Chapitre 16. Les installations portuaires : avantages et inconvenients du site
p. 409-446
Texte intégral
1Un port est essentiellement un lieu de contact entre la terre et la mer, un point de transfert entre les navires et les divers modes de transport continentaux, fluviaux, ferroviaires ou routiers. Sa compétitivité dépend, certes, des coûts qui affectent le mouvement des marchandises sur de longs itinéraires, mais aussi des frais qu’ entraînent les ruptures de charge. Il arrive qu’un déplacement de quelques centaines de mètres dans le périmètre du port représente des dépenses plus lourdes que des trajets de plusieurs centaines de kilomètres sur les canaux, les lacs ou les voies ferrées. Pour s’affirmer ou se maintenir face aux rivaux, il faut réduire au minimum les frais de mise en contact des deux univers maritime et terrestre. La solution dépend des réponses apportées aux questions concernant l’espace et son aménagement. Le rivage offre-t-il assez d’espace utilisable sous forme de quais pour assurer un développement pas trop coûteux des installations portuaires ? Permet-il, d’autre part, d’établir une bonne coordination entre les transports maritimes et terrestres afin d’abaisser les prix de revient ? La nature lègue à l’homme des sites qui se révèlent, selon les époques, plus ou moins avantageux ; on ne peut donc pas les apprécier dans l’absolu, tout jugement doit se rapporter à l’état d’une technique donnée. Néanmoins les dirigeants économiques et politiques disposent toujours d’une marge de manoeuvre ; les conditions physiques imposent d’incontestables contraintes qu’une politique portuaire rationnelle et décidée peut surmonter, au moins partiellement. Encore y faut-il une volonté dont New York tarde à faire preuve. C’est pourquoi il passe pour un port cher1.
16.1 Le legs de la nature
2Quand les contemporains parlent du déclin de New York, ils n’entendent parfois, sous cette appellation, que l’île de Manhattan, site du comté et de la ville de New York. Pour eux, il y a déclin, si les navires et le commerce s’installent à Brooklyn, de l’autre côté de l’East River, ou dans le New Jersey, sur la rive opposée de l’hudson. Cet état d’esprit localiste s’estompe au fur et à mesure qu’on avance dans le siècle et perd sa raison d’être, quand la réunion de cinq bourgs forme le 1er janvier 1898 le New York actuel. Seule persiste la coupure avec le New Jersey dont les communes font figure de parents pauvres, à l’ombre de la plus grande ville du monde. Responsable du commerce extérieur, le gouvernement fédéral ne tient pas compte de ces rivalités locales ; pour lui, il n’existe qu’un port de New York chevauchant les frontières des deux Etats. Peu importe où accoste le navire, du moment qu’il se trouve dans la vaste zone portuaire, bénéficiant de ses avantages ou souffrant de ses handicaps.
16.1.1 Les avantages du site
3Quand on vient de l’océan, le premier avantage de New York est d’être situé dans un estuaire bien abrité, à proximité des eaux marines. Cela lui assure une supériorité, non pas sur Boston, mais sur Philadelphie et Baltimore établis au fond de baies mal orientées pour le commerce avec l’Europe occidentale. Le port bénéficie théoriquement de deux entrées sur l’océan : l’une, Sandy Hook, ouverte aux tempêtes, mais facilement praticable, l’autre, la Porte de l’Enfer, donnant accès aux eaux calmes du Long Island Sound, mais accidentée de récifs dangereux. C’est pourquoi, avant la guerre de Sécession, seule la première voit défiler les steamers et les voiliers engagés dans la navigation au long cours. Des visionnaires mettent leurs espoirs dans la seconde ; ils imaginent un avenir où les quais couvriraient les rivages de l’East River à Manhattan jusqu’à la hauteur de la Rivière de Harlem. Naturellement, la première voie a l’avantage de satisfaire jusqu’au début des années 1880 les besoins de tous les bâtiments, quelle que soit leur taille. Les 7,30 m de profondeur à marée basse dans le chenal Gedney suffisent aux voiliers de 2 500 tonnes et aux steamers de 5 000 tonnes. Mais, vers 1885, les agents des compagnies maritimes constatent qu’on atteint les limites offertes par la nature, surtout aux sorties, où les nouveaux steamers, plus longs, plus larges et plus profonds, chargés de céréales, de viandes ou de coton, doivent parfois attendre la marée haute pour trouver une profondeur de 8,50 m ; la mer restant étale guère plus de 40 minutes, ils disposent d’un temps relativement court pour franchir la barre et laissent dans leur sillage des eaux troubles. Pour la première fois, des travaux s’avèrent nécessaires, si New York veut continuer à accueillir les grands navires de ligne qui consolident sa suprématie2.
4A tout moment de l’année, les deux entrées sont libres de glaces. Exceptionnellement, on peut traverser à pied l’East River. Tous les grands ports américains du Nord-est partagent un avantage que n’ont pas ceux de l’Europe du Nord-ouest : l’amplitude de la marée y est faible. Entre la moyenne des hautes mers et celle des basses mers, on enregistre à New York une dénivellation de 1,30 m. Même lors des coefficients les plus forts, l’amplitude ne dépasse pas 3 m. Alors qu’à Liverpool, à Londres, au Havre et à Anvers, il faut investir des sommes importantes dans la construction de bassins, on se contente à New York, tout comme à Boston, à Philadelphie et à Baltimore d’édifier des appontements perpendiculaires au rivage pour permettre l’accostage des navires. L’entreprise n’implique pas l’immobilisation de gros capitaux, mais elle n’incite pas non plus à la formation d’une administration chargée de coordonner toutes les activités portuaires. Les obstacles physiques obligent les hommes à réagir en moulant leur action dans des plans collectifs ; l’aménité des conditions naturelles encourage à l’individualisme3.
5Avec ses centaines de kilomètres de rivages, la région new-yorkaise offre en principe tout l’espace nécessaire à un grand port, plus que tous ses rivaux réunis, mais le trafic n’est pas tel à cette époque qu’aucun d’entre eux souffre d’une limite de ses capacités d’extension. Tous les rivages ne sont pas d’une égale qualité pour y installer des quais. La baie de Jamaica, par exemple, fait figure de réserve pour les rêves grandioses d’un avenir gigantesque. La baie de Newark, qui concentre aujourd’hui une bonne partie du commerce extérieur new-yorkais, est alors une sorte de marais peu profond, totalement négligé par la navigation au long cours, qui n’ose pas s’aventurer dans ses eaux. Du côté de la Haute-Baie, les hauts-fonds du New Jersey ne pourraient s’ouvrir aux bateaux qu’au prix de lourdes dépenses, du fait de leur faible profondeur. Une barre rocheuse interdit la libre communication entre l’Hudson et l’East River par la Rivière de Harlem. L’espace naturellement utile est donc beaucoup plus réduit que ne l’indiquent les potentialités d’un site où abondent îles et presqu’ îles. Il reste cependant des kilomètres de rivages faciles à aménager, plus ou moins accessibles en fonction de la localisation des bancs : tous les bords de l’Hudson, à Manhattan de la Batterie à la hauteur de la 72ème rue, en face dans le New Jersey, de Communipaw à West New York ; plus au sud, à Bayonne et autour de Staten Island, du côté du Kill van Kull et du Détroit ; dans l’East River, jusqu’à la Porte de l’Enfer, aussi bien à Manhattan qu’à Brooklyn, cette dernière ville bénéficiant d’un front maritime de qualité qui se prolonge jusqu’à l’entrée du Détroit, avec des voies d’eau intérieures susceptibles d’accueillir sur leurs rives des dépôts et des usines (Newtown Creek, Bushwick Inlet, Wallabout Bay, Gowanus Creek) .
Encore faut-il que les New-Yorkais aient envie d’occuper tout cet espace qu’il leur serait loisible de mettre en valeur sans gros investissements.
16.1.2 Les handicaps du site de New York
6Le site de New York est si riche en potentialités qu’ il offre les moyens d’y développer un port aux diverses étapes de sa croissance. Cependant l’adaptation ne peut être immédiate. A chaque moment, le poids du passé, l’inertie pèsent sur les innovations. Le choix de Manhattan a été excellent au XVIIème siècle, quand il fallait se défendre contre les incursions des Indiens. Il a convenu jusqu’à la première moitié du XIXème siècle, où l’essentiel des transports s’effectuait par eau, en liaison avec la vallée de l’Hudson et le canal Erié, la Nouvelle-Angleterre par le Sound et les Etats situés plus au sud par cabotage. Mais dès que les chemins de fer deviennent l’élément primordial, il présente plus d’inconvénients que d’avantages. Si, partant d’une table rase, il avait fallu décider en 1870 où serait localisé le centre de l’activité maritime de la région, ce n’est certainement pas Manhattan qui aurait reçu ce privilège, mais la façade du New Jersey sur l’Hudson. Le passé cependant impose sa propre rationalité qu’on ne peut tenir pour négligeable et qui entre en conflit avec les choix les meilleurs d’un point de vue purement technique, à un moment donne. Pour tous ceux qui exercent des fonctions de responsabilité dans le trafic du port, il ne peut être question d’abandonner les immeubles où s’effectuent depuis des décennies les transactions.
7Les économies externes résultant de l’agglomération sur un petit espace de tous les services nécessaires incitent les entreprises à rester groupées en essaim dans la pointe méridionale de Manhattan. Aux gains de temps, à la productivité accrue, aux bénéfices qui en découlent s’ajoute le prestige d’une adresse sur une des grandes artères commerciales de la cité : Broadway, Broad Street, Exchange Place, Wall Street, William et South William, Pearl, Water, Front, South Street, etc. On n’imagine guère un grand négociant ou armateur qui n’aurait pas son bureau dans le périmètre restreint circonscrit par Broadway, l’East River et le pont de Brooklyn. Cette inertie se manifeste bien dans la permanence du centre des affaires maritimes à proximité de l’East River, alors que l’activité des navires s’est déplacée, après la guerre de Sécession, vers l’Hudson. Si South Street pouvait passer, avant 1860, pour le symbole du port de New York, seul le poids du souvenir lui vaut encore du prestige, vingt ans plus tard. A cette date, il faut aller se promener le long de West Street ou à Brooklyn pour sentir les pulsations d’une vie fébrile4.
8Le déclin de South Street comme, centre de manutention des marchandises indique que le passé voit son influence progressivement s’atténuer dans une économie dynamique ; inversement, le maintien en place des bureaux signifie que la marge de manoeuvre dont on dispose dans le présent n’est pas aussi vaste qu’on pourrait le croire, du fait des pesanteurs financières et psychologiques. Dans le dernier tiers du XIXème siècle, aucun obstacle technique n’empêchait les commerçants d’ouvrir des entrepôts à Staten Island ou à South Brooklyn, le long du chenal de Bay Ridge ; ils auraient pu y édifier un système portuaire plus efficace qu’à Manhattan, mais les pionniers qui s’aventurent dans ces zones pourtant pas trop écartées ont le plus grand mal à convaincre les clients de s’éloigner du prestigieux Downtown du comté de New York. Pour la même raison, tous les emplacements situés au nord de la 14ème rue sont négligés. Irving T. Bush, le constructeur du Bush Terminal, a raconté les difficultés rencontrées pour attirer les compagnies ferroviaires et les négociants à South Brooklyn. Après avoir démissionné de la Standard Oil C°, il projette d’installer des entrepôts sur le terrain qu’il a hérité de son père, le long du chenal de Bay Ridge. En 1894, débutent les premiers travaux, selon un programme rationnel qui vise à éliminer les coûts inutiles, mais les chemins de fer ne sont pas intéressés par cet emplacement qui leur paraît trop éloigné. Pour se faire connaître d’eux, Bush recourt à un stratagème : il achète bon marché 25 wagons de foin dans le Michigan et pose comme condition au B & O que la marchandise soit livrée au Bush Terminal. Ensuite il a autant de mal à convaincre les industriels de South Brooklyn à expédier leurs articles en passant par ses installations ; finalement, pour attirer le commerce international, il doit faire lui-même l’expérience que le site convient : il affrète deux steamers norvégiens pour transporter des bananes de la Jamaïque, à perte, mais la démonstration est suffisamment convaincante pour que la ligne Clyde qui dessert Saint Domingue accepte de décharger sur ses appontements, bientôt suivie par la ligne de Hawaii5.
9Les handicaps de New York sont donc liés davantage à l’histoire qu’à la géographie. Celle-ci offrait des solutions, mais le poids du passé empêchait qu’elles fussent toutes disponibles. La concentration de l’activité maritime au long cours à la pointe méridionale de Manhattan, entre la 14ème rue et Corlears Hook, et à Brooklyn, de l’arsenal au bassin de l’Erié, est la source de difficultés. Le commerce international aboutit dans deux îles mal reliées au continent. Aucun tunnel, aucun pont ne franchit l’Hudson. Avant 1900, tous les projets qui cherchent à réduire l’obstacle se terminent par des échecs. La seule communication entre Manhattan et le continent s’effectue par le nord sur les voies du New York Central. Un premier itinéraire suit le rivage de l’Hudson et se prolonge vers Albany, après avoir traversé la Rivière de Harlem à Spuyten Duyvil, l’autre passe par le comté qui reçoit le nom de Bronx en 1898. En distance, cette route vers l’Ouest est plus longue que celle qui part du New Jersey et atteint Chicago via Philadelphie, légitimant ainsi l’établissement de tarifs ferroviaires différentiels. Quant à Long Island, elle reste isolée du continent jusqu’en 1917. Pourtant, en 1892, le Pennsylvania et le New York, New Haven & Hartford avaient fondé une entreprise commune, la New York Connecting Railroad C°, qui devait relier le comté de Queens au Bronx en franchissant la Porte de l’Enfer par les îles de Ward et de Randall, mais la franchise ne leur fut attribuée qu’en 1906. Aussi le problème de la coordination des installations terminales présente-t-il dans le dernier tiers du XIXème siècle un caractère ardu. Aux yeux des observateurs, c’est un des principaux dangers qui menacent la compétitivité du port6.
