1On pourrait s’attendre à ce qu’il y ait une étroite corrélation entre les données du commerce extérieur en valeur et celles fournies par les statistiques de la navigation. En fait, les deux mesures ne sont pas superfétatoires. D’une part, un certain nombre de navires entrent ou sortent sur lest, n’ayant pu trouver de fret aux conditions proposées. Sous ce rapport, New York est avantagé ; aux entrées, tous les bateaux apportent généralement une cargaison partielle ou complète, tout comme à Boston, alors qu’à Baltimore et à Philadelphie, environ un dixième du tonnage est enregistré sur lest et qu’à La Nouvelle-Orléans le pourcentage atteint près de la moitié – une situation qui caractérise les ports du Sud, ceux du Puget Sound et de la baie de Fundy. Aux sorties, au contraire, les navires trouvent fréquemment de quoi charger aux Etats-Unis, du fait de la prépondérance des marchandises pondéreuses aux exportations ; les seules exceptions sont constituées par les ports proches de la frontière canadienne, à l’Est et à l’Ouest, en particulier par Boston qui a des relations étroites avec les Provinces Maritimes. D’autre part, les documents officiels ne nous indiquent pas l’importance de chaque cargaison. Pour que les statistiques du commerce extérieur et de la navigation coincident, il faudrait que le rapport entre tonnes de marchandises et tonneaux de navires entrés ou sortis soit constant – ce qui n’est pas le cas (cf. graphique 30, p. 275). A New York, par exemple, entre 1860 et 1900, il se situe autour de 0,45 aux entrées et de 0,6 aux sorties, en moyenne, mais les deux mouvements présentent des évolutions divergentes. Alors qu’aux sorties, on enregistre une évolution positive de 0,4 % par an, non significative, du fait que baisses et hausses se compensent, la chute de 1,2 % par an aux entrées est beaucoup plus nettement dessinée, car la remontée des années 1880 ne permet pas de rattraper les niveaux atteints deux décennies plus tôt. Il est vrai que, dans ce cas, l’espace à bord des navires à vapeur est souvent occupé par les passagers, dont le mouvement est synchronisé avec celui des importations1.

12.1 L’activite maritime New-Yorkaise

2Si l’idéal pour un port international est d’équili- brer les mouvements de navires aux entrées et aux sorties dans ses relations avec l’étranger, New York est certainement, parmi les organismes portuaires du dernier tiers du XIXème siècle, celui qui s’en rapproche le plus. L’équilibre parfait ne peut être que le produit d’un pur hasard, car les capitaines des bateaux arborant la bannière étoilée ont le droit de se livrer au cabotage. Si les navires étrangers étrangers en sont exclus, il leur est loisible de rechercher une cargaison plus rémunératrice à destination d’un pays d’outre-mer dans un autre port des Etats-Unis. Avec un rapport moyen des sorties aux entrées égal à 96,4 %, d’autant plus significatif que la dispersion autour de cette moyenne est faible, New York jouit d’une situation privilégiée par rapport à Boston et à Philadelphie qui sont, comme lui, des ports dont il entre de l’étranger plus de navires qu’il n’en sort, ou par rapport à Baltimore, à La Nouvelle-Orléans ou San Francisco où prédominent, dans une plus large proportion, les sorties. C’est pourquoi, au niveau global, qu’on raisonne sur les entrées ou sur les sorties, les conclusions restent identiques (1).

GRAPHIQUES 30 graphique 30 (a) : TONNE DE MARCHANDISES PAR TONNEAU DE JAUGE AUX ENTREES ET AUX SORTIES DE NEW YORK graphique 30 (b) : EXPORTATIONS(A) ET IMPORTATIONS (B) EN DOLLARS CONSTANTS PAR TONNEAU ; NOMBRE DE TONNEAUX PAR IMMIGRANT(C) A NEW YORK (navires à vapeur).

12.1.1 La forte croissance du tonnage

3Entre la veille de la guerre de la Sécession et la fin du siècle, le tonnage mesuré en jauge nette corrigée (cf. tableau 17, p. 277) croît en moyenne de 4,6 % par an – taux supérieur à la fois à ceux du volume et de la valeur des marchandises qui atteignent respectivement 4,1 % et 3 % par an. Il y a donc en longue période une tendance à l’excédent de l’offre de fret maritime sur la demande et, en conséquence, une baisse du prix réel du transport par bateau. La courbe du tonnage total présente un profil simple : une forte hausse jusqu’en 1880, suivie d’une stagnation d’une dizaine d’années, enfin une reprise de la croissance, à un rythme moindre, dans la dernière décennie.

4Ce taux de croissance est la résultante de l’évolution du nombre des navires et de leur tonnage moyen. En fait, seul ce dernier élément intervient dans l’explication, car le nombre ne présente aucune tendance significative. On enregistre 4603 entrées en 1860/1, 8141 en 1879/80, soit presquele double, et seulement 4233 en 1899/ 1900. Les années 1878/81 restent exceptionnelles par l’afflux des bateaux dans les ports des Etats-Unis ; elles marquent aussi une rupture. Les décennies suivantes, le nombre des navires diminue, même quand les quantités transportées croissent. L’augmentation rapide du tonnage moyen permet cette réduction des effectifs. Certes, dans les autres ports, à l’exception de Baltimore, la pointe de 1880 n’est pas aussi nette qu’à New York, soit que la diminution du nombre des navires soit très sensible dès les années 1870 (c’est le cas de Boston), soit que la chute soit faible, comme on le voit à Philadelphie, à La Nouvelle-Orléans et à San Francisco. D’une façon générale, la croissance du tonnage total dans les quatre grands ports du Nord-est repose principalement sur l’augmentation du tonnage moyen, tandis qu’à La Nouvelle-Orléans et plus encore à San Francisco, cette dernière cause exerce conjointement son influence avec la progression du nombre de bateaux entrés ou sortis. Chaque espace maritime a ses conditions particulières : celles de l’Atlantique-Nord diffèrent de celles du Golfe ou du Pacifique2.

12.1.2 La géographie du trafic maritime

5L’homogénéité observée à propos des tendances se retrouve dans les fluctuations conjoncturelles. New York, Philadelphie et Baltimore ont une activité maritime étroitement corrélée ; c’est une des raisons de la concurrence qui les oppose la plupart du temps. Boston, au contraire, suit une évolution qui lui est propre, à cause de l’importance de ses liens avec les Provinces Maritimes du Canada qui relève davantage du cabotage que de la navigation océanique3 .

6Si pour l’ensemble des ports maritimes américains, les entrées sont égales aux sorties, on n’observe pas la même relation dans chaque aire particulière. Dans les rapports avec l’Europe occidentale et, dans une moindre mesure, avec l’Amérique du Nord, les sorties l’emportent nettement sur les entrées ; dans les six autres zones, c’est l’inverse. Une part non négligeable du trafic maritime des Etats-Unis dans le dernier tiers du XIXème siècle repose donc sur des relations de type triangulaire. En effet, comme le pays a tendance à exporter vers l’Europe occidentale des produits pondéreux et à en importer des articles manufacturés, il souffre d’un déséquilibre en faveur des sorties. Pour assurer la rentabilité de leur flotte, certains armateurs qui ne peuvent compter sur le transport d’émigrants lors du retour vers l’Europe, doivent, après avoir débarqué leurs cargaisons dans les ports de la mer du Nord ou du Royaume-Uni, expédier leurs navires vers la Méditerranée ou les Caraïbes où ils chargeront des fruits, du soufre ou du sucre à destination des Etats-Unis. En moyenne, l’Europe occidentale représente à New York les trois cinquièmes du tonnage aux entrées et les deux tiers aux sorties. La différence correspond à des circuits triangulaires au profit de la Méditerranée, des Caraïbes et de la côte atlantique de l’Amérique du Sud. Les rapports consulaires sont remplis de récriminations contre cet état de fait où certains agents diplomatiques voient un signe du déclin de la marine de commerce des Etats-Unis et de l’absence de liaisons directes par des lignes à vapeur. A Baltimore et à Philadelphie, les déséquilibres par aires maritimes sont encore plus accentués qu’à New York, toujours au profit des sorties à destination de l’Europe occidentale, tandis qu’à Boston, ce sont les Provinces Maritimes canadiennes qui en bénéficient4.

7Dans le détail, il existe une grande disparité entre les régions. A New York, le nombre des navires tend à diminuer dans les relations avec la Méditerranée et les Caraïbes, ainsi qu’aux entrées en provenance d’Afrique et des îles de l’Atlantique (Madère, Açores, Canaries) ; il croît ailleurs, mais d’une manière significative, seulement dans les rapports avec l ’ Asie-Océanie, ainsi qu’avec le Chili et le Pérou aux entrées, la côte atlantique de l’Amérique du Sud et l’Afrique aux sorties. En dépit de ces nuances, il n’en reste pas moins que 11 augmentation du tonnage à New York dépend principalement de la croissance du tonnage moyen, la seule exception à cette règle étant constituée par l ’ Asie-Océanie.

8L’étude du tonnage permet de distinguer les zones dynamiques (Méditerranée, Asie-Océanie, Afrique, façade atlantique de l’Amérique du Sud) des léthargiques (Caraïbes, Amérique du Nord) dans les relations maritimes new-yorkaises. Du fait de son poids, l’Europe occidentale reste proche de la moyenne générale. En reprenant .le schéma de la page 240, on a :

		sorties	entrées
Europe occidental	e	–	–
Caraïbes		+	+
Méditerranée		–	–
Asie-Océanie		+	–
Afrique		+	–
Amérique du Sud :	façade atlantique	+	–
	façade pacifique	–	–
Amérique du Nord		+	+

9On remarquera qu’il n’y a guère de ressemblances avec le tableau de la page 259. Les séries du commerce en valeur et du tonnage ne coïncident guère, mais les premières sont les plus utiles. Les contemporains en sont bien conscients, qui n’invoquent jamais les statistiques de la navigation pour prouver les progrès ou le déclin relatifs du port dont ils se font les paladins.

12.1.3 Les positions New-Yorkaises dans le trafic maritime

10En comparant les graphiques 29 (p. 268-269) et 31 (p. 280-281), on trouve une autre confirmation de l’imperfection de la liaison entre les deux mesures de l’activité portuaire, à savoir les importations et les exportations d’une part, les entrées et les sorties de navires de l’autre. Nombre de corrélations entre les positions relatives new-yorkaises aux importations et aux entrées ou aux exportations et aux sorties sont loin d’être significatives. L’Europe occidentale, l’Asie et, à un moindre degré, les Caraïbes présentent des liaisons satisfaisantes, mais dans quatre régions, les liaisons entre les importations et les entrées sont négatives. D’une manière générale, ce type de corrélations est moins bon que celui qu’on observe entre les exportations et les sorties – ce qui prouverait que les expéditions à l’étranger jouent le rôle prépondérant dans l’activité portuaire et que les milieux économiques du temps ont raison d’y attacher un intérêt primordial5.

