qu’elle joue un rôle moteur dans de nombreux soulèvements urbains du temps.

5L’historiographie récente fait désormais une forte place aux interprétations en termes d’autodéfense armée, qu’il s’agisse de Justine Firnhaber-­Baker pour les Jacques, de Vincent Challet pour les Tuchins et les brigands normands ou de Christophe Maneuvrier pour la Normandie sous domination anglaise⁷. Cette inflexion n’est évidemment pas sans lien avec les recherches renouvelées sur la contribution des populations rurales à leur défense au cours de la période⁸. L’ensemble de ces travaux permet de constater que les mobilisations armées des « révoltes rurales » du temps reprennent largement des formes élaborées au service de l’autodéfense, avec des levées qui peuvent être soit générales, soit sélectives. Ces formes sont d’ailleurs en lien avec la structuration contemporaine de la communauté d’habitants : l’autodéfense collective apparaît, en effet, comme une dimension importante de son émergence, dans le contexte de militarisation, à la fois accrue et relocalisée, qui caractérise la période qui s’ouvre au milieu du xiv^e siècle.

6Et c’est bien sur fond de guerre que se produisent les mobilisations qui nous retiennent ici : leurs adversaires sont prioritairement des soldats, qu’ils soient au service d’un prince, d’un grand ou agissent pour leur propre compte. Dans certains cas, la menace armée est directe. Elle peut être récurrente, ainsi pour les adversaires des Tuchins du Languedoc et du Massif central et d’une partie des brigands normands. Les mobilisations peuvent également être ponctuelles. Retenons ici, parmi de nombreuses tentatives pour neutraliser des troupes en mouvement, dont on veut éviter les déprédations, l’affaire qui débouche sur le « massacre » de Vicques étudiée par Christophe Maneuvrier, lorsque des troupes qui se prétendent aux ordres du roi d’Angleterre écrasent les communes levées pour la défense du secteur, à la limite entre campagne de Falaise et pays d’Auge⁹. Mais on repère des affrontements du même ordre bien loin de la Normandie, ainsi, quelques années plus tôt, près de Bort-les-Orgues, en plein cœur du territoire contrôlé par Charles VII. Deux mille hommes du pays encadrés par une vingtaine de gentilshommes cherchent à interdire le passage à une compagnie royale dont ils craignent les débordements. La confrontation se solde par vingt-cinq à trente morts chez les gens du cru, suivie de cinq ou six pendaisons, signe que cet épisode d’autodéfense est bien assimilé à une rébellion¹⁰. Parfois, cependant, la menace paraît moins immédiate, comme pour la Jacquerie. Mais on peut raisonnablement supposer que les populations qui prennent les armes ont entendu parler des déprédations commises dans le Hurepoix voisin par les soldats. Par ailleurs, elles jugent collectivement nécessaire de neutraliser les fortifications seigneuriales de leur secteur, qui représentent à leurs yeux un danger, et non plus un appui, pour la sécurité locale. Enfin on trouve des traces d’un véritable climat de « Grande Peur », combinant le danger d’une guerre civile avec des rumeurs d’invasion venant de l’Est du royaume. Dans un tel contexte, la Jacquerie peut se comprendre comme une réaction violente contre les autorités et les dominants du pays : la population locale considère, en effet, non seulement que certains d’entre eux peuvent constituer une menace, mais aussi que la protection armée qu’ils devraient collectivement assurer fait défaut.

7On a donc ici de sérieux éléments en faveur d’un « changement de paradigme ». Et pourtant l’explication par la révolte s’attarde dans l’historiographie¹¹. Est-ce en raison du rapport aux autorités qu’entretiennent ces communautés rurales en armes ?

Des mobilisations autorisées ?

