Chapitre XIX. L’Anschluss et ses conséquences
p. 211-220
Texte intégral
1On sait l’aveuglement dont faisaient preuve les dirigeants polonais devant la perspective de l’Anschluss. Certes, en 1919, à la Conférence de la Paix, la délégation polonaise avait marqué qu’elle n’était pas opposée au rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, mais c’était sous la condition formelle que, dans ce cas, la Prusse orientale serait attribuée à la Pologne.
2Beck s’était persuadé, depuis longtemps, que l’Anschluss était inévitable, mais il se refusait à se rendre compte qu’il en résulterait, avec la destruction de la Tchécoslovaquie honnie par lui, les pires conséquences pour son propre pays. Il était, d’ailleurs, convaincu que les puissances occidentales laisseraient Hitler s’installer à Vienne, avec, au surplus, l’illusion que l’annexion de l’Autriche dirigerait vers le Sud la poussée allemande et qu’elle entraînerait pour le Reich – il me l’a déclaré plusieurs fois – de multiples difficultés qui absorberaient longtemps son dynamisme.
3Quand, quelques jours avant la reculade française qui survint le 7 mars 1936, Mussolini, « avec une netteté et une énergie qui ont fait [à Varsovie] une impression profonde », affirma à l’ambassadeur de Pologne Wysocki « sa volonté de maintenir à tout prix l’indépendance de l’Autriche, se montra « exaspéré » par l’éventualité de l’Anschluss et précisa « qu’il était prêt, s’il était nécessaire, à agir militairement pour sauvegarder l’indépendance de l’Autriche », on se montra fort surpris au Palais Brühl1.
4En laissant, sans réaction autre que purement verbale, Hitler déchirer le traité de Locamo et réoccuper militairement la Rhénanie, la France encouragea le Führer à se lancer dans de nouvelles entreprises, contribua à amener Mussolini à abandonner l’idée de le contrecarrer et confirma Beck dans la conviction que l’Anschluss n’était plus qu’une question de date. Cela ne m’empêchait pas de continuer à développer, en toutes occurrences, les mêmes thèmes dans mes conversations de Varsovie.
5Au début de mars 1938, je reçus d’Yvon Delbos un long télégramme transmis par avion qui, à la suite de propos que m’avait tenus Beck sur le caractère inéluctable de l’Anschluss, me prescrivait de tenir, à ce sujet, au ministre des Affaires étrangères de Pologne, le langage le plus énergique. J’étais invité à lui « marquer très nettement » que « le seul moyen d’échapper à [la] redoutable extension » du IIIe Reich était « d’enrayer quand il en était temps encore, l’exécution du plan allemand et que « l’attitude générale de la Pologne [était] donc à l’heure actuelle d’une importance particulière et, dès maintenant [engageait] à nos yeux sa responsabilité ». Je devais représenter à Beck « qu’à la longue, la persistance d’un désaccord franco-polonais sur des problèmes aussi vitaux serait en contradiction avec les principes mêmes qui sont à la base de l’alliance des deux pays » (télégramme nos 181-185, daté du 4 mars 1938).
6Ce télégramme s’était soi-disant croisé avec un télégramme du 5 mars par lequel je rapportais avoir pris sur moi de tenir à Beck le langage que me recommandait le Quai d’Orsay !2.
7Il contenait, en outre, des considérations générales, mais catégoriques sur ce que notre ministère des Affaires étrangères prétendait être notre politique. On y affirmait, à la fois, « l’intérêt porté par la France à l’indépendance autrichienne », dans des termes dont on devait conclure que nous étions résolus à y faire obstacle et, d’autre part, que « la France a contracté envers la Tchécoslovaquie des engagements précis qui, le cas échéant, seront fidèlement tenus ».
8Ce n’étaient que des mots : en n’opposant qu’une vaine déclaration à la mainmise d’Hitler sur l’Autriche, la France et la Grande-Bretagne lui donnaient en fait raison, puisqu’il n’avait aucun motif de douter que désormais tout lui fût permis. Elles confirmaient, en même temps, Beck dans la conviction de l’impuissance des Etats occidentaux à l’empêcher de s’installer à Prague, comme il s’était installé à Vienne.
