Chapitre 15. Un atout néglige : le canal érié
p. 384-408
Texte intégral
1A la veille de la guerre de Sécession, la majorité des New-Yorkais considéraient que la prospérité de leur port reposait en grande partie sur le canal Erié. Dans le passé, il avait assuré la suprématie de la Ville-Empire sur Boston, Philadelphie et Baltimore et, dans l’avenir, quoique des doutes commençassent à se faire jour, il en irait de même. A la fin du siècle, en dépit de ses avatars, la voie d’eau continuait à porter les espoirs, puisqu’on ne pouvait compter sur les chemins de fer. En effet, on constate que les compagnies ferroviaires new-torkaises ont maintenu leurs positions dans les livraisons de grains aux six principaux ports de l ’ Atlantique-Nord et qu’elles n’ont donc aucune raison de faire la guerre pour leur ville d’origine. Les pertes de New York sont imputables au seul canal. En redonnant à la voie d’eau sa compétitivité, on obligera les chemins de fer à s’attaquer aux différentiels pour conserver leurs parts de marché. La solution paraît simpliste, mais elle s’appuie sur un fait irréfutable : le meilleur marché du canal pour le transport des pondéreux. Il est étonnant que les New-Yorkais aient laissé dépérir un de leurs meilleurs atouts, qu’ils n’en aient pas usé avec plus d’agressivité. Certes, les bons arguments ne manquent pas et il s’agit, à l’époque, d’une négligence largement répandue aux Etats-Unis et en Europe, mais on peut se demander si une vision à long terme rationnelle aurait encouragé une pareille erreur stratégique, dans un pays qui bénéficie d’une immense mer intérieure, au bord de laquelle se développe une des principales zones industrielles du monde1.
15.1 L’inéluctable déclin des canaux new-yorkais
2Dans le système de canaux dont se sont dotés les New-Yorkais dans la première moitié du XIXème siècle, trois seulement jouent un rôle dans les échanges interrégionaux, sources du commerce d’exportation : le canal Erié, le canal d’Oswego et le canal Champlain. En fait, le premier domine tant cette activité qu’on peut négliger les deux autres. En 1900, le canal Erié transporte légèrement moins de marchandises qu’en 1860, alors que les quantités confiées aux compagnies ferroviaires croissent de façon exponentielle. Dans ces conditions, stagner revient à décliner considérablement. Même en 1880, où le trafic du canal atteint son maximum, lors des grandes expéditions de céréales vers l’Europe occidentale, la voie d’eau est largement dépassée, par l’Erie Railroad dès 1866, par le New York Central quatre ans plus tard. La fin de la guerre de Sécession marque la fin de la domination du canal Erié2.
3Les quantités de blé et de maïs transportées sur le canal présentent le même profil que le tonnage total – au moins jusqu’en 1894 : un premier sommet en 1862, suivi d’un second plus bas en 1871-1873, avant la pointe exceptionnelle de 1880. En 1895, survient l’effondrement. Et pourtant le Surintendant des Travaux Publics, George W. Aldridge, estime que la saison n’a pas été désastreuse, que les affaires ont été bien meilleures pour les mariniers qu’on pouvait s’y attendre à l’ouverture, en mai. Or les tarifs n’ont jamais été aussi bas. Pour répondre aux 12 cents par boisseau qu’exigent les chemins de fer entre Chicago et New York, les bateliers doivent se contenter en moyenne de 2,19 cents le boisseau entre Buffalo et New York (cf. graphiques 38, p. 387). Qu’une baisse de trafic de 10 %, accompagnée d’une chute des prix procure de la satisfaction aux entrepreneurs de transport laisse perplexe. L’année 1895 ne peut être considérée comme bonne ; il y a très peu de maïs à porter à la côte à cause de la récolte désastreuse de l’année précédente. Certes, il vient d’être mis un terme aux gratifications en argent que les éclusiers exigeaient des mariniers, faute de quoi ils prolongeaient indûment leur attente, mais cela ne suffit pas à compenser les pertes de recettes. La satisfaction affichée paraît un leurre destiné à tromper les citoyens appelés aux urnes pour un référendum sur l’emprunt de 9 millions de dollars en faveur des canaux. Ils ne doivent pas redouter que cet argent sera dépourvu d’utilité ; il faut leur laisser croire que la voie d’eau a un avenir face à la concurrence des chemins de fer, quitte à définir comme bonnes des affaires plus que médiocres. Cette incapacité d’affronter lucidement la vérité est bien caractéristique de la manière dont les New-Yorkais traitent leurs canaux3.
4Il n’est donc pas étonnant que le déclin se poursuive jusqu’à la fin du siècle. A partir de 1895, le canal Erié ne joue plus qu’un rôle marginal dans le transport des céréales de l’Ouest vers New York (cf. graphiques 22, p. 199). C’ en est fini de la fonction régulatrice de la voie d’eau. Pour le blé, tout particulièrement, où on passe sans transition du sommet de 1894 au désastre de 1898. La première année, jamais depuis 1870 le canal n’avait apporté une aussi forte part du blé reçu à New York. Quatre ans plus tard, le trafic est quasiment réduit à néant et ne se relève guère par la suite. Le phénomène est d’autant plus inquiétant que la zone de culture du blé en marche vers le Nord-ouest favorise la voie d’eau. La navigation sur les Grands Lacs sait en profiter, pas le canal. A la fin du siècle, ce dernier ne rend plus les services qu’avaient envisagés ses hardis promoteurs. Un tel délabrement s’explique à la fois par les conditions propres à ce genre d’activité et par la politique et les attitudes des New-Yorkais vis-à-vis de leurs canaux4.
15.2 Les handicaps des canaux New-Yorkais
5Les handicaps des canaux sont de trois types : climatiques, techniques et économiques.
15.2.1 Les handicaps climatiques
6Le canal Erié présente un inconvénient majeur : il ne fonctionne, à cause de la rigueur de l’hiver, qu’environ sept mois par an, tout comme les Grands Lacs. En moyenne, entre 1860 et 1900, il est ouvert 215 jours par an, soit 60 % du temps. La durée réelle oscille autour de ce chiffre. L’ouverture s’effectue en général entre le 30 avril et le 8 mai, mais on enregistre parfois des débuts de la navigation précoces (le 11 avril en 1882, le 15 en 1878, le 20 en 1880) ou tardifs (le 18 mai en 1875, le 17 en 1881, le 15 en 1873). De même, la fermeture est déclarée ordinairement entre le 30 novembre et le 8 décembre. Toutefois, un coup de froid soudain peut bloquer mille péniches dans les glaces le 22 novembre 1880, ou la prolongation de l’été indien retarde l’interruption du trafic jusqu’au 12 décembre (1860, 1865, 1866). La saison de navigation dure 210 à 220 jours, 23 années sur 41, avec un maximum de 231 jours en 1860, 230 en 1868, et un minimum de 197 en 1875. Trop soumis aux rythmes climatiques, le canal Erié convient de moins en moins à une époque qui a besoin de relations commerciales rapides, régulières et sûres. Au temps de sa domination, il oblige les négociants à accumuler les stocks qu’il faut financer pendant tout l’hiver. Aussi les chemins de fer, malgré le coût plus onéreux du transport à la tonne-kilomètre, peuvent-ils lui opposer leur vitesse, leur souplesse et leur fonctionnementpermanent, à l’exception des rares jours d’intense blizzard. A partir du moment où les ports rivaux bénéficient d’équipements ferroviaires de qualité, il est plus important pour New York d’avoir à sa disposition un bon réseau ferré qu’un canal réduit à l’inactivité chaque hiver. Il est vraisemblable qu’après la guerre de Sécession, cette considération joue un rôle dans le manque d’enthousiasme des New-Yorkais à l’égard de leurs voies d’eau. Même la transformation du gabarit et l’adoption des méthodes les plus modernes ne pourraient empê cher les canaux d’occuper une fonction subalterne – à savoir, limiter les abus des compagnies ferroviaires – au lieu d’être, comme dans le passé, l’instrument de la domination de l’Etat-Empire5.
GRAPHIQUE 38 (a) : LE COUT TOTAL DE TRANSPORT D’UN BOISSEAU DE BLE DE 27,22 KG ENTRE CHICAGO ET NEW YORK (en cents par boisseau) 1. Coût total du transport par voie lacustre et fluviale 2. Coût total du transport par voie lacustre (Chicago-Buffalo) et par chemin de fer (Buffalo-New York) 3. Coût du transport par voie ferrée. GRAPHIQUE 38 (b) : LES COUTS DE TRANSPORT D’UN BOISSEAU DE BLE ENTRE CHICAGO ET NEW YORK PAR VOIE LACUSTRE ET FLUVIALE (en cents par boisseau) 1. Coût total entre Chicago et New York 2. Coût par voie lacustre entre Chicago et Buffalo 3. Coût par voie fluviale (canal et Hudson) entre Buffalo et New York 4. Péage sur le canal Erié.

Source : NyPE.