GRAPHIQUES 31 PARTS DE NEW YORK DANS LE TRAFIC MARITIME AMERICAIN

11Pas plus qu’aux importations et aux exportations, les parts détenues par New York aux entrées et aux sorties de navires n’évoluent, d’une région à l’autre, de la même manière. Si globalement New York abandonne environ un demi-point de pourcentage par an entre 1870/1 et 1899/1900 – ce qui autorise à parler de déclin face aux ports concurrents, le bilan régional semble moins négatif. C’est en effet aux entrées, qui correspondent à son point fort, les importations, que le recul est quasi-général, la seule exception étant constituée par la façade pacifique de l’Amérique du Sud. Aux sorties, liées aux exportations sur lesquelles pèsent des menaces, les parts de New York tendent à s’améliorer dans la moitié des cas : en Amérique du Sud, mais surtout en Afrique et en Asie-Océanie, ces succès étant compensés par une baisse record dans les sorties à destination de l’Europe occidentale, qui accapare, à elle seule, les deux tiers du trafic total. Comme les exportations paraissent jouer le rôle moteur dans les échanges internationaux des Etats-Unis dans le dernier tiers du XIXème siècle et qu’elles présentent une corrélation élevée avec le tonnage aux sorties, on garde une impression de recul, qui a cependant besoin d’être nuancée. Et cela d’autant plus que les quantités mesurées en tonneaux n’ont pas la même signification économique, selon qu’il s’agit de voiliers ou de navires à vapeur, et dans cette dernière catégorie, de liners ou de tramps 6.

12.2 Le triomphe de la vapeur sur la voile

12Déjà pressenti pressenti avant la guerre de Sécession, le déclin de la voile semble inexorable dans les décennies qui suivent (cf. graphique 32a, p. 283). Vers 1860, environ 88 % du tonnage entré dans les ports américains dépendait de ce mode propulsion ; à la fin du siècle, on n’en comptait plus que 14 %. Le recul de 1,80 point de pourcentage par an en moyenne est relativement très régulier. Tout au plus observe-t-on, après la chute brutale des années 1860, qui réduit la part des voiliers dans le tonnage autour de 60 % vers 1870, un ralentissement lors de la décennie suivante, où la croissance des exportations de céréales offre une dernière occasion de résister à l’inéluctable. En 1879/80, la voile représente encore 50 % du total des entrées aux Etats-Unis, mais dès l’année suivante, sa part tombe à 44 % et la chute se poursuit sans interruption jusqu’à la fin du siècle7.

graphique 32 (a) : part du tonnage des voiliers dans le tonnage total rectifié aux entrées aux Etats-Unis, en % graphique .32 (b) : PART DU PAVILLON AMERICAIN DANS LES ENTREES DE NAVIRES A NEW YORK, PAR TYPE DE NAVIRE (en %)

12.2.1 La résistance des voiliers

13Si on étudie le tonnage absolu au lieu des parts respectives de la vapeur et de la voile, l’effondrement des voiliers est moins net dans les échanges maritimes des Etats-Unis. En effet, la baisse contemporaine de la guerre de Sécession ne se poursuit pas, une fois revenue la paix civile. Le nombre des voiliers entrant et sortant des ports américains ne cesse de croître jusqu’au sommet de 1879/80, car les céréales et le pétrole fournissent d’abondantes cargaisons aux trois-mâts. Après cet apogée, les deux dernières décennies voient la diminution d’une année sur l’autre du tonnage qui retrouve en 1900 son niveau de 1865. Pendant ces quarante années, au contraire, la marine à vapeur connaît un taux de croissance exceptionnellement élevé de 10 % par an. Nénamoins 1880/1 marque la fin d’une phase d’accélération ; par la suite, le tonnage des navires à vapeur continue à progresser, mais à un rythme nettement ralenti. Le sommet de 1880 apparaît donc bien dans les deux séries, mais alors que, pour les voiliers, il concerne les grandeurs absolues, il traduit, pour les steamers, une simple inflexion dans la conquête de la suprématie sur les océans.

14A New York, la victoire de la vapeur ne se dessine pas simultanément sur toutes les routes maritimes (cf. graphique 33, p. 285). Précoce sur l’Atlantique-Nord, il lui faut attendre l’extrême fin du siècle pour s’imposer dans les relations avec le Pacifique, l’Asie ou l’Afrique. Entre 1871 et 1900, le tonnage des voiliers entrant et sortant de New York baisse en moyenne d’environ 4 % par an, mais cette chute n’est significative que dans les trois directions où les steamers trouvent leur terrain d’élection : l’Europe occidentale, la Méditerranée et les Caraïbes. Dans les autres directions, la croissance se prolonge jusqu’à la fin des années 1880 ou au début de la décennie suivante, avant de subir un profond effondrement quelque temps plus tard8.

15L’Europe occidentale est le champ privilégié de la révolution de la vapeur dans les années 1860. Juste à la veille de la guerre, les steamers quittant New York pour cette destination ne représentaient que 28 % du tonnage engagé dans ce trafic et même 23 %, deux ans plus tard. Le conflit achevé, tout se transforme très vite, puisque dès 1870/1, le pourcentage atteint les deux tiers. Déjà en 1867/8, la part de la vapeur dans les sorties totales du port avait doublé par rapport au début de la décennie : 53 % au lieu de 27 %. C’est donc en un laps de temps très court que s’effectue sur cet itinéraire océanique majeur la transition d’un mode de propulsion à l’autre. Au moment du boom des années 1870, près des trois quarts du tonnage entré à New York en provenance de l’Europe occidentale est mû à la vapeur ; le seul recul est enregistré les années suivantes où la crise économique porte un coup sévère à la rentabilité des investissements effectués au moment de la prospérité et où les voiliers sont en mesure de proposer des tarifs plus bas pour le transport des céréales et du pétrole. Bref intermède, car dans les années 1880, des progrès en matière de construction des chaudières et des coques permettent aux steamers d’accaparer progressivement presque tout le trafic de l’Atlantique-Nord9.

GRAPHIQUES 33 PART DES NAVIRES A VAPEUR DANS LES ENTREES A NEW YORK (en % du tonnage total), d’après les statistiques rectifiées

16La Méditerranée et les Caraibes constituent un cas différent : entre 1870 et 1900, la vapeur y progresse régulièrement, refoulant un peu plus chaque année, à de rares exceptions près, les voiliers qui ne gardent plus vers 1890 qu’un cinquième du trafic total. Dans cette période, la substitution s’effectue plus rapidement en Méditerranée que dans les Caraïbes pour la simple raison que New York n’avait aucune liaison à vapeur avec la première région dans les années 1860, alors que la seconde, du fait de sa proximité, bénéficiait à cette date du taux le plus élevé : 38 % du tonnage sortant de New York à destination des Caraïbes était mû à la vapeur en 1860/1, 30 % deux ans plus tard – soit un chiffre supérieur à celui de l’Europe occidentale, mais ces niveaux ne devaient guère être dépassés jusqu’en 1875, ce qui explique que les voiliers aient encore pu connaître dans cette zone des années prospères.

17Comme la Méditerranée, la façade atlantique de l’Amérique du Sud était une région qui ne bénéficiait d’aucune liaison à vapeur avec New York avant et pendant la guerre de Sécession. Peu après la fin du conflit, la situation change, mais la conquête ne suit pas une progression régulière. Dans les années 1880, le recul des voiliers est freiné par l’importance croissante des relations avec les pays du Rio de la Plata. La victoire des steamers ne s’y dessine définitivement que dans la dernière décennie, un peu plus tôt toutefois que dans les relations maritimes avec l’Afrique, l’Asie et la façade pacifique du continent américain. Seules, les Provinces Maritimes canadiennes font bande à part ; les voiliers, surtout des schooners, y conservent la suprématie presque jusqu’à l’orée du XXème siècle10.

12.2.2 La multiplication des lignes de navigation à vapeur

18Dans le dernier tiers du XIXème siècle, la force d’un grand port réside principalement dans ses lignes de navigation. La notion de ligne, il est vrai, est quelque peu floue. Dans les réclames, il suffit qu’un armateur se spécialise dans le trafic entre New York et un port étranger pour qu’il considère que ses navires appartiennent à une ligne. En ce sens, les lignes de voiliers ont continué leur activité après la guerre de Sécession, jusque dans les années 1870, dans les relations avec le Royaume-Uni, ou jusqu’à la fin du siècle dans les échanges avec l’Amér rique Latine, l’Afrique, l’Asie ou l’Océanie. Sans parler de la route de San Francisco par le cap Horn. Cette définition large peut aussi s’appliquer aux steamers possédés ou affrétés par un armateur qui les expédie à des dates plus ou moins régulières. Néanmoins, une véritable ligne, celle dont ont besoin les négociants ou les passagers, doit présenter un caractère de régularité : les départs et les arrivées doivent avoir lieu au jour et à l’heure fixés, quel que soit le chargement. Une telle régularité implique la vitesse, car il faut pouvoir récupérer le temps perdu, ainsi qu’une organisation rigoureuse et minutieuse de la flotte. On assiste alors au développement et à l’extension de ce type de lignes maritimes qui répondent aux besoins croissants d’une économie où sont privilégiées la vitesse et la ponctualité, bref la qualité du service, à côté du prix.

19Les rapports consulaires abondent en objurgations lancées aux entrepreneurs pour qu’ils ouvrent des lignes de navigation à vapeur entre les ports des Etats-Unis et les pays étrangers. Pas tant ceux de l’Europe occidentale, qui est bien desservie, que ceux du reste du monde, où les taux de couverture paraissent insuffisants. Cette faiblesse de la position commerciale américaine vis-à-vis des régions les moins développées a aussi d’autres raisons fréquemment invoquées : une politique de crédit à trop court terme, des produits qui ne sont pas étudiés spécialement pour la demande locale, un manque de suivi dans les liaisons commerciales, les exportations n’étant considérées que comme un succédané en période de dépression aux Etats-Unis, l’absence de réseaux de vente américains qui contraint à passer par des négociants européens plus enclins à promouvoir les marchandises de leur pays d’origine, la dépendance étroite à l’égard du système bancaire britannique, etc... Cependant, ajoutent les consuls, même si on palliait ces lacunes, on n’améliorerait pas la position commerciale des Etats-Unis, tant qu’on n’ouvrirait pas des lignes maritimes directes à vapeur. Faute de lignes régulières, un grand nombre de transactions sont réalisées par l’intermédiaire de Liverpool ou de Londres. L’accroissement des coûts qui en résulte ne permet pas aux articles manufacturés américains de concurrencer victorieusement ceux qu’offrent les industriels européens appuyés par la politique maritime de leurs gouvernements11 .