***
9Personnellement, je percevais, en toute netteté, les contradictions, l’inanité, l’irréalisme de la « politique » occidentale et, plus particulièrement de la nôtre – si l’on ose qualifier d’un si beau mot cette succession d’abandons, de reculs que soulignaient la vigueur et les forfanteries des déclarations qui les avaient précédés.
10 A cet égard, et mon témoignage ne sera pas, je crois, sans intérêt pour les historiens – je tiens à compléter, avec l’aide de notes prises à l’époque, ce que je n’ai pu et voulu indiquer que partiellement dans mon ouvrage paru en 19463.
11Le 8 mars 1938, en l’absence de Beck, je fis, auprès du comte Szembek, une démarche à laquelle, lui dis-je, nous attachons une grande importance, en le priant non seulement d’en faire part à son Ministre, mais aussi de ne pas le laisser ignorer des « hautes autorités de l’Etat »4 et je lui tins ce langage, qui était, en somme, la synthèse des propos que je ne cessais de tenir aux dirigeants polonais.
12Il s’agit de nos relations et de notre politique générale. Notre opinion et notre Gouvernement remarquent le nombre de questions essentielles sur lesquelles la Pologne prend une attitude en opposition avec la nôtre, alors qu’entre alliés, il y a un minimum indispensable de collaboration et d’entente. M. Beck est allé à Rome. Ce voyage était inopportun étant donné nos présents démêlés avec l’Italie. En ce qui concerne l’Autriche, M. Beck ne cache pas sa manière de voir : tout le monde sait qu’il en a pris son parti. Cependant, la S.d.N. étant affaiblie comme elle l’est à présent, on ne peut plus compter que sur l’équilibre européen. L’indépendance de l’Autriche est indispensable au maintien de cet équilibre. M. Beck nous oppose son réalisme. Mais c’est nous qui sommes réalistes. Nous mesurons le danger que présente l’Anschluss pour l’Europe et pour la Pologne : de proche en proche, après l’Autriche, c’est à la Tchécoslovaquie qu’Hitler s’en prendra. A ce propos, est-ce le moment, est-il conforme à l’intérêt polonais de laisser votre presse multiplier ces attaques contre ce petit peuple – allié de la France – dont on dirait que vous souhaitez la ruine ? Que risque-t-il d’arriver ? Si le IIIe Reich opère par voie d’agression, nous nous trouverons liés par nos engagements, nous qui sommes vos alliés. S’il procède par voie pacifique, vous n’en serez pas moins encerclés de Tilsitt à la frontière roumaine. Est-ce votre intérêt ? Malgré vos griefs, ne préférez-vous pas la Tchécoslovaquie actuelle à une Tchécoslovaquie englobée dans un nouveau Saint-Empire ? Les Allemands n’ont renoncé ni à la Pomérélie, ni à Poznan, ni à Katowice. Dans tous les cas leurs arguments sont les mêmes. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter à Mein Kampf. C’est une erreur de croire que, si les Allemands se dirigent vers la vallée du Danube, ils vous laisseront tranquilles. L’attitude de la Pologne est d’une importance particulière et sa responsabilité est engagée : elle ne doit point faciliter l’exécution du plan allemand. J’attire, d’une façon très pressante, votre attention sur ces considérations.
13Vox damans in deserto ! Mes avertissements, mes conseils aux dirigeants français n’eurent pas plus d’écho.
14Durant un éphémère ministère Léon Blum, Paul-Boncour réunit, le 5 avril 1938, dans son cabinet de ministre des Affaires étrangères, les ambassadeurs à Berlin (Robert Coulondre) et à Varsovie, les ministres à Prague (de Lacroix) et à Bucarest (Adrien Thierry), Alexis Leger, René Massigli, Charles Rochat et Jean Paul-Boncour. Le ministre voulait savoir ce que nous pensions de la possibilité pour nous — l’Anschluss étant un fait accompli – de tenir nos engagements envers la Tchécoslovaquie si elle était attaquée par Hitler5.
