Chapitre 1. Aide et développement
p. 47-59
Texte intégral
1D’éminentes personnalités politiques, d’éminents auteurs ont exprimé leur point de vue sur la question, et à la double interrogation l’aide pourquoi et pour qui, les réponses apportées, toutes très convainquantes, semblent cependant nécessiter l’ouverture d’un débat impliqué par les questions soulevées sur deux plans : sur le plan international d’abord et sur le plan national, l’exemple de la France, ensuite.
1.1. SUR LE PLAN INTERNATIONAL
1.1.1. Investissements privés et aide publique
2Le passage de la constatation que le sous-développement est un blocage de croissance aux conséquences que l’on doit en tirer représente très souvent pour les pays riches et les pays pauvres, un pas qui reste encore à franchir. L’une des orientations porte sur l’aide aux pays du Tiers-Monde.
3En 1960, au moment où nombre de pays du Tiers-Monde accèdent à l’indépendance, l’aide est une notion ambiguë. Un rappel historique est ici nécessaire pour montrer que durant l’entre-deux guerres, les mouvements de capitaux sont très réduits. En 1945, naît un nouveau type de transferts financiers entre les Etats-Unis et l’Europe : le plan Marshall pour la reconstruction de l’Europe meurtrie par la Seconde Guerre mondiale représente un concours financier de plus de 13 milliards de dollars entre 1948 et 1952. L’ensemble des apports financiers des Etats-Unis à l’Europe peut être compris pour deux tiers de dons ; c’est ainsi que les Etats-Unis y consacrent 3 % de leur PNB et presqu’à la même époque, ils vont élaborer leur doctrine d’aide au développement du Tiers-Monde.
4Elaborée dans la lancée du plan Marshall, cette doctrine est marquée d’une confusion conceptuelle regrettable, dans la mesure où il est fait peu de distinction entre concours financiers et aide au développement du Tiers-Monde. En effet, un concours financier qui résulte d’un investissement direct par une firme privée capitaliste pour s’assurer par exemple de l’extraction de minerai, n’a pas sur l’économie du pays receveur le même impact qu’un concours financier émanant d’une organisation publique pour la construction d’une route ou d’un aérodrome. Ce souci de classification des concours financiers en fonction des effets induits dans l’économie du pays auquel ils s’appliquent, a amené le Comité d’Aide au développement (CAD) de l’OCDE à être très rigoureux dans le choix des termes. Les termes de « concours financiers » trop vagues, semble-t-il, ont été remplacés par ceux, plus précis, d’« apports financiers » à l’intérieur desquels est privilégiée une catégorie, l’aide publique au développement.
5L’accent particulier mis sur l’aide publique au développement traduit le souci qu’a eu l’OCDE de mettre les pays émetteurs en face de leurs responsabilités à l’égard de la pauvreté du Tiers-Monde même si certaines statistiques montrent que d’environ 6 milliards de dollars en 1963, l’aide publique n’avait pas atteint 10 milliards en 1973, alors que dans le même temps, les investissements privés sont passés de 8,5 milliards à environ 23 milliards1.
6Nous nous en tiendrons à l’aide publique au développement qui est la part du financement fournie par les organismes officiels ou par leurs organismes gestionnaires sous réserve de répondre aux critères suivants : qu’elle soit dispensée pour favoriser le développement économique et l’amélioration du niveau de vie des pays pauvres ; qu’elle revête un caractère de faveur et comporte un élément de libéralité au moins égal à 25 % par opération2. Sont donc exclus de cette définition, les investissements privés, les crédits à l’exportation et les opérations du secteur public ayant pour but de faciliter les exportations et la gestion des réserves en devises. Cette distinction devait être faite parce que l’on aurait pu trouver des vertus à certaines aides (militaires) et aux investissements privés.
1.1.2. Vraie, fausse aide ou entraide
7« Lorsque Pechiney investit aux Etats-Unis, on appelle cette opération, un placement capitaliste. Lorsque Pechiney investit à Edea (Cameroun), pour transformer la bauxite en aluminium, serait-ce une aide philanthropique » ? Cette remarque de R. Buron, ancien président du centre de développement de l’OCDE, ouvre ici un débat sur ce que l’on peut qualifier de vraie ou de fausse aide.