20Si le nombre des lignes maritimes est un bon indicateur de la force d’un port, New York domine sans conteste ses concurrents. Qu’on adopte une définition large ou étroite, la disproportion est telle que la Ville-Empire fait figure de port de liners, alors que les rivaux sont fréquentés surtout par les tramps, les vagabonds irréguliers des océans. De toutes les régions, l’Europe occidentale a été la plus précocement et la plus abondamment desservie par des steamers réguliers, tout particulièrement le Royaume-Uni dont tous les ports de quelque importance finissent par être reliés à New York12 .

12.2.2.1 Les lignes de la façade occidentale des Îles britanniques : Liverpool et les autres

21Liverpool reste le partenaire privilégié de New York, quoique son importance relative décroisse au fil des années. En 1860/1, 36 % du tonnage à vapeur quittant New York avait pour destination le port de la Mersey ; sept ans plus tard, le pourcentage atteint 43 %, mais à la fin du siècle, il n’est plus que de 12 %. Cette diminution tient, d’une part, à l’importance décroissante du Royaume-Uni dans les échanges extérieurs de New York, de l’autre, à la multiplication des relations avec les autres ports britanniques. Elle s’explique aussi par les changements intervenus dans les routes empruntées par les émigrants. Néanmoins la route de Liverpool est une de celles où la concurrence est la plus vive. Seules ne périclitent pas les compagnies qui disposent de sérieuses ressources financières leur permettant de surmonter les aléas de la conjoncture et qui pratiquent une gestion rigoureuse. Les cinq lignes du début des années 1870 sont réduites à deux à la fin du siècle13.

22Cunard, l’ancêtre des lignes de l’Atlantique-Nord, survit grâce à sa prudence ou en dépit d’elle. La suppression en 1876 de la subvention postale accordée par le gouvernement britannique secoue la léthargie de l’entreprise plus qu’elle ne lui cause du tort. Avec ses navires dont le nom se termine généralement en a, la Cunard s’impose à plusieurs reprises comme la compagnie la plus prestigieuse, détentrice du ruban bleu dans les années 1860 grâce au Persia et au Scotia, à nouveau entre 1885 et 1889 grâce à l’Etruria et à l Umbria, enfin entre 1893 et 1898 grâce aux steamers géants Campania et Lucania. Cependant on peut voir un symbole du déclin relatif de la route de Liverpool dans le fait qu’à la fin du siècle, le doyen de l ’ Atlantique-Nord ne met en ligne pour New York que quatre navires d’une manière régulière14.

23L’autre survivant est la White Star, lancée avec audace au printemps 1871 par Thomas H. Ismay. Ses navires dont le nom se termine en ic incorporent les derniers progrès techniques en matière d’architecture navale. Dans les années 1870, l’Adriatic, le Baltic, le Britannic. et le germanic. détiennent le ruban bleu, suivis par le Majestic et le Teutonic en 1891 -92. La compagnie concentre tout son trafic américain à New York, alors que Cunard réserve l’essentiel des produits pondéreux et des bestiaux à sa ligne de Boston. C’est pourquoi, à la fin du siècle, la White Star figure au premier rang des entreprises d’armement au départ de New York, avec deux fois et demi plus de tonneaux que la Cunard15.

24Entre temps, les trois autres concurrents ont disparu de la scène de Liverpool. Inman a longtemps représenté un rival sérieux ; dans les années 1860 et 1870, ses navires qui portent des noms de villes sont à l’avant-garde du progrès dans l’adoption de l’hélice comme mode de propulsion ou de la chaudière compound pour économiser le combustible. Les émigrants y trouvent des conditions de confort dont ils ne sauraient rêver sur les voiliers. Malheureusement, la dépression qui frappe les frets maritimes sur l ’ Atlantique-Nord à partir de 1874 épuise les ressources financières de la compagnie qui survit mal à la mort de son animateur, William Inman. L’échec en 1881 du City of Rome sonne le glas de l’indépendance de la firme. Cinq ans plus tard, le poids des hypothèques est tel qu’elle doit accepter d’être rachetée par l’international Navigation C° of New Jersey. Sous le nom d’Inman and International Steamship C°, l’entreprise retrouve un certain lustre et ses navires, le City of Paris et le City of New York., reconquièrent temporairement le ruban bleu. Mais les nouveaux propriétaires américains sont désireux de mener une politique qui leur soit propre. En février 1893, le nom d’Inman disparaît pour laisser libre cours à l’essor de l’American line, qui abandonne Liverpool, où il y a trop de concurrents, pour Southampton16.

25Moins prestigieuses qu’Inman, les deux autres compagnies de Liverpool, La National Steam Navigation C° et la Liverpool & Great Western C°, plus connue sous le nom de Guion line, ont connu leurs premiers succès en transportant des émigrants et des marchandises à bord de steamers relativement lents. La National line débute en 1863 avec le Louisiana et le Virginia rachetés au frères Fernie, dont le trafic de passagers était géré par Stephen B. Guion. La nouvelle compagnie n’ayant plus besoin de ses services, ce dernier, qui était un partenaire de la firme de voiliers surnommée la Black Star line, fonde à son tour sa propre entreprise en 1866. Au début de la décennie suivante, National et Guion atteignent leur apogée. Leurs dirigeants ne veulent pas se contenter de la clientèle des émigrants ; ils finissent par entrer dans la lutte pour les passagers de cabine. Cette nouvelle stratégie impose de construire des bateaux très rapides en nombre suffisant pour assurer une desserte hebdomadaire. De fait, l’Arizona, l’Alaska et l’Oregon de Guion détiennent le ruban bleu de 1879 à 1884, et l’America de la National line leur succède jusqu’en 1887. La recherche de la vitesse est parfois antinomique avec le confort ; les prouesses techniques ne s’avèrent pas rentables. Dès 1884, l’Oregon. doit être vendu à Cunard ; au début de 1 887, le gouvernement italien se porte acquéreur de l ’ America. Aucune des deux compagnies n’avait les moyens d’une politique aussi ambitieuse. Après le décès de S.B. Guion en 1885, l’entreprise dépérit et disparaît en 1894. Quant à la National line, après les désastres qui frappent en 1890 deux de ses navires non assurés, l’Erin et l’Egypt, elle se retire définitivement du trafic des passagers pour se spécialiser dans le transport des marchandises et des bestiaux. Au début de 1894, elle cesse d’opérer sur la route New York-Liverpool. Désormais, entre la Mersey et l’Hudson, il ne reste plus que Cunard et la White Star.

26Malgré sa suprématie, Liverpool ne concentre pas toutes les lignes maritimes entre la façade occidentale de la Grande-Bretagne et New York. Dans la dernière décennie du XIXème siècle, Manchester, relié à la mer par un canal, reçoit des cargos. Bristol dispose de deux lignes : la première, la Great Western Steamship 0°, fondée en 1871, assure le transport des passagers jusqu’en 1885, puis périclite avant d’être liquidée en 1896 ; la seconde, spécialisée uniquement dans le trafic des marchandises, la Bristol City line, établie en 1878, prospère et, à la fin du siècle, elle met en ligne huit cargos. Sur l’autre rive de l’estuaire de la Severn, des armateurs gallois lancent, dans l’euphorie du début des années 1870, le projet de relations régulières entre Cardiff et New York ; la dépression qui s’abat sur les Etats-Unis met rapidement un terme à cette expérience de la South Wales Atlantic Steamship C°, qui n’aura duré que trois ans, de 1872 à 1875 . Il suffit de rappeler, pour mémoire, l’échec de Milford Haven, lié à celui du great Ɛastern

27La Clyde, débouché naturel de l’Ecosse sur l’Océan, dispose, au contraire, d’éléments de trafic favorables : les émigrants des Hautes-Terres et du nord de l’Irlande, les industries métallurgiques et textiles de la région de Glasgow. Aussi, vers 1900, deux lignes y trouvent-elles leur point d’attache. D’abord, l’Anchor line des frères Henderson qui, après avoir débuté avec des voiliers, projettent des liaisons régulières avec New York dès la fin de la guerre de Sécession. Cependant les relations directes ne suffisent pas à assurer la prospérité de la compagnie. C’est pourquoi elle se lance aussi dans le commerce entre la Méditerranée et New York et emploie parfois certains de ses navires, dont le nom se termine généralement en ia, sur la ligne de Londres (1876-1882) ou même de Liverpool, quand ses liens financiers étroits avec les chantiers navals de Barrow-in-Furness lui font un devoir de racheter le City of Rome, refusé par Inman (1883- 1890). L’flnchor line trouve un concurrent en la State line, dont la plupart des propriétaires sont américains ; fondée en 1873, cette compagnie réputée pour l’austérité de son confort ne s’avère guère rentable ; en 1891, sa flotte est rachetée par Allan, l’entreprise d’armement spécialisée dans les relations entre l’Ecosse et le Canada, qui cherche à diversifier ses routes maritimes .

28Contrairement à l’Angleterre, à l’Ecosse et au Pays de Galles, l’Irlande n’offre aucun point d’attache après la déconfiture de la compagnie de Galway ; ses ports ne servent que d’escales, tels Queenstown (Cobh) et Moville, ou de lieux d’attente avant de recevoir une destination définitive17.

12.2.2.2 Les lignes des ports britanniques de la Manche et de la Mer du Nord

29Par rapport à la façade occidentale, les ports britanniques de la Manche et de la Mer du Nord ne bénéficient pas de liaisons d’une pareille qualité. L’éloignement géographique et les coûts supplémentaires qu’il implique en sont vraisemblablement la cause, surtout dans un pays aussi étroit que la Grande-Bretagne.