7Autre conséquence du climat, non dépourvue d’incidence sur la formation des prix de transport : le caractère saisonnier des tarifs de la batellerie sur le canal et sur les lacs (cf. graphique 39, p. 389). Les prix sont marqués par une forte composante saisonnière. De mai à août, ils se situent en-dessous de la moyenne mensuelle annuelle, puis ils augmentent en septembre et subissent une hausse accentuée en octobre et en novembre. Le graphique donne l’impression qu’après 1879, les tarifs deviennent beaucoup plus réguliers, et de fait, en 1890 ou en 1894, ils ne varient guère d’un mois sur l’autre, mais il faut tenir compte de la baisse des prix qui amplifie les dénivellations absolues des deux premières décennies. Après 1880, le caractère saisonnier s’atténue, mais il ne disparaît pas. Quand s’annonce l’automne, on s’empresse d’acheminer vers New York les céréales de la nouvelle récolte, afin de ne pas être contraint de passer pendant l’hiver sous les fourches caudines des compagnies ferroviaires. Celles-ci, en effet, commencent généralement à augmenter leurs tarifs dès qu’est close la saison de navigation ; elles profitent de leur monopole temporaire pour accumuler les profits. Sans trop en abuser, toutefois, car les exportateurs pourraient être tentés, après avoir utilisé le canal au maximum de sa capacité, d’attendre le retour du printemps. Les dirigeants ferroviaires savent d’expérience que de mai à août, les tarifs auxquels ils transportent les céréales sont à la limite du seuil de rentabilité. Pour compenser, ils se rattrapent le reste de l’année. Les profits qu’ils font alors leur permettent de baisser les prix pendant la saison de navigation, de façon à affaiblir financièrement les bateliers. Ainsi, les conditions climatiques enclenchent un cercle vicieux pour les mariniers : moins de profits, donc moins d’investissements, donc moins de possibilité de résister à un mode de transport concurrent qui, lui, bénéficie d’incessants progrès techniques6.
15.2.2 Les handicaps techniques
8Pour empêcher les chemins de fer de conquérir l’initiative, il aurait fallu baisser les coûts du transport par canal beaucoup plus qu’on ne l’a fait en réalité. Cet effort suppose une double action : sur la voie d’eau proprement dite et sur le mode de traction.
9En 1862, la Législature de l’Etat de New York avait décrété que le projet d’élargissement élaboré en 1835 avait été mené à son terme. Si les travaux avaient été faits conformément au plan initial, pour un coût voisin de 32 millions de dollars, les 564 kilomètres du canal Erié auraient dû présenter un prisme large de 21,30 mètres à la surface et de 16-17 m au fond, avec un mouillage de 2,15 m ; les 72 écluses du parcours seraient doublées, permettant de faire passer deux péniches par éclusée ; on pourrait utiliser des barges de 210-240 tonnes, au lieu de 75 précédemment. Malheureusement, malgré la proclamation officielle, les travaux n’étaient pas achevés. Trop souvent les entrepreneurs les avaient bâclés. Faute d’être correctement inclinés et protégés par des perrés, les talus glissaient sous l’effet du batillage ; le fond s’envasait. En conséquence, les dépassements ou les croisements étaient délicats dans certains biefs. Comme le mouillage le plus faible détermine la capacité du canal, le tirant d’eau réel était inférieur à celui qu’on se flattait d’atteindre. En outre, restaient une quinzaine d’écluses simples qui formaient des goulots d’étranglement. Toutes ces négligences coûtent cher en temps ; parfois même, le trafic est complètement bloqué à certains endroits pendant plusieurs jours, réduisant d’autant la saison de navigation et la rentabilité du capital.
GRAPHIQUES 39

10Immédiatement apres la guerre de Sécession, il apparaît que, même si le canal était bien entretenu et conforme au projet initial, il ne répondrait pas aux besoins de transport de masse. Les Etats de l’Ouest, avides de vendre leurs surplus agricoles, réclament une baisse des tarifs. Les plans les plus divers prétendent remédier à la situation. D’abord, la solution grandiose : le canal maritime contournant les chutes du Niagara et gagnant l’Hudson à partir du lac Ontario par plusieurs itinéraires possibles ; un mouillage de 5 à 7,50 m selon les projets permettrait à de grosses péniches d’aller sans rupture de charge de Chicago à New York. Comme le coût en est très élevé (de 120 a 150 millions de dollars), il est exclu que les New-Yorkais participent seuls à son financement. Seul le gouvernement fédéral a les moyens d’entreprendre une pareille tâche ; en outre, comme l’Ouest en bénéficierait autant, sinon plus, que New York, il semble normal que la nation prenne sur elle le fardeau financier. A plusieurs reprises, le Corps des Ingénieurs de l’Armée étudie des tracés, mais les projets restent dans les tiroirs7.
11Si certains New-Yorkais se débarrasseraient volontiers du canal Erié pour en faire cadeau au gouvernement de Washington, la grande majorité d’entre eux écarte cette solution, car l’Etat de New York et son port n’ont pas que des amis au Congrès. En abandonnant le canal, la Ville-Empire perdrait tout contrôle sur un instrument dont elle peut éventuellement jouer pour faire pièce aux chemins de fer et aux rivaux de Pennsylvanie, du Maryland ou du Massachusetts. Le canal maritime n’aurait de chance de devenir réalité que si les travaux canadiens aboutissaient à détourner vers Montréal le trafic en provenance de l’Ouest des Etats-Unis. Périodiquement on agite la menace venue du nord, sans qu’elle se matérialise avant la fin du siècle. C’est qu’en effet, le Dominion rencontre deux obstacles : les chutes du Niagara entre les lacs Erié et Ontario, la succession des rapides qui rendent difficilement navigable le Saint-Laurent en amont de Montréal. Le premier est franchi par le canal Welland, élargi d’abord en 1842-1846 avec un mouillage de 2,75 m, porté à 4,25 m selon un plan définitivement réalisé en 1887. Des péniches de 1000 tonnes peuvent l’emprunter, mais jusqu’en 1899, Montréal leur reste inaccessible, à pleine charge car le Dominion met 28 ans pour achever son projet de mise au même gabarit que le Welland des six canaux du Saint-Laurent. Il faut donc attendre l’orée du XXème siècle pour que voies d’eau canadiennes cessent d’apparaître comme des culs-de-sac et fassent figure d’adversaires dangereux. Auparavant, ils sont incapables d’édifier la prospérité de Montréal au détriment de celle de New York. Entre 1880 et 1900, le trafic sur le canal Welland ne progresse pas. C’est pourquoi les projets de canal maritime s’accumulent dans les archives, avant de ressortir plus tard avec l’actuel Seaway8.
12La résurgence périodique des récriminations de l’Ouest contre les tarifs trop élevés du canal Erié et son caractère vétuste incite les New-Yorkais à le moderniser. Le gouverneur Reuben Fenton propose d’élargir les écluses, ce qui aurait pour effet d’admettre des steamers de 500 à 600 tonnes, susceptibles, selon lui, d’abaisser les coûts de transport de moitié . Estimation dénuée de fondement, dira en 1875 un de ses successeurs, Samuel Tilden, car elle minore excessivement les coûts de fonctionnement et n’inclut pas les salaires. Inversement, ce qui freine la modernisation de l’outil, c’est la sous-utilisation de ses capacités. En 1867, Fenton estime qu’il pourrait transporter 4 millions de tonnes par an dans chaque direction – ce qui est très supérieur aux quantités enregistrées. Huit ans plus tard, Tilden avance une capacité théorique de 11 millions de tonnes. Dans ces conditions, pense-t-il, il n’est pas nécessaire de se lancer dans de grands projets dispendieux et spectaculaires ; il suffit d’améliorer l’état de choses existant par petites touches. Elargir les écluses, comme le proposait Fenton ? voilà”une singulière union de la cherté dangereuse et de La parsimonie fatale”. Pour le Sage de Gramercy Park, le problème ne se situe pas au niveau des écluses ; il calcule qu’une éclusée durant cinq minutes. le franchissement des 72 ouvrages prend six heures, soit une infime partie du temps total qui s’élève en moyenne à 243 heures (un peu plus de dix jours) en octobre 1873. Le vrai problème, c’est la profondeur effective, ces fameux 2,15 m qui ne sont pas respectés. Aussi réclame-t-il”un honnête sept pieds. La politique d’économies l’emporte. En 1875, s’achève enfin le programme de doublement des écluses. Neuf ans plus tard, on décide de les allonger ; ainsi deux péniches pourront passer simultanément. Malheureusement le manque de crédits interrompt la construction, De toute façon, un "honnête sept pieds" ne convient plus. Les chemins de fer viennent de porter la concurrence à Buffalo9.
