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L’aide publique de la France au développement du Gabon depuis l’indépendance (1960-1978)

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Pierre-Claver Maganga-Moussavou

Troisième partie. Les obstacles majeurs au développement du Gabon. Quelques perspectives de solution

Chapitre 2. Permissivité et sous-développement

Texte intégral

  • 1 J. Lebret, « Pour une éthique du développement », dans Economie et Humanisme, n° 148, juillet-août  (...)

1Le développement, au centre de nos préoccupations, dépasse de loin le seul processus économique. Nous avons dit qu’il est davantage un processus social, psychologique et politique : « On s’est aperçu, dit J.L. Lebret, que les facteurs extra-économiques avaient autant d’importance, pour le développement, que les facteurs économiques. (...) Il faudrait commencer toute étude pour le développement par l’analyse sur le terrain, des situations, des besoins, des aptitudes et des aspirations des populations. (...) Aussi, le développement doit être à la fois économique, sanitaire, pédagogique, culturel, psychologique et politique »1.

2Or, qu’on le veuille ou non, tous ces concepts sont commandés par une éthique : éthique personnelle, éthique collective, éthique du pouvoir. La logique même du développement implique fidélité aux impératifs du développement, fidélité aux comportements susceptibles d’induire le progrès. Il est évident que si l’on veut mener la « dolce vita » dans une situation de sous-développement général qui, elle, exige une politique rationnelle appuyée par une mobilisation générale de toutes les énergies pour un travail acharné, on cultive très vite un comportement permissif, aberrant, faisant obstacle à tout progrès réel et conséquent.

3C’est précisément dans ce cadre de l’éthique du développement que nous souhaitons voir s’inscrire une exigence, l’exigence d’austérité. Ce serait méconnaître une des lois fondamentales du développement, si le Gabon venait à l’ignorer. Toutes les nations qui se sont engagées dans la voie du développement et qui ont pu réaliser sur ce plan des progrès substantiels, ont eu à expérimenter la nécessaire et efficace règle de l’austérité pour sortir du sous-développement. Les leçons qu’elles ont données méritent d’être méditées pour comprendre l’effort nécessaire et le chemin que le Gabon reste encore à parcourir.

2.1. DES EXEMPLES HISTORIQUES

4De toutes les expériences, celle anglaise est à coup sûr la première du genre sur la voie du développement. On peut dire qu’au moment où va démarrer l’économie anglaise l’austérité deviendra seconde nature du peuple anglais ; malgré certains goûts prononcés pour la boisson et les jeux, le puritanisme progressivement imposé dans la première moitié du xviie siècle à tout le pays sous le règne de Cromwell, règne en maître au xviiie siècle.

5Quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur cet esprit puritain, on est obligé de constater presque à son corps défendant qu’il a été à l’origine de quelques-unes des qualités qui vont contribuer énormément au développement de l’Angleterre : le sérieux, la fidélité, l’incorruptibilité, la discipline et une vie austère et ascétique. Cet esprit, témoin du comportement social voire économique du peuple anglais, provoque une sorte de sanctification, de déification des affaires et en général de toutes les activités économiques. Ce n’est donc pas par une simple coïncidence ou par un simple fait du hasard que l’esprit d’entreprise et d’abnégation, le pragmatisme et le goût du risque ont permis à l’Angleterre de connaître un véritable essor économique tant de l’agriculture que de l’industrie et du commerce.

6Les Etats-Unis vont hériter de cet esprit puritain et entrepreneur. Le développement de l’Amérique qui se heurte au début à une pénurie de main-d’œuvre explique en partie, dit H.U. Faulkner, « la philosophie américaine de la glorification du travail et la haine des puritains pour l’oisiveté, telles que les illustrent maintes lois coloniales ».

7En Angleterre comme aux Etats-Unis, il se dégage une mentalité et des comportements de vie austère dans les milieux patronaux qui sont les partisans les plus décisifs du développement anglais et américain : vie besogneuse, sens de l’épargne, dureté professionnelle extraordinaire chez les hommes audacieux et dynamiques, d’un dynamisme sans doute doublé de rapacité.