30fl cette époque, aucune entreprise autonome ne prospère entre Londres et New York. Immédiatement avant la guerre de Sécession, il n’y avait aucune ligne à vapeur entre les deux capitales économiques. Fondée en 1863, la London & New York Steamship line effectue, par exemple, 26 voyages en 1867/8 avec quatre steamers, mais dès 1870, elle cesse de jouer un rôle actif dans le trafic des passagers. Dans les décennies suivantes, le tonnage, entre New York et Londres, augmente, pour atteindre près d’un demi-million de tonneaux de jauge nette à la fin du siècle, mais les steamers ont généralement leur point d’attache dans d’autres ports, où sont installés les dirigeants des compagnies maritimes. Aucune implantation durable ne réussit. Il suffit de citer les exemples de l’Anchor line, déjà évoqué, ou de la Furness line de West Hartlepool. L’armateur de Liverpool, W.H. Ross, profite de la reprise économique de 1879 pour racheter des steamers à Inman et fonder la "ligne du chardon" line) ; les pertes du City of London, puis du City of Limerick scellent son destin en 1 882. Dans les années 1880, deux autres compagnies font la même expérience. Le boom du début de la décennie paraît favorable à de nouvelles entreprises sur Londres-Neu York, mais la crise de 1885 leur porte un coup fatal ; en effet, les immigrants préfèrent le trajet plus court à partir de la côte occidentale. Ainsi la Monarch line, après avoir lancé en août 1880 le premier steamer en acier entré à New York, est liquidée en 1887, en dépit du fait que la National line se soit temporairement retirée de Londres. La même année, la Twin Screw line, ainsi surnommée parce qu’elle est la première à faire construire directement un vapeur mû par une double hélice, le Ludgate. HiLL, subit des déboires qui la contraignent à vendre sa flotte à la Wilson line de Hull. Le nouveau service transporte surtout des marchandises et des bestiaux, mais aussi des passagers. Pour renforcer la liaison maritime entre Londres et New York, la Wilson-Hill line s’associe en 1896 à deux autres armateurs pour former la Wilson’s and Furness-Leyland line, qui dessert aussi Boston. A cette occasion, elle acquiert de nouveaux steamers. Cela ne fait pas l’affaire de l’Atlantic Transport line, une compagnie dont la majorité des capitaux appartient à des citoyens américains et qui, après avoir représenté les intérêts de Baltimore et de Philadelphie, a jugé nécessaire en 1892 d’établir, à partir de New York, un service de cargos et de passagers à destination du Royaume-Uni. Aussi, quand le gouvernement fédéral lui achète ses navires pour en faire des transports de troupes lors de la guerre contre l’Espagne (1898), l’Atlantic Transport line, qui ne veut pas renoncer à ses activités, se porte acquéreur des cinq steamers de la Wilson’s and Furness-Leyland. Désormais une puissante compagnie maritime relie les deux plus grands ports du monde, mais même à la fin du siècle, Londres garde l’originalité d’avoir une proportion relativement faible de navires de ligne dans ses relations avec New York18.

31Les autres ports britanniques de la Manche et de la Mer du Nord bénéficient, eux aussi, à cette date, de bonnes liaisons. Certaines ne durent guère, comme c’est le cas de la Centaur line de West Hartlepool ou de la Taurus line et de la Red Cross line de Newcastle. D’autres, au contraire, prospèrent. Tel est le cas de la compagnie dirigée par les fils de Thomas Wilson, de Hull, qui lance en 1875 sur la route de New York l’Othello, le premier des nombreux navires à consonance italienne à assurer une desserte régulière entre l’estuaire de la Humber et celui de l’Hudson. En 1887, on l’a vu, elle est en mesure d’établir un service à partir de Londres ; elle contrôle aussi la voie de Newcastle et en 1896, elle fonde la Phoenix line entre Anvers et New York avec des steamers affrétés. La Wilson line prouve qu’il est possible, sur l’Atlantique-Nord, de faire des bénéfices, sans faire appel, pour ainsi dire, au transport des émigrants. En dépit de la concurrence, elle tire ses profits du commerce des céréales, de la viande ou des bestiaux. Il en va de même, à un moindre degré, de l’Arrow line, qui a pour port d’attache Leith et dessert les régions d’Edimbourg et de Dundee. Sur la Manche, au contraire, il faut attendre longtemps avant que s’établisse un terminus. C’est que Plymouth, et surtout Southampton servent de ports d’escale aux steamers allemands venus de Brême et de Hambourg ; ils y apportent le courrier à destination de Londres et y cherchent des compléments de cargaison et de passagers. Pour que monte l’étoile de Southampton, il faut que se crée et se développe l’American line avec le soutien du gouvernement fédéral. L’ouverture de la route New York-Southampton en mars 1893 marque le retour de la bannière étoilée parmi les grands pavillons maritimes de l’Atlantique-Nord. La naturalisation du New york. et du Paris , la construction du St Louis et du St Paul en font une des compagnies préférées des voyageurs à la fin du siècle. Cependant le choix de Southampton est plutôt le signe d’une faiblesse que d’une force : pour les propriétaires, il s’agit d’éviter Liverpool où la concurrence paraît trop rude19.

12.2.2.3 Les lignes allemandes

32Le Royaume-Uni est un cas exceptionnel par la richesse de ses liaisons maritimes avec New York. Dans les autres pays, les lignes sont beaucoup plus concentrées. Ainsi, en Allemagne, le Norddeutscher Lloyd de Brême et la HAPAG de Hambourg, qui existaient déjà avant la guerre de Sécession, sont les seules entreprises à surmonter toutes les vicissitudes conjoncturelles. Non seulement elles prospèrent grâce à l’émigration germanique, à laquelle succède celle des sujets des empires austro-hongrois et russe, mais elles bénéficient aussi de l’expansion économique du Reich et de ses liens de plus en plus étroits avec les Etats-Unis. Une pareille base leur permet de dominer, à la fin du siècle, les compagnies anglaises. En 1900, la bataille pour le ruban bleu oppose le Kaiser Wilhelm der grosse du Norddeutscher Lloyd au Deutschtand. de la HAPAG. Face à ces deux entreprises généralement bien gérées, les rivaux ne durent guère. A Brême, les frères Ruger échouent dès 1868 dans leur tentative d’établir une ligne entre Bremerhaven et New York, à l’aide de vieux steamers américains mûs par des roues à aubes. A Hambourg, à deux reprises, la HAPAG affronte des concurrents. La première, en septembre 1873, quand la Deutsche Transatlantische Dampfschiffahrts-Gesellschaft (la ligne Adler) lance un défi avec ses sept steamers portant des noms de poètes allemands – un moment particulièrement mal choisi, car la dépression économique s’abat alors sur les Etats-Unis et la HAPAG en est quitte pour racheter toute la flotte pour plus de 11 millions de marks. La seconde, en 1881, au moment de l’apogée de l’émigration allemande, quand Edward Carr fonde une nouvelle ligne agressive dont le trafic des passagers est dirigé par Albert Ballin. Deux ans plus tard, le mouvement d’exode se ralentit ; la coexistence pacifique devient impossible ; une lutte à couteaux tirés oppose les deux lignes de navigation, supprimant tout bénéfice. Finalement, Carr doit fusionner avec Robert M. Sloman pour former une nouvelle compagnie, l’Union, qui signe un accord avec la HAPAG (1er juin 1886), mettant un terme à la rivalité. La Carr-Union poursuit son activité, mais en étroite liaison avec la grande entreprise d’armement hambourgeoise, qui attire Ballin dans son état-major et rachète quatre de ses steamers en 188820.

12.2.2.4 Les lignes de la Baltique

33Si les estuaires de l’Elbe et de la Weser abritent deux des plus grandes compagnies en relation avec New York il est curieux que la mer Baltique et la Scandinavie n’aient pas donné naissance à de puissantes entreprises. Il y avait là pourtant un important réservoir d’émigrants dans les royaumes Scandinaves, en Allemagne orientale et en Russie, mais le dynamisme de Brême et de Hambourg privent les armateurs éventuels d’une bonne partie de leur clientèle et les émigrants eux-mêmes redoutent une traversée trop longue. Mieux vaut gagner par chemin de fer les estuaires de la Mer du Nord ou s’embarquer pour Hull ou Newcastle et rejoindre de là Liverpool qui propose des voyages beaucoup plus rapides par ses lignes à la réputation confirmée. D’autre part, les échanges de marchandises entre New York et la Baltique restent toujours faibles. Aussi les firmes qui se lancent dans l’aventure sont-elles toujours menacées par l’impossibilité de compenser du côté du fret ce qu’elles peuvent éventuellement perdre du côté des émigrants. On compte donc peu de lignes durables dans cette région.

34La Norse American line qui assure un service mensuel entre Newcastle, Bergen et New York, à partir de 1871 , pour transporter des émigrants norvégiens à bord de trois steamers, doit cesser d’emprunter ce trajet dès 1873 pour se rabattre sur la route de Londres et du Havre, sans plus de succès d’ailleurs. Le ralentissement de l’émigration met de même un terme à l’expérience du Baltischer Lloyd qui avait l’intention de relier Stettin à New York. Le retour de la prospérité vers 1880 donne vie à de nouveaux projets. Aucune de ces lignes n’est suédoise, car la loi de 1869 sur le transport des émigrants exige pour chaque personne un espace supérieur de 50 % à celui qui est requis par les lois anglaise ou américaine. Quand la législation est amendée en 1883, il est trop tard ; le reflux de l’émigration a déjà commencé. Les projets de liaison directe entre Goteborg et New York ne se réalisent pas. Pour partir en Amérique, on a le choix entre les navires du Stettiner Lloyd ou ceux de la compagnie danoise Thingvalla, fondée en 1880, qui a pour port d’attache Copenhague et fait escale à Swinemünde, à Göteborg et à Oslo. Frappée par des désastres en 1888, l’entreprise danoise n’a pas les moyens financiers qui lui permettraient de se développer ; elle périclite dans la dernière décennie. En 1898, elle est absorbée par Det Forenede Dampskibs-Selskab, plus connue sous le nom de Scandinavian-American line, qui effectue alors un service bimensuel avec ses quatre steamers. A cette époque cependant, le trafic de la Baltique est dominé par la HAPAG, soit directement, soit par l’intermédiaire de la Scandia line, fondée en 1893, qui lui est étroitement liée21.

12.2.2.5 Les lignes d’Anvers et des ports néerlandais

35Aux Pays-Bas et en Belgique, on observe la même concentration sur un petit nombre d’organismes portuaires : Rotterdam et secondairement Amsterdam dans le premier cas, Anvers dans le second.