8Dans ce débat, l’attitude du pays aidant mais surtout du pays aidé est considérée comme très déterminante car, ainsi que nous le fera remarquer un responsable de l’Ambassade de France au Gabon, un pays aidant peut pratiquer l’aide la plus désintéressée et la plus libérale qui soit sans qu’il en résulte un avantage quelconque pour le pays aidé, sauf pour certaines classes politiques du pays aidé et pour certains producteurs du pays aidant. Cet argument trouve encore des adeptes et est défendu généreusement par Nivolet (3) qui cite à cet effet deux exemples qui loin de convaincre renforce le caractère ambigu du concept d’aide.
Le premier exemple donné par Nivolet est celui d’un pays africain, au revenu moyen, avec un taux d’analphabétisme très élevé. Un groupe d’industriels en électronique visite ce pays et convainc le chef de l’Etat d’installer une télévision. De retour en Europe, des investissements privés sont dégagés et le projet prend ainsi corps. Et à la question de savoir est-ce une aide ? la réponse est non d’un point de vue juridique, apprécié dans l’optique du pays aidant. Non si la télévision sert à diffuser des films pour meubler les soirées des citoyens appartenant aux classes sociales susceptibles de se payer un appareil récepteur. Non si la télévision sert d’instrument de propagande et de matraquage d’esprit des populations, chantant les louanges du chef de l’Etat. Oui, si ce projet est aussi le vecteur d’un programme de lutte contre l’analphabétisme, ce qui, Nivolet le sait, est peu probable. Pour l’investisseur l’essentiel est de vendre sa technique ou sa marchandise quelle qu’elle soit et non de s’intéresser à l’usage qu’on en fait, même si l’argument de vente développé est la lutte contre l’analphabétisme.
■ – – Le second exemple de Nivolet concerne le chef d’un Etat de l’Europe occidentale, faisant son « tour d’Afrique » qui convainc le gouvernement local d’édifier un hôpital moderne. L’administration locale décide que cet hôpital moderne sera situé au Nord-Est du pays, dans un endroit dépourvu de tous moyens modernes de traitement médical. L’hôpital est construit sur fonds d’aide publique ; le personnel médical et infirmier est instruit dans le pays aidant, sur un matériel médical et chirurgical de dernier cri, analogue à celui qui sera acheté avec les fonds d’aide-liée. Au bout de deux ans, l’hôpital est solennellement remis aux autorités locales et, à ce moment-là, on s’aperçoit que des frais de fonctionnement, semblables à celui d’un hôpital de même importance en Europe, absorbent 20 % du budget de fonctionnement du ministère de la Santé. L’hôpital risque d’être inutilisé, faute de pouvoir acheter des fournitures pharmaceutiques. Dans ce second exemple poursuit Nivolet il s’agit bien entendu de l’aide au sens que l’entend l’OCDE mais pourrait ne plus en être quand l’effort ainsi réalisé ne répond pas aux normes de la société à laquelle il s’applique.
9Ce que Nivolet ne dit pas c’est que ce chef d’Etat occidental prépare la voie de l’investisseur privé, tous deux, l’un avec des moyens politiques l’autre avec des moyens financiers, poursuivant sans doute le même but, l’un de promouvoir des techniques nouvelles, l’autre de les vendre. Même si en épousant la définition de l’OCDE, l’aide reste ambiguë parce qu’elle n’a pas de très bonnes applications, ce n’est pas à elle qu’il faut s’en prendre mais au manque de préparation, de réflexion, de liberté de choix, à l’existence d’un pouvoir trop personnel et entaché de soumissions occultes et sur lequel on compte chaque fois exercer les pressions ; c’est à tout cela qu’on doit attribuer l’échec d’un projet du genre de celui mentionné par le second exemple.
10Les arguments contradictoires avancés par Nivolet dans son interrogation sur les vraies et les fausses aides (on peut partir d’une fausse aide pour aboutir à une implication heureuse dans le même pays, comme on peut partir d’une vraie aide pour constater à la fin de l’opération l’inadéquation de l’effort ainsi réalisé), laissent le problème entier surtout lorsque les conclusions qu’il en tire sont des plus confuses : « Il y a aide s’il y a transfert net de ressources en faveur du pays aidé et si ce transfert est utilisé par le bénéficiaire selon les exigences de son développement, tel que lui-même a pu l’apprécier »3. En effet toute l’argumentation de Nivolet tend à faire supporter les effets pervers de l’aide sur celui qui la reçoit parce que libre de son utilisation et donc seul à même de l’apprécier. Comme s’il existait deux logiques : la logique occidentale voudrait qu’en France, par exemple, la réalisation d’un projet, l’installation d’un centre hospitalier aille à la rencontre d’un certain nombre de préoccupations de la population ; et la logique africaine réclamant que, pour faire admettre à un chef d’Etat la construction d’un hôpital, on lui propose de la faire dans sa région d’origine, même si celle-ci est la moins réceptive.