15Appelé à prendre la parole le premier, je ne dissimulai rien de ma pensée. Je rappelai, tout d’abord, les déclarations faites, en 1936, par Rydz-Smigly, à Gamelin et à moi-même, en engageant sa parole de soldat : la Pologne n’a conclu aucun accord secret avec l’Allemagne ; rien ne l’oblige à seconder celle-ci si elle attaque la Tchécoslovaquie. Si cette dernière est attaquée, la Pologne, étant membre de la S.d.N., sera fidèle au Pacte ; en aucune hypothèse, elle ne se trouvera dans un camp opposé à celui de la France. Je rappelai également la conception étroite que la diplomatie de Beck se faisait de notre alliance et j’en concluais qu’au cas où l’Allemagne attaquerait la Tchécoslovaquie, la Pologne procéderait à une mobilisation partielle et attendrait. J’affirmai, en outre, que, si l’U.R.S.S. voulait intervenir en faveur de la Tchécoslovaquie, en empruntant le territoire polonais, la Pologne marcherait contre elle.
16Non sans quelque mélancolie, je dis encore : « On a fait confiance à Beck ; il s’est consolidé ; il s’est acquis une situation personnelle ; l’Anschluss étant réalisé, il est en droit de se vanter de l’avoir prévu ; depuis quelque temps, une partie de l’opposition nationaliste se montre assez attirée par le régime hitlérien – pouvoir fort et antisémite : l’opposition de gauche est faible, impuissante. L’armée, qui nous était favorable, est déçue par l’ajournement des fournitures militaires promises en application de l’accord de Rambouillet, froissée par l’attitude de notre presse en présence du conflit polono-lituanien et mécontente que nos journaux persistent à supposer l’existence d’un accord secret polono-allemand. Dès lors, les Polonais en sont arrivés à croire qu’ils ne pouvaient plus compter sur nous et qu’il leur fallait compter avec l’Allemagne. Ils considèrent la Tchécoslovaquie comme indéfendable et perdue d’avance.
17J’en vins alors à l’essentiel et je déclarai en propres termes : « Cela ne changera pas tant que nous ne donnerons pas l’impression que nos forces militaires sont puissantes – on sait à Varsovie que nous n’avons pas d’aviation –, tant que la France ne jouira pas d’une stabilisation gouvernementale, financière, morale. En déclarant loyalement, le jour où il a repris le pouvoir, que son ministère n’était ni ce que le pays attendait, ni ce qu’il aurait voulu faire, Léon Blum a donné lui-même des armes contre nous ». Insistant sur notre impuissance extérieure, aussi longtemps que la situation restera ce qu’elle est, je dis au ministre : « Vous ne pouvez rien ; nous ne pouvons rien actuellement ».
18Paul-Boncour, devenu très rouge, me posa des questions qui me permirent d’exprimer et de souligner tout ce que je pensais. Peut-être espérait-il que j’ajouterais : « Restez au Quai d’Orsay, et tout ira bien ! ».
19Cependant, je ne me bornai pas à une critique purement négative. J’affirmai que depuis l’Anschluss, d’autres perspectives s’offraient à nous : « Les représentants des Etats moyens et petits – même les plus éloignés – montrent, devant le cynisme et la brutalité du IIIe Reich, des dispositions nouvelles : on espère, on attend, on cherche en nous une direction, une protection. « Quand donc aurez-vous un Gouvernement stable ? » nous demande-t-on ? « Le jour où nous l’aurons, de nouveau, nous disposerons de belles cartes ».
20Après moi, mes collègues parlèrent fort peu. La conférence terminée, Coulondre, de Lacroix, Thierry me félicitèrent et me remercièrent d’avoir tenu ce langage. Leger dissimula son mécontentement dans le silence qui convenait à ses attitudes hiératiques – et à ses calculs. Seul René Massigli, toujours aussi franc que courageux, marqua ouvertement son désaccord, en s’écriant, lorsque j’affirmai que nous n’avions pas d’aviation : « C’est du défaitisme ! »6. Je feignis de ne pas avoir entendu cette exclamation, mais je pensai en moi-même : le défaitisme ne consiste pas à donner l’alarme en temps utile afin d’éviter une défaite. Le véritable défaitisme, c’est, au contraire, le refus de voir les réalités et de ne pas tout tenter pour ne pas s’exposer à une défaite.