10L’idéal, en effet, est de mettre en contact, au moindre coût, trois éléments : le navire, le rail et l’entrepôt. Plus ils sont rapprochés, plus les frais de transfert diminuent. Dès qu’ils s’éloignent, les dépenses augmentent fortement à cause des pertes de temps, des manutentions multiples qui obligent à faire appel à une main d’oeuvre abondante, des encombrements qui freinent la circulation. La coordination présente un double aspect. Le premier consiste à rapprocher le plus possible les wagons et les bateaux ; les coûts seront d’autant plus faibles qu’on pourra les mettre côte à côte sur le même quai. Le second concerne les entrepôts ; ils grèvent d’autant moins les prix de revient des négociants qu’ils seront immédiatement accessibles du navire ou du train, sans qu’il y ait besoin d’effectuer des transports routiers par charrettes hippomobiles.
11Or, sous ces deux rapports, Manhattan est un emplacement inadéquat pour des raisons à la fois géographiques et historiques. Le New York Central mis à part (et encore !), la pointe méridionale de l’île est dans l’impossibilité physique de mettre directement en contact navires et wagons ; il faut recourir à des intermédiaires nécessairement coûteux : les allèges sur lesquelles on entasse les marchandises, ou les bacs à wagons. D’autre part, les entrepôts ne sont pas édifiés sur le quai ; les caisses et les sacs embarqués ou débarqués des bateaux subissent un transfert en charrettes à travers les rues embouteillées pour gagner les cales ou les magasins établis à l’intérieur de Manhattan. Les deux rues extérieures, West Street le long de l’Hudson et South Street en bordure de l’East River, jouent le rôle, selon une image répandue, d’un boa constrictor enserrant la ville et étouffant son commerce. Elles constituent un obstacle au flux continu des marchandises. Ce second handicap n’existe pas à Brooklyn, où les compagnies d’entrepôts ont réussi à s’approprier presque tout le rivage et à mettre directement en contact le navire et le magasin. D’où le surnom de "ville murée" qu’on lui donne parfois, à cause de cette apparence extérieure de forteresse de part et d’autre du pont. Cependant, tout autant que Manhattan, la cité jumelle ne bénéficie pas de liaisons ferroviaires entre ses quais et le continent. Seules, les rives de l’Hudson du côté du New Jersey présentent d’incontestables avantages sous ce rapport, compensés, il est vrai, par des conditions moins favorables aux grands navires, sauf à Hoboken et à proximité du bassin du canal Morris. Le courant, poussé vers l’est, approfondit le cours du fleuve en face de Manhattan et dépose des alluvions à Jersey City. D’autre part, comme les chemins de fer occupent l’essentiel du rivage, un nombre restreint de compagnies maritimes peut s’installer à l’ouest pour éviter toute rupture de charge aux marchandises destinées à l’exportation immédiate ou à la vente directe dans l’intérieur du pays. Bref, les avantages et les handicaps liés à la nature pèsent finalement moins que le poids de l’histoire et de l’inertie. Les contraintes sociales priment le legs de la nature7.
16.2 Les hesitations de la politique portuaire
12Divisée entre deux Etats dotés chacun de sa propre législation, éclatée en de multiples unités municipales autonomes, la région new-yorkaise n’a pas de politique d’ensemble en matière portuaire et n’en aura pas avant la création de la Port Authority of New York & New Jersey après la première guerre mondiale. Avant cet essai de coordination, c’est l’époque du chacun pour soi, l’exacerbation de l’esprit localiste. Comme Manhattan représente le centre des échanges, c’est là que le besoin le plus urgent se fait sentir ; les moyens y paraissent réunis pour moderniser le port, mais ils tardent à manifester leur efficacité, tant est grand le poids des freins politiques et juridiques.
16.2.1 Le droit de propriété
13Aux Etats-Unis, il n’existe pas de droit uniforme de la propriété des eaux marines ou fluviales. Chaque Etat possède ses propres réglements qui remontent souvent à la période coloniale. Ici, le droit coutumier britannique délimité les pouvoirs respectifs des autorités publiques et des particuliers, là, comme à New York, la tradition hollandaise imprègne les relations juridiques. En conformité avec ces principes qui remontent au XVIIème siècle, l’Etat de New York affirme son autorité prépondérante. Les eaux maritimes et fluviales, les rivages relèvent relèvent de la domanialité publique. Dans ce cadre restrictif, la propriété privée doit limiter son domaine aux terrains situés au-dessus de la laisse de haute mer. Au-delà, c’est-à-dire dans la partie comprise entre les laisses de haute et de basse mer et sur les terrains submergés en permanence, les particuliers n’ont aucun droit, sauf si l’Etat leur a octroyé une franchise. Si les concessions sont faites à titre définitif, l’autorité publique ne peut les récupérer qu’au terme d’une procédure d’expropriation minutieusement réglementée et susceptible de longs recours devant les tribunaux. En contrepartie de cette franchise, les particuliers qui construisent des installations sur l’eau doivent en laisser le libre accès à tous, moyennant la perception d’un péage ou d’un droit de quai, dont le tarif est fixé et contrôlé par l’Etat. Dans son esprit, la tradition juridique new-yorkaise est donc favorable à l’intervention de l’autorité publique dans la mise en valeur des rivages. Une politique portuaire peut s’y appuyer sur des arguments juridiques solides8.
14Cependant une telle possibilité dépend du nombre de franchises qui ont été octroyées antérieurement. Dr, dès l’époque coloniale, l’Etat a accordé des concessions à des particuliers. Plus grave même, dans toute une série de chartes dont la première remonte au gouverneur Dongan (1686), suivie d’autres sous les gouverneurs Cornbury (1708) et Montgomerie (1730) et reprise, avec des extensions, par les différentes Législatures du XIXème siècle, l’Etat de New York a transféré à la ville, c’est-à-dire à Manhattan, presque tous ses droits non encore aliénés sur le rivage et les terrains submergés. Cette politique de décentralisation est grave, car les autorités municipales sont moins capables que celles de l’Etat de résister aux pressions des personnalités locales ou des gens bien en court. Plus la circonscription devient petite, plus l’influence de l’électeur individuel se fait sentir dans un système démocratique. En conséquence, au fil des ans, la ville de New York a concédé à des particuliers à titre définitif une partie des rivages de l’île, essentiellement à la pointe méridionale où se concentrent le trafic portuaire et le commerce.
15Au moment de la guerre de Sécession, sur les 155 appontements construits autour de Manhattan, 64 appartiennent en propre à la municipalité, 54 à des particuliers qui perçoivent un droit de quai, et 37 sont en copropriété. Et encore cette situation est-elle favorable, du point de vue de l’autorité publique, par rapport à celle de Brooklyn où, à de rares exceptions près, tout le rivage et les droits d’usufruit qui en dérivent ont été concédés par des chartesà des compagnies privées. Les observateurs ne peuvent d’ailleurs s’empêcher de remarquer que c’est le système qui permet d’édifier les meilleures installations au service du commerce. L’organisation du front de mer, de l’arsenal à Red Hook, est un modèle qu’envient les New-Yorkais. Les propriétaires des quais y prennent soin des marchandises, les protègent par des bâches et embauchent des gardes privés pour lutter contre les voleurs, alors que de l’autre côté de l’East River domine le laisser-aller, A l’époque de la guerre, la supériorité de l’entreprise privée apparaît nettement dans l’aménagement du bassin de l’Atlantique à Brooklyn. Le projet conçu par le colonel Daniel Richards dès 1839 est réalisé partir de l’année suivante par l’Atlantic Dock C°. Sous les présidences de James de Peyster Ogden, puis de James S.T. Stranahan, qui la dirige de 1851 à sa mort, la compagnie édifie un magnifique bassin de 16 hectares sur le modèle du West India Dock de Londres, avec des entrepôts et et des élévateurs sur les quais et les appontements. C’est, selon Henry R. Stiles, le "centre commercial de Brooklyn, , , et, à la fin du siècle, sans conteste le plus grand dépôt de grains du monde. Pourquoi ce qui a été permis à Brooklyn vers 1840, à savoir la modernisation rapide des quais grâce à l’initiative privée, ne l’a pas été à New York, vingt ou trente ans plus tard ? Vraisemblablement à cause du changement d’attitude de l’ Etat vis-à-vis de la ville à partir de 1849. Jusqu’alors, New York, gouverné par son conseil municipal, jouissait d’une très large autonomie. La charte de 1849 entame un nouveau processus : l’assemblée municipale est de plus en plus dépouillée de ses pouvoirs exécutifs au profit de départements administratifs indépendants. L’échec de cette politique réformatrice entraîne l’Etat à intervenir, d’autant plus que la majorité républicaine est violemment hostile à la ville démocrate. La charte de 1857 marque la fin de l’époque du home rule : plusieurs administrations locales – les parcs, la police, les services d’incendie et de santé – passent sous le contrôle de commissions législatives dépendant d’Albany. L’Etat interdit toute concession nouvelle à des particuliers en proclamant inaliénables, dans l’intérêt du public et de la navigation, les droits que la ville a reçus de lui sur le rivage et les terrains submergés. La municipalité ne conserve que le pouvoir de les utiliser pour l’établissement et l’exploitation d’appontements construits par ses soins ou de les louer pour une période limitée. Ce caractère inaliénable affirmé dans la loi de 1870 et solennellement confirmé dans la charte de 1897 contraint la ville de New York à définir une politique portuaire, alors que Brooklyn en est dispensé, puisqu’il ne possède pour ainsi dire rien et que la propriété privée est maîtresse de son rivage9.
16L’usage que l’on fait des droits étant plus important que les principes inscrits dans les textes, la pratique de la mise en valeur des rivages à New York est en fait moins différente de celle qui a cours dans le New Jersey ou dans les ports rivaux, qu’on pourrait s’y attendre, à la seule considération des fondements juridiques. Il y a en effet beaucoup de ressemblances entre Brooklyn et la rive droite de l’Hudson. La législation du New Jersey, qui s’inspire du droit coutumier britannique, est nettement plus favorable aux droits des riverains que celle de New York. En vertu d’une licence générale que la Législature a la faculté de révoquer à tout moment, ceux-ci peuvent conquérir par endiguement le rivage au droit de leur propriété, jusqu’à la laisse de basse mer, à condition de ne pas entraver la navigation. Cependant, tant qu’ils n’ont pas aménagé les hauts-fonds, ils ne peuvent faire valoir aucun titre légal. Sur le plan juridique, la différence avec New York est donc la suivante : alors que dans l ’Etat-Empire la franchise est concédée par l’Etat, dans le New Jersey le droit d’occupation des eaux est légalement reconnu aux riverains, sous certaines conditions, telles que la perception de tarifs réglementés. Et encore ne sont-elles pas toujours respectées. Les compagnies ferroviaires qui se prévalent de ce régime favorable pour acquérir et équiper une bonne partie du rivage de Jersey City, de Hoboken à Weehawken, sont dispensées d’appliquer des tarifs uniformes aux navires qui viennent accoster à leurs appontements.
17Sur les rives du New Jersey, la propriété privée triomphe. Jersey City se plaint d’être dépouillé de tout accès à la baie et de ne tirer aucun revenu des terrains occupés sur l’eau, car les chemins de fer sont exempts des impôts municipaux et ne payent de taxes qu’à l’Etat. Hoboken n’est pas mieux loti. En 1784, John Stevens, un des pionniers de la navigation à vapeur, a acquis tout le territoire ; il en vend une partie sous forme de lots et lègue le reste à ses héritiers qui créent en 1838 la Hoboken Land & Improvement C°. Celle-ci édifie des quais et des entrepôts, construit la voie ferrée du Morris & Essex et gère un ferry-boat. Entre Castle Point et les installations terminales du Delaware, Lackawanna & Western, les deux compagnies allemandes, le Norddeutscher Lloyd et la HAPAG, achètent des emplacements pour accueillir leurs steamers, car à Manhattan, l’espace est trop rare et trop cher. La fragmentation du rivage entre de multiples propriétaires indépendants conduit à un certain gaspillage des investissements et empêche toute coordination. Dans ces conditions, aucune politique portuaire d’ensemble couvrant la Haute-Baie, l’Hudson et l’East River n’est possible, alors que New York en aurait bien besoin pour résister à ses rivaux, mais il est douteux que des pouvoirs publics divisés en de multiples unités qui se font plus ou moins contrepoids, aient alors les moyens, les ressources humaines et même la volonté d’entreprendre une telle organisation10.
18A Boston, à Philadelphie et à Baltimore, le droit est, comme dans le New Jersey, favorable aux riverains, qui y disposent de droits étendus reconnus par la loi. Ils jouissent d’une grande liberté de mise en valeur du littoral. L’entreprise privée n’y est donc pas freinée et contrôlée au même titre qu’à Manhattan. Comme, d’autre part, il s’agit d’organismes moins vastes, dépendant généralement d’un petit nombre de compagnies ferroviaires, la coordination y est plus aisée que dans la région new-yorkaise. La Pennsylvania domine à Philadelphie, tout comme le B & O à Baltimore. Dans les deux cas, il existe une étroite imbrication entre le port et l’entreprise de chemin de fer dominante. C’est là que la coordination du navire, du rail et de l’entrepôt est la plus aisée à réussir. Avec ses trois compagnies ferroviaires qui s’équilibrent (le Boston & Albany, le Boston & Maine et le New York, New Haven & Hartford), Boston rencontre plus de difficultés pour assurer les transferts d’un point du port à un autre, mais la pleine propriété du rivage garantit une bonne liaison entre les steamers et les wagons. Le régime juridique de la propriété riveraine joue donc un rôle dans la mise en valeur de l’espace portuaire. Là où les entreprises privées bénéficient d’une large autonomie, elles peuvent répondre rapidement aux besoins de la demande, mais la solution semble efficace là où il y a un petit nombre de compagnies ferroviaires dynamiques pour lesquelles une excellente coordination des fonctions est une nécessité vitale. La où, au contraire, la propriété publique l’emporte de fait, les pratiques anciennes d’aliénation des terrains domaniaux laissent un héritage de mosaïque nuisible à la réalisation d’un plan cohérent. Le problème devient d’autant plus complexe que le port accueille un immense trafic couvrant une infinité de marchandises chargées et déchargées de dizaines de compagnies de navigation et d’un nombre relativement important d’entreprises ferroviaires. La solution est d’autant plus difficile que la juxtaposition de différents niveaux d’autorité publique ne pousse pas à l’unité de conception11.