13Dans son message du 2 janvier 1894, le gouverneur démocrate Roswell P. Flower propose un autre plan : il faut approfondir la voie d’eau, au besoin en élevant les berges, de façon à accroître la capacité. Rompant avec une longue période d’atermoiements et de mesures de détail, l’Etat de New York sent enfin, dans la dernière décennie, qu’il est temps d’accroître la vitesse sur le canal. De cette préoccupation naît le second programme d’élargissement. Deux projets sont en concurrence : l’un, présenté par l’ingénieur de l’Etat, Martin Schenck, se distingue par son ampleur, son ambition et son coût ; il annonce le futur Barge Canal de 1000 tonnes. Aussi est-il refusé au profit d’un autre, plus modeste, étudié par son successeur, Campbell W. Adams : le mouillage sera porté de 2,15 à 2,75 m ; toutes les écluses seront allongées ; des péniches de 400 tonnes remplaceront le maximum antérieur de 240 tonnes. Le référendum de 1895, qui autorise un emprunt de 9 millions de dollars pour réaliser ce projet, donne le feu vert à la construction qui ne sera jamais achevée. Dès 1898, elle est arrêtée, car il n’y a plus d’argent disponible. Le gouverneur Theodore Roosevelt demande une nouvelle étude confiée à une commission dirigée par le général Francis V. Greene. Celle-ci s’inspire des idées de Schenck et recommande une section de 3,65 m de mouillage avec 23 m de largeur au fond du canal ; les . écluses devront faire 95 m de long sur 8,50 de large ; ainsi pourra-t-on utiliser des péniches de 3 m de tirant d’eau, longues de 45 m, larges de 7,60 m et jaugeant 1000 tonnes. Le coût total est estimé à 59 millions de dollars. De son côté, la Commission du commerce de New York, après avoir étudié cinq projets, préfère finalement qu’on se contente du programme de 1895, qui devrait pouvoir être terminé à un coût total d’une quinzaine de millions de dollars. Cette fois, la menace canadienne paraît réellement sérieuse. En 1900, le Dominion offre sur tout le parcours de Montréal au lac Erié un mouillage de 4,25 m. Pour éviter un détournement de trafic vers le Saint-Laurent, il faut viser haut. En 1901, la Législature retient le projet le plus cher – celui du Barge Canal qui sera approuvé par référendum en novembre 1903. Trop tard, car l’époque des grandes exportations de céréales est passée. On ne peut que spéculer sur ce qui se serait passé si ce plan qui était techniquement réalisable en 1880 l’avait été à cette date. New York aurait sans doute beaucoup mieux maintenu ses positions dans le commerce international des grains, car un tel canal élargi et approfondi aurait alors représenté un rival très dangereux pour les chemins de fer. Mais le canal Erié de 1900 continue à ressembler à celui de 1860 ; dans certaines sections, le mouillage reste à 2,15 m et parfois moins, quand les berges sont mal entretenues. Quarante ans de négligence ont transformé l’instrument de la suprématie new-yorkaise en un outil obsolète10.
14En conservant le même prisme, on freine considérablement l’introduction de nouveaux modes de propulsion, on conforte les méthodes les plus anciennes et les moins efficaces. Traditionnellement, sur le canal Erié, les péniches sont tirées par des chevaux ou des mules. La vitesse moyenne se situe autour de 2,5 à 3 kilomètres à l’heure. Le matériel ne peut donc effectuer qu’un nombre limité de voyages aller-retour pendant les sept mois que dure la saison de navigation. Plus grave même : après l’achèvement du premier élargissement en 1862, la vitesse diminue, car les bateliers emploient des péniches qui jaugent le maximum possible, entre 200 et 240 tonnes, alors qu’auparavant, les animaux tractaient au plus 75 tonnes. Les lourdes charges ralentissent les convois, rendent les manoeuvres plus délicates et épuisent les bêtes. L’idéal serait de remplacer la force animale par la vapeur. On y songeait déjà avant la guerre de Sécession, en laissant les pionniers se livrer à des essais à leurs frais, essais toujours suivis d’échecs. Aussi une loi du 28 avril 1871 propose-t-elle des crédits de 100 000 dollars aux propriétaires de navires à vapeur qui seront capables de transporter au minimum 200 tonnes à une vitesse qui ne serait pas inférieure à 5 km/h. Sans grande réussite, car elle ne concerne pas les remorqueurs. Les espoirs suscités par les expériences de la Baxter Steam Canal Boat C° se révèlent rapidement vains. Pour être efficaces, les bateaux à vapeur doivent avoir une forme plus effilée que les péniches ; ils perdent donc en capacité et ne sont plus rentables. Le seul emploi rationnel de la vapeur est pour le remorquage. Cependant les trains de trois à cinq péniches, apparemment profitables, qui se multiplient dans les deux dernières décennies, ne font pas disparaître la traction hippomobile des chemins de halage, à cause de la trop faible profondeur du mouillage.
15Quant aux projets qui envisageaient de mettre un terme à la rupture de charge à Buffalo, ils n’aboutissent à rien, car la navigation sur les lacs et sur le canal obéissent à des conditions très différentes. Sur les premiers, les eaux sont parfois agitées par les tempêtes : il faut donc des navires équipés d’une quille profonde, susceptibles de parcourir rapidement plus d’un millier de kilomètres. Les eaux du canal, au contraire, sont toujours calmes : les péniches adoptent des formes arrondies et une quille plate. La rançon de leur plus grande contenance est la lenteur. En 1871, une compagnie privée tente d’introduire le système belge où les péniches sont remorquées par des toueurs à vapeur sur chaîne noyée. Les mariniers qui n’utilisent pas ses services se plaignent des obstructions qu’elle engendre et, à la fin de la décennie, l’expérience est définitivement abandonnée. Quand, après 1890, on se met à exploiter l’énergie fournie par les chutes du Niagara, on pense utiliser l’électricité comme force de traction ; les gouverneurs Flouer et Morton accordent de l’intérêt à cette nouvelle richesse qui abaisserait les coûts et augmenterait la vitesse, mais on ne dépasse guère le stade expérimental. A la fin du XIXème siècle, le spectacle n’avait guère changé depuis un demi-siècle : la majorité des péniches continuait à être halée par des chevaux, au même rythme qu ’ autrefois, alors que pendant ce temps, les chemins de fer avaient accompli des progrès techniques considérables et perfectionné leur organisation commerciale11.
15.2.3 Les handicaps économiques
16Si les bateliers sont peu portés à innover, c’est que trop souvent ils n’en ont pas les moyens et que l’avenir, tel qu’il est dessiné par l’Etat, leur paraît trop incertain. Pour investir, il faut avoir une vision partiellement claire du futur. Le flou constant de la politique new-yorkaise à l’égard des canaux n’encourage pas à l’optimisme. Moins encore que les compagnies ferroviaires, les mariniers peuvent contrôler le marché ; ils sont soumis à la loi de l’offre et de la demande. Quand les récoltes sont abondantes, les chemins de fer ont suffisamment de quoi s’occuper, pour peu que les Européens se portent acheteurs ; les tarifs deviennent rémunérateurs, comme c’est le cas en 1878 ou en 1880. Que surviennent, au contraire, des circonstances atmosphériques défavorables, et les deux modes de transport se disputent une portion réduite, comme en 1876 ou en 1881 ; les prix s’effondrent et les bateliers couvrent à grande peine leurs frais12.
17La profession manque, en effet, d’organisation. L’auditeur J.A. Bell dénombre, en 1869, 6870 péniches employées sur les canaux de l’Etat, chacune possédée généralement par un propriétaire différent. Les bénéfices élevés de la période de la guerre ont attiré de nombreuses personnes dans un secteur où les coûts d’entrée sont assez faibles, mais la chute des exportations de céréales ne donne plus suffisamment d’emploi pour tous. A Buffalo s’agglutinent 800 à 1000 péniches qui se livrent une concurrence féroce. L’offre de transport l’emportant sur la demande, les prix n’offrent pas une rémunération suffisante. Pour les 50 000 New-Yorkais qui vivent des canaux, la vie ne doit cependant pas manquer d’un certain charme, car il y a encore 6000 péniches en 1876 et les mariniers peuvent toujours espérer compenser les mauvaises années par de meilleures. Après 1880, la baisse du fret et la concurrence des chemins de fer réduisent le nombre des bateliers. Dans la dernière décennie, on ne compte plus que 2 300 péniches sur le canal Erié, dont 1 100 affectées au transport des grains, les autres étant jugées en trop mauvais état pour obtenir une assurance sur une cargaison autre que le charbon, le bois ou les matériaux de construction.
18Inorganisés, les mariniers sont dans l’incapacité de satisfaire une clientèle de plus en plus exigeante. Ils ne disposent pas d’agents dépendant d’eux chargés de drainer vers leurs navires les produits de l’Ouest. Non seulement la tendance à la concentration ne se manifeste guère spontanément, mais une loi du 27 mai 1896 l’interdit : aucune société commerciale opérant sur les canaux de l’Etat n’a le droit d’avoir un capital supérieur à 50 000 dollars. Il s’agit de protéger les petits bateliers contre des compagnies qui ne seraient que les prête-noms des firmes ferroviaires. Législation antiéconomique, réplique le Maritime Exchange, qui se demande si ce n’est pas le produit d’une manoeuvre machiavélique des chemins de fer pour rendre le canal inopérant. Aussi la Commission du commerce demande-t-elle la suppression de cette mesure restrictive qui nuit à la modernisation des transports. Selon le major Symons, il faut encourager la formation de compagnies disposant de solides assises financières, capables d’investir dans des installations terminales et de délivrer des connaissements directs de l’Ouest à la côte. Les mariniers inorganisés ne peuvent rien offrir de tel. En conséquence, les lignes de navigation à vapeur qui sillonnent les Grands Lacs refusent tout connaissement direct prévoyant l’utilisation des péniches sur le canal, sauf si elles sont affrétées par les agents des compagnies ferroviaires13.