36En 1871, Antoine Plate et O. Reuchlin, de Rotterdam, envisagent de créer une ligne régulière entre ce port et New York. Manquant de capital, ils doivent changer leur projet et former une nouvelle compagnie, la Holland-America. Les débuts ne paraissent guère prometteurs. En effet, la Nieuwe Waterweg tend à s’ensabler, si bien qu’une rupture de charge est nécessaire à Flessingue, et la crise américaine réduit les possibilités d’exportation. Quand les affaires repartent en 1880, la Royal Netherland Steamship C° ouvre une ligne rivale à partir d’Amsterdam, qui ne souffre pas de pareils goulots d’étranglement. La Holland-America réplique en déplaçant certains de ses départs de Rotterdam à Amsterdam en 1882, sans pouvoir s’imposer toutefois. Après une lutte ruineuse, les deux compagnies s’entendent l’année suivante : la Royal Netherland se retire de la ligne de New York, mais sa rivale s’engage à effectuer des départs alternés entre les deux ports. Ses affaires ne florissent pas pour autant, par suite de la baisse de l’émigration. Elle reste une entreprise de seconde zone, de moindre réputation que ses rivales britanniques et allemandes. Dans la dernière décennie cependant, les travaux d’aménagement de la Nieuwe Waterweg redonnent la suprématie à Rotterdam ; les plus grands steamers peuvent désormais y accéder aisément. Aussi la Holland-America remplace-t-elle ses bateaux d’occasion par des navires de première classe – ce qui lui permet de rejoindre le peloton des grands de l’Atlantique-Nord.

37Anvers ne donne naissance à aucune entreprise de pareille ampleur. Et pourtant, au début des années 1870, on y compte trois lignes à vapeur à destination de New York. La première, la White Cross, symbolisée par la croix blanche qui rappelle l’origine suisse de son fondateur, Steinmann, assure des départs aussi bien des ports anglais, Londres en particulier, que de l’estuaire de l’Escaut ; elle reste une compagnie de seconde zone, tout comme la ligne établie par Théodore C. Engels ; après s’être retirées du trafic des passagers en 1888, les deux entreprises, étroitement liées, disparaissent six ans plus tard. Seule survit la Red Star line, propriété de la Société Anonyme de Navigation Belgo-Américaine, contrôlée par une forte majorité de capitaux américains. Cette ligne est en fait la branche belge de l’international Navigation C° de Philadelphie, chargée de défendre les intérêts de ce port, mais comme New York présente un attrait supérieur, la Red Star est affectée dès 1874 à la route majeure de l’Atlantique-Nord ; ses steamers portent le pavillon belge, car les conditions d’exploitation sont moins coûteuses qu’à bord des navires arborant la bannière étoilée, tels ceux qui sont maintenus par l’international Navigation C° entre Liverpool et Philadelphie. A la fin du siècle, les bateaux de la Red Star dominent le trafic entre New York et Anvers. A côté d’eux cependant, on enregistre les mouvements des steamers de la ligne Phoenix qui dépend de la Wilson line, ainsi que les nombreux pétroliers qui font du port de l’Escaut un des principaux centres de redistribution de l’or noir sur le continent européen22.

12.2.2.6 Les lignes françaises de l’Atlantique

38En France aussi, sur les côtes de la Manche et de l’Atlantique, les relations régulières par navires à vapeur se concentrent essentiellement sur un port : Le Havre. Cherbourg, Boulogne ou Brest ne servent que d’escales aux compagnies étrangères ou, dans le dernier cas, à la Compagnie Générale Transatlantique (CGT). A la fin du siècle, Barber & C° fait de la réclame pour une ligne de Dunkerque, mais on n’observe aucune régularité des départs. Seul Bordeaux se dote d’un service autonome ; en 1881, la Compagnie bordelaise de navigation à vapeur se lance à son tour sur l’Atlantique-Nord avec des steamers dont les noms évoquent les grands crus du Médoc ou du pays de Sauternes ; elle fonctionne pendant une dizaine d’années, en nombre toujours limité. En 1899, le trafic s’accroissant, la CGT affecte un steamer au trajet Le Havre-Pauillac-New York, tout en conservant comme base indispensable l’estuaire de la Seine.

39C’est en effet là que se concentraient déjà avant la guerre de Sécession les lignes à vapeur, toutes américaines. Les hostilités achevées, Mortimer Livingston tente de rétablir les anciens courants d’échanges avec ses paquebots mûs par des roues à aubes, donc techniquement dépassés. D’où son échec. En 1867, il essaye de négocier son retrait auprès de la CGT, moyennant 100 000 dollars, puis 50 000. Offre refusée, car il est inutile de payer un moribond. L’entreprise française reste maîtresse du trafic au Havre. Depuis son inauguration en 1864, la ligne bénéficie de subventions du gouvernement qui rendent difficile la vie des éventuels rivaux. La Merchants’ Express line, qui opère avec des steamers sous pavillon danois autour de 1880, connaît une activité éphémère. Pour assurer sa suprématie, la CGT concentre ses meilleurs moyens sur la route de New York, renonçant, après un bref essai entre 1880 et 1883, à un service à partir de Marseille23.

12.2.2.7 Les lignes de la Méditerranée

40Dans ses relations avec New York, la Méditerranée présente des conditions d’exploitation différentes de celles de la Manche ou de la Mer du Nord. Les distances sont plus longues ; aussi les émigrants italiens préferent-ils jusque dans les années 1880 emprunter les ports donnant directement sur l’Atlantique. D’autre part, les pays qui bordent la Méditerranée souffrent de retards dans le domaine de l’industrialisation par rapport à l’Europe du Nord-ouest ; les échanges commerciaux avec les Etats-Unis n’y ont donc pas la même intensité. Le déséquilibre est tel que, pendant longtemps, les voyages triangulaires y jouent un rôle important. Les navires à vapeur quittent New York chargés de céréales pour l’Europe occidentale ; dans les ports britanniques, généralement ils prennent des marchandises à destination du bassin méditerranéen et ils ramènent d’Italie ou d’Espagne les cargaisons de fruits, de vins ou de soufre qui trouvent facilement preneurs aux Etats-Unis. Dès le début des années 1870, la ligne Anchor de Glasgow et de Liverpool pratique ce commerce triangulaire avec de nombreuses escales -ce qui suscite des mécontentements : les voyages durent de 50 à 60 jours, les horaires ne sont pas respectés, les capitaines accepteraient ou refuseraient arbitrairement les marchandises, les tarifs sont jugés trop élevés. Néanmoins ces steamers introduisent de profonds changements dans le négoce des fruits à New York. A l’époque de la voile, les exportations en étaient concentrées sur quatre mois ; avec les navires à vapeur et le télégraphe, ce sont les ports méditerranéens, et non plus Manhattan, qui deviennent les entrepôts et les expéditions se font toute l’année. Le petit négociant américain, au lieu d’acheter ses fruits au grossiste de New York, passe directement commande en Espagne, par exemple, et reçoit rapidement sa marchandise par petits lots. Cela n’empêche pas qu’une bonne partie du trafic transite au retour par les ports britanniques, car les compagnies de Liverpool établissent des services méditerranéens pour employer au mieux leur flotte.

41Pour ces diverses raisons, l’établissement de lignes régulières entre la Méditerranée et New York est relativement tardif. Elles se multiplient à partir de la fin des années 1870. La compagnie marseillaise Cyprien Fabre bénéficie à partir de 1882 du retrait de la CGT. Elle assure une notable partie du trafic des émigrants italiens qu’elle partage, entre autres, avec la Navigazione Generale Italiana. Cette dernière résulte de la fusion en 1881 des entreprises de I. & V. Florio, de Palerme, et de Raffaele Rubattino, de Gênes. Avant 1900, cependant, la firme italienne ne joue pas un rôle majeur sur la route de New York. En 1890/1, elle y effectue 25 voyages, alors qu’on en compte 23 de la compagnie Cyprien Fabre et 30 de l’Anchor line. Dix ans plus tard, elle n’en propose plus que 14, alors que ses rivales en font respectivement 23 et 22. Ce n’est qu’au début du XXème siècle, avec la forte progression de l’émigration italienne, que les armateurs du pays réussissent à se faire reconnaître une place de choix dans la conférence méditerranéenne, comme les autres compagnies représentant les Etats de la région : la Compania Trasatlantica espagnole ou l’Austro-Americana de Trieste. Dans les années 1890, les armements allemands, le Norddeutscher Lloyd et la HAPAG, entrent à leur tour dans le trafic entre les pays méditerranéens et New York. En 1897, la Prince line, de Newcastle, les suit avec ses navires portant tous le nom de Prince. Dans la même décennie, deux lignes partent du Portugal : l’Empresa insulana de navigaçao, fondée par un marchand de Cadix, et la Linha de Vapores Portugueses, dirigée par I.H. Andresen de Porto. De Lisbonne, elles font généralement le détour par les Açores, offrant des services très espacés, car elles ne mettent en ligne, la première qu’un seul steamer, la seconde guère plus de deux. Quant au bassin oriental, il faut attendre l’extrême fin du siècle pour que Barber & C° établisse des liaisons régulières avec New York24.

12.2.2.8 Les lignes des Caraïbes

42Parmi les autres régions de l’espace océanique, seules les Caraïbes se comparent avantageusement à l’Europe occidentale sous le rapport de l’emploi de la vapeur, puisqu’à l’époque de la guerre de Sécession, la proportion du tonnage mû par ce mode propulsion y était plus élevée. Cependant les navires employés sont d’un tonnage plus faible et n’appartiennent pas a des organisations aussi puissantes. D’autre part, ils transportent surtout des marchandises, le trafic des passagers étant réduit et l’émigration quasi-inexistante. Il serait fastidieux d’énumérer toutes les lignes à destination des Antilles ou des pays du continent qui bordent le golfe du Mexique. Parmi les principales directions, il y a d’abord La Havane, qui dispose d’excellentes liaisons avec New York, essentiellement pour le commerce du sucre, mais aussi pour les multiples intérêts que développe un tissu de relations de plus en plus étroit entre les Etats-Unis et Cuba. Sur cette artère capitale la concurrence est vive. Les voiliers y bénéficient d’avantages comparatifs plus grands que sur l ’Atlantique-Nord. C’est pourquoi W.P. Clyde s’en retire dans les années 1870 pour se rabattre sur des trajets moins fréquentés. La ligne établie par F. Alexandre & Sons disparaît en 1888 face à la rivalité de la Compania Trasatlantica et de la compagnie Ward. La première reçoit des subventions du gouvernement espagnol pour relier La Havane à New York, la ligne n’étant qu’un appendice de l’axe principal qui unit la colonie à la métropole – seul cas notable où New York n’est pas un terminus. James E. Ward, lui, avait possédé une importante flotte de voiliers avant de se spécialiser uniquement dans la navigation à vapeur en 1877. Il utilise des bateaux construits dans les chantiers de John Roach en Pennsylvanie. Le succès venant, il transforme quatre ans plus tard son entreprise en société anonyme, la New York & Cuba Mail Steamship C°, au capital de 2 300 000 dollars. Lorsque Francis Alexandre & Sons se retire, il rachète ses navires et se lance dans un programme de rénovation de sa flotte, bientôt augmentée des unités acquises auprès de la compagnie spécialisée dans le commerce du Brésil, qui vient de faire faillite. Cela lui permet d’étendre ses activités au Mexique. Dans la dernière décennie, la compagnie fondée par James E. Ward, qui meurt en 1894, couvre trois lignes : l’une dessert La Havane et Matanzas, l’autre Santiago de Cuba, Cienfuegos et Nassau, la dernière, après escale à La Havane, les ports du Yucatan d’où elle rapporte l’ixtle et le sisal, et ceux du Golfe : Progreso, Campeche, Veracruz, Tuxpan, Tampico. Depuis la loi postale de 1891, elle reçoit une subvention de 200 000 dollars par an – ce qui en fait la première entreprise d’armement maritime de nationalité américaine dans la zone des Caraïbes.