16.2.2 Une autorité divisée
19L’administration de la région portuaire ne relève pas d’une autorité unique. Le gouvernement fédéral, les deux Etats de New York et du New Jersey, les différentes municipalités se partagent le pouvoir avec des compétences qui parfois se chevauchent.
20Dans les eaux new-yorkaises où passe la frontière entre deux Etata, la Constitution de 1787 a accordé d’importants pouvoirs au gouvernement de Washington, mais il n’en use guère avant la guerre de Sécession. Le dénouement du conflit civil tranche définitivement la question de sa suprématie. Aussi est-il incité à intervenir désormais activement dans les travaux qui ont pour but d’assurer le libre accès et le libre passage des navires ; inversement, il refuse de s’occuper de tout ce qui touche les installations commerciales. En vertu de cette politique, le Congrès adopte des mesures pour conserver la profondeur des eaux navigables et empêcher tout dépôt anarchique de cendres et d’ordures qui risquent de combler le port. La première loi en ce sens, celle du 5 août 1886, s’applique spécialement à New York. Deux ans plus tard, elle est complétée par une réglementation plus stricte prévoyant des amendes et des peines de prison pour tous les contrevenants. En 1894, à la demande des agents des compagnies maritimes, le Congrès interdit aux pêcheurs de de jeter leurs filets dans les chenaux où passent les steamers transatlantiques. Le Secrétaire à la Guerre reçoit une délégation de pouvoirs de plus en plus large pour faire respecter une législation qui ne cesse de prendre de l’ampleur dans les deux dernières décennies du siècle. Depuis la loi de 1888, il est représenté à New York par un Contrôleur du Port, militaire de carrière, chargé d’appliquer les réglements et de définir les deux principaux alignements qui guident l’aménagement des quais : ceux du mur de soutènement et de l’extrémité des appontements. Ses décisions prévalent sur les anciennes délimitations fixées par les Etats12.
21En dépit d’un voisinage qui devrait les inciter à s’entendre, puisqu’ils partagent les mêmes intérêts, les deux Etats de New York et de New Jersey ne font pas toujours bon ménage. Le traité de 1834 a tracé la frontière qui passe au milieu de l’Hudson, puis divise la Haute-Baie, laissant l’île du Gouverneur à New York, l’île Ellis et la Statue de la Liberté au New Jersey. La ligne de séparation coupe aussi les chenaux qui entourent Staten Island, le Kill van Kull et l’Arthur Kill. Néanmoins dans l’Hudson et la Haute-Baie, New York conserve la juridiction, à défaut de la propriété, sur les eaux jusqu’à la laisse de basse mer du côté du New Jersey. Il a ainsi son mot à dire, chaque fois que des appontements sont édifiés sur le rivage d’en face. En 1868, le gouverneur Fenton s’insurge contre les projets du Central Railroad of New Jersey, de crainte que le comblement progressif des hauts-fonds ne diminue le volume d’eau dans la baie et ne réduise l’effet de chasse de la marée. Inversement, les habitants du New Jersey dénoncent les prétentions d’un voisin trop impérial qui n’hésite pas à repousser de plus en plus loin dans l’Hudson l’extrémité de ses estacades, au risque de ralentir le courant du fleuve et de favoriser le dépôt des allouions sur leur rivage déjà désavantagé par la nature. Ces débats perdent de leur saveur à partir du moment où le gouvernement fédéral assume enfin ses responsabilités constitutionnelles, mais l’antagonisme entre les deux Etats, loin de s’éteindre, se renforcera au début du XXème siècle et c’est pour y mettre un mettre un terme qu’on créera l’Autorité du Port actuelle13.
22Parmi les municipalités, seule celle de New York City joue un rôle actif dans l’aménagement du port. Les autres communes n’ont conservé que des bribes de rivage, abdiquant leur pouvoir aux mains des particuliers ou des compagnies par actions. Elles gardent cependant le pouvoir de police. Aussi la typologie de l’administration suit-elle celle de l’usage du droit de propriété. Une première catégorie est constituée par les ports organises, construits et exploités administrativement par une autorité publique, qu’il s’agisse de l’Etat (cas de San Francisco), de la municipalité (cas de La Nouvelle-Orléans) ou d’un régime mixte alliant les deux (cas de New York City). La seconde concerne les ports construits et exploités par l’industrie privée et placés, au point de vue de la police, sous la juridiction directe de l’Etat (cas de Boston), de la municipalité (cas de Baltimore) ou des deux (cas de Philadelphie). Par rapport à ses rivaux du Nord-est, Manhattan se distingue par le rôle important de la municipalité, elle-même soumise à l’oeil vigilant de l’Etat, tandis que Brooklyn, Staten Island et le New Jersey s’apparentent à la seconde catégorie14.
16.2.3 La politique portuaire de New York City
23Dans l’aménagement du rivage de New York City, la date de 1870 représente un moment capital. Pour la première fois, avec la bénédiction d’Albany, un plan est mis sur pied et une administration désignée pour l’appliquer. Au laisser-aller des décennies précédentes, succède un projet cohérent dont la réalisation est ralentie par des obstacles de tous ordres. Il existe bien une politique portuaire, mais elle n’a pas les moyens de son ambition.
24Avant 1870, tous les témoins s’accordent pour reconnaître que les quais de New York ne conviennent pas au trafic. En 1856, sur l’East River, un seul des 88 emplacements d’accostage était en bon état ; les autres offraient un triste spectacle de délabrement, de pourriture et de saleté repoussante. Le long de l’Hudson, la situation était relativement meilleure. Très relativement, car sur les 54 constructions, on n’en comptait que deux qui fussent neuves, quatre en bon état et cinq à peu près convenables. Les égouts déversaient leurs immondices dans les darses qui perdaient régulièrement de la profondeur et répandaient une odeur pestilentielle. Les plan les plus fantaisistes présidaient au dessin des wharfs ; l’espace était occupé d’une manière si dense que l’efficacité s’en ressentait. Le mal touchait aussi bien la propriété publique que privée. Partout, sur des quais que ne protégeait aucun abri, les marchandises étaient exposées aux intempéries, aux vols, aux incendies ; des embouteillages permanents causés par l’étroitesse de la plate-forme de travail et des rues longitudinales augmentaient les coûts de revient de la manutention et les surestaries qu’il fallait verser pour l’attente prolongée des péniches15.
25Pour expliquer cet état de délabrement, les propriétaires privés invoquent la faible rentabilité de l’investissement. La loi autorise la perception d’un droit de quai de 2 cents par tonne et par jour jusqu’à 200 tonnes, puis de 0,5 cent au-delà. Ainsi un voilier jaugeant 600 tonnes paie 6 dollars par jour. Mais il est rare que l’appontement soit utilisé toute l’année ; l’hiver est une morte-saison. Les petits bateaux rapportent moins que les grands. D’autre part, le propriétaire ne dispose d’aucune liberté pour choisir la navire qui séjournera le long de son estacade. Le maître de port a seul le droit d’assigner un emplacement ; si on ne lui verse pas de pot-devin, on a peu de chances d’accueillir un de ces steamers qui procurent le meilleur rendement, d’autant plus que la municipalité réserve en exclusivité des quais aux compagnies à vapeur, moyennant un tarif annuel très supérieur aux prescriptions légales. Les recettes seraient donc insuffisantes pour couvrir les dépenses et procurer un rendement normal du capital. En effet, si la construction d’un quai ne coûte pas excessivement cher – 65 dollars le mètre pour un appontement construit sur piliers, deux fois et demi plus quand la structure est en cribwork, trois fois et demi plus pour le soutènement du quai – les coûts de fonctionnement et d’entretien ainsi que l’usure rapide des installations grèvent lourdement les recettes. En plus des impôts, il faut draguer les darses où s’accumulent les dépôts et les ordures. Les dockers n’ont aucun souci du matériel. Comme ils n’ont aucune grue à leur disposition, ils forent des trous dans le plancher de l’estacade pour fixer leurs palans. L’utilisation des chevaux oblige à changer les lames de bois tous les trois à cinq ans, ce qui revient à 1,30 dollar le mètre carré pour une surface d’environ 2 200 m2. Tous les trente ans, le wharf doit être entièrement reconstruit. En tenant compte de tous ces éléments, la Commission portuaire de 1857 estimait qu’en moyenne, les dépenses se montaient à 7,75 % de la valeur du capital investi. Or, comme les usages alternatifs pouvaient rapporter 8 % ; il aurait fallu que le rendement brut fût égal à près de 16 % pour que l’investissement apparût rentable. Des témoignages recueillis, on retire l’impression d’une grande dispersion, certains propriétaires obtenant des rendements nets supérieurs au seuil de 8 %, alors que d’autres gagnent fort peu, si on en croit leurs lamentations. La situation empire certainement avec la montée de l’inflation pendant et après la guerre de Sécession, alors que la Législature se refuse à écouter les doléances des "riches mendiants" qui exigent le réajustement des anciens tarifs, mais il reste toujours l’espoir, pour les propriétaires, de faire une bonne affaire immobilière. EN effet, c’est en comblant ses darses que la ville de New York n’a pas cesse d’empiéter sur l’eau, repoussant plus loin le rivage jusqu’à South Street et à West Street, jadis submergées. A chaque fois, les nouveaux terrains ont pris une valeur très supérieure à celle qu’ils avaient, quand ils étaient recouverts par les flots.
26Les revenus des particuliers semblent somptueux, quand on les compare à ceux de la municipalité qui est pourtant le plus grand propriétaire parmi les riverains. Avant la guerre, elle doit se contenter d’un rendement voisin de 4 % et la situation empire dans la décennie suivante. De trop faibles crédits sont affectés aux réparations. S’instaure alors un cercle vicieux : le bail oblige le locataire à maintenir l’estacade en bon état, mais comme elle est déjà dans une situation lamentable au moment où il l’afferme, il refuse d’effectuer les travaux. En principe, l ’Administration de la voirie peut, après lui avoir notifié sa décision, les faire elle-même et lui envoyer la note à rembourser, mais le manque de crédits interdit généralement une telle action.
27Même si l’entretien des wharfs avait pu être assuré normalement, ce n’était pas la solution de l’avenir. New York avait besoin d’un système de quais susceptibles d’accueillir les grands steamers, faute de quoi ils iraient s’installer dans le New Jersey, suivant l’exemple de Cunard, établi à Jersey City depuis 1840, et des deux compagnies allemandes qui avaient émigré à Hoboken en 1863. Plusieurs commissions se penchent sur le problème. La première tentation est de rejeter l’administration municipale, jugée corrompue et inefficace, mais l’Etat ne vaut guère mieux, si l’on observe sa politique en matière de canaux. Quant au gouvernement fédéral, qui est partie prenante à cause des pertes qu’il subit dans la perception des droits de douane, sa dette est trop lourde pour qu’il se charge d’une pareille tâche. Reste l’entreprise privée dont on vante le dynamisme et l’indépendance à l’égard des pressions politiques. La New York Pier & Warehouse C°, fondée en avril 1865, présente un projet mirobolant d’appontements reliés aux voies du New York Central, sur lesquels on construira des entrepôts de cinq étages. Malgré l’appui de la Chambre de commerce, aucune suite ne lui est donnée, devant l’opposition des magasins de Brooklyn, inquiets d’une éventuelle concurrence, et celle des commissaires de la caisse d’amortissement de la ville qui ne veulent pas se dessaisir d’un gage essentiel. Les quais de New York ne seront pas aliénés à des particuliers16.
28Reste à organiser un système municipal cohérent. Hostile à la vente des appontements municipaux, le maire démocrate Hoffman, en 1868, propose la création d’une Administration des wharfs et des estacades qui remplacera une autorité fragmentée en plusieurs centres de décision par un organisme unique chargé d’améliorer les quais, de les louer et de fixer les droits à percevoir. La résistance d’Albany s’effrite, quand, en 1870, le parti démocrate s’assure des positions dominantes à la fois dans l’Etat et dans la ville. C’est l’apogée de Tweed qui fait voter une charte municipale plus favorable à l’autonomie locale. Pour conquérir le peuple, la nouvelle administration se lance dans une politique de grands travaux, certes nécessaire, mais sans se soucier du financement et de l’endettement monstrueux qui en résulte. Le changement radical qui s’opère dans la gestion des quais de New York est un des legs majeurs du fameux boss17.
29La Législature d’Albany accorde au maire le droit de nommer cinq commissaires des quais à la tête d’une Administration autonome, le Department of Docks ; sous le contrôle des commissaires de la caisse d’amorissement, ils sont seuls chargés de l’administration des wharfs et des darses qui appartiennent à la ville. Ils obtiennent un pouvoir exclusif de réglementation sur toutes les propriétés privées édifiées sur l’eau, qu’ils peuvent racheter ou exproprier. Ils doivent établir un plan uniforme et global qui s’impose à tous, municipalité et particuliers, à condition d’être approuvé par les commissaires de la caisse d’amortissement. Pour financer ses dépenses, courantes et d’investissement, la nouvelle Administration bénéficie d’un régime tout à fait exceptionnel : elle émet des obligations jusqu’à un montant de 3 millions de dollars par an. Elle est ainsi indépendante du contrôle du Board of Estimate and Apportionment, le véritable centre du pouvoir à New York depuis les chartes de 1870 et de 1873. Toutefois, les émissions doivent être approuvées par les commissaires de la caisse et signées par le contrôleur. De même, tous les revenus, qu’ils proviennent des baux vendus aux enchères publiques ou des loyers versés par les compagnies maritimes qui concluent des contrats de longue durée, sont versés à la caisse d’amortissement18.
