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Au service du château

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Christophe Morin

Introduction

Texte intégral

  • 1 K. Krause, Die Maison de Plaisance, Munich/Berlin, 1996, p; 8-12.
  • 2 J.-F. Blondel, De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration des édifices en gén (...)

1La fonction de siège de la seigneurie donne la définition même du château et le distingue de toutes les autres formes d’habitat. S’il incarne le pouvoir militaire du seigneur depuis le Moyen Âge, le château subit une mutation importante lors de la pacification de la France au cours du xviie siècle. Bien que le seigneur demeure le représentant de l’ordre et des institutions monarchiques à l’échelle locale, la fin des guerres civiles entraîne la disparition de la dimension défensive du château. Cependant, le seigneur, garant de la pérennité des institutions et dépositaire de la justice, doit manifester, par son château, la solennité de ses fonctions. L’apparition du goût pour les villégiatures transforme néanmoins le programme du château. Le goût pour la vie champêtre qui se développe à partir de la Régence de Philippe d’Orléans, tant parmi la noblesse que parmi la classe montante de la bourgeoisie financière, conduit les élites à aménager des parcs agrémentés entre autres de luxueuses orangeries. L’étude de K. Krause1 rend bien compte des effets, sur l’architecture des châteaux, du bouleversement de la hiérarchie sociale lié à l’émergence de la bourgeoisie dont la fortune vient rivaliser avec le prestige de la noblesse. Le développement d’un habitat spécifiquement bourgeois, la maison de campagne, démontre l’importance croissante du pouvoir financier face au pouvoir politique de l’aristocratie des châteaux. Le prestige de la noblesse ne se manifeste plus seulement sur le terrain politique au travers des honneurs réservés à l’aristocratie : le pouvoir financier introduit dans l’habitat l’idée d’agrément et de confort, synthétisée dans l’expression « maison de plaisance ». L’apparition de cette expression chez Jacques-François Blondel2 correspond à la volonté du grand théoricien de l’architecture de la première moitié du xviiie siècle de ne plus distinguer entre bourgeoisie et aristocratie. Toutes deux, il est vrai, fournissent aux architectes l’essentiel de leurs commandes et l’on comprend que Blondel et ses confrères ne souhaitent se priver d’aucune partie de la clientèle, pourvu qu’elle soit riche et entreprenante.

  • 3 C.-É. Briseux, L’Art de bâtir les maisons de campagne, Paris, J.-B. Gibert, 1743-1761.
  • 4 D. diderot, Encyclopédie…, Genève, Pellet, 1778, t. VII, p; 546. Voir annexe I-1.
  • 5 Il reprend pour une part la définition du château donnée par C.-A. d’Aviler, voir annexe I-1.

2Ce refus de donner une définition claire du château dans les traités d’architecture, tant de J.-F. Blondel que de Charles-Étienne Briseux3, laisserait croire que le programme du château traditionnel tend à se dissoudre dans celui de la maison de campagne et à disparaître au xviiie siècle. Cependant, la permanence du système des trois ordres (clergé, noblesse et tiers état) dans la société d’Ancien Régime et l’attachement de chacun d’eux à ses privilèges fait du château un élément pérenne dont les dictionnaires du xviiie siècle précisent la fonction. Pour l’Encyclopédie, le « château, en matière féodale, est le principal manoir d’un fief4 ». L’auteur de cette notice présente le château comme une manifestation de l’ordre social. Le Dictionnaire de Trévoux5 apporte la précision suivante :

  • 6 Dictionnaire universel français et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux, Paris, Comp (...)

On appelle aussi château une maison sans défenses, où les fossés ne servent que d’ornement […] Château se dit aussi d’une maison de plai sance quand elle est bâtie magnifiquement, ce n’est pas là une maison de bourgeois, c’est un château6.

3Cette trace de la forteresse féodale qui permet de distinguer la demeure du seigneur montre la persistance d’archétypes anciens, bien que les termes « magnificence » et « plaisance » évoquent le luxe et l’agrément du château. Le modèle médiéval cède le pas à l’architecture moderne dont la référence absolue est incarnée par le parangon royal qui, avec le règne de Louis XIV et les travaux de Jules Hardouin-Mansart à Versailles, constitue la source d’inspiration privilégiée des architectes. En effet, la transposition du modèle d’un pouvoir monarchique absolu dans l’architecture des châteaux renforce l’image éminente du seigneur et permet en même temps à ce dernier de rendre hommage à son suzerain.