21Le surlendemain 7 avril, j’eus un entretien en tête à tête avec Paul-Boncour. Je lui répétai ce que je lui avais dit de l’urgente nécessité d’un redressement intérieur, puis je lui racontai comment Yvon Delbos avait sauvé Beck. Il me demanda si je savais ce qui avait déterminé son prédécesseur à agir ainsi et si c’étaient des « influences personnelles ». Peut-être pensait-il à des influences maçonniques. Je me bornai à lui répondre : « M. Delbos a voulu séduire Beck : on ne séduit pas un gangster ». Revenant sur mon affirmation : « nous n’avons pas d’aviation », cet excellent Paul-Boncour me recommanda de dire aux Polonais : « Quand Paul-Boncour prend des engagements, il les tient ! » (Mais, avec quoi ? La loyauté, les bonnes intentions ne suppléent pas à l’absence de forces militaires). « Voyez Beck », poursuivit-il ; « dites-lui : vous tendez à créer un bloc de neutres entre l’Allemagne et l’U.R.S.S.7 ; nous n’y sommes pas hostiles, mais, pour être efficace, un tel bloc doit avoir les moyens de se défendre ; passez, si vous le voulez, avec ceux qui feraient partie de ce bloc des accords bilatéraux d’assistance, comme votre accord avec la Roumanie. Pourquoi n’engloberiez-vous pas, dans votre système, la Tchécoslovaquie et ne signeriez-vous pas avec elle un pareil accord ? ». C’était méconnaître totalement les données du problème, comme les intentions des dirigeants des Etats en cause.
22Paul-Boncour, idéaliste et sincère, mais utopiste, n’était pas un homme d’Etat. Les réalités comptaient peu pour lui : il était, en politique, un disciple de Lamartine, dont à son premier séjour au Quai d’Orsay, il avait placé, bien en vue dans son cabinet, une des dernières photographies.
23Avant de me retirer, je lui dis l’importance qu’aurait pour nous, à Varsovie comme à Bucarest, la reprise de rapports normaux avec l’Italie. « Dites-leur », conclut-il, « que je vais le faire et très rapidement ».
24Le cabinet Léon Blum devait être renversé le 8 avril 1938, lendemain de cet entretien : ma thèse s’en trouvait encore confirmée8.
25Quelques jours plus tard, le ministère Daladier était constitué et Georges Bonnet, mon ancien collègue du Conseil d’Etat, avec lequel j’avais jadis entretenu des relations d’amitié, succédait à Paul-Boncour. J’allai le voir le 14 avril. Dans une note que j’ai conservée, j’ai résumé aussitôt notre conversation. Je la reproduis textuellement :
26« 1) “ La réalité ” rentre avec vous dans cette maison. [Hélas ! Je m’illusionnais ou, plus exactement, je voulais encourager Bonnet à se montrer réaliste, mais, pour cela, il eût fallu qu’il eût du caractère et une ambition moins mesquine]. Nous avons connu 1’“ école surréaliste ” ; vous trouverez ici 1’“ école irréaliste ”. Je lui rapportai la réponse que m’avait faite Paul-Boncour : “ Dites-leur que, quand Paul-Boncour prend des engagements, il les tient ”. “ C’est funambulesque ”, me répond Bonnet ;
27« 2) Je suis tchécophile autant qu’on peut l’être, mais je ne cesserai de mettre le Gouvernement en garde contre des imprudences. Nous ne sommes pas en état de risquer la guerre. Pas d’aviation !.. ». G. Bonnet me répond, sans me contredire : « Je ne prendrai pas de nouveaux engagements, nous en avons assez comme cela [Il devait pourtant en contracter au printemps suivant, envers la Roumanie, la Turquie, la Grèce, et la Pologne elle-même !]. Mais nous ne pouvons pas ne pas tenir ceux que nous avons pris [ainsi qu’on allait le voir au temps de Munich !]... Il y a la politique intérieure... » [Pour être tout à fait franc, le malheureux aurait dû ajouter : et mes intérêts de carrière, mes ambitions personnelles. En tout cas, il reconnaissait que, quels que fussent les risques, les impératifs de la politique intérieure primeraient, dans son esprit, ceux, infiniment plus graves, de la politique extérieure] ;
28« 3) J’estime que mieux vaut ne pas interroger, en ce moment, la Pologne sur ses intentions en cas d’agression contre la Tchécoslovaquie. Nous savons à quoi nous en tenir. Nous n’apprendrons rien de nouveau et nous risquons, en voulant entraîner la Pologne, de fournir à certains un prétexte pour s’éloigner encore de nous » ;
29« 4) D’ailleurs, nous avons insisté, un peu avant l’Anschluss, à Varsovie, pour obtenir de la Pologne qu’elle change d’attitude vis-à-vis de la Tchécoslovaquie : la réponse a été : a) une reprise des attaques contre Prague ; b) une note de protestation contre les agisssements communistes tolérés par la Tchécoslovaquie contre la Pologne, note publiée à Varsovie, contre tous les usages, dès sa remise, et faisant état de faits remontant, pour une bonne part, à 1935 ; c) un redoublement de critiques contre nous ».