11En réalité l’aide, parce qu’elle existe, nourrit son pourvoyeur. L’attitude observée chez ce dernier conduit à penser qu’il conditionne le bénéficiaire de l’aide et renforce l’existence de deux logiques. Il convient de dire que cette attitude est observable chez tous ceux qui préconisent l’aide bilatérale. Si l’on prend l’exemple du Gabon, la presque inexistence de toute autre aide que celle de la France résiderait dans le fait que les effets politiques et économiques escomptés par d’autres pays occidentaux (Etats-Unis, Allemagne, etc.), sont annihilés par la trop forte présence française dans tous les secteurs de l’économie et dans les organes de conseil et de décision politiques. Aussi, il ne saurait y avoir, pensons-nous, d’aide bilatérale qui ne soit sous-tendue par des mobiles économiques ou politiques ; l’absence de ceux-ci, sous-jacents chez le pourvoyeur d’aide, entraîne, dans une très large mesure, l’absence d’aide bilatérale, même humanitaire.
1.2. SUR LE PLAN NATIONAL
1.2.1. L’Evolution doctrinale de l’aide française
12On ne peut vraiment pas parler de doctrine française d’aide au développement mais plutôt de conception politique d’aide de la France, façonnée par l’histoire et menée par l’action conjointe de trois ministères : les Affaires Etrangères, la Coopération, l’Economie et les Finances.
13Trois documents marquent cependant les étapes de réflexion : le premier document est publié en 1963 sous le titre : « La Politique de Coopération avec les pays en voie de développement » plus connu sous le nom de « Rapport Jeanneney ». Ce document est en réalité l’œuvre d’une commission d’étude instituée pour conseiller le ministre chargé de la réforme administrative. Ce rapport devait proposer une analyse très complète des raisons qui inspirent et doivent inspirer l’aide française. Le second ouvrage intitulé : « La Coopération de la France avec les pays en voie de développement », est le rapport d’un comité présidé par Georges Gorse, auquel le Premier ministre avait confié, en 1970, la mission d’examiner, dans ses différents aspects, la politique de coopération de la France avec les pays en voie de développement, afin de proposer les orientations à donner à cette politique et de préciser les moyens à y consacrer pendant la période couverte par le VIe Plan. Ce rapport qui n’a jamais été publié, fait une série de propositions pratiques répondant à la question « comment contribuer au développement » ? Le rapport Gorse, très modeste dans son intitulé, est un ample document de 500 pages. Ce rapport n’est pas révolutionnaire ; est-il un peu gênant par sa clarté sur certains points sur lesquels d’aucuns voudraient jeter un voile pudique ? Toujours est-il que face à l’opinion internationale, la France qui a coutume de se glorifier d’une aide correspondant à un pourcentage élevé de son produit national brut, supérieur au 1 % souhaité, ne peut réellement, après analyse objective des comptes, s’en prévaloir : n’est-ce pas une illusion que de ne point faire de différence entre l’aide aux DOM et TOM (une moyenne de 200 dollars par an et par habitant, une aide à la France, cette autre France d’outre-mer), à l’aide aux Etats indépendants qui tombe alors à 6 dollars par an et par habitant ?
14La distinction ainsi faite, parce qu’elle est de bon sens, ramène l’aide publique française au-dessous de 1 % souhaité, c’est-à-dire, à 0,45 % du PNB4.
15Avec une sorte de modestie, le rapport Gorse propose que cette part ne baisse pas davantage et qu’elle se redresse à 0,50 % du PNB. Ce sont sans doute ces chiffres qui ont quelque peu gêné la publication de ce rapport ; gêné qui ? puisqu’il ne vient à l’idée de personne de contester la citoyenneté française à ces habitants des terres lointaines de la France de l’autre bout du monde, cette autre France encore sous-développée.
16Le rapport indique que « l’aide privée » ne mérite pas le nom d’aide et regrette que son accroissement se fasse surtout par les crédits à l’exportation assez chers et peu orientés vers le développement des pays « aidés ». Une évidence : les crédits à l’exportation favorisent d’abord les producteurs nationaux.