19D’autre part, la batellerie ne dispose pas d’assez d’espace réservé à Manhattan. Pourtant des lois de 1857 et de 1867 lui laissent la jouissance de quelques appontements sur l’East River, près de la Batterie, ..mais la formulation des textes est suffisamment ambiguë – on parle de péniches” engagées dans le transport de marchandises l’Hudson” – pour que l’administration municipale en fasse profiter aussi les allèges des compagnies ferroviaires qui ont leur terminus dans le New Jersey, sur l’autre rive du fleuve. Pour pallier cette lacune, une loi du 3 juin 1882 ajoute : sur L’Hudson, au nord de Castleton, malheureusement, le deuxième membre de la phrase disparaît dans la loi du 1er juillet suivant consacrée à la ville de New York. Il faut attendre la nouvelle charte de 1897 qui crée le Grand New York pour que les piers 3 à 8 de l’East River soient explicitement réservés aux péniches du canal. Sans effet, semble-t-il, puisque la Commission, en 1900, exige la reprise dans la loi de la formule : au nord de Castleton. Les discriminations illégales contre la batellerie ne s’arrêtent pas là. En 1898, devant la Commission du commerce entre les Etats, un certain Depuy, propriétaire d’une flotte de péniches, se plaint des exactions commises par les élévateurs à Buffalo et à New York ; dans aucun de ces deux ports, les tarifs maxima fixés par la loi McEvoy ne sont.respectés. Les frais supplémentaires pèsent sur le coût du transport et détournent le commerce des grains vers les autres ports14.
20A la fin du siècle, le canal Erié subit l’addition de tous les handicaps : climatiques, techniques et économiques. Il ne joue mplus qu’un rôle résiduel. Les négociants ne l’utilisent pratiquement plus ; les chemins de fer cessent de le considérer comme un concurrent important. Témoin du déclin, la Bourse des denrées estime qu’en 1897,
” pour La première fois dans l’histoire du canal, Les conditions gouvernant Les frets ont compLètement changé ; ce sont Les chemins de fer. gui ont contraint Les bateliers à baisser Leurs tarifs sur Le canaL, aLors qu*auparavant, c’ étaient Les canaux, gui contrôlaient La situation” 15.
Comment l’Etat de New York a-t-il laissé périr un tel atout ?
15.3 La politique des canaux de l’état de New York
21Propriétés de l’Etat, les canaux ne relèvent pas d’ une gestion guidée par le seul calcul économique. On ne cherche pas à savoir si, à partir d’un taux d’actualisation donné, tel investissement sera ou non rentable. Le débat sur les canaux est toujours englué d’arrière-pensées politiques et de préoccupations électorales, qu’il s’agisse de la gestion au jour le jour, des rapports avec la dette publique ou des positions des New-Yorkais, quand ils sont appelés aux urnes pour décider par référendum de l’avenir de leurs voies d’eau.
15.3.1 Une gestion politique des canaux
22Du fait qu’ils constituent le plus important investissement de l’Etat de New York, les canaux figurent au premier rang des préoccupations des hommes politiques. Un bon indicateur de l’intérêt qu’ils suscitent réside dans la place que leur réservent les gouverneurs dans les messages qu’ils adressent, chaque année, au mois de janvier, a la Législature et, par la même occasion, au public. Très souvent, ils sont traités au début ou immédiatement après la question de la dette, manifestant ainsi la priorité que leur accorde le monde politique. Tilden, en 1875 et en 1876, n’hésite pas à descendre dans une analyse de détail ; son successeur, Lucius Robinson, en profite pour exprimer sa sympathie aux bateliers durement frappés par la baisse des tarifs de transport. Inversement, dans les années 1880, après l’abolition des péages, les canaux ne font plus guère parler d’eux. Grover Cleveland donne de brèves indications et David B. Hill, qui lui succède après son élection à la présidence des Etats-Unis, n’en dit pas un mot dans ses messages de 1887 à 1891. Signe qu’ils ne posent pas de problèmes particuliers et qu’ils résistent bien aux chemins de fer, pendant cette décennie plutôt prospère. L’expansion économique profite à tous les modes de transport ; même les formes les plus vétustes réussissent à tirer leur épingle du jeu et à survivre. Nais le boom des affaires joue le rôle d’un anesthésiant aux effets temporaires. Les véritables rapports de forces créés par le progrès technique se révèlent dès que la conjoncture passe à la dépression dans les années 1890. Brusquement il apparaît que le canal est en train de perdre du terrain face aux chemins de fer, mieux armés pour répondre au tassement et au changement de la demande. Le monde politique s’y intéresse de nouveau vivement. Rosswell P. Flower qui vient de succéder à Hill lui consacre quelques lignes en 1892, mais dès l’année suivante, il développe plus longuement le sujet, imité par ses successeurs, Levi P. Norton, Franck S. Black et Theodore Roosevelt. En ce qui concerne les gouverneurs, l’intérêt pour les canaux ne dépend pas de leur couleur politique. On ne peut pas dire que les démocrates qui détiennent le poste de 1875 à 1895, à l’exception du bref intermède d’Alonzo B. Cornell, s’en préoccupent davantage que les républicains qui leur succèdent de 1895 à 1911. Au plus haut niveau, la situation relative des voies d’eau l’emporte sur les choix partisans16.
23A un échelon inférieur, l’administration des canaux préoccupe la classe des politiciens professionnels qui y voient une importante source de patronage et de financement plus ou moins occulte. Jusqu’aux réformes de 1876- 1883, la gestion de ce secteur public relève, selon la tradition démocratique américaine marquée par l’éclatement du pouvoir et la décentralisation, des décisions d’une pluralité d’organismes généralement collectifs et élus. Trois commissaires des canaux élus pour trois ans s’occupent de la gestion quotidienne du système des voies navigables ; à côté d’eux, un auditeur joue le rôle de commissaire aux comptes et de gardien de l’orthodoxie financière. Tous les quatre se réunissent pour former le bureau des adjudications chargé de distribuer les contrats de réparations aux entrepreneurs qui présentent les devis les plus bas. L’instance suprême, celle qui prend les décisions en matière de péages ou de grosses réparations, porte le nom de Canal Board. Elle se compose de neuf membres : les trois commissaires des canaux, le lieutenant-gouverneur, le contrôleur, le trésorier, le secrétaire d’Etat, l’Attorney-General et l’Ingénieur-inspecteur. Il faut encore ajouter les commissaires du Fonds des canaux qui gèrent la dette des voies navigables artificielles, et les experts des canaux qui étudient les dossiers d’indemnisation des particuliers. Bref, une administration complexe, où les responsabilités sont mal définies. On reproche à ces organismes collectifs d’être irresponsables et gaspilleurs, plus soucieux des intérêts de leurs amis politiques que de l’intérêt général de l’Etat.
24Les scandales poussent à la réforme des structures. En 1869, le bureau des adjudications disparaît. Les travaux de réparations sont désormais confiés aux surintendants. Tilden profite du succès de ses attaques contre la "clique des canaux" pour supprimer l’office des trois commissaires élus remplacés à partir du 8 février 1878 par un seul surintendant nommé par le gouverneur, avec l’avis et le consentement du Sénat, et révocable à tout moment. En compensation d’un salaire de 6 000 dollars par an, il est chargé d’exécuter les lois concernant les réparations et la navigation sur les canaux, sans se préoccuper des travaux de construction qui relèvent de l’autorité de l ’ Ingénieur-inspecteur de l’Etat, personnalité élue par le peuple pour deux ans. En outre, il nomme le personnel. Cleveland manifeste son souci des économies en obtenant, en 1883, la suppression du poste d ’ auditeur dont les fonctions sont dévolues à un bureau des affaires du canal dépendant du contrôleur, et des emplois d’experts. A la fin du siècle, l’administration présente un organigramme simplifié et plus rationnel . A la tête, on trouve toujours le Canal Board, réduit à sept membres, les trois commissaires ayant été remplacés par le surintendant des travaux publics. A l’exception de ce fonctionnaire et de l’ingénieur-inspecteur, les cinq autres personnalités se rencontrent pour constituer le commissariat du Fonds des canaux. L’autorité est désormais plus concentrée, la surveillance plus efficace, mais cela n’empêche pas qu’il y ait toujours des malversations et des abus17.