30Quelques jours plus tard, le 17 avril 1938, dans une autre note que j’intitulai : « Guerre ou paix », je résumai, en ces termes, ma façon de voir sur la situation ainsi que les idées que je m’employais à défendre en toutes occasions :
31« 1) Il y a des heures et des cas où il faut savoir faire ce que recommandait Louis XV : “ Se retirer sur le mont Pagnotte ”9 ;
32« 2) Le but de la diplomatie, c’est la paix. La guerre, à notre époque et pour la France, ne peut pas être un instrument de la politique » ;
33« 3) En tout cas, la guerre est une catastrophe. Tout plutôt qu’une nouvelle hécatombe. La France cesserait d’être la France, s’il lui fallait encore sacrifier un million et demi de ses enfants, après vingt ans seulement ;
34« 4) Une certaine école “ irréaliste ” raisonne encore comme si on faisait la guerre avec une armée de métier. S’il en était toujours ainsi, certes, nous aurions dû, avec une armée de mercenaires composée, comme au xviiie siècle, en grande partie d’Allemands, attaquer déjà le Reich, à plusieurs reprises, mais cela, c’est le passé ;
35« 5) A supposer victorieuse cette guerre longue dont on nous parle, quelle paix ferait-on ? Quid de la Tchécoslovaquie ? des Sudètes ? de l’Autriche ? C’est à cela que les diplomates doivent penser : s’il y avait une guerre, quelles solutions devraient-elles et pourraient-elles (être) apportées ? ;
36 « 6) Sauver les autres, oui, mais à condition d’être tout à fait sûr de ne pas se perdre, de ne pas les perdre avec soi-même ;
37« 7) La politique extérieure doit être fonction de la situation du pays ; militaire, financière, sociale, morale, gouvernementale et, naturellement, démographique. Ce sont tous ces éléments qui doivent déterminer les buts et surtout les moyens d’action ;
38« 8) Nous n’avons rien à gagner, aucune ambition à satisfaire. Il eût fallu, en temps utile, le 7 mars 1936, anéantir dans l’œuf le nouveau pangermanisme. Le tenter par la force serait, pour l’instant, bien imprudent. Il faut agir par la diplomatie et que la diplomatie ne fasse pas appel à la force pour remédier à ses défaillances ».
39Ainsi, je ne nourrissais aucune illusion sur les risques terribles auxquels nous exposait une politique qui ne tenait point compte « de la situation du pays : militaire, financière, sociale, morale, gouvernementale, et, naturellement, démographique ». J’estimais qu’il nous fallait, par notre action diplomatique, gagner le temps nécessaire pour assurer la stabilité de nos institutions, restaurer nos finances et nous armer.
40Un dernier compte-rendu d’un entretien que j’eus, le 23 août 1938, avec Georges Bonnet précisera, encore plus nettement, quelle était la politique que je préconisais, en montrant que je ne me bornais pas à pousser des cris d’alarme, que je suggérais certaines initiatives et aussi que je ne partageais nullement les vues de ceux qui, comme Pierre-Etienne Flandin, étaient résignés à laisser, en Europe, le champ libre à Hitler.