8Les autorités politiques, monarchie en tête, encouragent, voire ordonnent des mobilisations armées des sujets, à la ville comme à la campagne, destinées à assurer le maintien de l’ordre et à contribuer à une défense locale que ces mêmes autorités n’ont guère les moyens de garantir sans un engagement net des communautés. D’où de récurrentes proclamations dénonçant les pillages des troupes, même et y compris celles du pouvoir qui les dénonce, et ordonnant de leur résister, voire de leur courir sus¹². Cela peut se traduire très officiellement par la constitution de milices communautaires d’autodéfense, comme dans la Normandie anglaise¹³. Sur un autre plan, il peut s’agir d’accorder une reconnaissance a posteriori, ainsi quand, dans des lettres de rémission, le roi de France présente les Tuchins comme tenant son parti¹⁴. La situation est évidemment compliquée, au cours du siècle étudié, par la juxtaposition fréquente dans le royaume d’autorités différentes, voire concurrentes. Dans une période où les revendications dynastiques se combinent souvent à des guerres civiles, une validation peut être assurée par un camp et déniée par l’autre. Il est vrai que ce jeu complexe offre aussi aux communautés locales la possibilité de privilégier certaines fidélités au détriment d’autres et de disposer ainsi d’une certaine marge d’autonomie et d’initiative politique.

9D’ailleurs, la nécessité de faire face localement à des agressions, qui se multiplient à partir du milieu du xiv^e siècle, suppose que les communautés rurales prennent en main leur destin. Attention cependant : dans bon nombre de cas, les initiatives tendent non pas à prendre les armes, mais bien à négocier avec les agresseurs le cadre d’un accommodement aussi pacifique que possible. Mais, par définition, ces choix sont exclus de notre analyse, qui implique une prise d’armes effective. La prudence s’impose par ailleurs face à l’illusion d’une solidarité unanime dans les villages. S’y expriment des effets internes d’autorité, fruits des relations de domination et de contrainte qui fonctionnent à cette échelle ; échelle où elles sont, comme on l’a déjà souligné, d’une faible visibilité. On peut d’ailleurs supposer des renversements d’initiative par rapport aux situations sociales habituelles : le caractère extraordinaire des circonstances conduit parfois les « menus » à faire pression sur les notables, souvent d’ailleurs pour les mettre à leur tête.

10Mais cette prise d’initiative pose un véritable problème de légitimité dont témoignent, par exemple, les propos du dauphin Charles dans sa déclaration du 10 août 1358, après la Jacquerie¹⁵. Il commence par un constat positif : la délibération des communes assemblées marque leur volonté de lutter contre la menace de forteresses considérées comme « anglaises ». Mais leur action, justifiée en théorie, pose cependant deux problèmes pratiques. D’abord celui de la cible, qui n’est pas toujours la bonne. Toute la question est de savoir si des autorités sont en mesure d’enseigner au peuple le discernement. Son choix inapproprié constitue justement une preuve de son absence structurelle de discernement, ce qui délégitime son aptitude à agir sans être guidé ni commandé. Le second reproche en découle : l’autodéfense n’est admise que moyennant une « licence » royale explicite¹⁶. Il faut donc apprendre au peuple, en ce domaine comme en tant d’autres, l’obéissance et lui faire admettre que son autodéfense ne peut être qu’une réponse à une sollicitation ou à un ordre d’en haut.

11Mais est-ce bien en ayant toujours à l’esprit le contenu des proclamations royales que les communautés délibèrent et agissent ? Pour mieux cerner la forme que prend leur politisation, il faut tenir compte d’une approche qui parte d’en bas, d’un ancrage local¹⁷. Certes, un ordre royal ne fait qu’ajouter à la légitimité d’une initiative d’autodéfense. Quand il précède une mobilisation, il peut d’ailleurs faciliter les procédures de contrainte interne évoquées plus haut. Mais l’appui sur la coutume ne suffit-il pas ? Celle-ci autorise en effet à répondre à la violence par la violence, dans la logique du Digeste qui fait de l’adage vim vi repellere licet un principe de droit naturel. On atteint sans doute ici, via l’expression de tels principes normatifs, fermement reçus « en bas », voire émanés d’en bas, les fondements anthropologiques d’une quête de sécurité qui est à la fois locale et collective. Il faut l’historiciser ici, via l’émergence de formes spécifiques de mobilisation en lien avec la structuration en cours de la communauté d’habitants. Et ce d’autant plus que les pratiques d’autodéfense correspondent pour l’essentiel à des enjeux fondamentalement locaux. Quand les lettres de rémission destinées aux Tuchins affirment que l’action entreprise renvoie à la défense du royaume, ne font-elles pas écho aux conceptions des secrétaires du roi qui les rédigent plutôt qu’à celles des bénéficiaires ? Bien sûr, le message concernant la pertinence de l’échelle française, répété, de façon lancinante et pédagogique à la fois, par les scribes du prince, ne peut manquer d’avoir des effets : leur discours participe à l’élargissement, à terme, de l’horizon spatial des acteurs. Mais, pour l’heure, cela semble encore loin d’être acquis.