43Après 1880, il n’est pas d’île importante ou de port continental de taille notable qui ne soit relié à New York par une ligne régulière de steamers. William P. Clyde ajoute a ses intérêts dans le cabotage américain des services à destination de Haïti et de la République Dominicaine, en passant par les îles Turks aux Bahamas. Dans la dernière décennie, la douceur du climat des Bermudes incite les Américains qui en ont les moyens à venir villégiaturer dans l’archipel ; la Quebec Steamship C°, contrôlée par des capitaux canadiens, mais gérée de New York, peut alors mettre en service deux steamers qui emportent presque autant de passagers que la ligne de Ward, c’est-à-dire de 2000 à 3000 par an vers 1890. A. la même époque, on trouve des lignes qui desservent Porto Rico, Trinidad ou l’Amérique centrale. Non seulement les grandes îles sont régulièrement fréquentées, mais le chapelet des archipels au vent ou sous le vent est visité périodiquement ; un steamer de la Quebec Steamship C°, géré par A.E. Outer-bridge, part tous les dix jours pour Antigua, la Barbade, la Dominique, la Guadeloupe, la Martinique, St kitts et Ste Lucie.

44Dans les Caraïbes, la multiplicité des escales ne permet pas d’établir une statistique précise par pays . Les navires vont de port en port à la recherche du fret et du courrier. St Thomas qui jouait un rôle central jusque dans les années 1870 comme station d’approvisionnement en charbon perd par la suite cette fonction, remplacée par la Jamaique qui offre en abondance fruits, bananes et bois tropicaux. C’est là, ou dans les ports haïtiens, que font escale après 1880 les navires à vapeur ayant pour terminus le Venezuela, la Colombie et les Guyanes. La Royal Dutch West Indian Mail line obtient en 1884 un contrat postal du gouvernement néerlandais pour relier en un mois et demi Amsterdam à New York en passant par Paramaribo, Demerara, Port of Spain, les ports vénézuéliens, Curaçao et Port-au-Prince, le trajet le plus long et le plus indirect entre l’Hudson et l’Europe du Nord-ouest. A Haïti, elle entre en concurrence avec la puissante compagnie britannique Atlas, organisée en 1871 par Leech, Harrison & Forwood, de Liverpool, et par Pim, Forwood & C°, de New York. Dans les années 1870, cette entreprise jouit d’une sorte de monopole dans ce secteur géographique et on se plaint de ses tarifs jugés abusifs, mais comme elle est bien gérée, elle survit à la concurrence, quand les lignes rivales se multiplient. On trouve ses navires à Haïti, en Jamaique, au Costa Rica, dans les ports colombiens de Santa Marta, Barranquilla et Cartagena, sans compter Colon, au débouché de l’isthme de Panama, mais là, elle préfère s’accorder avec la Pacific Mail Steamship C° et ne pas prendre de fret pour cette destination contre le versement d’une indemnité de 10000 dollars par an. Il est vrai que les chemins de fer transcontinentaux ont porté un coup sévère à la prospérité de cette route maritime : Aspinwall est le seul port pour lequel partent moins de vapeur en 1898/9 qu’en 1867/8. A la fin du siècle, la compagnie américaine n’utilise plus que trois steamers sur cet axe jugé vital avant 1869. Dans les ports vénézuéliens, la compagnie néerlandaise fait face à la concurrence de la Compania Trasatlantica et plus encore de la Red D line. Cette dernière est plus ancienne, car elle a été organisée dès 1879 par Boulton, Bliss & Dallett, de Philadelphie et de New York, qui abandonnent à cette époque leur flotte de voiliers au profit de steamers. Gérée efficacement, la firme s’adjuge rapidement une position prépondérante dans les relations avec Curaçao, La Guaira et Puerto Cabello ; l’Atlas doit renoncer à ses positions dans le commerce de Maracaibo. L’expérience de la Red D line montre bien qu’il est possible à une entreprise d’armement américaine de faible taille, du moment qu’elle est bien gérée, de s’imposer face à la concurrence des Britanniques ou des Néerlandais, et cela même en utilisant des navires battant pavillon américain et en dépit de certaines vicissitudes politiques, telles que la brouille entre les Etats-Unis et le Venezuela à propos du tarif McKinley25.

12.2.2.9 L’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Asie : la victoire tardive des lignes à vapeur

45Le Brésil fournit un exemple contraire à celui du Venezuela ; le pavillon américain y connaît des hauts et des bas. Et pourtant, la première ligne régulière à vapeur est américaine. La United States & Brazil Steamship C° apparaît immédiatement après la guerre de Sécession avec une subvention des gouvernements brésilien et américain soucieux de renforcer les liens entre le principal producteur et le premier consommateur de café. En faisant route vers Rio de Janeiro, la ligne fait escale à Para, Pernambouc et Bahia ; l’entreprise n’est pas couronnée de succès, car une desserte mensuelle est insuffisante pour animer les échanges commerciaux. Aussi en 1876 la compagnie américaine disparaît-elle et sa place est immédiatement prise par la compagnie britannique Lamport & Holt dont le nom officiel, Liverpool, Brazil & River Plate C° indique bien les intérêts essentiels. Pour elle, le trafic n’est rentable que s’il est triangulaire ; deux des côtés apportent des bénéfices : le tronçon Liverpool-Amérique du Sud sur lequel sont transportés des articles manufacturés, et la route New York-Liverpool où les navires sont assurés de pleines cargaisons de céréales et de viande ; dans ces conditions, il est possible de livrer une concurrence aux voiliers spécialisés dans le commerce du café entre Rio et New York, en abaissant les tarifs de fret jusqu’à 20 cents le sac. Lamport & Holt dispose d’autres avantages sur une ligne américaine qui est liée par un contrat postal officiel : ses bateaux ne sont pas tenus à effectuer des escales, parfois délicates, dans des ports mal aménagés, qui font monter les primes d’assurance ; ils n’ont pas à suivre un horaire fixe – ce qui leur permet, en navigant à vitesse réduite, d’économiser le charbon et de réduire les coûts de fonctionnement ; si de bonnes affaires se présentent ailleurs, ils peuvent même se dispenser d’aller à New York. Malgré son importance, Lamport & Holt n’est donc pas une véritable ligne pour les négociants new-yorkais, car elle fonctionne, au moins jusqu’en 1882, à sens unique. Même si la situation s’améliore par la suite, l’élément triangulaire continue à jouer un rôle fondamental dans les rapports maritimes entre Rio et New York. Par deux fois, de 1878 à 1881, puis de 1883 à 1893, John Roach essaie de rétablir sous pavillon américain, une liaison régulière, mais ses deux tentatives se soldent par des échecs.

46Dans la dernière décennie, le trafic entre New York et le Brésil repose principalement sur cinq lignes à vapeur : quatre britanniques et une allemande. La forte demande de caoutchouc assure la rentabilité de deux lignes originaires de Liverpool : la Booth line et la Red Cross line, qui contrôlent les échanges entre la côte septentrionale du Brésil et le bassin de l’Amazone, d’une part, New York de l’autre, avec des escales à Ceara, Maranhao, Para, Manaus et jusqu’à Iquique, au Pérou. Les trois autres, Lamport & Holt, la Prince line, dont on a vu les activités en Méditerranée, et l’Allemand Robert M. Sloman, de Hambourg, dominent le transport du café. Plus au Sud, vers le Rio de la Plata, on ne peut pas parler de ligne à vapeur avant 1893 ; la compagnie américaine ayant échoué dans sa tentative de prolonger son service de Rio à Buenos-Aires, le projet est repris par l’armateur new-yorkais, John Norton & Son, qui affrète des steamers étrangers, ainsi que par Lamport & Holt et la Prince line. Sous l’aiguillon de cette concurrence, les voiliers perdent en quelques années une de leurs chasses gardées jusqu’alors préservées par l’éloignement et la nature des marchandises échangées26.

47Il en va de même en direction de l’Afrique, de l’Asie, de l’Océanie et de la façade pacifique de l’Amérique du Sud. Il faut attendre la dernière décennie pour voir s’établir de véritables lignes à vapeur. Auparavant, les statistiques enregistrent des entrées et des sorties de steamers, comme dans le cas du commerce du thé avec la Chine et le Japon, mais le mouvement est trop saisonnier pour mériter le nom de ligne. D’autre part, les circuits ont généralement une forme triangulaire, les vapeurs repartant de New York à destination du Royaume-Uni au lieu d’emprunter directement la route de Suez pour gagner l’Extrême-Orient .