8Nous retrouvons cette rigidité et cette puissance patronale en France où ressortent également cet amour et cette glorification du travail, ce sens du développement et de l’abnégation chez les officiers, les prêtres, les intellectuels et artistes, les industriels de grande envergure, les apôtres du mouvement syndicaliste et coopératif, les pionniers coloniaux. Le patronat français du xixe siècle, surtout provincial, malgré son mépris de l’ouvrier et sa tyrannique rapacité, a laissé le témoignage d’une vie simple, d’une vie de travail presque exemplaire.

9Plus près de nous, les exemples de l’Union Soviétique et de la Chine Populaire sont de très grands témoignages de l’importance de la règle d’austérité dans le processus de développement.

10L’Union Soviétique connaît à ses débuts une politique d’austérité qui, devant le déséquilibre trop criant des revenus hérité de la période pré-révolutionnaire, s’articule autour de la planification de la consommation et du nivellement des salaires. Cette politique d’austérité va énormément contribuer au développement rapide de l’économie soviétique, grâce à l’effort accumulé des générations passées. Cette économie s’inscrit aujourd’hui en place d’honneur dans le peloton de tête des grandes puissances économiques mondiales.

11C’est dans la même tradition d’austérité socialiste que la Chine Populaire tente l’expérience de son développement ondulatoire (ou par bonds). On sait l’acharnement au travail et l’austérité qui ont accompagné la révolution des campagnes chinoises. Paysans et intellectuels s’y sont trouvés associés dans un effort commun de redressement national, partageant la même vie simple et souvent les mêmes activités productives, dans les conditions particulièrement austères pour tous.

12Nous aurions pu multiplier encore davantage des exemples de ce genre. Cependant, ces quelques exemples doivent permettre de saisir combien le phénomène d’austérité est intimement lié au processus de développement, à un point tel que nous pouvons affirmer sans trop de risque d’erreur, que le développement du Gabon ne peut qu’être lié à une politique d’austérité : sans une certaine mentalité rigoriste, imprégnant non seulement les comportements au travail mais aussi le mode de vie et l’ensemble des mœurs, le Gabon reste et restera un pays sous-développé. Il n’est d’ailleurs pas surprenant à ce sujet que les grands progrès économiques en Union Soviétique et en Chine, pour ne prendre que ces deux exemples, aient correspondu à des vagues de réformes introduites dans le domaine des mœurs.

13Ainsi, indépendamment des régimes et des modèles de développement, la politique d’austérité apparaît comme une des constantes du processus du développement.

2.2. QUELQUES EXEMPLES ANTI-ÉCONOMIQUES

14L’importance de ces quelques leçons de l’histoire n’est pas négligeable, cela d’autant plus que le Gabon est un pays sous-développé où les habitants pourraient se complaire dans l’oisiveté, dans une mentalité non pas de producteurs, mais de simples consommateurs de progrès. Si, dans la phase de démarrage économique dans lequel ce pays fait timidement ses premiers pas, une politique d’austérité s’avère absolument nécessaire pour gommer les comportements anti-économiques particulièrement hostiles au développement, il devrait être compris de tous que les générations présentes ont une lourde responsabilité qui sans aller jusqu’à sacrifier l’homme présent à l’homme de demain, implique non seulement une mise au travail discipliné de toutes les forces vives, mais également une austérité individuelle et collective n’épargnant personne.

  • 2 Plan de redressement économique marqué par la période de Stand-By édictée par le FMI, 1978-1979.

15La gabegie, le faste, la corruption et les mœurs frelatés y ont atteint en 1976-1977 des proportions inquiétantes. Les dirigeants eux-mêmes s’en sont émus au point que des mesures d’assainissement et de mise en ordre des finances ont été édictées et sont appliquées d’ailleurs avec sérieux2. Le budget 1978 voté par les parlementaires gabonais se veut résolument un budget d’austérité, ce qui prouve clairement la conscience que le gouvernement gabonais a de cultiver une vie et une atmosphère « économique » où doivent disparaître la facilité et l’irresponsabilité. Mais de telles mesures ne suffisent pas si elles ne portent pas sur une longue période et si elles ne se reflètent pas sur la manière d’être et d’agir des différentes couches sociales.

16Une politique réfractaire à l’austérité et donc au développement, se manifeste particulièrement à travers les inégalités criantes des revenus, les consommations ostentatoires, la corruption érigée en système, la fainéantise et les mœurs dissolues.