30En 1870, la tâche immédiate des commissaires des quais est d’établir un plan général. A cet effet, ils choisissent comme Ingénieur en Chef George McClellan, le commandant des armées nordistes au début de la guerre de Sécession, réputé pour sa compétence tout autant que pour sa prudence. Dès le printemps suivant, un projet est prêt auquel les milieux commerciaux reconnaissent le mérite de la simplicité, en dépit de son coût. Il est prévu de construire un mur de quai permanent en maçonnerie à une distance suffisante de l’alignement du quai actuel, de façon à ce que la rue qui borde le rivage ait 76 m de large sur l’Hudson, et 61 m sur l’East River, sauf dans les parages de Corlears Hook. Perpendiculairement à ce mur, on édifiera des appontements en bois séparés par des darses suffisamment larges pour permettre le travail sur deux navires simultanément. Les égouts passeront sous l’estacade et se jetteront dans le courant à l’extrémité des constructions. Le programme complet qui s’étend, du côté de l’Hudson, de la Batterie à la 61ème rue, et sur l’East River, jusqu’à la 51ème rue, devrait fournir à New York City 20 km de quais avec une superficie d’environ 50 hectares, mais à moyen terme, il suffit de concentrer les travaux entre la 11ème rue à l’ouest et Grand Street à l’est, là où se pressent les voiliers et les steamers. Le coût prévu en 1871 approche de 20 millions de dollars. Pour mettre du baume au coeur des citoyens effrayés par la somme, on leur fait remarquer que le kilomètre aménagé revient au moins quatre fois moins cher qu’à Liverpool, où il a fallu creuser des bassins artificiels19.
31S’il avait pu être réalisé rapidement, le plan Mc Clellan aurait doté Manhattan d’un système de quais modernes adéquats. Malheureusement les ennuis s’accumulent dès le début des travaux en juillet 1871, le principal obstacle restant le financement. L’ère de Tweed a engendré le plan ; il en subit les conséquences. En un peu plus de deux ans, de 1869 à septembre 1871, la ville a été exploitée au profit de la "bande des quatre" réunissant le Boss Tweed, sénateur et commissaire adjoint de la voirie, Peter B. Sweeney, le trésorier, Richard B. Connolly, le contrôleur, et le maire A. Oakey Hall. Quand bien même auraient-ils travaillé au service des immigrés et lancé des programmes d’aménagement urbain nécessaires, il n’en reste pas moins qu’en matière de gestion de l’argent des contribuables, ce ne sont pas les bonnes intentions qui comptent, mais le réalisme des décisions et le sens du possible. Il est facile de s’endetter massivement sur deux ans et de repasser la charge des intérêts aux successeurs, mais c’est la meilleure façon d’empêcher la réalisation de projets par ailleurs raisonnables, car une part trop importante des revenus fiscaux doit être consacrée à l’amortissement de la dette et les citoyens se dégoûtent des efforts en faveur des investissements publics.
32A New York City, la dette publique avait doublé entre 1860 et 1868, de 18 à 36 millions de dollars, à une époque où la ville avait dû contribuer au financement de la guerre civile. Dès que la clique de Tammany Hall fait main basse sur la municipalité, l’endettement s’envole pour atteindre 88 millions de dollars en 1871. Ses méfaits ne s’arrêtent pas là, car, les années suivantes, il faut payer des charges qui apparaissent progressivement au grand jour ; il est impossible d’arrêter immédiatement tout ce qui a été entrepris. La courbe atteint 107 millions en 1873 et culmine trois ans plus tard à 120 millions. En conséquence, les New-Yorkais régimbent à toute politique qui prévoit la poursuite de l’endettement. Désormais il est préférable de se montrer économe des deniers publics pour conquérir les suffrages des électeurs. Le grand programme d’amélioration des quais est contraint de se poursuivre à un rythme lent et de se financer lui-même dans l’immédiat – ce qui implique la perception des loyers les plus élevés possibles. Alors que les canaux de l’Etat évoluent vers la gratuité et peuvent le faire, parce que le gouvernement d’Albany a eu la sagesse de comprimer au maximum l’endettement, la ville de New York est obligée de faire prévaloir les fins fiscales sur les intérêts du commerce. C’est une des conséquences les plus perverses du système de corruption instauré par la clique à Tweed.
33La Législature de l’Etat en tire la conclusion qu’il convient de limiter constitutionnellement la propension à la prodigalité des responsables politiques des grandes cités. Un amendement adopté en 1884 stipule qu’aucune ville de plus de 100 000 habitants ne pourra contracter une dette supérieure à 10 % de la valeur estimée de la propriété immobilière. Si on entend par dette la dette consolidée – et c’est cette interprétation qui l’emporte dans un premier temps -New York a nettement dépassé le plafond des 10 % ; tous les travaux sur les quais doivent être arrêtés, puisqu’ils ne peuvent plus être financés par émission d’obligations. Quoiqu’il soit lui-même armateur, le maire Grâce voit dans cette politique de rigueur un progrès, dans la mesure où l ’ Administration des quais redevient soumise, comme les autres, au contrôle du Board of Estimate and. Apportionment. Cependant une seconde interprétation ne tarde pas à l’emporter : la dette dont il s’agit, est la dette nette, celle qu’on obtient, quand on déduit les sommes détenues par la caisse d’amortissement. New York retrouve l’aisance en matière d’emprunts et peut enfin mener la politique portuaire exigée par les besoins du commerce. Dans la dernière décennie du siècle, le retour à la santé financière, trop longtemps compromise par les malhonnêtetés et la vision à court terme de la clique à Tweed, permet à New York non seulement de réaliser le plan de 1871, mais encore de l’étendre20.
16.3 L’aménagement du port de New York
34Pour répondre à la demande des négociants et des entreprises maritimes, les divers responsables – gouvernement fédéral, Etat et municipalité, compagnies ferroviaires – sont incités à perfectionner les avantages naturels du port et à développer une meilleure coordination des trois éléments de base : le navire, le wagon et l’entrepôt, sans parvenir toutefois à des résultats pleinement satisfaisants. On leur reproche leur lenteur ou leur tendance à maximiser les profits immédiats au détriment des intérêts à long terme de la région new-yorkaise, qui recule dans les exportations de céréales.
16.3.1 L’aménagement des chenaux : le domaine du gouvernement fédéral
35Après avoir longtemps négligé ses responsabilités, le gouvernement de Washington accepte en 1888 la tâche de fixer les limites des alignements – ce qu’il fait, à deux reprises, en 1890 et en 1897. Tous les chenaux d’accès au rivage relèvent de son autorité. Avant la guerre de Sécession cependant, le Congrès n’avait voté qu’une maigre allocation de 20 000 dollars en faveur de travaux dans l’East River. Le conflit latent entre les sections du Nord et du Sud empêchait toute intervention active de l’Etat fédéral. Une fois l’obstacle éliminé par la victoire de 1865, New York obtient, comme la plupart des autres ports, le vote de crédits destinés à faciliter la navigation, au total une douzaine de millions de dollars entre 1868 et 1900.
36Jusqu’en 1880, presque toutes les sommes sont affectées à l’élimination des récifs qui contraignent les navires à de périlleuses manoeuvres dans l’East River. La route présente un intérêt majeur surtout pour le cabotage côtier. Des trois projets présentés en 1867 par l’ingénieur militaire John Newton, le Congrès retient le moins coûteux, préférant qu’on s’attaque d’abord dans la Porte de l’Enfer, du côté de Queens, aux récifs de Hallets Point, avant d’araser les écueils du milieu aux noms pittoresques tels que la Tête de Nègre, la Poule et ses Poussins, le Gril. La roche, du gneiss, est difficile à forer, mais si les crédits avaient été votés d’une manière régulière, les délais auraient pu être sensiblement raccourcis. Le système retenu par Newton consiste à creuser des galeries et à tout faire sauter en une seule explosion. Le 24 septembre 1876, une foule immense se porte vers le rivage pour assister, à 14 heures 50, à la détonation qui soulève une énorme gerbe d’eau et permet, après enlèvement des déblais, d’avoir une profondeur de 8 mètres à marée basse. Le corps des ingénieurs de l’armée passe ensuite aux travaux sur les récifs du milieu, soufflés à leur tour le 10 octobre 1885, après dix ans d’efforts . Vers 1890, la Porte de l’Enfer, en dépit du courant lié aux dénivellations de la marée, cesse d’être la terreur qu’elle a toujours été pour des générations de navigateurs. Reste à éliminer toute une série d’écueils situés dans le prolongement de Welfare Island, ce qui nécessite l’engagement de nouveaux crédits jusqu’à la fin du siècle. Au total, les coûts globaux sont moins élevés qu’on le prévoyait en 1867, la baisse des prix et l’amélioration des techniques ayant permis de réduire les frais de près de moitié21.
37Aucune autre partie du port n’a exigé une action aussi longue et coûteuse que la Porte de l’Enfer. Par l’importance des crédits affectés, l’entrée de Sandy Hook vient au second rang. En 1884, il est apparent que la profondeur naturelle de 7,10 m à marée basse ne suffit plus aux steamers qui partent. Les groupes de pression new-yorkais obtiennent du Congrès qu’il prenne en considération un approfondissement à 9,15 m du chenal Gedney et de son prolongement, sur une largeur de 300 m. Des deux méthodes proposées, le dragage permanent ou la construction d’une digue de 6 km partant de Coney Island, on retient la première pour des raisons à la fois techniques et financières. En 1891, la nouvelle profondeur donne toute satisfaction, mais dans la dernière décennie, pour lutter contre la chute des frets, les compagnies de navigation recherchent le salut dans l’augmentation du tonnage des steamers. Le tirant d’eau croît. Ainsi, en février 1897, le Pennsylvania. de la HAPAG franchit la barre de Sandy Hook avec 18 000 tonnes de cargaison ; avec ses 9,75 m, il ne peut le faire qu’à marée haute. A la sortie, par temps de tempête, les agents de ma White Star et du Norddeutscher Lloyd se plaignent de ne pas disposer d’une sécurité absolue. Or la ponctualité devient un impératif dans la course à la clientèle. Aussi une loi de 1896 propose-t-elle d’étudier le coût d’un nouveau chenal de 10,70 m de profondeur. Deux ans plus tard, la décision prend un caractère d’urgence, car 25 steamers sont enregistrés avec un tirant d’eau supérieur à 9,15 m et en 1900, ils sont 21 à dépasser 9,75 m. Au lieu de poursuivre l’approfondissement du chenal Gedney, les ingénieurs choisissent le chenal de l’Est, car il est plus court de 8 km et évite le coude accentué de l’ancien itinéraire. En 1899, le Congrès vote un premier crédit pour la réalisation du projet qui portera le nom d’un de ses principaux apôtres, John W. Ambrose. Néanmoins les travaux ne débutent pas avant le printemps de 1901, le temps de laisser à l’adjudicataire le soin de fabriquer la drague spéciale que les Etats-Unis ne possèdent pas. Pour un coût minime par rapport à l’ampleur de son trafic – moins de 3 millions de dollars – New York réussit donc à répondre aux besoins du commerce en ce qui concerne son accès principal22.
38Du côté de Manhattan, l’Hudson atteint une telle profondeur près du rivage qu’il n’est pas nécessaire d’y effectuer le moindre travail. Il en va de même à Hoboken. Quant aux hauts-fonds du New Jersey, les ingénieurs de l’armée sont si hostiles jusqu’en 1900 à leur mise en valeur qu’ils se refusent à prendre en considération le moindre projet. Les rivages de Brooklyn, au contraire, offrent des conditions nautiques moins favorables que celles de l’Hudson. Des bancs peu profonds qui s’avancent jusqu’à 250 m de la côte gênent les manoeuvres des navires. Or, entre la Batterie et l’île du Gouverneur, le trafic atteint son maximum de densité – 125 bâtiments par heure, en janvier 1897. C’est pourquoi, à la demande des propriétaires d’entrepôts de Brooklyn, dès 1880, on décide d’approfondir à 8 m le chenal du Babeurre (Buttermilk) – ce qui attire vers le bassin de l’Atlantique et les appontements construits plus au nord des compagnies de navigation à vapeur faisant le commerce avec l’Amérique du Sud, les Antilles, la Méditerranée et l’Europe du Nord-ouest. En 1890, le Congrès accepte de faciliter l’accès méridional du chenal précédent, en enlevant le banc de Red Hook. Six ans plus tard, il se range aux raisons de ceux qui pensent que le chenal de Bay Ridge a un grand avenir ; en cinq ans, il ouvre plus d’un million de dollars de crédits pour le rendre accessible aux cargos. Les autres investissements à Brooklyn, dans la baie et le ruisseau de Gowanus ou dans le ruisseau de Newtown, sont d’une nature plus locale ; ils n’intéressent pas directement le commerce international.
39Tout comme ceux de la Rivière de Harlem qui sont effectués pour permettre une communication directe entre l’Hudson et le Sound, sans passer par les embouteillages à la pointe méridionale de Manhattan ; on espère y faire stationner les péniches du canal, libérant ainsi, des quais plus utiles aux grands navires. Dès 1878, le Congrès avait voté des crédits destinés à éliminer la barre rocheuse de Kingsbridge qui sépare Spuyten Duyvil des eaux qui s’écoulent vers l’East River, mais pour des raisons juridiques, rien n’est fait avant 1888. Une partie du terrain aurait dû être cédée au gouvernement fédéral ; les propriétaires s’y refusent ; les difficultés liées à la procédure d’expropriation s’éternisent jusqu’à ce que la Cour Suprême de l’Etat de New York mette un terme, en avril 1887, à l’imbroglio. Les travaux peuvent alors démarrer activement, ouvrant à la fin du siècle un chenal ininterrompu de 3,65 m minimum sur 45 m de large entre l’Hudson et l’East River. Au total, le Congrès a assumé correctement ses responsabilités en matière de chenaux ; certes, les crédits votés trop parcimonieusement font durer les travaux plus qu’il n’est nécessaire mais, dans l’ensemble, New York ne souffre pas de handicaps sous ce rapport, vis-à-vis de ses rivaux. Le bilan d’aménagement des quais laisse plus à désirer23.