48De 1893 on peut dater l’apparition de la première ligne reliant New York au Chili, d’une part, à l’Afrique du Sud, de l’autre. L’initiative de la première revient à la compagnie de William R. Grace, qui avait jadis fait fortune au Pérou, avant d’être élu par deux fois maire de Manhattan. Au même moment, Norton & Son, qui exerce la fonction d’agent général des frères Bucknall, de Londres, et qui vient d’ouvrir un service pour les Etats du Rio de la Plata, introduit définitivement la vapeur dans les relations avec Le Cap et le Natal. Le succès rencontré par ces deux entreprises montre que désormais les voiliers ont perdu leur position jadis inexpugnable sur les mers lointaines et qu’on peut faire des profits en reliant New York aux rivages du Pacifique. En 1898, la guerre commerciale éclate quand Norton annonce à grand renfort de publicité l’ouverture d’une ligne à vapeur entre l’Hudson et l’Australie. Jusqu’alors plusieurs compagnies de voiliers se partageaient le trafic, sans trop rivaliser, semble-t-il, en matière de tarif . Les plus connues étaient la Pioneer line de R.W. Cameron, fondée en 1852, la Kangaroo line de Piailler & Quereau, ainsi que les armements de Henry W. Peabody et d’Arkell & Douglas. Pour protéger leur territoire, ces quatre entreprises établissent à leur tour un service régulier de steamers pour l’Australie et, par représailles, envahissent le domaine ennemi en Afrique du Sud. La guerre de tarifs qui s’ensuit favorise la pénétration des articles manufacturés américains dans ces colonies britanniques et suscite des protestations de la part des négociants anglais. L’ordre finit par se rétablir en 1900, mais New York y gagne l’établissement durable de lignes à vapeur dans ces anciens fiefs de la marine à voile. A l’instar de Norton, d’autres trouble-fêtes amorcent en 1899 le triomphe définitif du steamer dans les Océans Indien et Pacifique : Funch, Edye & C° ajoutent à leurs nombreux services une ligne pour l’Extrême-Orient, l’Indra line ; de son côté, Barber & C° qui affrète des navires aussi bien pour Hambourg, Le Havre, Cardiff et Dunkerque que pour la Méditerranée, étend ses activités vers la Chine, le Japon et l’Afrique du Sud27.

12.2.2.10 Bilan

49Entre 1860 et 1900, New York devient de plus en plus le point d’attache et le terminus de liners. De lignes dignes de ce nom, assurant une desserte régulière et au moins mensuelle, on n’en comptait qu’une poignée à la veille de la guerre de Sécession : deux pour Liverpool, trois pour Cuba, une pour Brême, Hambourg, Le Havre, Aspinwall. La victoire de la vapeur sur la voile réside, à New York, dans la multiplication des lignes dans toutes les directions. C’est d’abord l’Europe du Nord-ouest qui en bénéficie à cause de la densité du trafic de passagers et de marchandises sur l’Atlantique-Nord. Des premiers surtout, car la chronologie de l’apparition des lignes est liee en bonne partie au mouvement migratoire qui pousse les Européens vers les rivages américains ; plus tard, les marchandises prennent le relais, mais il est incontestable que les lignes de cargos sont moins importantes que celles de paquebots. On en a vu un bon exemple dans le caractère privilégié de la liaison entre New York et Liverpool, alors que les relations avec Londres sont beaucoup plus épisodiques. L’ascendant des lignes à vapeur se diffuse progressivement de l’Europe occidentale vers la Méditerranée et les Caraïbes ou le Brésil. Le Rio de la Plata, la côte pacifique de l’Amérique du Sud, l’Afrique du Sud ne sont atteintes qu’à partir de 1893, l’Asie et l’Océanie qu’à l’extrême fin du siècle. En 1900, New York est devenu essentiellement un port de liners ; toutes les régions du monde sont desservies régulièrement et fréquemment. C’est un de ses atouts majeurs.

50Une pareille histoire ne se déroule pas sans à-coups. Les lignes se créent pendant les phases de prospérité : on les voit se multiplier après la guerre de Sécession et au début des années 1870 ; de même autour de 1880. Mais toutes ne survivent pas, car les projets sont souvent trop ambitieux ; ils sous-estiment la concurrence. Du fait du manque de moyens financiers, certaines de ces nouvelles entreprises ne peuvent résister longtemps, dès que la dépression s’installe ; les coûts fixes pèsent trop lourd sur les comptes d’exploitation ; il est alors inévitable que les armateurs présomptueux retirent leur flotte des eaux new-yorkaises ou la vendent aux rivaux plus heureux, parce que plus solidement établis ou plus prudents. Il arrive parfois que, du fait des délais imputables à la construction de navires, des projets de ligne conçus en temps de prospérité n’arrivent à maturité qu’au moment où celle-ci s’achève ou est déjà achevée ; dans ce cas-là, à moins de pouvoir mobiliser d’importantes ressources financières, le désastre n’est pas loin. Ce scénario, on le retrouve à plusieurs reprises dans la seconde moitié des années 1870 et après 1882 ou 1892. A travers ce processus de construction et de destruction, s’édifie un des piliers de la prospérité new-yorkaise – un de ceux que ses rivaux lui envient le plus.

12.2.3 Des rivaux pauvres en lignes maritimes à vapeur

51En matière de lignes à vapeur, ni Boston, ni Baltimore, ni Philadelphie, ni a fortiori La Nouvelle-Orléans ne peuvent présenter un bilan comparable. Les lignes y apparaissent plus tardivement et ne présentent jamais la même ampleur. En 1889/90, une statistique officielle compte 32 lignes partant de New York avec des passagers à bord. A la même date, Boston n’en offre que 6, Philadelphie 4 et Baltimore 2 ; deux ans plus tard, ce dernier port en a trois de plus et Philadelphie deux. La même disproportion apparaît clairement dans les circulaires des courtiers en fret maritime Lunham & Moore ou J.B. Smull. En 1897, par exemple, les lignes à vapeur de Boston desservent presque uniquement le Royaume-Uni ; en mai par exemple, 16 steamers partent pour Liverpool, soit autant que de New York, mais ils sont moins rapides ; ils appartiennent à Cunard, à Warren ou à Leyland. Ce sont eux qui permettent à Boston de livrer une sévère concurrence à New York pour le transport des produits d’origine animale et des bestiaux. D’autant plus que ses liaisons avec les autres grands ports britanniques sont excellentes : deux lignes pour Londres, une pour Hull et pour Glasgow. Philadelphie, patrie de l’international Navigation C°, partage avec New York les services de l’American line et de la Red Star, à destination, la première, de Liverpool, la seconde, d’Anvers. Pour Londres, l’Atlantic Transport line et la Johnston fournissent un service régulier, tout comme la HAPAG pour Hambourg, Allan pour Glasgow et deux compagnies pour Rotterdam. A Baltimore, quatre agences concentrent entre leurs mains l’essentiel du trafic des liners. Dans aucun des trois ports rivaux, on ne retrouve la diversité new-yorkaise. Autre signe de faiblesse pour eux : alors que New York n’a jamais besoin d’inciter les lignes maritimes à venir relâcher dans ses eaux, Baltimore et Philadelphie doivent leur fournir des avantages. Les premières compagnies à vapeur qui y sont formées relèvent de l’initiative des entreprises ferroviaires locales, le B & O et le Pennsylvania Railroad, qui prennent des participations dans le capital des premiers steamers. Ni le New York Central, ni l’Erie Railroad ne se sont jamais vus contraints à de pareilles opérations financières pour ce qui est de New York, car les lignes maritimes y viennent naturellement, et une fois qu’elles y sont installées, elles ne songent guère à quitter le principal débouché du commerce extérieur américain pour un organisme de second rang. Le succès attire le succès. Dans les relations économiques, l’inertie joue un rôle capital, interdisant une adaptation immédiate aux vicissitudes de la conjoncture et aux aléas de l’histoire. C’est à cet obstacle que se heurtent les suggestions du consul de France à Philadelphie, qui plaide en faveur de l’établissement d’une ligne régulière entre ce port et la France. E. Péreire, le président de la CGT, visée par ses remarques, dans sa réponse au quai d’Orsay, explique pourquoi un tel projet n’est pas réalisable :

"La seule Ligne. existante, celle d’Anvers, ne subsiste que par Le patronage d’une puissante compagnie de chemin de fer, La " P ennsylvania Railroad”, et elle est, pan ce fait, à L’abri des tentatives de concurrence qui pourraient se pnoduire. D’autre part, Le trafic qui emprunte La voie de Neu york, quoique n’étant pas encore évalué d’une façon centaine, et sur lequel on compte comme pnincipal élément de recette, ne pourrait être détourné de cette route pan une ligne de quinzaine. Il Se compose d’articles manufacturiers d’une, valeur importante et par conséquent exigeant un transport rapide. Ils trouvent ce mode de transport par N eu York, où plusieurs lignes d’Europe font le service hebdomadaire et où te trajet en chemin de fer de New York à Philadelphie n’est que de quelques heure. Ces considérations priment l’économie que l’on pourrait faire en emptoyant un service direct mais très espacé.
Pour ces motifs, nous ne croyons pas que l’on puisse dans les circonstances actuelles tenter l’expérience à laquelle on convie tes compagnies de navigation" 28.

52Pourquoi d’ailleurs des entreprises étrangères seraient-elles prêtes à rompre avec l’inertie et à prendre des risques en faveur d’autres ports que celui auquel les attache une longue tradition ? Si les négociants de Philadelphie désirent vivement des lignes à vapeur qui soient au service de leur ville, c’est à eux qu’il revient d’en prendre l’initiative, sans attendre que le secours vienne de l’extérieur. Malheureusement, sur ce point, ils sont affectés, tout comme les New-Yorkais, par l’éclipse qui frappe la marine marchande américaine à partir de la guerre de Sécession29.

12.3 Le déclin du pavillon Américain

12.3.1 Un recul ininterrompu

53Dans le dernier tiers du XIXème siècle, la flotte américaine s’avère incapable de surmonter les conséquences des événements dramatiques de la décennie du conflit civil. Dans le mouvement des ports maritimes, elle représentait en 1860 les deux tiers du tonnage total ; dix ans plus tard, sa part était tombée à 40 % et, pour bien montrer que ce n’étaient pas les corsaires du Sud qui étaient responsables de cet inéluctable déclin, la chute se poursuit ultérieurement. Bientôt il ne lui reste plus qu’un cinquième du total et même 17 % en 1900. Les parts perdues sont récupérées par la plupart des pavillons étrangers. D’abord par les Britanniques qui accaparent 46 % dès 1863/4, alors qu’ils ne faisaient qu’un quart à la veille de la guerre. Leur progression se poursuit jusqu’à la fin du siècle, où ils culminent à 58 % en 1897/8. A partir de 1867/8, le pavillon américain est définitivement relégué à la seconde place. Plus loin derrière viennent les Allemands et les Norvégiens. Dès le début des années 1870, les armateurs de Brême, de Hambourg ou de Stettin mettent en ligne un tonnage qui représente 10 % du total des entrées et des sorties des Etats-Unis, mais il leur est difficile de maintenir ce niveau élevé par la suite et il faut attendre l’extrême fin du siècle pour qu’ils affirment à nouveau leur puissance, au moment où leurs gros steamers détiennent les records de vitesse sur l’Atlantique-Nord. Quant aux Norvégiens, leur ascension est liée aux belles années de la marine à voile – celles où progressent à un rythme rapide les exportations de céréales. C’est pourquoi les 9 % qu’ils atteignent en 1878/9 ne seront jamais retrouvés par la suite, en dépit d’une percée de leurs steamers dans le commerce des fruits et des bananes entre les Caraïbes et les principaux ports américains. Sur l’ensemble de la période, les autres pavillons ne jouent qu’un rôle restreint ; cependant, dans la seconde moitié des années 1870, le trafic du blé et du maïs assure aux voiliers italiens et autrichiens des cargaisons complètes à des tarifs rentables ; ce sont eux qui portent, avec les Norvégiens, les coups les plus durs à la marine marchande américaine. Quant aux Français, ils ne dépassent guère 2 % du total, suivis par les Espagnols, les Belges, les Néerlandais et les Danois30.