2.2.1. Des inégalités criantes

17S’agissant des inégalités économiques, il convient de dissiper dès le départ un malentendu qui serait très fâcheux, eu égard aux confusions qu’il pourrait véhiculer au point de noyer ou de minimiser la gravité des inégalités qui grèvent l’économie d’une manière particulièrement néfaste au développement. En effet, si le développement qui vise la promotion de tous et non pas d’une caste, doit s’accompagner d’une rigoureuse planification des revenus et d’une sensible réduction des inégalités, une certaine forme d’égalisation peut être en contradiction avec la croissance et constituer un obstacle majeur au développement. L’égalisation qui mettrait le planton et le ministre au même indice de salaire serait une pénalisation de l’esprit créateur et dans une très large mesure une approbation de l’incompétence.

  • 3 René Dumont, L’Afrique noire est mal partie, Paris, Seuil, 1979, 252 p.

18Ceci étant précisé, il n’en reste pas moins vrai que les inégalités que l’on observe sont loin d’être inductrices d’un progrès réel. Car toute inégalité n’est pas favorable au progrès. Les faits sont particulièrement flagrants sur ce point. Un député, pour reprendre l’exemple de René Dumont3, travaille trois à six mois par an, mais reçoit chaque mois 14 000 F ; en une année de salaire, il gagne bien autant que le paysan moyen gagne, pour toute une vie de labeur. Un déséquilibre flagrant existe d’une manière très nette entre les revenus distribués dans le secteur agricole et dans les secteurs directement productifs de l’économie et le secteur public dont le fonctionnement absorbe plus de la moitié des dépenses budgétaires. Par ailleurs, au sein du secteur public, des inégalités notoires existent : dans l’enseignement par exemple, le maître d’école y reçoit une part bien congrue alors que, comparativement aux autres fonctionnaires, son travail est bien souvent et de loin socialement, économiquement voire politiquement, le plus rentable.

19La vague de fonctionnarisme qui sévit dans les milieux intellectuels et néo-bourgeois, prend sa source dans cette prééminence arbitraire donnée à la fonction publique et à ses activités tertiaires annexes les moins économiquement productives. Un effort se manifeste cependant, tendant à réaliser une véritable planification des salaires et en général des revenus, en tenant compte, non seulement des moyens dont dispose le pays, mais également de la productivité socio-économique des différents agents. Ces mesures devraient atténuer la pénalisation faite au secteur éducatif dont le rôle, d’une importance capitale, est de doter le pays, dans les meilleurs délais, de cadres compétents susceptibles d’assumer à tous les niveaux les dures tâches du développement. Mais encore aujourd’hui tout semble se passer comme si les hommes au pouvoir et la bourgeoisie nationale naissante qui gravite autour, montaient la garde, avec une vigilance extraordinaire, sur leurs privilèges acquis, en distribuant parcimonieusement et précautionneusement les nouvelles cartes d’entrée, de peur qu’une foulée trop massive de nouveaux arrivants (voir arrivistes) ne vienne réduire dangereusement leur part du gâteau.

  • 4 F. Fanon, Les Damnés de la Terre, Paris, Maspéro, 1961.

20« La bourgeoisie nationale, qui prend le pouvoir à la fin du régime colonial, écrira Frantz Fanon dans Les Damnés de la Terre, est une bourgeoisie sous-développée, de puissance économique presque nulle (...), pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail (...) ; elle s’enfonce, l’âme en paix, dans la voie horrible, anti-nationale, d’une bourgeoisie platement, bêtement, cyniquement bourgeoise. Nationalisation, pour elle, signifie transfert aux autochtones des passe-droits hérités de la période coloniale. (...) Les énormes bénéfices ne sont pas réinvestis, elle les confie à des banques étrangères. Des dépenses importantes sont utilisées en dépenses d’apparat, en voitures, en villas. (...) En dépit des déclarations très belles dans la forme, mais totalement vides dans le contenu, elle va faire la preuve de son incapacité à faire triompher une catéchèse humaniste minimum »4.

21Ce tableau de Fanon n’est pas exagéré au regard des inégalités réelles dont bidonvilles et villas de marbre sont le symbole contrasté le plus visible. Le luxe insultant d’une poignée de profiteurs que dénonce chaque discours du plus haut responsable politique du pays, étale devant la misère des « grands villages administratifs » et des campagnes, outre son caractère d’obstacle au développement, un élément important dont la puissance explosive ne saurait tromper personne.