16.3.2 La construction des quais
40A New York City, tous ceux qui attendaient beaucoup de la réalisation du plan McClellan ne tardent pas à être déçus. Le programme se développe par à-coups (cf. graphique 40, p. 431). Le poste des dépenses comporte deux rubriques principales : les constructions et les réparations, les achats de propriétés privées. La dernière ne prend de l’importance que dans la dernière décennie ; auparavant, l ’ Administration des quais est obligée de concentrer le maigre produit des emprunts qu’elle est autorisée à souscrire sur les travaux d’entretien indispensables de l’équipement existant et éventuellement sur l’édification d’installations nouvelles. Dès 1875, on note un net ralentissement de la construction, qui se prolonge pendant cinq ans. La reprise qui suit, avorte à partir de 1884. Les années 1885/87 marquent le point le plus bas de l’activité de modernisation des wharfs. La levée des obstacles juridiques permet enfin une accélération des travaux pendant la dernière décennie, à l’exception d’une rechute en 1895/97. Cette chronologie heurtée s’explique par des raisons à la fois financières, administratives, techniques et juridiques.
41Sur le plan technique, la partie la plus coûteuse est la construction du mur de quai. Les appontements représentent un investissement moins lourd. Le projet Mc Clellan élimine la solution d’un alignement intérieur en cribwork, comme c’était le cas jusqu’alors, car il y a trop de risques de versement et il faut mettre un terme aux empiètements successifs sur l’eau. Un mur s’impose. Cela coûte beaucoup plus cher, mais est appelé à durer, et désormais la limite des terres sera nettement dessinée. L’ingénieur ne peut pas adopter un plan-type, parce que la nature des fonds marins varie à New York. A la pointe méridionale de l’île, la roche affleure presque en-dessous de l’eau, puis elle plonge en profondeur au fur et à mesure qu’on remonte vers le nord, recouverte d’une épaisse couche de vase molle. C’est dans ce matériau que doivent être effectués la plupart des travaux du côté de l’Hudson et, à un moindre degré, sur l’East River. Aussi le schéma dominant nécessite-t-il la mise en place de gros blocs de béton de 70 tonnes supportés par une plate-forme de madriers reposant elle-même sur de nombreux pieux dont quelques-uns sont battus obliquement pour résister à la poussée des remblais. En avant et en arrière de cette construction centrale, des enrochements empêchent le mur de verser. Un parement de granite protège la partie qui n’est pas immergée en permanence. Cette conception convient fort bien a New York, où la marée a une faible amplitude ; il n’est donc pas nécessaire d’édifier un mur de quai épais, étant donné qu’il a à supporter une charge moindre par suite de la contre-pression de l’eau sur le parement extérieur. Le schéma n’est guère modifié de 1871 à 1898. Le seul grand débat porte sur la méthode de fabrication des blocs de béton. McClellan avait proposé de les faire à l’air libre dans des moules où ils durciraient. Son successeur, Charles K. Graham (juillet 1873-juin 1875) estime plus économique d’utiliser la technique du béton en masse qu’on déverse dans un caisson ; malheureusement, le béton n’a pas le temps de durcir et le ciment est entraîné dans l’eau, le mur s’effondre. Cet échec lui vaut d’être remercié et remplacé par G.S. Greene qui reprend les principes confirmés de McClellan. Au début du XXème siècle, la construction d’un mètre de mur de quai en terrain mou revient à 1 620 dollars, dont 680 pour les frais généraux. Pour achever rapidement l’oeuvre entreprise, il aurait fallu recourir, dès les premières années, aux emprunts annuels voisins du plafond de 3 millions de dollars. Or ce n’est pas le cas24.
GRAPHIQUE 40 RECETTES ET DEPENSES DE L’ADMINISTRATION DES DOCKS DE LA VILLE DE NEW YORK (en millions de dollars) : A – dépenses totales B – dépenses affectées aux constructions nouvelles et aux réparations C – recettes provenant de la location des quais et des droits de quai Note : de 1871 à 1897, il s’agit d’années qui se terminent le 30 avril ; les années 1898 à 1900 sont des années civiles. Entre les deux, il y a une période incomplète de 8 mois (1er mai-31 décembre 1897)

Source : Department of Docks, Annual Report
42La construction des estacades (piers) présente moins de problèmes. Au début, on envisageait d’en édifier un certain nombre en pierre, mais le coût en était prohibitif, de l’ordre de 150 dollars le m2, et le matériau, trop rigide, risquait d’endommager les navires. Aussi se contenta-t-on d’en bâtir deux sur l’Hudson à proximité de la Batterie. Pour tous les autres, on se rallie au matériau traditionnel, le bois, qui a l’avantage d’être bon marché, facile à assembler et à réparer, et qui peut durer trente à quarante ans. L’appontement se compose généralement de palées simples et doubles de pieux en pin jaune du Sud, sauf les défenses, pour lesquelles on emploie le chêne blanc. Au sommet, on place le plancher à 1,50 m au-dessus du niveau moyen de la marée haute. Vers 1900, une estacade de ce type assise sur des pieux d’une vingtaine de mètres de longueur revient à environ 13 dollars le m2. Le plus grand modèle de l’époque, un môle de 230 m sur 38 revient à environ 115 000 dollars, sans compter le dragage et l’enrochement souvent nécessaire pour assurer la stabilité de l’ensemble. L’Administration loue ces appontements tels quels, sans construire de hangar dessus. Aux compagnies maritimes d’édifier les bâtiments dont elles ont besoin, qui reviendront à la municipalité sans indemnité, à la fin du bail. C’est pourquoi les locataires préfèrent prolonger leur contrat, quitte à payer plus cher. Un grand hangar métallique à un étage revient à plus de 200 000 dollars. D’autre part, à la différence des ports européens, sur les quais on ne voit aucun engin de levage, aucune grue. Les navires utilisent leurs propres treuils. Les élévateurs mis à part, l’équipement du port est donc sommaire. Il n’a pas le caractère grandiose que, de l’autre côté de l’Atlantique, les Etats ou les chambres de commerce cherchent à lui donner. Comme les autres ports du Nord-est suivent en gros les mêmes principes de construction, il n’y a là aucun handicap particulier pour New York25.
43Ce ne sont pas les problèmes techniques qui expliquent la lenteur de la réalisation du plan de 1871. La chute de Tweed n’empêche pas que se perpétuent les habitudes de corruption et d’incapacité dans une administration toujours dépendante des politiciens. Entre 1875 et 1878, la gestion semble avoir été particulièrement désastreuse. Il n’en faut pas plus pour éveiller la suspicion des contribuables qui renâclent à financer des dépenses si mal utilisées. Pour diminuer la dette de la ville, il est tentant de réduire au minimum les travaux sur les quais. Ces investissements sont la proie toute désignée des partisans d’une politique d’économies. Andrew H. Greene, le contrôleur qui succède à Connolly, refuse systématiquement de verser l’argent des obligations émises. A chaque fois, il faut s’adresser à un juge pour obtenir un mandement lui enjoignant de s’exécuter, procédure fort lourde qui freine la construction. Quand l’administration devient plus honnête, c’est au tour des propriétaires privés de faire de l’obstruction. Ils n’acceptent pas la thèse de la municipalité, selon laquelle les concessions antérieures n’avaient pas un caractère permanent. Chaque fois que les travaux débutent près de leur rivage, ils demandent au tribunal une injonction qui stoppe la poursuite de l’aménagement. Assurés de leurs droits, ils peuvent aisément faire monter les prix de rachat et la municipalité, qui ne tient pas à mécontenter des électeurs, refuse d’utiliser des procédures expéditives. Elle recourt aux moyens ordinaires de l’expropriation, qui ne procurent aucun résultat rapide. Aussi, au milieu des années 1880, la construction reste-t-elle bloquée. Il faut attendre la dernière décennie pour que le droit de domaine éminent de la municipalité s’affirme. L’endettement est suffisamment réduit pour que l ’ Administration puisse emprunter jusqu’à la limite du plafond qu’une loi de 1896 porte temporairement à 5 millions de dollars. La municipalité a désormais les moyens de racheter des blocs entiers entre la 13ème et la 11ème Avenue pour réaliser le plan d’extension élaboré en 1880. Au total, entre 1870 et 1900, New York a dépensé 40 millions de dollars pour se donner un sytème de quais modernes : 25 millions pour la construction du mur de soutènement et d’appontements neufs, 4,5 millions pour les réparations et 10,5 millions pour l’acquisition de propriétés privées, la plus grosse partie de ces frais étant engagée dans la dernière décennie. En dépit de ces efforts, le plan initial est encore loin d’être réalisé26.
44L’Administration des quais choisit de faire porter principalement son attention sur les rives de l’Hudson, quitte à sacrifier l’East River, où les droits de propriété sont très enchevêtrés et la largeur insuffisante pour les manoeuvres des steamers transatlantiques. En 1900 , la disposition des quais le long de South Street n’a guère changé par rapport à ce qu’elle était trente ans plus tôt. En bordure de l’Hudson, au contraire, l’effort de modernisation est notable, sauf dans la partie la plus méridionale, entre la Batterie et Cortland Street, où les vieilles constructions restent très en retrait de la ligne d’extension maximale fixée en 1871 par la Législature et rectifiée par le Secrétaire à la Guerre en 1890 et en 1897.
45Dans les années 1870, la première section à être transformée se situe entre Canal et Christopher Street, la ville étant seule propriétaire du terrain longeant West Street. Les clients ne manquent pas pour ces nouvelles installations qui tranchent avec le laisser-aller antérieur : compagnies de navigation transatlantiques (inman, Williams & Guion, National line, Cunard, CGT, White Star) ou lignes à destination des Caraïbes. En dehors de ce secteur privilégié, il y a quelques petits travaux entre Chambers et Canal Street, puis, plus au nord, près de la 23ème rue et surtout entre la 63eme et la 68ème, où le New York Central établit une importante gare de triage mettant directement en contact les wagons et les navires qui accostent à ses appontements obliques. Pour remédier à la pénurie de quais, un plan de 1880 prévoit de construire des wharfs modernes entre la 11ème et la 23ème rue, mais il y a un obstacle de taille : les terres submergées données par l’Etat en 1871 forment bien un saillant dans cette section par rapport à l’alignement tracé à partir de la Batterie ; malheureusement, Albany a fait coïncider la ligne du mur de quai et celle de l’extrémité extérieure des estacades. On ne peut donc pas projeter des appontements vers l’Hudson. La seule solution consisterait à racheter les blocs compris entre la 13ème Avenue et West Street – ce qui est impossible, dans les années 1880, pour des raisons financières et juridiques. L’élimination de ces handicaps relance l’activité en 1888. Conformément aux décisions du Secrétaire à la Guerre, on achève la transformation des wharfs entre Cortlandt et Canal Street. Au nord de Christopher Street, l ’ Administration doit se plier à l’interdiction de construire en saillant prise en 1897 et adopter comme limite extérieure l’alignement rectiligne de Canal Street à la 23ème rue. Il lui faut donc revenir au plan de 1880. C’est pourquoi, à la fin du siècle, les dépenses sont soudain gonflées par les sommes versées aux propriétaires expropriés entre la 11eme rue et Gansevoort Street, A l’emplacement des blocs excavés, on construit quatre appontements modernes de 225 m sur 38, séparés par des darses larges de 75 m. Au-delà, on prépare la future zone des piers de Chelsea, qui sera réalisée dans la première décennie du XXème siècle, après suppression des blocs compris entre la 13ème et la 11 ème, voire la 10 ème Avenue. En attendant, pour satisfaire les besoins des compagnies transatlantiques, on allonge les estacades qui avaient été modernisées deux décennies plus tôt. En 1900, si le rivage de l’East River n’apporte aucune solution satisfaisante aux problèmes du port de New York, celui de l’Hudson, en dépit de lenteurs, est complètement transformé, sauf dans sa portion méridionale. Les grands steamers y trouvent des quais adéquats. Aucun d’entre eux ne songe à quitter l’Hudson pour des ports rivaux. On se plaindrait plutôt de l’insuffisance du nombre des bons emplacements27.
46En dehors de Manhattan, les quais de Brooklyn conviennent aux cargos et subissent de ce fait peu de transformations. Les entreprises privées qui les contrôlent les maintiennent dans un état généralement reconnu satisfaisant. Du côté du New Jersey, le commerce international se concentre à Hoboken, où la HAPAG et le Norddeutscher Lloyd sont rejoints par la Holland-America, la ligne Scandinave et la compagnie Wilson de Hull. Plus au sud, les hauts-fonds gênent la mise en valeur du rivage qui borde la Haute-Baie. La Commission riveraine du New Jersey a beau étendre en 1883 l’alignement de mur de quai qu’elle a fixé en 1864, la distance est trop longue pour qu’il soit économique d’accueillir des navires. En outre, en 1890, le Secrétaire à la Guerre ordonne de revenir aux anciennes limites, sous le prétexte que le volume de la marée serait réduit de millions de m3. De rares appontements sont édifiés, tels le Black Tom de la National Storage C°. Le Pennsylvania Railroad, qui avait acquis en 1887 une partie du rivage et des droits afférents, demande le retour à l’alignement de 1883 entre Communipaw et Constable Hook. En mai 1900, il obtient gain de cause, quand on s’aperçoit que le comblement ne diminuera pas le prisme de la marée de plus de 0,5 %. Le feu vert est donné aux quais de Greenville, qui seront réalisés au début du XXème siècle28.