12Une sorte de test peut nous permettre de voir jouer ce primat du local au sein du royaume. Comparons la situation des années 1356-1358, à partir de la défaite de Poitiers et de la capture du roi Jean par l’armée d’Édouard III, avec celle de 1525-1526 consécutive à la prise de François I^er à Pavie par les troupes de Charles Quint. Sur la base de cette similitude factuelle, les deux crises politiques sont également marquées par une dénonciation de l’abandon du roi par ses nobles et par la figure de deux grands révoltés (Charles de Navarre et le connétable de Bourbon). Et surtout, pour notre propos, elles se déroulent alors qu’ont été diffusées des ordonnances destinées à valider l’autodéfense, en 1355 et 1357 d’un côté et en 1523 de l’autre. Or, en 1525-1526, en l’absence d’invasion et de troubles internes, aucune véritable menace n’est ressentie localement à l’intérieur du royaume et il n’est donc pas d’exemple connu de mobilisation d’autodéfense débouchant sur des prises d’armes dans les campagnes ni, dans ce cadre, de sanctions contre d’éventuels mauvais défenseurs¹⁸. Sous Jean le Bon, c’est donc l’ampleur des perturbations internes, plutôt que la concurrence pour la couronne, absente en 1525, qui fait la différence et explique les mobilisations rurales.

13Cependant, si la dimension locale est tellement décisive, si l’horizon monarchique ne s’impose pas, comment comprendre la présence de références qui renvoient explicitement à la monarchie ? Certains Jacques marchent en effet avec des bannières fleurdelisées et poussent le cri de Mont­joye¹⁹. L’hypothèse ici retenue est que ces manifestations constituent un appel à un principe d’ordre et d’autorité, appel d’ailleurs peut-être exacerbé en 1358 par le fractionnement en cours en ce domaine, entre un roi absent, le dauphin, les états généraux, les élites parisiennes et Charles de Navarre. Si ce raisonnement est pertinent, c’est à cette dimension supérieure de l’autorité que veulent se rattacher les communes. Elle fait office de cadre principiel, indice d’une politisation originale, avec des références royales signifiantes : ces dernières ne correspondent pas à un attachement à une personne mais aux valeurs qu’elle incarne et au premier chef l’ordre et la paix, qu’il faut défendre et/ou rétablir. Ce qui est affiché ici, c’est un lien au roi, ou plutôt à la royauté, à la fonction royale, en tant que valeurs. Mais si les ruraux luttent pour les promouvoir, c’est dans une perspective des plus concrètes, localement et pour eux-mêmes. Dans cette logique, considérer que la référence monarchique n’est parfois qu’instrumentale ne constitue sans doute pas l’approche la plus satisfaisante²⁰. Il s’agit plutôt ici d’une conception politique endogène fondée sur un « principe royal » comme référent de l’action, une mobilisation armée, et peut-être d’autant plus active que le roi est absent ou contesté.

14Pour autant, ces références ne restent pas non plus sans effet, à terme, sur le processus même de politisation : servant plus largement à l’acculturation monarchique des populations, elles contribuent à faciliter sa pénétration, idéologique et pratique, dans les échelons les plus modestes de la société politique. Parallèlement, des étapes sont franchies dans le rapport à l’espace. Certains acteurs, en effet, se mettent à situer leur action dans un cadre agrandi, qui se construit dans l’échange même avec les autorités, comme on l’a noté plus haut. Dans le Languedoc des Tuchins, les horizons du paysan semblent s’élargir, à la fin du xiv^e siècle, jusqu’à l’échelle d’une sénéchaussée, voire de la province tout entière. Pour certains du moins, cette dernière fait désormais figure de terrain d’action et d’analyse, ici au service du maintien de l’ordre ou du retour à l’ordre. Cependant, le rapport à l’ordre qu’entretiennent ces communautés rurales pose problème au sein de la société politique. Leur engagement est, en effet, souvent perçu et présenté non comme une assurance du maintien de l’ordre ou de son rétablissement, mais bien comme une menace pour son existence même.