22Ces inégalités entraînent la démonétisation du travail manuel et de toutes les valeurs d’austérité et d’endurance. Le paysan, le travailleur manuel en général, qui sont les artisans majeurs de la production économique nationale se voient mal récompensés dans cet effort commun de construction nationale, alors que la petite et haute bourgeoisie bureaucratiques et oisives se paient fastement le ticket d’entrée dans l’ère de la consommation de masse et de la multi-possession. Il en résulte alors un dégoût du travail manuel dont la rentabilité au regard du travail bureaucratique est quasiment nulle. Dans cette économie où la compétence et l’endurance sont si durement pénalisées, l’incompétence et l’amateurisme sont à l’honneur.

23Plus on est rémunéré, plus on se désintéresse de son travail. Le moins ponctuel, le moins acharné au travail est bien souvent celui qui reçoit le traitement le plus élevé ; or, c’est l’inverse qui devrait assurément se produire ! Dans le contexte du sous-développement où le découragement risque de s’installer en permanence dans le cœur des masses, l’impulsion et l’exemple doivent venir d’en haut pour éviter que la conscience des masses ne soit désarmée, dévirilisée et inapte à assumer avec rigueur les dures responsabilités nationales qui les sollicitent chacun à son poste et auxquelles ils doivent irrémédiablement faire face.

24Quelle conscience professionnelle peut-on attendre d’un fonctionnaire subalterne dont les chefs hiérarchiques marquent si peu d’intérêt à leurs responsabilités, n’arrivant à leur travail qu’à 10 heures du matin et 16 heures de l’après-midi, pour repartir les premiers du bureau avant la sortie officielle de midi et du soir ?

25Parce que le moteur lui fait défaut, parce qu’il lui manque ce corps d’élites laborieuses et exigeantes envers elles-mêmes et envers les autres, l’économie gabonaise semble, malgré d’énormes potentialités économiques, tourner absolument à vide. Cette situation appelle une mobilisation générale des forces nationales et une sorte de propédeutique générale par laquelle tous les citoyens, sans exception, du sommet à la base, seraient initiés aux vertus impliquées par une éthique conséquente du développement.

26Mais le tableau est plus sombre encore, puisqu’à ces inégalités viennent s’ajouter les distorsions introduites par les consommations ostentatoires, la corruption et les mœurs licencieuses qui sont autant de freins à une politique conséquente d’austérité et de développement.

2.2.2. Consommations ostentatoires

27Il n’est rien de plus contraire à l’éthique du développement qu’une inflation désordonnée des besoins des populations sous-développées. Cette tendance à vouloir consommer plus qu’on ne produit et plus qu’on ne dispose de moyens est un des paradoxes, d’ailleurs assez compréhensif, du sous-développement. Il a cependant atteint au Gabon des proportions inquiétantes qui ont nécessité, nous l’avons déjà signalé plus haut, la mise en place de ce que les autorités ont appelé une « politique d’austérité », qui n’est en fait qu’un ensemble de mesures pour enrayer la surchauffe de l’économie. Une certaine élite veut vivre aujourd’hui au rythme des pays développés et en l’occurrence au rythme de la France qui est le modèle de référence. Elle veut avoir un standing de vie égal sinon supérieur à celui de ses collègues français alors que les moyens dont dispose le pays et les besoins élémentaires à satisfaire, les besoins du peuple, ne le permettent absolument pas. C’est d’ailleurs en partie pour cette raison que les inégalités entre revenus ne font que s’accentuer, car pour satisfaire ses besoins, il lui faut à tout prix trouver les moyens quelque part. Ainsi l’austérité joue au profit d’une élite démissionnaire, presque gagnée aux mœurs bourgeoises des pays développés, consommant les fruits du progrès avec une voracité malsaine, pendant que le peuple se voit contraint de se serrer la ceinture.

28Cette tendance à vouloir vivre sur le mode français, mieux sur le mode de la bourgeoisie française, explique l’engouement obscène de vouloir construire des palaces et villas somptueux avec télévision (alors même qu’il n’existe à ce sujet aucune structure d’accueil appropriée !), cet engouement à s’acheter uniquement des voitures de grandes marques et de grand style et à ne consommer que des produits étrangers de grand luxe au détriment de la production locale, bien moins chère.