17Quatre orientations président à la mise au point proposée par le rapport Gorse :
L’aide doit être orientée vers le développement économique ; c’est là, pensent les rédacteurs de ce rapport, que les besoins des partenaires de la France sont les plus grands : savoir doser la part de l’aide culturelle et celle des crédits d’équipement.
L’aide doit être redéployée, multilatérale, en passant par les organismes internationaux. Tout en gardant une priorité aux pays d’Afrique francophone et à Madagascar, la France doit élargir sa coopération vers d’autres nations, d’autres continents, sans qu’elle ait, certes, la prétention d’être partout à la fois.
Pour accroître les moyens disponibles, le rapport préconise, comme moyen essentiel, l’augmentation de l’aide publique, ce qui veut dire, la stabilisation de sa baisse et puis un redressement. Il souhaite l’établissement de programmes pluriannuels de façon que les pays en voie de développement puissent faire les projections à leur tour.
La réforme des structures administratives semble s’imposer et malgré les initiatives qu’une proposition pourrait entraîner, « dans l’état actuel de division des responsabilités ministérielles et de la complexité de l’organisation administrative, il est très difficile au gouvernement d’assurer une orientation générale de la politique d’aide au développement, à plus forte raison presque impossible d’obtenir que les décisions prises au jour le jour respectent un dessein d’ensemble. Nous pensons que la rénovation de la coopération française ne passe pas seulement par une révision des orientations et des moyens, mais exige également une réforme des structures »5.
18Le dernier ouvrage, « La Politique Française de Coopération » encore appelé rapport Abelin, publié en 19756, est le résultat d’une réflexion organisée et animée par Stéphane Hessel. Son originalité est sans doute de proposer un nouveau style dans les rapports de coopération et d’ouvrir la voie à une participation de l’ensemble des Français à la coopération par un appel aux organisations non gouvernementales et à l’opinion publique.
19A l’aide de ces trois rapports qui nous éclairent sur les aspects de la doctrine française de coopération, trois questions viennent à l’esprit : pourquoi la France coopère-t-elle ? Avec qui ? Et comment coopère-t-elle ?
1.2.2. Pourquoi la France coopère-t-elle ?
20De 1947 à 1958, la France a le souci de rester maîtresse de son action dans les territoires qui composent l’Union française, dont elle veut assurer seule la mise en valeur économique, l’équipement social et culturel et la formation des cadres. Mais en même temps, aux Nations-Unies, elle est au premier rang des défenseurs des programmes multilatéraux d’assistance technique financés sur des contributions volontaires et elle soutient l’idée d’un fonds spécial des Nations-Unies pour le développement économique destiné à remédier à une double incapacité : celle de l’assistance technique à susciter les transferts de capitaux souhaités, et celle de la BIRD à venir en aide aux nations les plus pauvres. Il en résultera le fonds de projets spéciaux et l’Agence Internationale pour le Développement.
21Au lendemain des indépendances, la coopération était pour la France une nécessité politique. Les jeunes Etats avaient à surmonter de nombreuses difficultés économiques et politiques. Le sentiment de responsabilité vis-à-vis des anciennes colonies était très répandu et il ne fallait pas qu’un échec vienne remettre en cause au plan international « l’œuvre colonisatrice », ni compromettre les intérêts français dans ces régions. L’aide devait d’abord assurer le fonctionnement des nouveaux Etats et pour cela, il fallait parer au plus pressé : maintien des fonctionnaires utiles à l’appareil de l’Etat, envoi de techniciens et de professeurs, subventions d’équilibre, appui militaire. Une aide pour maintenir la dépendance et perpétuer les relations issues de « l’œuvre colonisatrice » ; le drame qui fait que 20 ans après les indépendances, il faille toujours, dans bien des cas, que la France ait à répondre des mêmes besoins, prouve s’il en était encore besoin que les indépendances hâtivement octroyées étaient une manière judicieuse de maintenir les rapports de dépendance.
22Depuis 1962, les raisons évoquées pour justifier la coopération française, sont puisées dans les exigences de l’influence française, l’idée que les arguments égoïstes immédiats puissent justifier la coopération est écartée. Celle-ci ne serait ni la base d’avantages économiques, ni une garantie de sécurité militaire ou politique. Ces affirmations sont-elles seulement exactes ? Les faits montrent cependant que les gouvernements depuis 1962 ne sont pas toujours entièrement convaincus. L’analyse de la répartition géographique illustre bien ce propos. Pour la Commission Jeanneney les vraies raisons d’une politique française de coopération sont le devoir de solidarité humaine et le besoin de rayonnement.