Mobilisations et relations de domination

15Assurer l’ordre en protégeant les membres de la communauté est une dimension fondamentale des relations de domination. Montaigne l’exprime clairement : pour la noblesse, le peuple, c’est « cette condition d’hommes qui a besoin de notre aide²¹ ». Sur ce plan, les solidarités verticales, reconnues et recherchées, jouent un rôle central. Le temps de la guerre de Cent Ans en offre maints exemples. Les seigneurs de Basse-Auvergne assurent depuis leurs châteaux une fonction de protection jugée normale²². À la tête des compagnies de Tuchins en Languedoc se trouvent essentiellement des nobles, qui sont les bénéficiaires de la quasi-totalité des lettres de rémission repérées par Vincent Challet dans ce cadre. Juste au nord du Languedoc, le Tuchinat de lutte contre les routiers ne concerne pas la Basse-Auvergne où, comme on vient de le souligner, la régulation ordinaire par les dominants locaux semble fonctionner, mais la Haute-Auvergne, en particulier la région de Saint-Flour. Peut-on supposer, dans ce secteur, une défaillance de la régulation ordinaire, d’où la nécessité d’un autre mode de protection ? L’hypothèse est séduisante, mais doit être envisagée avec prudence, car elle demande à être mieux étayée.

16En revanche, on dispose d’indices nets de sanction envers les défaillances de certains dominants locaux qui ne jouent pas le jeu, c’est-à-dire qui ne remplissent pas leur fonction de protection. Ces sanctions visent des cibles sélectives au sein du monde nobiliaire. Tout d’abord, les nobles qui sont des combattants mauvais en ce qu’ils participent aux agressions contre les communautés. Ensuite, les nobles qui se comportent, par incompétence ou refus, en mauvais protecteurs. C’est pourquoi, lors de l’éclatement de la Jacquerie, leurs châteaux sont, dans cette perspective, considérés comme des menaces à éradiquer et non comme des refuges potentiels. Une telle sanction ne se met pas en œuvre « à froid », mais bien dans un cadre où la menace sur la sécurité, quelle qu’en soit la pertinence pour un observateur extérieur ou postérieur, est directement ressentie. Le primat du local est là encore essentiel. Revenons brièvement sur la comparaison des crises de 1356-1358 et de 1525-1526. Sous François I^er, il n’y a pas de sanction des autorités et des dominants pour leurs échecs, de la part des populations, parce que ces dernières n’en ont pas subi les effets localement : faute d’invasion étrangère ou de déclenchement de guerre civile, elles n’ont pas été agressées.

17Dans cette approche, la logique du fonctionnement légitime des relations de domination est prise au mot par les populations rurales. Ce qui signifie que la noblesse n’est pas visée en soi, mais que sont dans le collimateur ceux des nobles qui ne font pas leur travail de noble, au sens où l’entendait Montaigne, ou qui, du moins, sont jugés tels par les dominés, qui les sanctionnent violemment. Cette pratique punitive peut être aussi une pratique préventive pour l’ordre local, avec le démantèlement d’équipements ou la dispersion de groupes d’hommes considérés comme des menaces à court terme. Les ruraux sous les armes défendent ainsi l’ordre public, car ils en sont les premiers bénéficiaires, et ils le font sans véritablement remettre en cause l’ordre social : d’ailleurs, ces deux versants de l’ordre sont également voulus par Dieu. « Les ruraux ne refusaient pas l’ordre social ; au contraire, ils en avaient trop bien assimilé les règles²³. » Fort logiquement, elles sont ici retournées contre ceux des dominants ou de leurs agents qui ne les respectent pas.