16.3.3 La coordination des transports
47En 1900 encore, le trafic maritime international du port de New York est concentré dans un périmètre étroit qui ne dépasse guère la hauteur de Hoboken, sur l’Hudson, celle du pont de Brooklyn du côté de l’East River et, dans la ville jumelle, le front de mer qui s’étend de l’arsenal à Red Hook. Une ligne allant du bassin de l’Atlantique à Communipaw an passant par l’île du Gouverneur et l’île d’Ellis représente la frontière méridionale. Aussi le trafic atteint-il dans cette zone une densité extraordinaire bien reproduite sur les estampes de l’époque. Aux grands steamers transatlantiques se mêlent les voiliers, les remorqueurs, les péniches et les dizaines de ferry-boats qui assurent le mouvement des passagers à travers l’agglomération urbaine. Une vie intense anime les flots et le rivage. Les marchandises étrangères côtoient les produits domestiques qui doivent subir, pour la plupart, d’inévitables transferts avant d’atteindre Manhattan ou Brooklyn. Tout ce trafic pose de délicats problèmes de coordination entre le rail, le navire et l’ entrepôt.
48A l’exception du New York Central et du New New York, New Haven & Hartford qui a son terminus à Mott Haven, dans le Bronx, toutes les autres grandes compagnies ferroviaires s’arrêtent sur la rive occidentale de l’Hudson, à Jersey City, à Hoboken ou à Weehawken.
49La première installation remonte à 1839, quand la New Jersey Railroad & Transportation C° a ouvert une vole de Jersey City à New Brunswick. Cette priorité lui permet de traverser la colline de Bergen sans avoir à creuser de tunnel dans le basalte ; une simple tranchée suffit. C’est sur ses rails que l’Erie fait passer ses wagons avant de pouvoir se donner en 1861 un débouché indépendant, non sans avoir investi de lourdes sommes dans le percement d’un tunnel. En 1871, la première entreprise entre dans le giron du Pennsylvania. La puissante compagnie de Philadelphie ne peut se contenter d’un terminus aussi restreint. Peu après, elle acquiert un terrain situé légèrement plus au nord, dans l’anse de Harsimus,qu’elle agrandit en 1890. Pour éviter d’avoir à emprunter la voie de la New Jersey Railroad & Transportation C°, le Morris & Essex Railroad, où la famille Stevens joue un rôle important, crée en 1862 des installations indépendantes à Hoboken ; pour y accéder, le Delaware, Lackawanna & Western, qui lui succède, finit, lui aussi, par creuser son propre tunnel. Enfin, au sud du bassin du canal Morris, le Central Railroad of New Jersey gagne dès 1860 de vastes terrains sur l’eau dans la région de Communipaw, où il peut accueillir, dans les années 1880, le Lehigh Valley à la recherche d’un débouché new-yorkais. Juste avant la guerre de Sécession, le rivage de Hoboken et de Jersey City, entre Castle Point et Paulus Hook, appartenait en grande majorité à des particuliers. En quelques années, les compagnies ferroviaires et les firmes maritimes allemandes s’en rendent maîtres, réalisant une des plus grandes concentrations de rails des Etats-Unis. Les derniers arrivés, qui ne trouvent plus de place, sont repoussés au nord, à Weehawken. Le West Shore, rival du New York Central et allié du New York, Ontario & Western, y édifie de 1881 à 1885, dans l’espace resserré qui sépare les Palissades de l’Hudson, un terminus relié au réseau par un tunnel. Sa faillite précoce permet au New York Central d’hériter d’installations de bonne qualité sur la rive du New Jersey, rattachées aux autres compagnies par une ligne qui suit la falaise, le New Jersey Junction Railroad, construit entre 1886 et 1888. Toutes ces compagnies, dotées de puissants moyens financiers, ne cessent de perfectionner leurs équipements, les agrandissant chaque fois qu’ils sont détruits par des incendies et que le besoin s’en fait sentir. Leur gestion, fondés sur des critères économiques, ne souffre pas des lenteurs qu’on trouve, de l’autre côté de l’Hudson, dans les entreprises municipales. Dans les marais qui bordent les rives de l ’ Hacksensack et du Passaic, d’immenses gares de triage servent de points de concentration des wagons venus de l’Ouest ou prêts à y être réexpédiés. De là, ils gagnent les embranchements qui occupent le front du fleuve, soitpour que leurs marchandises y soient transférées sur des allèges, soit pour être eux-mêmes placés sur des bacs qui les conduisent de l’autre côté du fleuve ou à Brooklyn29.
50En effet, le point faible de cette organisation, par ailleurs remarquable du seul point de vue de la technique ferroviaire, est l’absence de communication directe entre le rail et le navire. Même à Hoboken, les quais des compagnies maritimes allemandes ne sont pas reliés au réseau ferré ; leurs steamers reçoivent ou débarquent leur chargement sur des allèges. Les ruptures de charge impliquent nécessairement des coûts qui sont supportés soit par l’entreprise ferroviaire, soit par le chargeur, soit par l’armateur, ou répartis, selon des proportions variables, entre ces trois acteurs. Les opérations de lightirage, liées à l’emploi des allèges, défavorisent New York par rapport à ses rivaux qui font l’économie de tels transferts, A Boston, à Philadelphie, à Baltimore et à Newport News, les trains ont un accès direct sur les appontements où accostent les navires. Les élévateurs ou les appareils de levage effectuent immédiatement le transfert des marchandises des wagons dans les cales, fl New York, au contraire, les steamers des lignes régulières ne veulent pas quitter leur quai pour aller chercher du fret çà et là ; ce serait trop coûteux et incompatible avec les exigences de temps très strictes qui président aux traversées de l’Atlantique. Les cargaisons doivent être apportées au bord du navire. Les tramps et les voiliers ne sont pas soumis à de pareilles contraintes ; ils pourraient donc venir, pour charger ou décharger, aux quais des compagnies ferroviaires de Jersey City qui disposent d’élévateurs et d’entrepôts, mais l’espace dont celles-ci disposent est trop restreint pour accueillir des flottes nombreuses susceptibles de rester plusieurs jours pour effectuer les manutentions requises. Les installations terminales voient passer un important trafic qui n’est pas destiné à l’exportation ou aux marchés intérieurs plus ou moins lointains, mais à la consommation locale de la zone urbaine new-yorkaise, de loin la plus peuplée des Etats-Unis. Toutes ces fonctions complexes interdisent pratiquement aux compagnies ferroviaires d’ouvrir largement leurs quais de Jersey City aux navires engagés dans le commerce avec l’étranger. En outre, certaines pratiques découragent les armateurs de le faire. Le transfert sur des allèges est de fait quasi obligatoire.
51Du côté de l’Etat de New York, Brooklyn est privé de toute communication ferroviaire avec le continent. Grâce au New York Central, Manhattan ne souffre pas du même handicap. La compagnie de la famille Vanderbilt aurait pu fournir à New York cette liaison directe entre le rail et le navire, si on lui avait permis de faire passer ses trains sur West Street jusqu’à la pointe méridionale de l’île, mais les New-Yorkais se méfient de sa tendance au monopole. C’est pourquoi les projets avancés en 1866 et en 1874 pour lui céder la meilleure partie du front de mer, afin de coordonner les trois éléments du trafic commercial, rencontrent une vive opposition qui les condamne à l’échec. En fait, le New York Central ne dispose que de deux points où ses wagons pourraient cotoyer les bateaux. D’abord, au nord de la 60ème rue, l’immense terrain de 23 hectares, où il construit de 1878 à 1882 deux élévateurs et six appontements, un parc à bestiaux et un abattoir, ainsi qu’une gare de triage capable de traiter au moins mille wagons par jour. Dans sa lutte contre ses rivaux pour le contrôle des exportations de grains, New York aurait pu utiliser ces équipements comme un de ses meilleurs atouts. Malheureusement, pour des raisons propres à l’harmonie des relations entre compagnies ferroviaires, il n’en est rien. Le terminus de la 23ème rue, tout comme celui de Barclay Street, n’offrent pas les mêmes possibilités. Quant au dépôt de St John’s Park, construit en 1868, dans la partie méridionale de Manhattan, il est éloigné du fleuve de 350 mètres ; il rassemble les expéditions de marchands de confection, de textiles et de denrées d’épicerie, mais les wagons doivent traverser des voies embouteillées. Ce n’est pas une solution au problème de la juxtaposition spatiale du rail, de l’entrepôt et du navire, qui seule permet de minimiser les coûts de transfert.
52Il en va de même pour toutes les compagnies aboutissant dans le New Jersey qui disposent de terminus à New York et à Brooklyn. Quand les marchandises expédiées de l’Ouest arrivent sur le rivage de ces villes aux débarcadères que possèdent ou louent les chemins de fer, elles doivent subir un autre transfert pour aller de l’allège ou du bac à wagons à la cale du bateau ou à l’entrepôt. S’il s’agit de grains, par exemple, il faut recourir à l’élévateur flottant, dont les services ne sont pas gratuits. Si les produits ne sont pas destinés à l’exportation immédiate ou s’ils viennent de l’étranger, ils sont transportés vers les entrepôts. A Brooklyn, la coordination entre le magasin et le navire est excellemment assurée, car il n’y a pas de rue intermédiaire. A Manhattan, au contraire, West Street et South Street forment une coupure qui oblige à recourir au charroi dans des rues constamment embouteillées.
53Sur le plan de la coordination, Manhattan cumule tous les inconvénients. Dans la partie basse de la ville, là où se concentre l’activité, le fret subit un premier transfert du navire ou de l’allège sur le quai (ou inversement), puis un second du quai à l’entrepôt situé au-delà de la rue marginale (ou inversement). Brooklyn ne souffre que du premier handicap.
54Face à cette situation très défavorable dans un climat de concurrence acharnée, des New-Yorkais proposent des solutions idéales qui s’avèrent toutes impossibles, car elles ne tiennent pas compte de la résistance des situations acquises et des coûts énormes qu’il faudrait accepter pour la faire plier dans un pays démocratique et libéral, où le droit offre de multiples occasions de retarder indéfiniment les échéances. La New York Pier & Warehouse C°, en 1866, proposait de concentrer des entrepôts hauts de plusieurs étages sur des appontements métalliques, afin d’éviter le passage par des artères encombrées. Supprimer West Street et South Street pour y construire des magasins en bordure de l’eau n’est plus une solution, à partir du moment où le plan McClellan de 1871 projette au contraire d’élargir ces voies pour y rendre la circulation hippomobile plus fluide. Cependant, même si cette oeuvre avait été rapidement à son terme, elle n’aurait pas résolu la question du trafic transversal, indispensable pour relier les quais à l’intérieur de la ville. En 1885, Gratz Mordecai suggère de remédier au gaspillage que représentent les efforts séparés de chaque compagnie ferroviaire, en créant un terminus commun avec une vaste gare de triage dans les marais du New Jersey ; à Manhattan, six grands dépôts devraient suffire, mais il n’apporte aucune réponse au transport dans les rues. Dans les années 1870, on fait beaucoup de cas de la ligne de ceinture, sorte de trolleybus sur rail tiré par des chevaux qui passe par West Street et South Street ; les autorités municipales donnent l’autorisation d’utiliser ses voies pour déplacer des wagons de marchandises à certaines heures de la nuit et de poser des embranchements qui atteindront les quais. Solution trop partielle. En 1897, trois ingénieurs consultants proposent de diminuer les frais en construisant sur West Street quatre voies ferrées, les deux du centre permettant aux convois de circuler, tandis que les voies extérieures accueilleraient les wagons en stationnement ; des épis conduiraient aux quais où s’établirait le contact entre le rail et le navire. Sur les blocs adjacents on édifierait des entrepôts et des gares, où on déchargerait les marchandises, sur le modèle de ce que faisait déjà l’Erie à la 23ème rue. Pour économiser de l’espace sur le rivage, tout le trafic des wagons venant ou allant dans le New Jersey serait transféré près de la Batterie, apporté par de grands bacs capables de faire passer l’Hudson à 40 wagons sur quatre voies. Dans la longue polémique qui s’ensuit, les ingénieurs des compagnies ferroviaires n’ont aucun mal à démontrer que le projet est irréalisable, qu’il causera des embouteillages encore pires et qu’en fait, rien ne vaut les allèges ou les bacs à wagons amenés au flanc des navires pour abaisser les coûts de transport. La vraie voie de ceinture de New York, ce sont ses multiples chenaux maritimes et fluviaux ; ils lui donnent une souplesse incomparable. Il n’en reste pas moins que, par rapport à ses rivaux, New York a la réputation d’être un port cher30.
16.4 New York, un port cher
55Devant la Commission du commerce, en 1900, un témoin déclare :
" De toutes les villes du monde, New York est celle qui a besoin de subir. une révolution dans ses méthodes commerciales. Les installations terminales sont une honte ; elles sapend son avenir. Les coûts de manutention des manchandises y représentent untribut plus lourd que celui qui est perçu dans toute autre ville du monde. Le pays tout entier est mis à contribution pan. Les mauvaises méthodes qui ont cours dans cette cité" 31.
Les observateurs notent que, par rapport à ses rivaux qui, pour rattraper leur retard, sont prêts à mettre en pratique les innovations les plus récentes, New York se complaît dans l’emploi de méthodes traditionnelles. La rançon de cette apathie, ce sont des coûts plus élevés qui détournent progressivement le commerce des quais de l’Hudson et de l’East River vers Boston, Philadelphie, Baltimore ou Newport News. Sont tout particulièrement visés la politique municipale en matière de loyers et les frais dont sont grevés les grains destinés à l’exportation.