23Le devoir de solidarité évoqué par tous les pays comme un des motifs de l’aide, est le reflet dans les relations internationales du devoir de solidarité qui s’est peu imposé à l’intérieur de chaque nation entre les différentes catégories sociales. Le besoin de rayonnement est plus spécifique de la politique française. Son expression la plus connue est certainement l’effort fait pour maintenir et développer l’usage du français. Mais le besoin de rayonnement dépasse la francophonie ; c’est d’un type de civilisation, d’une culture, d’un esprit qu’il faut témoigner à travers le monde. Attitude considérée comme prétentieuse et désuète par les Anglo-Saxons ; cette attitude s’explique cependant dans une vision élevée et ambitieuse de la France. Face aux grands modèles de civilisation qui triomphent actuellement par leur efficacité économique ou l’espoir qu’ils portent (le modèle anglo-saxon, le modèle soviétique et le modèle chinois), la civilisation latine s’essouffle et semble destinée à n’être plus qu’une tradition, un passé. A cette civilisation latine se rattachent la France, l’Italie, l’Espagne, les pays d’Amérique Latine, et pour le Président Senghor, les pays francophones d’Afrique Noire. De tous, la France est le plus développé, le seul semble-t-il, à être au premier rang des nations par son industrie, ses techniques, sa science. Cette situation lui procure l’occasion d’une influence sur l’évolution du monde et la responsabilité d’inscrire dans la société mondiale qui se façonne, certaines des valeurs de la culture latine. Menacée d’être soumise à la culture américaine, elle éprouve ce « besoin de rayonnement » comme une nécessité pour conserver son individualité.
24Le rapport Jeanneney n’évoque pas d’aussi vastes desseins, on y trouve seulement le souhait de voir les jeunes Français désireux de vivre sous d’autres cieux satisfaire leur penchant dans le cadre d’une politique française de coopération.
25Le rapport Gorse ne s’arrête pas aux raisons de l’aide, reprenant à son compte celles invoquées par le rapport Jeanneney ; convaincu de la nécessité de la solidarité entre les nations, il s’attache à l’analyse des obstacles au développement et aux moyens techniques que l’aide peut fournir pour les dépasser. La démarche est intéressante et nouvelle parce qu’elle part des pays receveurs et non de l’intérêt, même très noble du donneur.
1.2.3. Avec qui la France coopère-t-elle ?
26Les données chiffrées illustrant la répartition géographique de l’aide doivent se lire avec attention : l’ensemble de l’aide publique au développement diminuant en pourcentage du PNB, une augmentation de la part consacrée à telle zone ne signifie pas nécessairement une augmentation des moyens réels qui y sont affectés.
27Les chiffres7 montrent tout d’abord un fort accroissement des transferts vers les départements et territoires d’outre-mer. Ces transferts vers des territoires dont le revenu moyen par tête avoisine 1 000 dollars ne relèvent pas de la politique de coopération mais de la politique intérieure. L’aide à l’Afrique du Nord, considérable après l’indépendance de l’Algérie, a fortement et rapidement baissé avec l’évolution des relations de la France avec ce pays. Vis-à-vis des Etats africains et malgache, la baisse semble avoir été stoppée vers 1970 comme si elle avait atteint un plancher en dessous duquel le type de relations de la France avec ces Etats aurait nécessairement été remis en cause. Vers les autres pays indépendants l’aide a toujours été modeste, elle a crû jusqu’en 1968 pour stagner ensuite. Enfin les organisations internationales, dont la France avait vigoureusement soutenu l’effort de coopération pendant les années 50, ont été complètement délaissées après 1962. A partir de 1970, une reprise s’amorcera afin sans doute d’éviter une plus forte dégradation de son influence en leur sein.
28Des différentes zones d’action de l’aide française, la priorité à l’Afrique francophone est confirmée malgré la baisse relative des sommes qui lui sont consacrées. L’héritage colonial en est certes la cause première de même que la capacité née de l’expérience à y coopérer « efficacement » au « développement », mais il est sans doute des raisons économiques et politiques.
29Economiquement, l’Afrique Noire est de peu de poids dans le monde et sa part dans les échanges extérieurs français n’a fait que diminuer depuis 1960. Cependant à long terme, l’Afrique apparaît comme un vaste continent peu peuplé, aux richesses minières encore peu explorées et peu exploitées.