25Si le peuple de New York ne s’est pas mobilisé avec l’enthousiasme et la générosité qui auraient été nécessaires pour investir régulièrement dans ses voies navigables, il est vraisemblable que les abus multiples auxquels a donné lieu leur administration en sont en bonne part responsables. Face à la corruption, toujours renaissante, il semble que beaucoup de New-Yorkais aient considéré que le meilleur moyen de lui tordre le cou était de supprimer l’objet sur lequel elle s’exerçait. Ils ne vont pas jusqu’à jeter le bébé avec l’eau du bain, mais, pour poursuivre la métaphore, ils versent si peu d’eau que la toilette reste très imparfaite. Leur réaction pourrait se résumer ainsi : affectons le moins de crédits possibles aux canaux et les corrompus seront réduits à la diète.
26Continuant une longue tradition de pillage des deniers publics, les années postérieures à la guerre, qui s’étendent de 1865 à 1875, marquent l’apogée de la corruption sous Tweed et ses émules du Canal. Ring, la clique bipartisane à laquelle s’attaque victorieusement le gouverneur Tilden dans son célèbre message spécial du 19 mars 1875. Les fraudes donnent lieu à deux enquêtes parlementaires dont les résultats sont publiés en 1868 et en 1876. Dans son message du 24 mars 1876, Tilden en dresse le triste bilan. Pour les seules réparations extraordinaires, entre 1871 et 1875, l’Etat a dépensé environ 14 millions de dollars prélevés sous forme d’impôts dans la poche du contribuable. Une masse de travaux effectués n’avait aucune utilité réelle ; ils n’ont été entrepris que pour donner quelque chose à faire aux adjudicataires. Fréquemment, ceux-ci ont obtenu que leur offre fût retenue, alors qu’elle était manifestement présentée de manière malhonnête, avec des devis totalement faux. En conséquence, les contrats ne sont pas respectés et l’Etat doit verser des sommes complémentaires importantes pour couvrir les dépassements sciemment organisés par la coalition des politiciens véreux et des entrepreneurs cupides. Quant aux travaux nécessaires, ils répondent rarement aux stipulations initiales et la navigabilité des canaux s’en ressent. Pour mettre un terme à ces abus, le Canal Board met un terme aux contrats pour les réparations extraordinaires dont les dépenses se dégonflent rapidement, les années suivantes. Pour entretenir les voies d’eau jusqu’aux réformes de 1876, deux systèmes s’opposent : celui des surintendants et celui des adjudicataires. Le premier revient à confier les travaux à des fonctionnaires nommés par la Canal Board et dépendant des commissaires ; la qualité de l’oeuvre accomplie dépend de la capacité, du zèle et de l’expérience de l’employé, vertus qui, si l’on en croit les auditeurs Benton et Bell, se rencontrent rarement chez les surintendants, généralement incompétents, qui doivent leur poste aux services politiques qu’ils ont rendus dans le passé ou qu’on attend d’eux dans l’avenir. Aussi, depuis 1854, introduit-on progressivement le système de l’adjudication aux entreneurs qui offrent les soumissions les plus basses – système généralisé en 1859, avant qu’on revienne de nouveau en 1870 aux surintendants. En effet, la seconde solution ne manque pas de défauts : pour obtenir le contrat, certains soumissionnaires proposent délibérément des prix trop faibles, en-dessous du seuil de rentabilité. Le bureau doit néanmoins leur accorder la préférence, même s’il sait que l’échec est certain. Il arrive souvent que le travail soit bâclé ou abandonné avant d’être achevé. Cependant l’Etat, dans sa générosité guidée vraisemblablement par des politiciens intéressés, rend la caution et paye, aux frais du contribuable, le supplément de réparations. Ce genre de malversation est d’autant plus facile à réaliser que ce n’est pas la même autorité qui accorde les adjudications et contrôle la qualité des travaux18.
27Ecoeuré par le tonneau des Danaïdes que représente l’administration des canaux, le peuple de New York vote par référendum en novembre 1874 un amendement à la Constitution qui porte un coup très dangereux au système des voies navigables. Il est stipulé, entre autres, que
" les dépendez affectées à pencepti on des péages, à la surveillance, aux. réparations ordinaires et extraordinaires sur les canaux ne dépasseront pas, une année donnée, les recettes brutes de ces canaux, l’année antérieure” 19.
28On trouve là une de ces manifestations périodiques de la foi des Américains dans l’efficacité des barrières constitutionnelles pour contenir la propension à la prodigalité des autorités publiques. Quitte à introduire une rigidité dont on soupçonne mal sur l’instant les futurs effets pervers. Une telle attitude serait cohérente avec le désir d’en finir avec les voies navigables, mais ce n’est pas le cas. Pour la majorité des New-Yorkais, ce ne sont pas de vulgaires tranchées bonnes à combler. Ils attendent d’elles qu’elles exercent une pression sur les compagnies ferroviaires et favorisent l’abaissement des tarifs de transport. Dans ces conditions, le vote de l’amendement est irrationnel. Il suffit qu’une année, il y ait de mauvaises récoltes dans l’Ouest, donc une baisse du trafic et des recettes, pour que, l’année suivante, on ne puisse pas faire face à de grosses dépenses dues à une calamité naturelle. Le mauvais entretien réduit désormais la circulation et le cercle vicieux aboutit à sa conclusion logique : la fermeture des canaux, un cadeau inestimable pour les compagnies ferroviaires débarrassées d’un rival dangereux. Il semble bien, si l’on en croit l’auditeur G.W. Schuyler, que les électeurs, obsédés par la question des péages, ne se sont pas imaginé que les recettes pourraient tomber en-dessous du coût des réparations. Les partisans de faibles péages sont pour l’amendement : l’administration, selon eux, devra réduire les dépenses, considérées comme improductives, et, par voie de conséquence, les péages. Leurs adversaires aussi, mais pour des raisons diamétralement opposées : les canaux doivent couvrir eux-mêmes leurs propres frais ; il faut réduire les dépenses au niveau des revenus, quitte à augmenter les péages. La perversité de l’amendement de 1874 finit par apparaître aux hommes politiques. Dès 1878, de nouveaux amendements sont rédigés pour assurer la permanence des canaux. Celui qui est retenu prévoit l’abolition des péages et l’entretien des voies d’eau artificielles avec des crédits publics alimentés par un impôt spécial. Ratifié par le peuple au référendum de novembre 1882, il marque un retour au bon sens . Les canaux sont sauvés, mais leur avenir est lié aux taxes que les New-Yorkais sont prêts à consentir pour eux20.
29Après que Tilden ait balayé les écuries d’Augiàs, les canaux se font oublier. Ses successeurs recommandent une politique de stricte économie, une gestion”honnête, prudente et efficace”, résumée dans le slogan : ni prodigalité, ni parsimonie. En fait, on n’améliore guère l’outil, on se contente de l’administration quotidienne des choses. La corruption n’a pas l’occasion de s’exercer à grande échelle, car les crédits sont fournis en petites quantités et les hommes politiques redoutent de susciter le mécontentement des citoyens-contribuables appelés désormais à faire face à toutes dépenses.
30Le souvenir des malversations finit par s’estomper. En novembre 1895, par référendum, le peuple de New York accepte qu’un emprunt de 9 millions de dollars soit émis pour financer le second élargissement. Somme vraisemblablement sous-évaluée au regard des besoins. Mais, comme chaque fois qu’il y a beaucoup d’argent public à employer, les aigrefins réapparaissent et les travaux sont arrêtés en 1898, alors qu’ils sont loin d’être achevés. La désillusion renaît. Il semble impossible de mener à bien au meilleur coût un programme sur lequel les politiciens ont la haute main. Le surintendant des travaux publics, George W. Aldridge, est impliqué dans cette affaire. Néanmoins la commission d’enquête désignée par le gouverneur Black conclut qu’il n’y a pas eu de fraudes caractérisées, mais de simples violations techniques de certaines lois. Ce que confirme le conseiller spécial Edwin Countryman. Le scandale ruine les espoirs politiques de Black et ouvre la voie aux ambitions de Theodore Roosevelt. Elu gouverneur, celui-ci nomme un administrateur honnête, John M. Partridge, en dépit des pressions du boss républicain, Thomas C. Platt. Deux célèbres avocats démocrates sont chargés de déterminer si les anciens surintendant et ingénieur sont coupables d’actions criminelles ; leur rapport souligne que de graves délits ont été commis, qui méritent d’être blâmés, mais qu’une poursuite au criminel est condamnée à l’échec, d’une part parce que la loi laisse effectivement de larges pouvoirs discrétionnaires aux fonctionnaires des canaux, de l’autre, parce que les délais concernant les adjudications les plus scandaleuses ont été dépassés. L’affaire en reste finalement là, donnant des arguments aux adversaires des canaux, qu’ils soient pour l’abandon pur et simple ou pour le transfert au gouvernement fédéral, sous le prétexte que les voies d’eau coûtent trop cher. Or des citoyens informés auraient dû savoir que, depuis leur construction, les canaux ont rapporté davantage à l’Etat qu’ils lui ont coûté et que le canal Erié est largement bénéficiaire. De leur côté, les partisans, inquiets de cette alerte, redoublent d’efforts. Des membres éminents de la Bourse des denrées participent à la création de la Canal Association of Greater New York, où se retrouvent des marchands de grains, tels que Henry B. Hebert ou Franklin Edson, des propriétaires d’entrepôts, tels que Thomas A. Mclntyre, des représentants des armateurs en la personne de Gustav Schwab, etc. C’est ce groupe de pression qui réussit à ressusciter la cause des canaux et à décider les New-Yorkais de se lancer en 1903 dans la construction du Barge Canal21.