16.4.1 La municipalité, un propriétaire avide
56Alors que les dépenses de l’Administration des Quais fluctuent considérablement, ses recettes, elles, ne cessent de progresser régulièrement (cf. graphique 40, p. 431). Sur ce plan, la réforme de 1870 est un succès. Auparavant, les maires se plaignaient constamment de la faible rentabilité du capital engagé dans les estacades, au point que certains envisageaient sans chagrin de les vendre à des particuliers. Sous la nouvelle administration, l’investissement s’avère être une bonne affaire qui couvre aisément ses coûts de fonctionnement et autofinance en fait une large part de ses constructions. En 30 ans, les recettes passent de 300 000 à 2,4 millions de dollars. La municipalité choisit résolument une politique qui privilégie le revenu au détriment des intérêts commerciaux du port. Elle peut se le permettre dans la mesure où la demande de quais est très supérieure à l’offre. La lenteur des travaux renforce sa position dans les négociations avec les compagnies locataires. Ce marché de vendeurs autorise la perception de loyers élevés.
57Rares sont les quais municipaux qui sont ouverts librement au public. La plupart donnent lieu à des baux de dix ans qui garantissent le privilège de l’usage exclusif, renouvelable pour une somme légèrement majorée. En contrepartie, le locataire est affranchi de l’interdiction de construire des hangars sur les estacades. Ce type de contrat convient très bien aux compagnies de navigation à vapeur, même s’il leur arrive de protester contre les loyers jugés exorbitants. Leurs steamers sont assurés de trouver un emplacement immédiatement, où toutes les opérations de déchargement et de chargement sont programmées. Cependant elles subissent un handicap par rapport aux entreprises qui possèdent, telles la HAPAG ou le Lloyd, à Hoboken, leurs propres appontements, et par rapport aux navires qui ont accès à Boston, à Philadelphie et à Baltimore à des quais privés ou gratuits. La nouvelle politique de loyers est sensible dès le début. Alors que les anciennes estacades ne rapportaient pas plus de 10 000 dollars par an, et souvent moins, les nouveaux môles construits entre Canal et Christopher Street coûtent, en 1878, 45 000 dollars par an à la Pacific Mail, 30 000 à la CGT, à la National line ou à Williams & Guion. En 1900, pour le même appontement, agrandi, il est vrai, la firme française paye 46 500 dollars, tandis que dans le secteur le plus récent, entre la 11ème rue et Gansevoort Street, la White Star verse 84 375 dollars par an pour chacun de ses deux quais et Cunard 76 239 et 40 842 dollars. L’Erie Railroad voit ses frais passer de 32 000 à 100 000 dollars. Or le coût de construction d’une estacade et du mur de quai sur lequel elle s’appuie, ne dépasse pas pour les plus grandes 250 000 dollars. Dans le cas de la White Star, la ville de New York reçoit donc un loyer annuel qui se monte au tiers du capital investi, lui-même amorti en près de trois ans. Une excellente affaire !32
58Aux accusations proférées contre une ville avide de revenus, l’ancien ingénieur G.S. Greene objecte que les loyers ne sont pas élevés par rapport au montant des transactions ; la gratuité n’atténuerait guère les charges. Les quais sont loués à leur valeur vénale. Les baux reflètent le déséquilibre entre l’offre et la demande. D’autre part, il y a un large consensus sur la mauvaise répartition des activités sur le rivage de l’Hudson. Des 9,7 km à usage privé entre la Batterie et le parc de Riverside, à la 72ème rue, les compagnies de navigation à vapeur assurant les relations avec l’étranger n’en occupent que 9,1 %, les lignes de cabotage et les péniches 8,2 %, les ferry-boats 6,9 % et les chemins de fer 33,9 %, tout le reste – soit près de 42 % – étant affecté aux marchés, aux dépôts de charbon, de glace et d’engrais, aux usines à gaz, etc. Dans la partie la plus utile, entre la Batterie et Gansevoort Street, les steamers étrangers n’ont droit qu’à 13,2 % de l’espace, les navires qui font le cabotage à 13,8 %, alors que les chemins de fer en détiennent et occupent 28,9 %. Trop de darses se transforment en gares de triage. Les compagnies ferroviaires préfèrent transporter leurs wagons sur des bacs du New Jersey à Manhattan plutôt qu’ effectuer les manutentions à l’arrivée. Seul, l’Erie, à la 23ème rue, effectue ses opérations à terre ; les autres, travaillant chacun pour soi, sans coordonner leur action, stérilisent une portion de la rive qui serait plus efficacement employée si elle était réservée aux grands steamers. L’offre pourrait alors mieux s’adapter a la demande33.
16.4.2 Un port cher pour les grains à l’exportation
59Quelles qu’en soient les raisons, le déclin de New York dans les exportations de céréales s’explique par les coûts en moyenne plus élevés qui frappent les marchandises transitant par son port. Le débat porte sur les éléments constitutifs de ces coûts : les New-Yorkais ont tendance à incriminer les tarifs ferroviaires différentiels, tandis que les représentants des autres villes soulignent à souhait l’inadaptation des installations terminales de New York, ainsi que le caractère répulsif de certaines pratiques.
60Parmi celles-ci figure en bonne place l’inspection des grains. Les marchands de l’Ouest se plaignent de ce qu’elle soit plus rigide, ou moins laxiste, que dans les autres ports. Le maïs classé N° 2 à Chicago est accepté comme tel à Boston, à Philadelphie ou à Baltimore, alors qu’à New York, il est souvent rétrogradé, à cause de son humidité, dans une catégorie inférieure, moins chère, appelée Steamer. Pour en faire du N° 2, on le soumet dans l’élévateur à une soufflerie qui le sèche et le refroidit, pour un coût atteignant généralement de 1 à 1,5 cent le boisseau. Aussi New York est-il impopulaire dans l’Ouest qui préfère emprunter d’autres itinéraires pour exporter son maïs, d’autant que les acheteurs européens s’intéressent plus au prix qu’à la qualité. En outre, le principal concurrent, Baltimore, bénéficie jusqu’en juin 1899, d’un avantage connu sous le nom de winter load. line. Pendant l’hiver, les navires qui prennent une cargaison au sud de la baie Delaware ne sont pas soumis à une limite maximale de charge, comme ceux qui partent des ports situés plus au nord. Il en résulterait un avantage de 200 à 600 dollars par voyage, suffisant pour attirer les tramps vers la baie de Cheapeake ; néanmoins il ne faut pas en exagérer l’importance, uniquement saisonnière34.
61Plus sérieux est le handicap qui résulte des frais évalués à 3 cents pour 100 livres aux terminus ferroviaires. Quand le tarif de Chicago à New York tombe à 20 cents les 100 livres, le forfait de 3 cents pèse relativement lourd, puisqu’il ne reste plus que 17 cents à partager entre les diverses compagnies ferroviaires. Admettons que les deux tiers de la distance soient effectués par les liaisons de l’Ouest. Si la répartition était strictement proportionnelle, elles devraient s’attendre à recevoir 13,33 cents sur les 20 perçus, tandis que la part de la compagnie new-yorkaise s’élèverait à 6,67 cents. Or, à cause des 3 cents forfaitaires, elles n’en touchent que 11,33 cents (les 2/3 de 17 cents) et la compagnie new-yorkaise 8,67 cents (1/3 de 17 cents, plus 3 cents). A Philadelphie, où le tarif est de 18 cents, à cause du différentiel, elles sont assurées de recevoir 12 cents. Dans ces conditions, New York ne peut être pour les expéditions de grains un port de premier choix ; il a un rôle résiduel35.
62Dans les enquetes de l’époque, la question des frais des installations terminales est la plus obscure qui soit. On avance constamment le chiffre de 3 cents par 100 livres, soit 1,8 cent pour un boisseau de blé, comme s’il correspondait à un coût réel du transport par allèges dans le périmètre du port. En fait, rien n’est plus douteux. Il est très curieux que ce prix corresponde au tarif différentiel avec Baltimore. Devant la Commission du commerce entre les Etats, en 1898, les avocats de la cause new-yorkaise suggèrent que les divers frais de port sont en fait une machination des compagnies de chemin de fer désireuses de justifier les différentiels. Ceux-ci existeraient pour atténuer les rivalités entre lignes-troncs. Pour les faire accepter de l’opinion, on inventerait des coûts plus ou moins fictifs. En conséquence, tous les efforts qu’entreprendront les marchands new-yorkais pour moderniser le commerce ne serviront à rien, car il y aura toujours ces différentiels qui ne permettront jamais à New York de rattraper ses rivaux.
63L’accord de 1877 avait prévu que les coûts de transfert seraient identiques dans tous les ports : 1,25 cent par boisseau, avec 4 jours gratuits. Dans leur tarif, les chemins de fer incluent la livraison au navire. A New York, ils prennent à leur charge les frais liés à la manutention des wagons à l’élévateur stationnaire, puis de celui-ci à la péniche qui conduit le grain au flanc du navire. A Philadelphie et à Baltimore, tout comme à Boston, les bateaux venant accoster directement à l’élévateur de la compagnie ferroviaire, le coût prévoit le transfert dans les cales. A New York, cette opération s’effectue par l’intermédiaire d’un élévateur flottant appartenant à une entreprise privée qui est rétribuée pour ses services par le propriétaire du grain et non par le transporteur. Il en résulte donc des frais supplémentaires. Dans les autres ports, le B & O ou le Pennsylvania perçoivent, en sus du tarif, 1,25 cent pour frais de mise à bord ; à New York, le même Pennsylvania, l’Erie ou le New York Central ne reçoivent que le tarif ; c’est l’élévateur flottant qui empoche la somme de 1,25 cent. Ils doivent rendre gratuitement les mêmes services qui sont rétribués ailleurs et, en plus, ils déboursent pour transporter par allèges de leur élévateur stationnaire au navire un montant voisin d’un demi-cent. A Philadelphie et à Baltimore aussi, quand on recourt aux allèges, ce n’est pas gratuit. Dans le premier port, on estime que cela revient à 0,825 cent à la charge du chemin de fer, soit moins qu’à New York, mais le grain n’est pas assuré. A Baltimore, seul le Norddeutscher Lloyd préfère ne pas déplacer ses steamers à l’élévateur du B & O et payer lui-même les frais de transport par allèges. Au total, il apparaît bien qu’en général, le grain supporte à New York un coût supplémentaire voisin du différentiel de 1,80 cent le boisseau par rapport à Baltimore : 1,25 cent imputable à l’élévateur flottant, le reste rétribuant le service des allèges.
64Dans quelle mesure ces prix sont artificiellement gonflés et ne correspondent pas aux coûts de revient, c’est ce que les enquêteurs ne parviennent jamais à savoir. Les élévateurs flottants, qui sont contrôlés à la fin du siècle par un monopole décomposent leur tarif en trois parties : 0,625 cent le boisseau pour l’élévation proprement dite, 0,125 pour le balancement, un demi-cent pour l’extra storage qui est supposé couvrir le déplacement de l’appareil – une répartition adoptée seulement pour satisfaire aux exigences de la loi McEvoy. De leur côté, les compagnies ferroviaires ont tendance à gonfler les coûts du transport par allèges, comme l’indiquent plusieurs témoignages devant la Commission du commerce, en 1900. Les transferts sont donc pour elles une source de profits ; c’est pourquoi la plupart d’entre elles tiennent à assurer elles-mêmes cette activité. En 1896, la Joint Traffic Association interdit aux particuliers d’effectuer eux-mêmes le transport de leurs marchandises contre remboursement des 3 cents. Bref, pour l’acheteur etranger de grains ou pour l ’ exportateur qui passe par New York, la nécessité d’utiliser des allèges et des élévateurs flottants pour aller de l’élévateur ferroviaire à la cale du navire représente un coût supplémentaire qu’il peut éviter s’il transite par un port rival, où les élévateurs sont construits en bordure du quai et chargent directement sans intermédiaire les céréales qu’ils ont reçues des wagons. Là réside le principal handicap new-yorkais, mais il n’était pas inévitable36.
65En effet, il aurait été possible de mettre en contact le rail, l’élévateur et le bateau, comme cela s’était fait entre 1878 et 1882 – expérience brutalement interrompue à la suite de l’imposition de ce qu’on appelle le "cent arbitraire”. Depuis 1882, tout navire qui vient chercher directement du grain à l’élévateur d’une compagnie ferroviaire doit payer 1,25 cent par boisseau, alors qu’avant cette date, le coût se limitait à un quart de cent pour couvrir l’entreposage pendant dix jours. Il y a donc bien une augmentation d’un cent. On la qualifie d’arbitraire parce que le navire qui reçoit son blé d’une allège et d’un élévateur flottant verse exactement la même somme, alors que les intermédiaires accomplissent une tâche supplémentaire. En conséquence, les armateurs n’ont aucun intérêt à déplacer leurs bâtiments jusqu’à l’élévateur, puisque cela ne leur procure aucune économie ; les expéditions de grains par cargaisons entières en sont découragées. Cette politique des compagnies ferroviaires new-yorkaises, et tout particulièrement du New York Central, aboutit à stériliser l’effet attendu de la construction d’un élévateur au bord de l’eau. De ce choix, deux explications sont données. La première fait intervenir le groupe de pression des entrepôts de Brooklyn, mécontents du détournement de trafic ; leurs propriétaires auraient profité de la maladie du président du New York Central, Rutter, pour s’entendre avec le vice-président Hayden et imposer le cent arbitraire qui rétablit leur situation privilégiée, au détriment des intérêts à long terme du port. L’autre interprétation, plus vraisemblable, y voit une concession au Pennsylvania et au B & O pour maintenir l’harmonie entre les lignes-troncs. En effet, à Philadelphie et à Baltimore, on percevait un cent pour élever le grain ; si on acceptait que ce fût gratuit à New York, chaque fois qu’un navire se rendait directement à l’élévateur, on risquait de perdre des parts de marché. Les deux compagnies exigèrent donc du New York Central qu’il augmentât son tarif d’un cent ou bien elles seraient contraintes de décréter elles aussi la gratuité. Comme un tiers seulement du grain expédié de New York l’était par cette méthode moderne, le reste usant de l’ancien système avec allèges et élévateurs flottants, qui ne pouvait pas être gratuit, le New York Central et l’Erie auraient préféré augmenter leur tarif d’un cent pour sauvegarder les intérêts du port. Ainsi aurait disparu la possibilité de lutter à armes égales avec Philadelphie et Baltimore37.