30Face aux craintes de pénuries d’espaces vitaux et de matières premières, ce sont là, deux atouts considérables. La France attache beaucoup d’importance au maintien de la zone franc ; les événements de 1973 qui ont entraîné le retrait de la Mauritanie et de Madagascar, l’ont montré. Certes l’existence de la zone franc a quelque peu déchargé les pays africains membres du souci d’équilibre de la balance des paiements qui a tant gêné le développement de nombreux pays ; en outre, une monnaie commune peut donner lieu à la formation d’ensembles économiques dont chacun reconnaît la rationalité économique. Mais la zone franc assure surtout au franc français une surface accrue : pendant plusieurs années, l’accroissement des réserves en devises de la France est venu pour moitié de l’apport des autres pays de la zone. Par les facilités qu’elle procure aux pays membres, elle protège les échanges commerciaux internes. Sans doute l’avantage le plus décisif est-il celui que retirent les entreprises françaises de la liberté des transferts à l’intérieur de la zone8.
31Politiquement l’importance de l’Afrique a été confirmée lors de la réunion franco-africaine qui s’est tenue en mai 1976 à Paris où s’étaient retrouvés des chefs d’Etat ou de gouvernement d’un grand nombre de pays francophones. Le concours apporté par l’URSS à l’Angola pendant cette même période laissait déjà prévoir la résurgence de la guerre froide cette fois en Afrique ; le clivage entre une Afrique dite modérée, suiviste des positions surtout françaises et une Afrique dure ne date sans doute pas d’aujourd’hui mais semble se perpétuer au fil des conférences internationales, des réunions des 77 ou des « non-alignés », isolant chaque jour un peu plus les pays dits modérés comme si leur lutte semblait perdue d’avance. Or l’Afrique est trop proche géographiquement et trop riche de potentialités économiques pour que cette évolution laisse la France indifférente. Cela justifie la priorité confirmée à l’Afrique francophone du Nord et du Sud du Sahara et donne toute sa logique à la politique menée à Bruxelles depuis 1960. La France s’est en effet efforcée avec beaucoup de succès, malgré les pressions des Pays-Bas puis de la Grande-Bretagne, de rattacher l’Europe à l’Afrique et au Bassin Méditerranéen par les accords de Yaoundé, puis ceux de Lomé, par les accords avec le Maghreb et ceux qui vont être négociés avec le Machrek9 marquant ainsi un lien entre la politique de coopération et les intérêts stratégiques.
32Il est désormais établi que « la France, assure un général qui connaît bien l’Elysée, interviendra partout où ses intérêts vitaux sont en jeu »10. Une sorte de doctrine qui couvre un vaste domaine : « dangers de déstabilisation des régimes amis modérés, protection des voies de communication, menaces sur l’existence vitale » de la nation. De Djibouti, au Tchad, en passant par la Mauritanie, le Liban et le Zaïre, la France a fait montre de la capacité à préserver ses espaces vitaux ou à s’en créer par des interventions au nom des accords de défenses passés avec ces pays, mieux encore, avec les régimes de ces pays amis de la France.
33Concurremment avec cette orientation de la coopération qui mêle liens historiques, intérêts stratégiques et économiques et qui privilégie l’Afrique et le Bassin Méditerranéen, s’affirment ceux qui veulent faire de l’assistance technique et de l’aide financière des instruments de développement du commerce extérieur français. Les choix géographiques sont alors tout différents : le Brésil, le Mexique, le Nigéria, l’Indonésie, les pays producteurs de pétrole sont les partenaires désignés par les richesses qu’ils ont à mettre en valeur et leur capacité à acheter les produits étrangers.
1.2.4. Comment la France coopère-t-elle ?
34Au xixe siècle et pendant la première moitié du xxe siècle, la règle générale était que les colonies devaient pourvoir elles-mêmes au financement des investissements publics qui y étaient réalisés. Dans les années qui précédèrent la décolonisation, la France prit largement à sa charge avec les moyens qui étaient les siens, l’effort de développement dans ses possessions d’Afrique.