15.3.2 La politique des canaux et la dette publique
31Les abus des politiciens ont beaucoup nui au développement cohérent d’une politique des canaux qui aurait rencontré un large assentiment populaire, mais il n’est pas certain qu’une gestion probe aurait permis de tenir en échec les chemins de fer, tant est grand le poids de l’orthodoxie financière. A New York, les intérêts à court terme entrent constamment en conflit avec une vision plus longue.
32Les canaux ont-ils une fonction financière, à savoir rapporter de l’argent à l’Etat qui les a contruits, ou servent-ils en priorité comme auxiliaires du commerce dans le but de promouvoir les intérêts des négociants new-yorkais et des agriculteurs de l’Ouest ? Tel est le débat où s’affrontent deux conceptions antagonistes jusqu’à ce que la seconde triomphe définitivement en 1882 avec l’abolition des péages. La première a pour elle le droit constitutionnel. La Constitution de 1846 stipule de manière précise l’affectation des revenus des canaux : 1) couvrir les dépenses occasionnées par la perception des péages, la surveillance et les réparations ordinaires ; -2. payer les intérêts et rembourser le principal de l’ancienne dette des canaux, soit 1 700 000 dollars par an ; -3. payer les intérêts et rembourser le principal de la dette générale de l’Etat, soit 350 000 dollars par an, tant que la dette précédente n’est pas amortie, après quoi la somme affectée montera à 1 500 000 dollars ; -4. contribuer aux dépenses du gouvernement pour 200 000 dollars par an. A cela s’ajoute le paiement des intérêts à et le remboursement du principal de la nouvelle dette des canaux souscrite en 1854 pour 12 millions de dollars, soit 710 000 dollars par an. Au total, à la veille de la guerre de Sécession, la Constitution exige des voies d’eau qu’elles fournissent environ 4 millions de dollars par an à l’Etat – une lourde charge qu’elles sont incapables de remplir, car, face à la concurrence des chemins de fer, on a abaissé, les années précédentes, les péages, d’un tiers, par exemple, pour le blé, en 1858. Pour respecter ses engagements, l’Etat est obligé de percevoir un impôt spécifique qui frappe la propriété immobilière. Dès cette époque, le conflit est vif entre les défenseurs du fisc et ceux du commerce. Pour l’auditeur N.S. Benton, le respect des contrats prime tout ; les revenus garantissent d’abord le paiement des emprunts souscrits antérieurement. Si besoin est, il faut augmenter les péages. A l’opposé, le gouverneur Horatio Seymour plaide pour une politique commerciale” vigoureuse et généreuse” mieux vaut supprimer les péages que souffrir d’un détournement de trafic22.
33L’opposition repose sur une certaine idée de l’élasticité de la demande de transport par canaux par rapport au prix. Pour Seymour, l’élasticité est supérieure à l’unité ; la baisse des péages attirera davantage de commerce vers New York, augmentant ainsi la richesse et la matière imposable. Pour Benton, l’élasticité est inférieure à l’unité ; la diminution des péages entraînera une chute des recettes globales. Aucune estimation ne permet de départager les adversaires. Cependant, en 1860, Benton pense avoir trouvé un argument puissant, quand il constate que, cette année-là, les quantités transportées ont augmente, en dépit d’une hausse des péages. Raisonnement spécieux, puisqu’on ne peut pas inférer de l’augmentation de la demande à l’existence d’une inélasticité par rapport au prix. La question est alors d’actualité, car l’Ouest ne cesse de se plaindre des tarifs de transport qu’il juge trop élevés ; les péages de New York figurent en bon rang parmi les accusés. A ces récriminations, les auditeurs Benton et Bell répondent : New York n’impose pas des péages pour payer les dépenses de réparations ordinaires et extraordinaires, ni pour thésauriser, mais pour s’acquitter de ses obligations constitutionnelles en matière de dette publique. D’ailleurs, selon eux, les augmentations de 1861 et de 1862 qui permettent ? de revenir au niveau de 1852 sont modérées et très inférieures à la hausse des prix de l’époque. En fait, pendant la guerre, le coût réel du transport baisse23.
34Sur le plan financier, les années de la guerre de Sécession sont les plus belles de toute l’histoire des canaux, grâce à l’élévation des péages et à l’augmentation des quantités transportées du fait des mauvaises récoltes européennes. En 1862, le canal Erié perçoit un revenu record qui atteint 4 800 000 dollars ; de 1861 à 1869, chaque année, ce sont plus de trois millions de dollars qui alimentent le Trésor new-yorkais et les caisses d’amortissement des diverses dettes. Brève accumulation de surplus qui ne peut survivre à la disparition des conditions favorables qui l’ont engendrée. Peu après le retour de la paix, les exportations de céréales chutent, les chemins de fer acquièrent une partie du trafic des marchandises pondéreuses. En 1870, pour protéger les bateliers, il faut bien, sous l’influence des intérêts commerciaux de New York et de Buffalo, appliquer l’article de la Constitution qui stipule que le Canal Board peut abaisser les péages, du moment qu’il reçoit l’accord de la Législature. Désormais, la pression à la réduction s’exerce d’une manière continue. La conception commerciale s’impose progressivement.
35Pour Tilden, les canaux sont "a trust for the mi lion.”. New York ne doit pas chercher à tirer le revenu maximum, car le canal Erié fonctionne au bénéfice de tous les Américains. Il ne se prononce pas cependant pour la gratuité, d’autant que l’amendement de 1874 condamne à mort la voie d’eau, si on adopte cette solution. Au lieu de réduire d’une manière générale tous les péages, on prend des mesures limitées et prudentes. Plais les hommes politiques ne contrôlent pas le jeu du marché. Les guerres de tarifs rendent de plus en plus insupportable la concurrence de la voie ferrée. En 1875, puis en 1877, il faut abaisser les péages sur les céréales ; la plupart des autres marchandises finissent par être exemptées de toute taxe. Reste la dernière étape : la gratuité totale, qu’exige la Bourse des denrées. La campagne de Franklin Edson finit par être couronnée de succès, Au référendum de novembre 1882, l’amendement constitutionnel est ratifié, qui supprime définitivement les péages et prévoit que les réparations et les frais de fonctionnement seront désormais payés par un impôt prélevé sur les contribuables new-yorkais. Non seulement les canaux ne procurent plus de revenus, comme l’avaient voulu jadis leurs initiateurs, mais ils sont à la charge des New-Yorkais, au bénéfice des négociants de leurs ports et des agriculteurs de l’Ouest24.
36Les contribuables devront aussi rembourser la dette qui n’a pas encore été amortie en 1882. Pour tenir en laisse la propension des autorités publiques à s’endetter, la Constitution met en place des garde-fous : toute dette devra résulter du vote d’une loi qui prescrira la perception d’un impôt direct annuel pour payer les intérêts et rembourser le principal en 18 ans ; d’autre part, cette loi devra être soumise à un référendum populaire lors d’une élection générale. Cette position restrictive encourage une gestion prudente des deniers de l’Etat. La dette des canaux avait beaucoup augmenté dans les années 1850, passant en une décennie de 16,2 à 27,1 millions de dollars ; en 1860, elle représentait 79 % de la dette totale de l’Etat. Par la suite, jusqu’en 1895, les emprunts portent sur des sommes réduites, en 1861 et en 1872-1876. Grâce aux péages perçus pendant et immédiatement après la guerre, les caisses d’amortissement réduisent rapidement le principal, au moment où l’Etat doit s’endetter pour verser des primes aux combattants de la guerre civile. En 1870, la dette des canaux est légèrement inférieure à 12 millions de dollars, soit 31 % de la dette totale. Comme les obligations portent généralement un intérêt de 6 %, la charge dans le budget tend à s’atténuer sensiblement, passant de 1500 000 à 725 000 dollars entre 1860 et la fin de la décennie. Dans les années 1870, la réduction des péages freine l’amortissement ; l’endettement se réduit progressivement pour atteindre 8,3 millions de dollars en 1886, date à laquelle il représente, à nouveau, presque toute la dette, comme en 1860. Enfin, en quelques années, le gouvernement de New York parvient à se libérer totalement. En 1893, le gouverneur Flower annonce triomphalement que la dette des canaux et de l’Etat se monte à 660 dollars, niveau auquel elle restera jusqu’au vote de l’emprunt de 9 millions pour procéder au second élargissemnt25.