41« Conversation avec G. Bonnet. Il est surtout inquiet de l’attitude de l’Italie. [Il y a de quoi, et il en était, en partie, responsable]. Il pense que, si la Tchécoslovaquie est attaquée, l’U.R.S.S. ne fera rien ou presque rien. Je lui dis qu’elle invoquera, sans doute, pour s’abstenir de faire autre chose que ce qu’elle a fait en Espagne, l’attitude de nos alliés (Pologne et Roumanie). Il en est persuadé et en voit la preuve dans des propos qui lui ont été tenus, à Genève, par Litvinov.
42« De conversations récentes avec Lukasiewicz, il retire la conviction : 1) que, si l’Allemagne attaque la Tchécoslovaquie, la Pologne restera neutre, comme elle nous l’a indiqué ; mais 2) que, si l’U.R.S.S., ne fût-ce que par la voie des airs, secourait la Tchécoslovaquie, même en empruntant, non le territoire polonais, mais le seul territoire roumain, la Pologne s’y opposerait par la force et, par conséquent, prendrait part à la guerre dans un camp autre que le nôtre.
43« Ceci concorde, et je le lui rappelle, avec l’attitude de Rydz-Smigly, qui s’est refusé à me répéter ce qu’il avait dit à Gamelin en 1936 : nous ne serons jamais dans un camp autre que le vôtre.
44« Je dis à G. Bonnet,
45A) Je me suis donné deux directives :
46a) garder de l’alliance ce que les Polonais acceptent de garder. On ne sait jamais... Une agression allemande contre nous a beau ne pas être vraisemblable. – En cas de conflit, ce serait, en tout cas, un point de départ pour une action diplomatique, et une action vis-à-vis de l’opinion polonaise ; b) constituer notre dossier, en vue de sauvegarder, au maximum, notre liberté d’action, en cas d’agression à l’Est (Corridor...).
47B) Après la Tchécoslovaquie, le Reich se tournera vers l’Est. Incident des avions de Gdynia10. Action allemande parmi les Ukrainiens. L’amiral Unrug [chef de la marine polonaise, ancien officier de la marine allemande me disait, l’autre jour : l’Est, c’est pour les dirigeants hitlériens une idée fixe ;
48a) il faut que, d’urgence, le gouvernement tchécoslovaque offre aux Sudètes une autonomie territoriale : une Bohême allemande (nord-nord-est, nord-ouest) ; une Bohême tchèque, une Moravie-Silésie allemande, une Moravie tchèque [autrement dit que, sans délai, la Tchécoslovaquie se transforme en fédération et devienne cette « Suisse perfectionnée » envisagée, à l’origine, par Thomas Masaryk]. Le sort des minorités sera lié par le fait qu’il restera beaucoup de Tchèques en Bohême et Moravie allemandes, et réciproquement ».
49Si Georges Bonnet avait été un homme d’Etat, il aurait, tout au moins, par tactique, tenté d’amener le Gouvernement tchécoslovaque à se prononcer dans ce sens, au lieu d’attendre passivement l’heure de la Conférence de Munich – tout en continuant, jusqu’à l’avant-dernier moment, à assurer la Tchécoslovaquie que la France la soutiendrait militairement le cas échéant.
50Avant de regagner la Pologne, j’allai, le 26 août 1938, voir, dans sa propriété de Cure, P.-Et. Flandin, auquel, dès avril, j’avais recommandé de se tenir tranquille. J’ai conservé, sur cet entretien, la note suivante :
51« Je lui parle de l’interview qu’il a donnée à Raymond Recouly (Revue de France : il faut – au moins sur le terrain économique – laisser le champ libre à l’Allemagne à l’Est). J’insiste pour qu’il ne reprenne pas ce thème : « Ce que vous voulez (lui dis-je), c’est avertir et avoir averti... même ceux qui pensent comme vous n’approuvent pas que vous le disiez tout haut... Vous pouvez développer cette idée qui est dans votre livre (Paix et liberté) 11 : la France doit avoir la politesse de son armée et de ses alliances » ; vous pouvez surtout retourner la formule... Dès qu’il s’agit de l’Allemagne, l’esprit des Français, les impondérables, le sentiment jouent... ne les heurtez pas... ».