35Ainsi, en 1960, la France s’est trouvée au deuxième rang des pays donateurs, derrière les Etats-Unis, pour la masse des apports financiers et au premier rang pour la part dans le produit national brut. Les évaluations du Comité d’Aide au Développement font ressortir qu’entre 1956 et 1960 cette part a constamment dépassé 2 % et que l’aide publique pendant la même période, s’est élevée de 1,2 à 1,4 % du PNB. Dans le chapitre du rapport Jeanneney consacré à ce que la France pourrait faire à l’avenir, il est jugé nécessaire et possible, sans dommage pour le développement national, de maintenir cet effort. En fait, tout en restant aux premiers rangs des pays du CAD, la France n’a cessé de réduire la part des ressources réelles qu’elle consacre au développement du Tiers-Monde.
36De 1961 à 1974, la part de l’aide publique dans le PNB a décru de 1,35 à 0,59 %, elle est remontée à 0,62 % en 1975 parce que le PNB a baissé, elle sera légèrement inférieure en 1976 et en 1977. Cependant, à plusieurs reprises, le Président de la République Française a déclaré avec force que l’objectif de 0,70 %, adopté par la communauté internationale, serait atteint en 1980. Cela implique une rupture par rapport aux tendances de changement particulièrement difficile au moment où certains postes budgétaires à l’exemple de celui relatif à la Défense Nationale de la France auraient été sensiblement accrus. Certes, à la lumière des 20 dernières années, il semble qu’il n’existe pas de lien obligé entre le rythme de croissance de l’économie française ou de ses investissements et la part du PNB consacrée à l’aide ; le choix se pose donc entre les utilisations possibles de la richesse nationale. C’est un choix politique que le gouvernement français devra faire.
37Les contraintes budgétaires et les objectifs commerciaux de l’aide impliquent que l’accroissement des sommes consacrées à la coopération provienne essentiellement d’une augmentation substantielle des prêts, ce qui influe nécessairement sur la nature des opérations, sur la répartition entre investissements et assistance technique.
38L’importance de l’assistance technique est une caractéristique majeure de la politique de coopération française surtout. Rien n’est plus frappant en Afrique Noire que le contraste entre les administrations ou les entreprises des pays francophones et anglophones. Dans chacune se fait fortement sentir l’influence de l’ancienne puissance colonisatrice. La différence entre les deux est frappante cependant, chez les uns, les assistants techniques sont rares et discrets, chez les autres, ils sont nombreux, très voyants et souvent très puissants. A ce propos, les chiffres sont éloquents : un sur trois assistants techniques servant dans les pays en voie de développement, est Français.
39La France puissance colonisatrice voulait imposer une culture et une organisation sociale qu’elle croyait bonnes ; elle n’avait aucune confiance dans les capacités de ses administrés et se croyait seule à même d’assurer ses intérêts économiques. Par ailleurs, elle ne disposait pas, comme la Grande-Bretagne avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, de territoires en développement rapide, capables d’absorber l’excédent des cadres et employés subalternes de la métropole. Elle pratiqua donc une administration directe où les postes les plus modestes étaient tenus par ses ressortissants. Cas extrême, souvent cité, très significatif de cet état d’esprit : à Abidjan, en 1962, un Français était encore chef d’une équipe municipale de ramassage des ordures ménagères. Cette politique d’administration directe des affaires publiques et son corollaire, la gestion directe des entreprises privées avaient amené, dans les colonies françaises, une masse considérable de métropolitains qu’il a fallu maintenir après les indépendances, car leur présence était indispensable pour faire fonctionner une administration et un appareil économique conçus par et pour la puissance coloniale. C’est ainsi qu’en 1978, on retrouve à Libreville au ministère de l’Economie et des Finances, un Français conseiller du ministre, ancien chef de district à l’époque coloniale.
40La Commission Jeanneney s’est inquiétée de cette situation. La nécessité de l’assistance technique pour de longues années lui paraissait évidente, les techniciens manqueraient longtemps encore, mais elle redoutait que les assistants techniques dotés de fonctions d’autorité, n’éveillassent le soupçon et le sentiment que la domination étrangère était maintenue. Elle recommandait donc que leur relève soit préparée et accélérée.
41En 1970, le Comité Gorse devait constater la stagnation de l’assistance technique de gestion, avec cependant une augmentation rapide du nombre des enseignants, augmentation non pas voulue mais subie, imposée par les nécessités de la scolarisation, faute d’avoir prévu en temps utile « la formation des formateurs ». Le Comité va donc recommander la limitation globale de l’assistance technique et une répartition nouvelle entre enseignants, moins nombreux mais spécialisés dans la formation des professeurs et nombreux techniciens appelés à des opérations de développement. En 1976, on a remarqué que les effectifs d’assistance technique n’ont en général baissé que dans les Etats avec lesquels la France a connu quelques difficultés voire avec des pays qui ont connu de graves difficultés économiques. Le plus souvent le nombre des enseignants a augmenté et celui des techniciens stagné.