66Il n’y a pas de fatalité inscrite dans la géographie physique. Les avantages et les inconvénients du site n’ont pas véritablement d’existence absolue. Tout dépend de l’action humaine, des choix stratégiques ou tactiques effectués à telle ou telle époque, dont les effets se poursuivent souvent pendant des décennies grâce au rôle de l’inertie. Dans le dernier tiers du XIXème siècle, il est de bon ton de critiquer l’éclatement du port de New York en plusieurs zones mal reliées entre elles, parce que, dit-on, il n’y a pas de continuité du réseau ferroviaire ; l’utilisation des allèges est considérée comme un procédé du passé. Il est cependant curieux de constater qu’au début du XXème siècle, l’opinion se renverse ; on reconnaît aux liaisons par voie d’eau une souplesse que ne peut donner aucune ligne de chemin de fer dans le périmètre portuaire. La disposition physique du site new-yorkais convient bien à une grande agglomération urbaine et à un centre industriel de premier ordre. Le seul point faible, et c’est celui sur lequel se concentrent les difficultés, ce sont les conditions d’exportation des grains. Les installations terminales des ports rivaux paraissent mieux adaptées grâce à la liaison réussie entre le rail, l’élévateur et le navire, qui abaisse les coûts de revient, mais New York avait les moyens d’en faire autant. Le New York Central avait montré le chemin avec sa gare de la 60ème rue ; du côté du New Jersey, des travaux de dragage auraient permis d’accueillir les steamers. Encore fallait-il poursuivre cette politique avec décision et continuité. Ce n’a pas été le cas. C’est pourquoi New York semble perdre des parts de marché, en particulier à deux moments critiques : en 1874-1882 et à partir de 189638.
Notes de bas de page
1 Les principales sources de ce chapitre sont U.S. Army, Annual Report of the Chief of Engineers to the S ecretary of War ; la collection des cartes de la New York Public Library (cf. Thèse, p. 1233-1236) ; Sidney Willett Hoag Jr., the Dock. Department and. N ew) York Docks, paper n° 16 presented March 22, 1905, to the Municipal Engineers of the City of New York, p. 31-155 ; Quihette de Rochemont et Henri Vétillart, Les ports maritimes de l’Amérique du Nord sur l’Atlantique. Tome II (par H. Vétillart), Régime administratif des voies navigables et des ports aux. Etats-Unis, Paris, Dunod, 1902, 589 p. ; tome III, Les ports des Etats-Unis, 1904, 607 p. ; Quinette de Rochemont et Henri Desprez, Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, Cours de travaux maritimes, 3 volumes : 1. 1896, 664 p. ; 2. 1897, 564 p. ; 3. 1898, 211 p. ; Reports, of the N ew York Harbor Commission of 18 5 6 and 1857, republiés par ordre de la Chambre de commerce de l’Etat de New York, 1864, 316 p. ; Department of Docks, Annual Report, à partir de 1870/1 ; E. Lavoinne et E. Pontzen, Les chemins de fer en Amérique, 2 volumes : 1. Construction. 2. Exploitation, Paris, Dunod, 1880 et 1882, 547+660 p. et un Atlas ; Gratz Mordecai, A Report on the Terminal Facilities for Handting Freight of the Railroads entering the Port of N ew york, especially of those Railroads having Western Connections, written and prepared for the Railroad Qazette, New York, 1885, 68 p. ; James Watson Gerard, A Treatise on the Title of the Corporation and Others to the Streets, Wharves, Piers, Parks, Ferries and other Lands and Franchises in the City of N ew York, the Title to Land under Water, the Pier and Bulkhead Lines in said City, and the Powers of Official Bodies relative to the aboue Subjects, New York, Poole & Maclauchlan, 1872, 330 p. ; Carl Condit, The Port of New york. A history of the RaiL and Terminal System from the Beginnings to Pennsylvania Station, Chicago, The University of Chicago Press, 1980, 456 p.
2 U.S. Army, op, cité, 1885, p. 775 ; 1886, p. 730 ; 1890, Appendix E, p. 742-747 ; 1889, p. 733-741 ; 1894, p. 751 , 773 ; NYPE, 1884/5 ; Richard Edwards, An Historical and Descriptive Review of the City of Brooklyn and her manufacturing and mercantile Industries, inctuding many Sketches o/ teading puttic and private Citizens, New York et Philadelphie, Historical Publ. C°, 1883, p. 39.
3 Hoag, op. cité, p. 70 ; AMRE, CC, PH, 10 février 1882.
4 William Nelson Blake, Storage and Transportation in the Pont of New york. An Investigation into Methods of Handling Merchandise with special Reference to Questions of Cost and Convenience, New York, 1884, p. 12. Pour les localisations, se reporter aux cartes dans la Thèse, p. 799-801, 807-811.
5 Irving T. Bush, Working with the World, New York, 1928, p. 16-43 ; id., Freight Randling Problems of New York City : local, waterborne, rail, reprinted from New York Tribune, 10 février 1907.
6 C. Condit, op, cité, p. 247-258 ; Thèse, p. 1191.
7 Blake, op, cité, p. 28-29 ; Erastus Wiman, Disabilities and Possibilities of the Pont of New York, New York, 1899, p. 7.
8 Cette analyse s’inspire largement de H. Vétillart, tome II, op. cité.
9 Piers and Wharves of New York. Remedy proposed by the New York Pier and Wanehouse C°, New York, 1869, p. 114 ; Reponts of the New York Harbor Commission, 7857, p. 248, 253 ; Henry R. Stiles, A Histony of the City of Brooklyn, including the old Town and Village and City of Williamsburgh, Brooklyn, 1869- 1870, p. 452, 574, 575-580 ; Stephen M. Ostrander, A History of the City of Brooklyn and Kings County, Brooklyn, 1894 ; Moses King, King’s View of Brooklyn, made for the Lawyers Title Insurance C°, 300 views, 1904 ; Edward Dana Durand, The Tinan ces of New York City, New York, Macmillan, 1898, ch. IV ; Edward K. Spann, The New Metropolis, New York City, 1840-1857, New York, Columbia University Press, 1981, ch. 13- 14.
10 H. Vétillart, op. cité, p. 204-205, 466 ; Annual Repont of the Riparian Commissioners of the State of New Jersey, à partir de 1869 ; George H. Farrier, ed., Memorial of the Centennial Celebration of the Battle of Paulus Hook, August 19, 1879, with a History of the early Settlejment and present Condition of Jersey City, Jersey City, 1879 ; An Act to incorporate the Hoboken Land and Improvement C°, Supplements and other Acts, Hoboken, 1859, 47p. ; Hoboken Board of Trade, History of Hoboken, 1907, 120 p. ; Norddeutscher Lloyd, Bericht nebst Anlagen, 1870 ; HAPAG, Jahnes-Lerichte, 1863, 1869, 1881.
11 H. Vétillart, op.cité, tome II, p. 530-539, 539- 544, 549-556 ; Edwin J. Clapp, The Pont of. Boston. A Study and a Solution of the Traffic and operating P no blems of Boston, and its P Lace in the Compétition of the North Atlantic Seaports, New Haven, Yale University Press, 1916, 402 p.
12 Vétillart, II, op. cité, p. 235, 241, 322-323, 329, 332-333.
13 Message du gouverneur Fenton (7 janvier 1868), p. 22 ; Erwin Wilkie Bard, the Pont of. New York Authority, New York, 1942, p. 5-6.
14 H. Vétillart, II, op. cité, p. 495.
15 Department of Docks, Annual Repont, 1870/1, p. 10 ; Piers and wharves of New York, op, cité, p. 3, 5, 33-35, 36, 46-48, 49, 50, 54, 58-59, 60, 101, 103- 104 ; Reports of the New York Hanbor Commission, op. cité, p. 224-272 ; The Commissioners of the Sinking Fund of the City of New York, The Wharves, Piers and Slips belonging to the Conporation of the City of New York, New York, 1868, 2 volumes.
16 Piers and Wharves of New York, p. 56-58 ; Reports of the New York Harbor Commission, 1857, p. 115,116, 117, 118, 224 sq., 241 ; Board of Aldermen, Documents (on y trouve les messages adressés par les maires au début de chaque année) ; Seymour J. Mandelbaum, Boss Tweed’s New York, New York, John Wiley & Sons, 1965, p. 103 ; Thèse, p. 1195.
17 Alexander B. Callow, Jr., The Tweed Ring, New York, Oxford University Press, 1966, 351 p. ; Leo Hersh-kowitz, Tweed’s New York. Another Look, Garden City, Anchor Press/Doubleday, 1977, 409 p.
18 Durand, op. cité, p. 228-229, 257 ; Vétillart, t. II, p. 524-525, t. III, p. 173sq. ; SCL, 12 février, 13 août, 1er octobre 1870, 27 mai 1871, Dans son message du 10 janvier 1888, le maire Abram Hewitt considère que le privilège dont jouit l’Administration des Quais est " un solécisme dans le gouvennement municipal" (P. 32). De 1873 à 1893, le Board of Estimate and Apportionment se compose du maire, du contrôleur, du Président de l’administration des impôts et de l’assiette, du Président du conseil des échevins. En 1893, on leur adjoint le conseiller juridique de la municipalité.
19 Department of Docks, 1870/1.
20 Durand, op. cité, p. 374 ; Message du gouverneur Hill, 6 janvier 1885, p. 26 ; messages des maires Grâce (5 janvier 1885, p. 12-13, 43) et Hugh J. Grant (7 janvier 1889, p. 16-17).
21 Reports of the N eu york. Harbon Commission, 1857, p. 197-205 ; U.S. Army, op. cité.
22 U.S. Army, 1885, p. 113, 767-769, 775, 778, 781, 785 ; 1886 ; 1893 ; 1894, p. 773 ; 1897, p. 1060-1061 ; 1899, p. 1280-1281 ; John W. Ambrose, Congressiona Appropriation Acts and The Harbor of New york, New York, 1898, 20 p. ; Lewis Haupt, "A Menace to the New York Harbor Entrance", The Journal of the Tranklin Institute devoted to Science and the Mechanic Arts, CLIX, 2, February 1905, p. 101-116.
23 U.S. Army, 1885, p. 677 ; 1887 ; 1894, p. 761 ; 1900, p. 1437, 1439 ; Charles Stoughton, the World’s great Highway : from the Continent of Asia across the American Continent via Port Morris to the Continent of Ɛurope, 1877, 21 p.
24 Thèse, p. 698 ; Hoag, op. cité, p. 64-65, 123-124 ; Quinette de Rochemont et Desprez, op, cité, p. 395- 397 ; Quinette de Rochemont et Vétillart, t. III, p. 250-254.
25 Hoag, op. cité, p. 100 ; Department of Docks, 1894, p. 15 ; NYCC, 1900, p. 124 ; Quinette de Rochemont et Desprez, p. 397 ; Quinette de Rochemont et Vétillart, t. III, p. 254-256.
26 Department of Docks, 1900 ; messages.des maires Grâce (1882, p. 28), Edson (1883, 1884), Hewit.t (31 janvier 1888), Strong (1897, p. 43).
27 Department of Docks : on y trouve la liste des locataires avec leur loyer.
28 U.S. Army, 1884 ; 1885, p. 792-793 ; 1889, p. 803 ; 1890 ; 1891 ; 1900, p. 1475-1479.
29 C. Condit, op. cité.
30 G. Mordecai, op. cité, p. 65 ; Wm N. Black, op. cité, p. 17 ; Erastus Wiman, op. cité, 1898 ; American Society of Civil Engineers, Rapid Transit and Terminal Freight Facilities. Report of the Committee appointed September 3, 1874, to investigate the best Means of Rapid Transit and of Handling Freight in and about the City of New york, 1875, p. 36 ; InCo, 1879, Appendix. n’1, p. 11 ; journal of Commence, 13, 17, 29 janvier 1898, 5, 23, 24, 25, 26, 28 février, 1er, 3, 5, 10, 15, 18, 21, 22 mars 1898 ; NYCC, 1900, p. 629, 681, 701, 703 ; Quinette de Rochemont et Vétillart, t. III, p. 246-249 ; American Society of Civil Engineers, 1875, op, cité, p. 41-45.
31 NYCC, 1900, p. 776.
32 SCL, 11 novembre 1874 ; Department of Docks, 1 900 ;/VyCC, 1900, p. 124, 433, 460, 490, 513, 645, 667, 726, 795, 800 ; American Society of Civil Engineers, Transactions, 1901, op. cité, p. 237.
33 NYCC, 1900, p. 128, 705, 711, 862, 865.
34 NACC, Docket 469/3, p. 226, 261 , 266, 378-379, 552- 560, 600, 872, 912-913, 1024 ; NYCC, 1900, p. 882, 883-885, 964-965 ; ICR, 1898, p. 625 ; Daish, op. cité, p. 205.
35 NYCC, 1900, p. 157-158.
36 NACC, Docket 469/1 , Statement for Complainant, p. 29- 31 ; Docket 469/3, p. 71 , 94, 1 11 , 1 52-1 53, 285, 31 1 , 348, 350, 519, 527, 698, 784, 789, 853-854, 878, 898, 1011, 1012, 1018-1019 ; NYCC, 1900, p. 1298-1299, 1731, 1878, 1895 ; ICR, 1898, p. 623, 1905, p. 23.
37 NACC, Docket 469/3, p. 154, 165, 372, 409, 431 , 1015 ; 469/1, p. 77-79 : NYCC, 1900, p. 109, 110-111, 881- 882, 1118, 1124, 1143, 1153, 1750 ; 56th Cong., 2nd Sess., Doc. 494, House of Représentatives, Repont of the Industrial Commission on the Distribution of Frarm Products, vol. VI, Washington, GPO, 1901, p. 122-123.
38 Edwin J. Clapp, op. cité, p. 324-378.
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