  • 7 J. Mariette, L’Architecture française, Paris, Jean Mariette, 1727, 4 t.
  • 8 J.-F. Blondel, L’Architecture française, Paris, Jombert, 1752-1756, 4 t.
  • 9 J. Rigault, Maisons royales de France, Paris, [1730-1754 ?], recueil gravé factice, 138 planches, (...)

4Plus qu’aucun autre programme architectural, le château du xviiie siècle doit incarner la synthèse de la tradition (reflet du système politique) et de la modernité (confort et luxe), afin de mettre en valeur le prestige du propriétaire noble face aux nouvelles élites de la finance. Vues et plans de château jouent, dans ce contexte, un rôle majeur dans la propagande royale et seigneuriale de l’Ancien Régime, afin de marquer la permanence du système politique : le château est un lieu de pouvoir et les vues qui en sont proposées doivent être analysées dans ce sens. La diffusion des modèles par les recueils gravés de Jean Mariette7 puis de J.-F. Blondel8, tant parmi les architectes que parmi les commanditaires et les amateurs, participe au développement de cette architecture moderne. Les vues gravées de Jacques Rigault9 offrent l’image idyllique et champêtre de la cour assemblée dans les châteaux royaux. Ces gravures, comme les plans donnés par J. Mariette et J.-F. Blondel, ne se concentrent pas seulement sur le corps de logis, mais représentent ses abords : les communs et le parc. Le château n’exprime pleinement la symbolique seigneuriale que dans le rapport qu’il entretient avec ses alentours, c’est-à-dire ses communs, ses dépendances, son parc, mais également le village où logent les sujets du seigneur.

  • 10 Cf. Maisons de campagne en Bordelais (xvie-xixe), ouvrage collectif, Bordeaux, 1994.
  • 11 M. Mosser et G. Teyssot (dir.), Histoire des jardins de la Renaissance à nos jours, Paris, 1991.

5Depuis une vingtaine d’années, plusieurs programmes de recherche ont été engagés sur la question des maisons de campagne10 d’une part et sur les jardins d’autre part11 à l’époque moderne. Cependant, la cohérence d’ensemble du domaine autour de la maison ou du château reste à mettre en lumière. En effet, ni le logis, ni ses dépendances, ni même les jardins ne disposent véritablement d’un fonctionnement autonome ; le corps de logis commande aux communs et s’ouvre sur le jardin. Dans ce schéma, l’un sert l’autre et le maître de maison administre et occupe ces trois espaces. Pour autant, les jardins forment une sphère autonome dans l’enceinte du château et sont par conséquent exclus du champ de cette étude, leur usage étant réservé au propriétaire et à quelques hôtes choisis. Les jardins disposent, par ailleurs, d’un fonctionnement et d’un personnel propres et figurent à ce titre parmi les dépendances.

6L’Île-de-France apparaît comme un laboratoire formel incomparable. Mais, plus qu’une définition géographique, c’est l’esprit du temps, les avant-gardes architecturales qui retiendront ici notre attention. Les élites construisent bien au-delà des frontières du Bassin parisien et il faudra parfois débusquer dans des provinces éloignées tel jalon de l’évolution (s’il en est) du programme du château.

  • 12 J.-M. Pérouse de Montclos, Principe d’analyse scientifique. Architecture : vocabulaire, Paris, Imp (...)
  • 13 Berthelot, Derembourg, Dreyfus et alii, La Grande Encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, (...)
  • 14 A.-C. Quatremère de Quincy, Dictionnaire historique d’architecture, Paris, Librairie d’Adrien Le C (...)
  • 15 L’architecte utilise cette formule sur un plan de transformation des bâtiments de basse-cour, en 1 (...)