42Il peut paraître étonnant, malgré l’intérêt économique évident pour la France de participer davantage aux investissements et de réorienter l’assistance technique dans le sens préconisé par les rapports Jeanneney et Gorse, de constater l’accroissement du nombre des professeurs et une faible progression des moyens globaux consacrés aux investissements. La raison en est dans un principe sans doute excellent pour la France qui oriente sa politique de coopération de manière à répondre aux demandes des Etats, même si la réponse à chaque demande, dans le cadre des crédits disponibles, n’est pas automatiquement positive.
43Cela situe tout l’intérêt du rapport Abelin qui proposait une procédure de concertation entre la France et ses partenaires pour définir en commun les actions à entreprendre. Le dessein était vaste : « chercher en premier lieu à comprendre et à interpréter les perspectives spécifiques de chacun des pays partenaires, puis apporter aux règles et aux structures françaises les modifications nécessaires pour que soient levés les obstacles qui s’opposent à la mise en œuvre d’une coopération rénovée, mutuellement bénéfique donc respectueuse des intérêts réels de l’un et l’autre partenaire, adaptée aux situations particulières mais favorables aux regroupements régionaux et qui tienne compte des besoins si mal satisfaits jusqu’ici des masses les plus pauvres des pays en voie de développement »11.
44La procédure proposée fut la programmation pluriannuelle de l’ensemble des actions de coopération. Cette procédure déjà pratiquée par plusieurs pays industrialisés, outre les avantages évidents pour les pays en voie de développement qui peuvent ainsi mieux maîtriser leurs prévisions, a surtout celui d’obliger à une négociation où les intérêts des deux partenaires sont exposés et rapprochés. Elle sort ainsi l’aide de l’ambiguïté de la générosité pour la placer sur le terrain plus sûr de la communauté d’intérêt ; elle a par contre l’inconvénient d’engager à moyen terme dans une conjoncture changeante et de marquer plus clairement les choix entre pays. La programmation a donc été abandonnée, en 1976, au profit de grandes commissions annuelles plus souples.
Notes de bas de page
1 « Le Tiers-Monde et nous » dans Les cahiers français, septembre-octobre 1974, Nouvelle édition, 1977, n’ 167, p. 29.
2 L’élément de libéralité est le degré de faveur des conditions d’une transaction ; il tient compte de la période de remboursement, du délai de franchise, de l’intérêt et de la valeur actualisée de la somme des échéances de remboursement, intérêts inclus, auxquelles il donnera lieu, exprimée en pourcentage de la valeur nominale. Pour calculer l’élément de libéralité, on utilise un taux d’intérêt type qui est censé refléter approximativement le taux d’intérêt (taux d’actualisation) utilisé à cette fin et qui est de 10 %. Quelques exemples permettront de mieux comprendre le principe de calcul : l’élément de libéralité d’un prêt à 30 ans remboursé en versements semestriels égaux, avec un délai de franchise de 10 ans et un intérêt de 2,5 %, est de 62 %.
3 A. E. Nivolet, « Les vraies et les fausses aides », dans Les Cahiers français (Le Tiers-Monde et nous), n° 167, p. 38, 1977.
4 En 1969 la part de l’aide française qui allait échouer aux Etats indépendants sera de 0,45 % du PNB, 0,24 % étant allé aux DOM et aux TOM. « La Coopération, un enlisement voulu ? », dans Revue Projet, n° 60, décembre 1971.
5 « La Coopération, un enlisement voulu ? », dans Revue Projet, n° 60, décembre 1971.
6 La Documentation française a publié les rapports Jeanneney et Abelin. Le rapport Gorse n’a pas été rendu public.
7 Voir 3 e partie sur l’évolution de l’aide française : statistiques d’ensemble.
8 Voir l’examen du code des investissements gabonais (3e partie).
9 Pays de la moitié orientale du monde arabe.
10 L’Express, 21 juillet 1979, p. 28.
11 Stéphane Hessel, « L’évolution doctrinale de l’aide française », dans Les Cahiers Français, n° 167, édition de septembre-octobre 1974.
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