52« Il se borne à me répéter ce qu’il a dit ou à peu près, à Recouly : l’Allemagne ne peut se développer que du côté des colonies, de la Méditerranée ou de l’Est. Sur les deux premiers points, il faut lui opposer un non possumus absolu... Il reste l’Est... ». Sur la question de tactique, il se dérobe.
53 On sait ce qu’il en advint : lors de la crise de Munich, P.-Et. Flandin eut la sottise de faire afficher dans Paris un manifeste s’élevant contre les mesures de mobilisation et, après la Conférence, il poussa l’inconscience jusqu’à envoyer des télégrammes de félicitations à Hitler et à Mussolini ! Puis il entama une campagne en faveur de ce qu’il appelait la politique du « repli impérial ».
54En vain encore, je lui adressai un long mémoire dans lequel je lui démontrais ; 1) que les colonies se perdent ou se conservent sur les champs de bataille de l’Europe et que rien ne servirait, pour garder notre empire, d’abandonner l’Europe à Hitler ; 2) qu’au surplus, les colonies échappent toujours tôt ou tard, à leur métropole12.
55On demeure stupéfait qu’un personnage politique comme P.-Et. Flandin, qui se voulait homme d’Etat, ait fait preuve d’autant d’aveuglement devant des vérités évidentes et ait méconnu, aussi totalement, le destin attendant, à son tour, avant un quart de siècle, notre immense empire colonial.
Notes de bas de page
1 Mon télégramme du 28 février 1936.
2 En réalité, selon un procédé employé volontiers à cette époque, par notre ministère des Affaires étrangères, et dont Georges Bonnet sut faire un large usage, ce télégramme était antidaté et avait été rédigé après réception du compte rendu de mon dernier entretien avec Beck et des réflexions qu’il m’avait inspirées (télégramme n° 191, du 7 mars 1938). Ce n’était qu’un télégramme de couverture (Ces deux télégrammes du 5 et du 7 mars 1938 n’ont pas été reproduits dans les D.D.F.).
3 Sur les erreurs et les faillites de la politique française pendant cette période, je me permets de renvoyer à mes ouvrages : Les illusions de Stresa. L’Italie abandonnée à Hitler (France-empire, 1975) et La guerre de 39 a commencé quatre ans plus tôt (France-Empire, 1979).
4 Allusion à l’expression employée par Joseph Beck le 7 mars 1936 en me notifiant la prise de position de la Pologne.
5 Cf. L’agression allemande... pp. 194 et ss. Par erreur, et faute d’avoir sous les yeux les notes que j’utilise aujourd’hui, je plaçais à la fin de mars cette réunion du 5 avril 1938.
6 Je compris par la suite qu’il avait été trompé sur nos forces réelles par les chiffres faux, en ce qui concernait l’aviation, que l’Etat-Major communiquait au ministère des Affaires étrangères.
7 Allusion au grand dessein de Beck qui rêvait de grouper, sous son égide, dans une attitude de neutralité, tous les Etats allant de la Scandinavie aux Balkans, en passant par les pays baltes.
8 Paul-Boncour fut très frappé par mes propos. Il me les a rappelés bien des fois depuis, et tout récemment encore (juin 1962), sur un ton qui signifiait : « Comme vous aviez raison ! ».
9 Réflexion faite par Louis XV à l’annonce de la mort de l’empereur Charles VI, père de Marie-Thérèse. Gaxotte. Le siècle de Louis XV, Fayard, nouv. éd., 1933, p. 218 : « Le mont Pagnotte est une petite butte de la forêt de Chantilly, où se faisait souvent la curée. Rester sur le mont Pagnotte c’était regarder les autres se battre, sans entrer dans la mêlée ». Les chasseurs égarés avaient coutume d’y venir pour attendre la fin de la chasse.
10 Ma mémoire ne me rappelle pas à quoi ceci fait allusion.
11 Flammarion, 1938.
12 D’une façon générale – ces documents le prouvent – j’étais donc fondé à écrire après la Libération, à Geoffroy de Courcel, que dans le domaine diplomatique, j’avais pris, avant la Seconde Guerre mondiale, une position parallèle à celle qu’avait adoptée, en matière militaire, le colonel de Gaulle.
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