7Qu’appelle-t-on commun ? Le sens que recouvre ce mot est le plus souvent imprécis : il désigne indifféremment tout ce qui n’est pas le corps de logis. Le terme dépendance que l’on trouve à la suite des communs dans le Vocabulaire de l’architecture12, loin d’en préciser le sens, introduit une distinction fondée sur le « service de la maison », principe qui s’avère souvent difficile à établir. La Grande Encyclopédie13 elle-même, à la fin du xixe siècle, avoue sa difficulté à définir le terme, à force de dérive sémantique. En effet, dans les dictionnaires du xviiie siècle et jusqu’à celui de Quatremère de Quincy14 en 1832, le sens donné au terme « commun » apparaît fort restrictif et les auteurs n’entendent par ce mot que le seul service de la bouche : les cuisines et offices. L’absence de terme générique au xviiie siècle oblige les auteurs à énumérer les fonctions des bâtiments qu’ils désignent (cuisine, écurie, remises, etc.) ou à défaut parlent des basses-cours, c’est-à-dire l’aire découverte et les constructions qui l’entourent. Seuls les châteaux royaux disposent semble-t-il de « bâtiments de communs », selon la formule utilisée par Ange-Jacques Gabriel pour Bellevue15.

  • 16 J.-M. Pérouse de Montclos, Principe d’analyse scientifique, op; cit., p; 471.
  • 17 D. Diderot, Encyclopédie, Paris/Liège, Panckoucke, 1751-1772, supplément t. IV, p; 856 ; voir anne (...)

8A contrario, les dépendances, toujours selon le Vocabulaire de l’architecture16, désignent les espaces dévolus au service du jardin ou à l’exercice d’une activité agricole. Ni l’une ni l’autre de ces définitions n’embrassent la totalité des bâtiments de service qui font l’objet du présent travail et l’ambiguïté de ces termes ne permet pas de classer le chenil, par exemple, ni les écuries dont on sait qu’elles abritent à la fois des chevaux de selle et de trait. Qu’en est-il de la glacière lorsqu’elle devient fabrique de jardin ? Le terme dépendance au xviiie siècle a du reste un sens éminemment juridique et s’applique, selon l’Encyclopédie17, à un fief ou une terre.

  • 18 J.-F. Blondel, De la distribution des maisons de plaisance, op; cit.
  • 19 C.-É. Briseux, L’Art de bâtir les maisons de campagne, op; cit.

9Les théoriciens de l’architecture ne sont guère plus précis à ce propos et ni J.-F. Blondel18, ni C.-É. Briseux19 n’utilisent aucun des deux termes. Tous deux abordent en revanche la question essentielle de l’intégration des annexes à la composition des différents bâtiments dans le site. Ainsi pour Briseux :

  • 20 Ibid., p; 1-2.

La disposition générale des maisons de campagne faisant tout l’agrément du premier coup d’œil et contribuant à leur commodité lorsqu’on sait placer à propos les bâtiments qui y sont nécessaires, elle demande une grande attention de la part de l’architecte ; mais il ne doit pas se laisser emporter à des idées qui soient au-dessus des facultés de celui qui l’emploie20.

10Les projets de maisons de plaisance de J.-F. Blondel sont précédés par une description minutieuse du site, de ses avantages et des contraintes afférentes. Cette réflexion sur l’agencement des espaces et leur fonction met en lumière deux aspects intimement liés : l’utilité et l’agrément. L’agrément regarde essentiellement le maître de maison, son confort, son prestige et touche aux plaisirs de la vie champêtre, particulièrement au travers du jardin. L’utilité se rapporte aux tâches réservées au personnel du château, aux fonctions de service, à la circulation des domestiques et enfin à leurs logements. Il faut ajouter ici les animaux utiles eux aussi au bon fonctionnement de la maison et, bien sûr, leurs abris. Service, circulation, habitation et abri résumeraient les caractéristiques des bâtiments d’utilité.

11À ces deux aspects de la « vie de château » (agrément et utilité) sont consacrés des espaces spécifiques qui doivent prendre en compte la commodité du service des maîtres, tout comme leur confort. Cette distinction permet de séparer nettement les bâtiments par leur valeur d’usage et d’éviter ainsi toute confusion. Dans le cas de l’orangerie, par exemple, l’utilité prime l’agrément bien que les deux critères cohabitent ; de même, le statut de la glacière-fabrique oscille-t-il entre sa valeur de lieu de conservation, son utilité, et la forme architecturale qui en fait un bâtiment d’agrément. Il convient par conséquent de préciser la nature de ces différents bâtiments d’utilité et d’étudier leur fonctionnement, les caractéristiques de leurs aménagements, en théorie comme en pratique. Cette première approche permettra de mieux cerner les contraintes techniques imposées aux architectes et les innovations distributives qui améliorent le confort du service.