37A New York, comme à Washington à l’époque de Jackson, l’idéal vers lequel on tend constamment est un endettement nul. Vision quelque peu bornée. Si on peut comprendre que dans les années 1870 les autorités publiques aient hésité à recourir à l’emprunt pour financer des investissements, il n’en va plus de même à partir de 1880. L’Etat de New York est le plus riche de l’Union, la capacité fiscale de ses citoyens est relativement élevée pour l’époque. Il jouit par ailleurs d’un crédit exceptionnel, puisqu’il n’est pratiquement pas endetté ; il peut donc profiter pleinement de la baisse des taux d’intérêt. On pourrait donc s’attendre à ce que les New-Yorkais acceptent de réduire très légèrement leur consommation pour aider au financement de grands travaux d’amélioration du canal Erié. En fait, c’est le contraire qui se passe. L’enrichissement aboutit à l’extinction de toute dette, au détriment de la création d’infrastructures qui auraient pu, au moins partiellement, permettre une résistance plus efficace aux pertes de parts de marché dans les exportations de céréales. Ce n’est donc pas faute de moyens que New York a été amené à négliger l’atout que représentaient les canaux. Une volonté délibérée, fondée sur l’orthodoxie financière la plus étroite, a présidé à la mise en oeuvre d’une politique qui condamnait à terme un des instruments de la prospérité de l’Etat. A croire qu’il y a un assez large consensus pour laisser survivre les voies d’eau artificielles, mais pas au point de les laisser vivre.
15.3.3 Le peuple de New York et ses canaux
38A quatre reprises, après la guerre de Sécession, le peuple de New York est appelé aux urnes pour trancher par référendum de questions concernant les canaux : en 1874, en 1882, en 1894 et en 1895. En 1874, il s’agit d’autoriser la vente de certains canaux devenus inutiles, de réglementer strictement les versements aux adjudicataires et surtout de limiter les dépenses aux recettes de l’année antérieure, une mesure défavorable à la bonne gestion des équipements et hostile, dans son esprit, aux voies navigables. Le référendum de 1882 concerne la suppression de la limitation de 1874 et la proclamation de la gratuité ; il va dans le sens d’un rétablissement de la capacité concurrentielle des canaux. En 1894, est proposée au vote des New-Yorkais une nouvelle Constitution remplaçant celle de 1846 ; pour les canaux, le texte reprend les dispositions antérieures, ajoutant simplement qu’ils” pourront être améliorés de ta manière qui fixée par une toi adoptée par ta Législature”. Il ne s’agit que de conférer explicitement aux deux chambres un pouvoir qu’elles détenaient en fait, mais qu’elles n’osaient pas utiliser pour élargir les canaux, faute d’une autorité expressément reconnue dans la charte fondamentale. Désormais la législature est libre d’agir conformément aux souhaits populaires et à l’idée qu’elle se fait des intérêts généraux de l’Etat. En application de ce pouvoir explicite, est soumis au peuple en 1895 le projet de loi autorisant l’emprunt de 9 millions26.
39A chacun de ces référendums, le peuple de New York répond affirmativement, avec une majorité relative de plus en plus faible, il est vrai. Pour expliquer le pourcentage de voix favorable à la proposition soumise au peuple dans chaque comté, on peut proposer un modèle où la variable dépendante est fonction de la localisation des comtés et de l’attachement au parti démocrate ou républicain. Le modèle est du type
VC=constante+ α LOC + β REP,
où VC indique le pourcentage recueilli dans chaque comté en faveur de l’amendement,
LOC est une variable indicatrice, égale à 1, si le comté est situé sur le canal Erie et l’Hudson, à 0 dans le cas contraire,
REP indique le pourcentage de voix recueilli par le candidat républicain en 1882 et 1895, dans le comté.
L’estimation portant sur 59 comtés donne les résultats suivants (cf. tableau 18) :

40La liaison semble forte entre la localisation d’un comté à proximité de la voie d’eau et son vote positif. Il existe indéniablement un esprit localiste ou de clocher, une forme d’égoïsme local qui conduit à voter pour des intérêts immédiats à courte vue, à moins qu’il ne s’agisse de l’intérêt bien entendu. En effet, le canal Erié joue un rôle ambivalent dans l’Etat. D’un côté, il l’enrichit grâce au transit des marchandises agricoles de l’Ouest, mais de l’autre, il ruine certaines bases de l’agriculture locale, comme la céréaliculture qui ne peut résister à la concurrence de l’Ouest où les coûts de production sont plus faibles. La reconversion vers l’élevage laitier est dans l’ensemble réussie, mais certains comtés agricoles peuvent légitimement se demander s’ils ne sont pas menacés à terme. Aussi peuvent-ils espérer se protéger en rendant les canaux inutilisables et en s’assurant une rente de situation. Si les chemins de fer prennent le relais, le calcul s’avérera inutile, mais il est permis de penser que, lorsque le canal aura cesse de fonctionner efficacement, les tarifs ferroviaires à longue distance augmenteront. Les résidents des comtés éloignés de la voie d’eau ne voient pas l’intérêt qu’ils ont a payer des impôts pour un moyen de transport qui ne leur sert pas et qui peut même leur être nuisible. A l’inverse, aux deux extrémités de la voie d’eau, dans les comtés qui forment en 1897 le Grand New York et dans la région de Buffalo, on soutient toujours les amendements, comme dans le comté d’Albany. Or, dans un référendum, c’est là que se trouvent les gros bataillons d’électeurs, ceux qui emportent la décision. Sans eux, l’emprunt de 9 millions n’aurait pas été approuvé en 1895, où 25 comtés sur 59 seulement donnent une majorité à la proposition. Parmi les comtés souvent hostiles, on note Jefferson et Franklin, situés sur le Saint-Laurent, ou des divisions rurales telles que Schoharie, Yates ou les régions qui bordent la frontière avec la Pennsylvanie.
41Dans les votes, l’appartenance à un parti joue aussi un rôle. En 1882 et en 1895, la liaison est négative avec le vote républicain, positive avec le vote démocrate. L’influence partisane semble plus forte dans le premier référendum que dans le second, sans que la corrélation soit toujours satisfaisante. Par exemple, les comtés de New York, de Kings et de Richmond votent pour les démocrates et pour les amendements, mais Schoharie, qui est tout autant démocrate se prononce contre les mesures soumises à ratification. De même, les comtés républicains n’ont pas un comportement homogène : ceux qui sont situés près de la frontière de la Pennsylvanie et le long du Saint-Laurent ont une forte tradition de républicanisme et d’hostilité aux canaux, tandis qu’Otswego qui est tout autant républicain est favorable à la voie d’eau.
42Les régressions, tout comme un test de X2, confirment que les comtés qui votent républicains ont plutôt tendance à être situés loin des voies d’eau, tandis que ceux qui votent démocrates bordent l’Hudson, l’Océan, le canal ou le lac Erié. La liaison entre la localisation et le vote en faveur des canaux est beaucoup plus accentuée en 1895 qu ’en 1882. La localisation est donc le facteur prépondérant, l’esprit partisan n’intervenant qu’en seconde position. Comme les républicains contrôlent souvent la Législature, le destin des canaux de New York ne reposaient pas dans les meilleures mains27.
43Les canaux partaient-ils battus d’avance dans leur lutte contre chemins de fer ? L’expérience new-yorkaise montre qu’il n’y a pas de fatalité. Le déclin résulte d’un noeud de circonstances étroitement imbriquées. Handicaps climatiques, techniques, économiques et politiques conjuguent, dans des proportions variées, leur poids, selon les périodes. La seule donnée insurmontable est le climat qui ferme le canal Erié 5 mois sur 12. Un tel handicap aurait pu être compensé par une politique à long terme. Or la majorité des New-Yorkais défendent des intérêts immédiats, les yeux rivés sur leur clocher, farouchement hostiles aux impôts et aux emprunts publics. La diversité des situations en présence, l’antagonisme entre les campagnes et les villes empêchent toute unité d’action pour une cause à long terme qui n’est pas suceptible d’apporter des bénéfices à tous sur le champ. De là découlent les conséquences qui aboutissent à négliger un maître-atout. Faute d’investissements suffisants, le canal n’est pas en mesure d’accueillir les innovations techniques qui lui permettraient d’abaisser, dans des conditions de rentabilité, les prix de revient du transport entre l’Ouest et la côte atlantique. Les mariniers restent inorganisés, incapables de mettre sur pied une commercialisation efficace de leurs services. Les chemins de fer, au contraire, bénéficient des meilleurs dirigeants, qui en font des instruments sûrs, souvent accusés d’aspirer au monopole, mais auxquels on ne peut dénier d’avoir réussi à assurer aux Américains les plus bas tarifs terrestres du monde. Dans le dernier tiers du XIXème siècle, New York n’aurait pas pu se passer du chemin de fer, qui ne lui est pas très favorable, mais il avait le moyen d’en atténuer les effets sur son commerce en adaptant son système de canaux aux nouvelles conditions économiques. Dr cette action n’a pas été poursuivie de manière systématique. Les réactions épidermiques à une gestion politique, souvent source d’inefficacité, ne suffisent pas à expliquer un tel choix. Laissons à ceux qui voient partout des complots capitalistes le soin d’incriminer le travail de sape des compagnies ferroviaires. Certes, l’enthousiasme populaire n’y était pas. Mais l’Etat n’est pas seul à porter la responsabilité. La municipalité, elle aussi, de son côté, aurait pu améliorer le fonctionnement de son port.