18Les principes retenus ici peuvent rencontrer l’adhésion du prince ou de certains dominants, un peu comme on a vu plus haut le dauphin justifier la mobilisation des Jacques. Mais, de nouveau, les effets pratiques sont problématiques, car ils impliquent des conséquences qui les dépassent. Ainsi en va-t-il de l’initiative consistant à prendre en main ce qui relève du militaire face à des nobles et seigneurs disqualifiés.

19En effet, cette concurrence pour le service armé est une menace qui dépasse la question de la sanction de nobles jugés défaillants, à l’heure où ce service constitue un enjeu central du débat fiscal, en ce qu’il entend justifier les exemptions nobiliaires. D’autant plus que, de facto, la contribution militaire des masses roturières n’est pas limitée au paiement des impôts puisqu’elles sont sollicitées de façon récurrente pour prendre une part directe à la défense armée de leur coin de terre. Cette participation est d’ailleurs en règle générale encadrée par des nobles, à la demande même des communautés qui les retiennent comme capitaines. À Vicques comme à Bort-les-Orgues, pour revenir sur deux épisodes mentionnés plus haut, les communes ont des gentilshommes à leur tête quand elles font face à des compagnies de soldats.

20Malgré cela, ou plutôt, selon toute apparence, à cause de cela, émerge un discours destiné à délégitimer une telle concurrence en matière de service armé. La mobilisation des communes y est présentée comme fondamentalement subversive : on affirme, en effet, que les autorités et les dominants en sont les cibles en tant que tels et non pour sanctionner des défaillances locales ou individuelles. Même si la formule peut paraître décalée, c’est bien un véritable « discours de classes » qui est alors prêté par les dominants aux dominés, par exemple quand les chroniqueurs répètent à l’envi que la cible des Jacques est « la noblesse ». Sur un autre plan, tout aussi dévalorisant, les actions menées sont présentées comme relevant d’une révolte radicale, dans une logique de renversement de l’ordre social, fruit d’une haine bestiale, barbare, de la part de ces rebelles. Souvent implicitement, mais parfois explicitement, ce discours laisse transparaître un véritable refus d’attribuer aux communautés rurales la moindre capacité de réflexion politique. C’est probablement le message que veut faire passer Froissart quand il affirme que les Jacques agissent sans savoir pourquoi²⁴. De nouveau est en jeu une délégitimation de leur capacité d’initiative. D’une façon plus brutale encore que ce qu’exprimait le dauphin Charles dans sa déclaration du 10 août 1358, la construction négative d’un « peuple » qui ne sait pas, qui ne peut pas agir de lui-même au service du bien commun s’élabore d’en haut.

21Reste à faire entériner cette radicale remise en cause par les autorités monarchiques, du roi à ses serviteurs dans les provinces. D’une façon significative, et alors même que les interférences entre monde des dominants et monde du service du prince sont on ne peut plus fortes, la monarchie tente à plusieurs reprises d’encadrer, de modérer, voire de freiner la répression nobiliaire qui accompagne localement l’expression du discours que l’on vient de présenter. Garante et incarnation du bien commun, jugeant des choses à un niveau qui se veut supérieur, elle donne le sentiment de ne jamais vouloir complètement écarter l’idée que ces mobilisations s’inscrivent dans une démarche de service, même si ce dernier est mal assuré, mal fondé, voire perverti. D’autant que cette même monarchie peine, et le mot est faible, à protéger ces communautés alors même qu’elle est en train de les assujettir à l’impôt. Parler d’une mise en avant de circonstances atténuantes n’est peut-être pas déplacé ici²⁵.

22Quoi qu’il en soit, l’argumentaire martelé de la rébellion, voire de la barbarie, reste un outil disponible pour ceux des dominants locaux qui se sont engagés dans la mobilisation afin de répondre aux exigences de l’autodéfense. Il leur est, en effet, loisible de se dédouaner en affirmant qu’ils ont agi sous la contrainte. Si toute mobilisation des communes ne vise qu’à renverser l’ordre social, alors ceux des dominants qui ont été embarqués dans l’aventure ne peuvent, logiquement, l’avoir fait que de force, à leur corps défendant : ils ont ainsi une belle opportunité de dégager leur propre responsabilité.