29« Les responsables politiques et administratifs (africains), écrira Prospective, constituent un groupe relativement homogène par leur genre de vie, leur éducation, leur formation et leur mode de pensée. Cette catégorie sociale se caractérise d’abord par la place qu’elle a tenue dans la lutte pour l’indépendance. Elle n’était généralement pas possédante et elle n’intervenait directement pas dans la production. C’est par la politique qu’elle a accédé aux responsabilités économiques en se posant comme gérante des intérêts nationaux. Son rôle tend donc à être celui d’une bureaucratie technocratique ».

30Cette genèse des élites dirigeantes de l’Afrique contemporaine explique bien la psychologie de leur comportement économique où la consommation prend le pas très largement sur les activités proprement productives pour lesquelles ces élites bureaucratiques éprouvent un désintéressement qui frise parfois le dégoût.

31Or, volontairement ou involontairement, l’élite gabonaise, par son comportement, exerce sur la classe moyenne et la masse paysanne, une influence considérable et engendre chez elles des besoins-aspirations dont la satisfaction nécessite des moyens qui sont nettement hors de leur portée, au-dessus de leurs possibilités réelles. Le modèle de consommation de la classe dirigeante qui est lui-même un modèle de consommation hérité de son colonisateur ou servilement copié sur lui, va jouer dans la conscience des masses et des classes moyennes une attraction irrésistible parce que la classe dirigeante constitue pour le reste de la population un idéal vers lequel il faut tendre. L’ancien colon, fonctionnaire de la coopération, l’homme d’affaire installé au Gabon qui contrôle l’économie, bénéficient tous deux d’un niveau de vie exceptionnellement élevé et mènent un train de vie de style « nouveaux riches » qu’il est absurde que les Gabonais cherchent à imiter dans une situation de dénuement général.

32Si la sphère dirigeante ne résiste pas à l’attraction dangereuse de ce modèle colonial ou néo-colonial de consommation, si elle ne lui donne pas la réplique dans l’adoption délibérée d’un autre modèle de consommation plus conforme aux exigences d’austérité pour le développement, elle porte une lourde responsabilité dans les distorsions qui se manifestent aujourd’hui entre les besoins réels du développement et les aspirations inflammatoires artificiellement créées dans la conscience des masses par leur mode de vie fastueux.

  • 5 Raymond Cartier, dans sa fameuse série d’articles parue dans Paris-Match, 1964.

33Raymond Cartier5 exagère à peine sur ce point lorsqu’il écrit qu’une élite africaine « fait valoir son droit au whisky, héritage de l’administration coloniale qu’elle a remplacée ». Au Gabon, le champagne par exemple, est en effet entré dans les mœurs de la bourgeoisie naissante qui le considère comme un de ses attributs de son pouvoir.

34Les effets pervers de ces consommations ostentatoires sont multiples. Ces consommations ostentatoires sont une menace contre l’épargne. Et on comprend dès lors pourquoi tous les efforts déployés pour dégager une importante épargne locale mobilisable pour le développement, ont presque tous échoué lamentablement et échoueront aussi longtemps que les comportements que nous avons observés, resteront inchangés. En outre, ces consommations portent atteinte à une légitime promotion de la production locale. En déplaçant les préférences des consommateurs gabonais vers les produits des pays industrialisés, on pénalise par-là même, les possibilités agricoles du pays.

35La responsabilité de cette situation néfaste à toute politique efficace d’austérité n’est cependant pas, nous en sommes conscients, la responsabilité exclusive de l’élite dirigeante. Nous pouvons même dire que l’élite elle-même et partant, l’ensemble de la population est victime d’une publicité dont la France inonde insidieusement le Gabon. En effet, nous ne devons pas perdre de vue les effets de démonstration qui se produisent généralement lorsque deux modes de vie entrent en contact, véhiculant chacun des types de besoins particuliers. Or, le contact violent qui s’est fait, à l’ombre de la colonisation, entre le Gabon et la France, après avoir provoqué l’ébranlement de la société gabonaise traditionnelle, son mode de vie et ses types de besoin, ne pouvait que rendre la population particulièrement sensible aux modèles socio-économiques et psychologiques du colonialisateur d’hier et d’aujourd’hui.