Notes de bas de page
1 Les principales sources de ce chapitre sont les documents officiels publiés par l’Etat de New York, entre autres les rapports annuels de l’Auditor (1848- 1881), du Comptroller (1882), du Superintendant of Public Works (à partir de 1883, qui contient de lonques séries statistiques), des Canal Commissioners (1816-1877), les rapports annuels financiers de l’Auditeur (1861-1882), du Comptroller (à partir de 1883), les rapports annuels du State Engineer and Surveyor (à partir de 1850). C’est dans le supplément à ce document que Noble E. Whitford publie en 1 906 son History of the Canal System of the State. of New York together with brief histories of the canals of the United. States and Canada, en 2 volumes, 1547 p., précieuse source de renseignements concernant les faits et les statistiques. Les messages annuels des gouverneurs comportent souvent des développements sur les canaux. Plusieurs rapports parlementaires sont consacrés à la voie d’eau : Report of the Senate Select Committee to investigate Management of anals of New York and Official Conduct of Persons Connected there-with, Albany, 1868, 1018 p., Report of the Canal Investigating Commission, Senate Documents N° 48, parts 1 et 2, 1876, 4 volumes, 2639 p., Repont of the Canal Investigating Committee appointed by the Governor, with Repont of Consulting and Advisory Engineers, Albàny, 1898, 145+32+56 p., Repont o/ the Committee on Canals, with Tes timon y and Correspondance, Assembly Documents 79, 1900, vol. 19, 527 p. Il y a de nombreuses allusions aux canaux dans NyCC, 1900. Parmi les études, peu nombreuses, consacrées aux canaux après la guerre de Sécession, Henri Vétillart, La navigation aux. Etats-Unis, Hinistère des Travaux Publics, Direction des routes, de la navigation et des mines, Rapport de mission, Renseignements, historiques, financiers, descriptifs et statistiques Sun les ponts et les voies navigables, Paris, Imprimerie Nationale, 1892, 544 p. ; Don C. Sowers, The Financial History of New York State from 1789 to 1912, New York, Columbia University Press, vol. LVII, N° 2, 1914, 346 p. : David Malduyn Ellis, "Rivalry between the New York Central and the Erie Canal", New York Historyn XXIX, 3, July 1948, p. 268-300 ; Thomas J. Archdeacon, "The Erie Canal Ring, Samuel J. Tilden, and the Democratic Party", New York History, LIX, October 1978, p. 408-429.
2 Thèse, p. 878.
3 NYT, 6 décembre 1895 ; Superintendent of Public Works, Annual Repont (SPW), 1904/5, p. 368-369.
4 SPW, 1884, p. 6 sq., 1901, p. 217-240, Thèse, p. 1178- 179.
5 NYPE ; N. Whitford, op. cité, p. 1060-1061 ; SPW, 1904/5 p. 1 93-1 95.
6 NYPE ; le facteur saisonnier (en %) est le suivant :
7 N. Whitford, op. cité, p. 1030-1031 ; NYCC, 1900, p. 78 ; Messages des gouverneurs Hoffman (6 janvier 1869, p. 14-15) et Dix (7 janvier 1873, p. 14) ; U.S. Chief of Engineers, Annual Report, 1868, p. 217-287 ; CFC, 1er avril 1880.
8 Jean-Claude Lasserre, Le Saint-Laurent, grande porte de l’Amérique, Québec, Hurtubise HMH, 1980, 753 p. ; Whitford, op, cité, , p. 1441-1463 ; NYCC, 1900, p. 214-217.
9 Messages des gouverneurs Fenton (2 janvier 1867, p. 32, 33), Tilden (6 janvier 1875, p. 21-22 ; 4 janvier 1876, p. 23).
10 Message du gouverneur Flower (2 janvier 1894) ; NYCC, 1900, p. 77-78.
11 Messages des gouverneurs Morgan (4 janvier 1859,p. 9), Dix (6 janvier 1874, p. 19), Flouer (3 janvier 1893,2 janvier 1894), Morton (1er janvier 1896), Odell (1er janvier 1902) : Annual F inancial Report of the Auditor, 1871, p. 18-19, 1872, p. 18-1 9, 1 874, p. 14, 1 5, 1876, p. 19, 1880, p. 17-18, 1882, p. 18.
12 Messages des gouverneurs Robinson (2 janvier 1877, p. 7, 9 janvier 1879, p. 7), Cornell (4 janvier 1881, 3 janvier 1882) ; Financial Report of the Auditor, 1881, p. 25.
13 Message du gouverneur Robinson, 2 janvier 1877, p. 7 ; NYCC, 1900, p. 88-89, 855-856, 1 101 , 1 306, 1 436, 1 774 ; Financial Report of the Auditor, 1858, p. 139, 1861 , p. 25, 1882, p. 21 ; Annual Report the Auditor... on Tolls, 1864 ; Thèse, p. 1181-1182.
14 NYCC, 1900, p. 96, 1 30, 1 387, 1419-1 440 ; IRC, 1898, p. 654-655 ; NACC, Docket 469/3, p. 567-577.
15 NYPE, 1897/8, p. 32 ; 1898/9, p. 34 ; NYCC, 1900, p. 1492, 1759.
16 Les messages peuvent être consultés séparément ou dans l’édition de Charles Zebina Lincoln, State of New york. Messages from the Governors comprising executive communications to the Legislature and other papers relating to Legislation from the organization of the first colonial Assembly in 1683 to and including the year 1906, Albany, J.B. Lyon C° ; sur les gouverneurs, Robert Sobel et John Raimo, Biognaphical Birectory of the Governors of the United States, 1789-1978, Westport, Meckler Books, 1 978, vol. III. Thése, p. 1184.
17 Manual for the use of the Legislature of the State of New York, annuel ; Thése, p. 1184.
18 Whitford, op. cité, p. 297 ; Archdeacon, op. cité ; Messages des gouverneurs Tilden (24 mars 1876), Robinson (9 janvier 1879), SCL, 11 novembre 1874 ; Annual Financial Repont of the Auditor, 1864, p. 27, 1865, p. 21, 1866, p. 23, 1868, p. 10-12, 1869, p. 29, 1870, p. 37, 1872, p. 15.
19 Manual for the use of the Legislature, op. cité.
20 Financial Repont of the Auditor, 1876, p. 16, 1878, p. 16, 1879, p. 16, 18, 21, 1881, p. 13-19, 1882, p. 13-15.
21 Messages des gouverneurs Cleveland (2 janvier 1883, p. 3), Flouer (3 janvier 1893), Theodore Roosevelt (3 janvier 1900) ; CCSNY, Proceedings, 1897/8, p. 118, 1899/1900 (5 octobre 1899) ; NyPE, 1897/8, p. 33, 1899/1 900, 1903/4, p. 34-43 ; Theodore Roosevelt, Autao-biography, p. 308.
22 Messages des gouverneurs Seymour (5 janvier 1864,p. 12-13), Hoffman (4 janvier 1870, p. 9,, 3 janvier 1871 p. 20) ; Annual Financial Repont of the Auditor, 1861, p. 17-18, 1862, p. 19, 1869, p. 17, 1870, p. 40-45 ; Annual Repont of the Auditon... on Tolls, 1858, p. 16. Les péages sont libellés en mills pour 1000 livres par mile ; pour les céréales, ils évoluent ainsi :
23 Annual Repont of the Auditor... on Toll, 1 60, p. 17 ; Financial. Repont of the Auditor, 1862, p. 20, 1865, 1 869.
24 Messages du gouverneur Tilden (6 janvier 1875,p. 17, 4 janvier 1876, p. 15) ; Whitford, op. cité ; D.M. Ellis, op. cité, p. 288-289 ; CCSNy, P no ceedings, 1873/4 (8 mai 1873).
25 Don C. Sowers, op. cité, p. 336-339.
26 NYT ; pour les références, voir Thèse, p. 1187.
27 Les résultats des référendums sont publiés dans le NYT et dans le Manual for the Use of the Legislature.
A l’élection d’un Congressman at Large en 1882, le, démocrate Henry W. Slocum (56 %) l’emporte sur le republicain Carroll (44 %). En 1895, lors de l’élection du Secrétaire d’Etat, John Palmer, républicain (51 %) l’emporte sur le démocrate Horatio C. King (43,3 %). Sur 59 comtés, 33 sont situés sur les canaux Erié, Oswego, Champlain et sur l’Hudson. Pour les cartes électorales, voir Thèse, p. 803-806 ; de même, p. 1188-1189, pour un test de x2.
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