23Dans la lutte d’imposition que révèlent la production et la diffusion de ce discours de la subversion, un constat s’impose : bien souvent, il est le seul disponible, dans la mesure où les communes ne laissent que la trace de leurs actes, non celle de leurs paroles. Le silence des acteurs de l’autodéfense rurale repose sur deux logiques dont les effets se combinent. La première tient à la rareté de la production et de la conservation de sources internes aux communautés portant sur leur mobilisation. La seconde se situe sur un autre plan. Les gens du commun peuvent considérer, en effet, que l’action d’autodéfense n’a pas à être justifiée par un discours. Elle « va de soi », aussi bien pour ce qui concerne l’accord interne sur sa légitimité que pour l’existence de justifications externes, y compris celles des textes royaux. En outre, la mobilisation ne porte alors aucune revendication propre, fiscale ou autre, de la part de ces communautés.

24Bien évidemment, un tel silence ne signifie nullement une absence de réflexion des acteurs, lesquels doivent faire des choix, à commencer par le plus essentiel : prendre ou non les armes. Le tocsin, en effet, ne génère qu’un rassemblement initial. Il faut ensuite convaincre et se convaincre en produisant des « raisons d’agir » qui relèvent de l’information, dont il faut montrer qu’elle est fiable, et de la persuasion : pour faire agir, on doit, dans l’instant, construire ou au moins réactiver des solidarités, très probablement en faisant appel à la fois à des considérations très matérielles (personnes et biens menacés) et à des valeurs (devoir, honneur, honte…)²⁶. Et ce, sans pour autant avoir besoin de justification quant au fait même de se défendre. Le problème est que cette séquence de délibération interne, comme on l’a rappelé plus haut, n’est généralement pas documentée. Ce « trou noir » s’explique d’autant mieux qu’on a affaire à un processus de conviction essentiellement oral et qui concerne des acteurs sociaux très peu valorisés²⁷.

25Face à ce profond silence, la prégnance du discours de la subversion, dans le cadre de cette lutte d’imposition, a donc eu des effets durables. Il a servi, fatalement, à nourrir toute une partie de l’historiographie, qui a donc longtemps examiné ces mobilisations prioritairement sous l’angle de la « révolte », puisque telle était la grille de lecture que lui renvoyaient les sources dans bon nombre de cas.

26Cependant, ces dernières offrent parfois des discours différents de celui de la subversion : on y trouve trace d’un argumentaire qui associe certaines prises d’armes à la défense du royaume ou de la « patrie », ce qui fait ressurgir la question des territoires. Les chroniques qui évoquent la grande « révolte » de 1435 dans le pays de Caux donnent l’occasion d’en montrer les logiques et les limites et de souligner combien la politisation se fonde ici encore sur une approche localisée du territoire à défendre.

27En effet, les communautés sont d’abord mobilisées contre les pillages et oppressions commis localement par les « Anglais ». Elles peuvent agir dans un cadre milicien structuré, comme on l’a vu, par les autorités anglaises elles-mêmes²⁸. Ensuite, leur difficulté à changer d’échelle se manifeste dans la remarque selon laquelle, lors de la pénétration française, certaines communautés au moins ne sauraient pas au départ pour qui prendre parti : c’est bien la preuve que leur approche reste locale et n’est pas « patriotique » au sens français du terme. Dans ce contexte, on peut se demander si l’aide initiale apportée par certains aux « Français » ne tient pas surtout au fait que les « Anglais » sont jugés localement plus nuisibles. En outre joue sans doute ici l’orientation pro-française de beaucoup des sources narratives disponibles. Cependant, très vite, les troupes françaises se mettent à leur tour à piller : ces « écorcheurs » n’ont donc rien d’une armée de libération. Par ailleurs, des divergences tactiques opposent les communes mobilisées et l’armée française. Ce qui ressort finalement, c’est l’absence de solidarité entre les troupes et les populations cauchoises sous les armes. Joue peut-être ici, comme on l’a mentionné plus haut, la tension née de la concurrence entre professionnels de la guerre et communes. Quand ils se refusent à marcher sur Caudebec, les responsables militaires français sont accusés par les paysans qui sont à leurs côtés de trahir la France et le roi Charles VII. Mais les rustres sont sans doute plus sensibles encore au désintérêt, voire aux réserves que manifestent ces chefs d’écorcheurs face à l’engagement militaire des communautés et à leurs objectifs locaux, sans parler, bien sûr, du comportement prédateur de leurs soldats.