2.2.3. Corruption et concussion

  • 6 Time du 11 mars 1966, reproduit dans Problèmes Africains, n° 331 du jeudi 31 mars 1966.

36Des consommations ostentatoires à la corruption, il n’y a qu’un pas qui est d’ailleurs franchi très allègrement en Afrique. « Le désir de paraître va souvent de pair avec la corruption. Dans nombre de pays africains toute fonction publique, de celle de ministre à celle de l’huissier, est considérée comme une sinécure à acheter. La corruption est si bien associée à la nation que dans certains pays, elle est devenue partie intégrante de l’édifice gouvernemental. Lorsque l’armée prit le pouvoir, en janvier 1966, au Nigéria, on constata que le ministre des Finances Okotie-Eboh avait arbitrairement augmenté les tarifs douaniers pour protéger sa propre fabrique de chaussures et il était prêt, assure-t-on, à procéder de même envers d’autres articles, moyennant rétribution »6.

  • 1 Jeune Afrique, n° 274 du 27 mars 1966, pp. 18-22.

37On pourrait illustrer par bien d’autres faits, cette fois au Gabon, cette propension pour les pratiques d’achat et de vente de conscience. Ce phénomène n’est pas propre au Gabon, il semble être général et Claude Maurienne le prouve abondamment dans son enquête sur le « Tour du monde de la corruption »1 où l’on rencontre d’autres cas de corruption. Mais au Gabon la corruption reste cependant un problème préoccupant pour que nous y consacrions quelques lignes.

38Si, ainsi que nous l’avons souligné précédemment, le Gabon a mis en place une politique dite d’austérité, c’est précisément parce qu’un assainissement de la gestion financière des services de l’Etat apparaissait comme absolument nécessaire face à la concussion générale. Pour satisfaire leurs besoins, qu’ils ont dilatés ou laissés dilater au-delà des moyens dont ils disposent, les fonctionnaires gabonais, à quelque niveau de responsabilité qu’ils soient, lorsqu’ils le peuvent, n’hésitent pas à plonger profondément la main dans les caisses de l’Etat.

39Le bref historique que nous avons fait des expériences du développement nous a montré combien le développement est lié à une austérité à tous les niveaux, y compris au plan des mœurs. Ceci se comprend bien, car l’homme est un tout cohérent et l’austérité dont il doit témoigner face aux impératifs du développement ne saurait admettre un cloisonnement discriminatoire sans se compromettre entièrement. L’austérité, elle aussi, est globale ou elle n’est pas.

40La dislocation des structures et des normes traditionnelles, l’absence de structures de remplacement, favorisent un débordement des mœurs d’où ne peuvent germer que des populations émasculées, difficilement utilisables pour de rudes tâches de développement.

41Les conditions qui autorisent le développement touchent profondément au domaine des mœurs. Mais pour enrayer le mal, c’est à une réorganisation de la société tout entière, à commencer par la cellule familiale, à laquelle on devrait s’atteler. Faute de mesures énergiques pour juguler tous les maux que nous avons dénoncés comme obstacles au développement, le Gabon court irrémédiablement à sa ruine. Aussi, nous sommes-nous particulièrement attachés à rechercher des solutions internes qui pourraient apporter des impulsions nécessaires au développement d’un pays qui doit compter avec ses hommes et ses femmes pour réduire sa dépendance vis-à-vis d’un partenaire qui le sollicite chaque jour un peu plus avec la même pression qu’exerce sur lui les exigences d’une expansion soutenue.

Notes

1 J. Lebret, « Pour une éthique du développement », dans Economie et Humanisme, n° 148, juillet-août 1963, pp. 1 et 2.

2 Plan de redressement économique marqué par la période de Stand-By édictée par le FMI, 1978-1979.

3 René Dumont, L’Afrique noire est mal partie, Paris, Seuil, 1979, 252 p.

4 F. Fanon, Les Damnés de la Terre, Paris, Maspéro, 1961.

5 Raymond Cartier, dans sa fameuse série d’articles parue dans Paris-Match, 1964.

6 Time du 11 mars 1966, reproduit dans Problèmes Africains, n° 331 du jeudi 31 mars 1966.

Notes de fin

1 Jeune Afrique, n° 274 du 27 mars 1966, pp. 18-22.

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