12La valeur plastique des bâtiments d’utilité, c’est-à-dire le rapport d’échelle et l’implantation des différentes constructions, est fortement liée à la fonction. Les communs selon le cas formeront un écrin pour le corps de logis ou au contraire seront relégués à distance selon que l’architecte accorde le primat à l’esthétique ou à l’usage. Le corpus des châteaux que nous proposons dans le cadre de cette étude sera analysé à la lumière de la « belle architecture » et de la convenance. La fourchette chronologique permettra de mesurer l’évolution de la mise en scène du château depuis le règne de la rocaille sous la Régence à l’avènement du « goût à la grecque » sous les règnes de Louis XV et Louis XVI. Nous nous interrogerons également sur la place et la fonction du décor dans les bâtiments d’utilité au cours de cette période.

13Nous étudierons en dernier lieu les enjeux symboliques de l’architecture des bâtiments d’utilité et des alentours du château dans lesquels s’exprime le pouvoir du propriétaire. Les bâtiments deviennent autant de prétextes pour afficher les privilèges ou (et) la philanthropie du seigneur. Pour les plus opulents, sous l’influence des idées nouvelles, le village va alors constituer un autre lieu d’intervention de leur pouvoir. Ils n’hésitent pas à réaliser des travaux d’assainissement pour la communauté villageoise et même de véritables opérations d’urbanisme destinées au « bien public ».

Notes

1 K. Krause, Die Maison de Plaisance, Munich/Berlin, 1996, p; 8-12.

2 J.-F. Blondel, De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration des édifices en général, Paris, 1737.

3 C.-É. Briseux, L’Art de bâtir les maisons de campagne, Paris, J.-B. Gibert, 1743-1761.

4 D. diderot, Encyclopédie…, Genève, Pellet, 1778, t. VII, p; 546. Voir annexe I-1.

5 Il reprend pour une part la définition du château donnée par C.-A. d’Aviler, voir annexe I-1.

6 Dictionnaire universel français et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux, Paris, Compagnie des Libraires associés, 1771, t. II, p; 481. Voir annexe I -1.

7 J. Mariette, L’Architecture française, Paris, Jean Mariette, 1727, 4 t.

8 J.-F. Blondel, L’Architecture française, Paris, Jombert, 1752-1756, 4 t.

9 J. Rigault, Maisons royales de France, Paris, [1730-1754 ?], recueil gravé factice, 138 planches, BNF Est. Ve17 pet. f°.

10 Cf. Maisons de campagne en Bordelais (xvie-xixe), ouvrage collectif, Bordeaux, 1994.

11 M. Mosser et G. Teyssot (dir.), Histoire des jardins de la Renaissance à nos jours, Paris, 1991.

12 J.-M. Pérouse de Montclos, Principe d’analyse scientifique. Architecture : vocabulaire, Paris, Imprimerie nationale, 1988, p; 471. Voir annexe I-2.

13 Berthelot, Derembourg, Dreyfus et alii, La Grande Encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts par une société de savants et de gens de lettres, Paris, Lamirault et Cie, 1891, t. IV. Voir annexe I-2.

14 A.-C. Quatremère de Quincy, Dictionnaire historique d’architecture, Paris, Librairie d’Adrien Le Clerer et Cie, 1832, p; 421. Voir annexe 1-2.

15 L’architecte utilise cette formule sur un plan de transformation des bâtiments de basse-cour, en 1762. AN, O11533281.

16 J.-M. Pérouse de Montclos, Principe d’analyse scientifique, op; cit., p; 471.

17 D. Diderot, Encyclopédie, Paris/Liège, Panckoucke, 1751-1772, supplément t. IV, p; 856 ; voir annexe 1-2.

18 J.-F. Blondel, De la distribution des maisons de plaisance, op; cit.

19 C.-É. Briseux, L’Art de bâtir les maisons de campagne, op; cit.

20 Ibid., p; 1-2.

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