28Dans cette ambiance pour le moins de mésentente, alors que s’enclenche une répression anglaise, le tout sur fond de contexte socio-économique dramatique, il n’y a rien de surprenant à ce que les communautés ne s’opposent pas ensuite à la reconquête lancastrienne du pays de Caux en 1436-1437, même s’il reste difficile de faire, dans leur retrait objectif, la part de l’impuissance et celle du refus délibéré. Dans ce cadre interprétatif, la « révolte » de 1435 ne serait donc, prioritairement, ni une mobilisation pro-française ni un affrontement de classes²⁹. L’engagement des populations, dont il ne faut d’ailleurs pas cacher les limites en termes d’efficacité militaire, renverrait avant tout à une logique locale : rétablir et assurer la sécurité dans le pays de Caux en y neutralisant les prédateurs les plus menaçants. Malheureusement, confrontés aux troupes qui se réclament de deux souverains rivaux, les Cauchois font l’amer constat qu’elles sont pour eux aussi agressives et pillardes les unes que les autres.

29L’approche par la « contestation » n’est donc sans doute pas la mieux adaptée pour rendre compte de bon nombre des mobilisations armées rurales de la fin du Moyen Âge. Lors de celles-ci, en effet, les relations de domination et la position des autorités ne sont pas remises en cause : au contraire elles y trouvent une occasion de relégitimation. Aussi la politisation locale et armée, bien réelle, qui se manifeste ou, mieux encore, se construit alors, n’a-t-elle rien de révolutionnaire… Ce qui ne l’empêche pas pour autant d’être déniée ou occultée. Il faut dire qu’en portant les armes, en exigeant le respect des règles sociales, voire en sanctionnant les mauvais joueurs, paysans et communautés rurales tentent de se tailler, y compris par la violence, une place dans la société politique légitime qui ne peut qu’interpeller les gens en place.

30Finalement, si ces prises d’armes évoluent parfois en menace pour l’ordre social, c’est en se portant vers la délinquance plutôt que vers la subversion. En effet, quand ils sont coupés de leurs communautés, ce qui se produit parfois, Tuchins méridionaux ou Brigands normands tendent à devenir des routiers ou des voleurs de grand chemin comme les autres. En témoignent ici leurs pratiques effectives : ce constat ne relève pas de la simple prise en compte d’une disqualification externe qui serait un nouvel avatar du discours dominant. La menace qu’ils représentent s’ajoute alors à toutes les autres, qu’elles soient réelles ou fantasmées, pour peser sur la sécurité immédiate des populations. Ces menaces, justement, rendent moins envisageables prises de conscience et mobilisations dans une logique sociale contestataire : ce type de situation de crise et les levées qui en découlent au sein des communautés villageoises émergentes hypothèquent une telle mutation.

31Reste que les grandes mobilisations que l’on peut inscrire dans une logique, au moins partielle, d’autodéfense, sont finalement assez rares. À ce degré de visibilité, il est peu probable que puisse jouer l’argument des sources absentes ou perdues. Faut-il en conclure que c’est l’accommodement qui domine et que la prise d’armes d’autodéfense reste une relative exception ? Il faudrait alors revenir sur chacune d’elles, ou plutôt sur toutes ensemble, pour tenter de comprendre pourquoi elles ont lieu là et à ce moment-là. Mais on peut également supposer que la plupart des mobilisations armées d’autodéfense relèvent d’une échelle bien plus réduite : quelques communautés rurales, voire une seule, pour faire face à une menace limitée et localisée. À ce niveau, pour lequel on dispose d’assez nombreux exemples ponctuels, l’hypothèse d’une absence ou d’une disparition de la documentation retrouve une certaine pertinence. Par voie de conséquence, il demeure difficile de déterminer si, à cette échelle, la mobilisation armée est la règle ou l’exception et quelle est la part de la conjoncture et de l’aléatoire. La pratique est avérée, mais son intensité est difficile à déterminer : monter ici en généralité sur la base de ces sources fragmentaires demeure donc délicat.