54A New York, on retrouve cette hiérarchie, avec cette différence que la part du pavillon américain y est plus faible que pour l’ensemble des Etats-Unis (cf. graphique 32 b, p. 283). En fait, il en va de même dans les ports rivaux du Nord-est et à La Nouvelle-Orléans, alors qu’on observe l’inverse à San Francisco. Il apparaît aussi que la marine marchande américaine résiste mieux dans le domaine des voiliers que dans celui de la navigation à vapeur : après 1870, elle représente environ 10 % du tonnage total dans cette dernière branche, au lieu de 30 % à 40 % dans la première. Mais, comme la voile ne cesse de décliner, cela n’empêche pas un recul accentué du pavillon américain dans les eaux new-yorkaises, abstraction faite des activités de cabotage. Au moment où la vapeur prend peu à peu le dessus et finit par s’assurer un triomphe presque complet, les Américains ne parviennent pas à maîtriser avantageusement la nouvelle technique destinée à régner sur les océans31.

55Le pavillon n’est cependant pas synonyme de propriété. Les pavillons de complaisance qui trouvent tant de faveur aujourd’hui sont là pour nous le rappeler. Le déclin de la marine marchande américaine correspond, certes, à un certain repli des Etats-Unis sur eux-mêmes, à un développement qui tend de plus en plus à se centrer sur les activités intérieures, au détriment d’une ouverture sur le monde. Le choix d’une politique ultra-protectionniste à partir de la guerre de Sécession exprime bien cette volonté essentiellement continentale qui rejette en partie l’aventure maritime chère aux générations précédentes. Néanmoins les statistiques officielles concernant l’enregistrement des navires de haute mer travestissent quelque peu la réalité. En fait, des capitaux américains continuent à se placer dans les activités maritimes, mais ils préfèrent le pavillon étranger au pavillon national pour des raisons de rentabilité. Parmi les entreprises contrôlées par les Américains, citons la Guion line, la State line, la Red Star line, l’Atlantic Transport line, qui arborent le pavillon britannique ou belge. En 1901, on estime que 672 000 tonneaux de jauge brute sont en fait propriété d’armateurs américains, soit presque autant que la flotte américaine engagée dans le commerce extérieur qui s’élève à 880 000 tonneaux. Il faudrait sans doute y ajouter les steamers affrétés pour une durée plus ou moins longue par des entreprises comme Barber & C°. Au début du XXème siècle, l’emprise du capital américain sur l ’ Atlantique-Nord se renforce encore, quand John Pierpont Morgan fusionne plusieurs des lignes dans l’international Mercantile Marine C° en 190232.

12.3.2 Diagnostics et solutions

56La préférence accordée au pavillon étranger s’explique en partie à l’origine par l’interdiction faite aux navires américains qui avaient changé de nationalité pendant la guerre de Sécession de reprendre, la paix revenue, leur nationalité antérieure. Cela aurait été considéré comme une récompense inadmissible à ce qui était considéré comme une "trahison", une défection devant l’ennemi. Cependant une telle cause n’aurait pu jouer qu’à court terme. La tendance au déclin de la marine marchande américaine s’explique par des facteurs structurels. Par trois fois, des commissions du Congrès présidées successivement par Lynch (1869), Dingley (1882) et Farquhar (1890) se penchent sur cette question pour y apporter, en vain, une solution. Le débat porte sur le handicap névralgique : est-ce le coût de construction des navires ou leur coût de fonctionnement qui sape la compétitivité de la flotte marchande américaine ? Sur cette question capitale, deux groupes de pression s’affrontent : les constructeurs et les armateurs33.

57Aux yeux des armateurs, les bateaux construits aux Etats-Unis coûtent trop cher à cause des hauts salaires qu’exigent les ouvriers et du prix élevé des matériaux utilisés, en particulier du fer et de l’acier, protégés de la concurrence par des barrières protectionnistes . Dans ces conditions, comme pour arborer le pavillon américain il est obligatoire que le navire ait été construit dans un chantier naval des Etats-Unis, l’armateur n’a aucune chance face à ses rivaux européens ; il doit leur abandonner l’Atlantique-Nord ou accepter de faire flotter un drapeau étranger sur le bateau dont il est propriétaire. Dans les deux cas, l’amour-propre national en pâtit, ainsi que la politique de défense du pays, car on ne peut pas avoir une puissante flotte de guerre sans disposer en même temps d’une solide marine marchande susceptible de fournir, en temps de guerre, le soutien logistique nécessaire et les marins indispensables. Pour les armateurs, la solution, c’est le libre-échange en matière de navires – ce que résume le slogan”free ships". Qu’on les laisse acheter leurs bateaux librement en Angleterre au meilleur prix et on verra se reconstituer rapidement une marine digne de ce nom, qui retrouvera sa splendeur d’antan .

58Pour les propriétaires de chantiers navals américains, cette argumentation sent le soufre. Ceux du Maine, qui se sont spécialisés dans les voiliers, ne se considèrent pas techniquement dépassés. De même, John Roach, qui lance des steamers en Pennsylvanie, estime que ses prix de fabrication sont compétitifs, mais que les coûts de fonctionnement obèrent la bonne gestion des entreprises d’armement. Les différences de salaires constituent un handicap insurmontable ; sur un voilier, vers 1880, un marin américain est payé deux fois plus qu’un Danois, un Italien ou un Norvégien ; en outre, il est mieux nourri. Malgré ces avantages apparents, il est difficile de trouver en nombre suffisant des Américains qui veuillent bien servir sur mer. Aussi faut-il se contenter d’embaucher en majorité des marins étrangers ; les équipages manquent de cohésion, la productivité s’en ressent. En conséquence, les profits se réduisent et paraissent faibles par rapport aux rendements alternatifs qu’on peut trouver dans d’autres usages du capital. De plus, le système fiscal nuirait aux activités d’armement. Le mode de mesure inclut l’espace réservé au capitaine et à l’équipage dans le tonnage officiel, alors que ce n’est pas le cas dans le Royaume-Uni ; un navire supporte une taxe de 2,5 % sur le capital investi, qu’il y ait profit ou perte, alors qu’en Angleterre, celle-ci ne se monte qu’à 1 % des gains nets. Si le Congrès peut remédier à certains de ces handicaps, il ne dispose d’aucun moyen d’action sur le niveau des salaires. C’est pourquoi, aux yeux du consul de France, les Etats-Unis n’ont pas d’avenir sur mer :

"Aux Etats-Unis, écrit-il en 1 882, te moindre ouvrier se considère comme un futur millionnaire. La mer ne reçoit donc que des déctassés. C’est le révolver à ta main que te capitaine fait respecter son pouvoir ; nulle mesune législative ne pourra poputariser ta profession maritime parmi tes classes laborieuses. Car te gouvennement et tes légistatures n’ont, sur tes idées et tes tendances du peuple, absolument aucune influence" 34.

59Parmi les solutions possibles, il y avait la réduction des droits sur les matériaux entrant dans la composition des bateaux, ou l’octroi de subventions, sur le modèle suivi par les gouvernements britannique, français et, à partir de 1881, allemand. Les aides sont la contrepartie de certaines servitudes : nécessité de créer des liaisons régulières par steamers en respectant un horaire précis pour le transport du courrier, possibilité de réquisition en temps de guerre. Il est donc normal que les coûts supplémentaires liés à la vitesse et à la sécurité nationale soient pris en charge par la collectivité. Reste à savoir sous quelle forme doit être octroyée cette aide. Faut-il subventionner directement telle ou telle compagnie ou doit-on, au contraire, se contenter de payer généreusement, pour le transport du courrier, les navires à vapeur construits aux Etats-Unis et possédés par des Américains ? Dans son message de 1874, le Président Grant penche pour la seconde solution. Mais alors les autres armateurs sont exclus de la manne fédérale ? Pour éviter une telle discrimination, faut-il subventionner tous les navires, steamers et voiliers, qui commercent avec l’étranger ? Outre son coût, une telle proposition a contre elle de défendre les intérêts d’une catégorie particulière aux frais de tous. N’est-ce pas cependant l’esprit qui préside aux dons de terres aux chemins de fer transcontinentaux ? Il est symptomatique du déclin relatif des activités maritimes aux Etats-Unis dans le dernier tiers du XIXème siècle que ce qui est bon pour les compagnies ferroviaires est beaucoup plus difficile à faire admettre en faveur des entreprises de navigation.

60Dans les milieux maritimes new-yorkais, les deux positions, celles des armateurs et des constructeurs, s’affrontent. Elles s’expriment lors de l’enquête de 1869, où on constate avec amertume que "tout le. commence extérieur de ce. port est passé aux. mains des Anglais, des Français et des Allemands", mais qu’il est plus facile d’indiquer les causes de ta décadence que d’y trouver un remède". La Chambre de commerce désigne une commission de trois membres qui ne parvient pas à se ranger à une opinion unanime. La majorité, composée de Low et de Spofford, propose plusieurs mesures : subventions, accès en franchise des matériaux entrant dans la construction navale, américanisation des navires construits à l’étranger, à condition qu’ils soient la propriété d’Américains et qu’ils soient exclus du cabotage. La minorité, représentée par le capitaine Ambroise Snow, s’oppose à toute suvention à des lignes particulières, réclame le libre-échange et préconise le versement d’une prime aux constructeurs. Le projet Lynch qui reprend la plupart des suggestions de la majorité est enterré au Congrès – un échec suivi par de multiples autres. Il faut attendre la loi du 3 mars 1891 pour enregistrer ce que John G.B. Hutchins appelle " le premier effort sérieux cherchant à développer un système de lignes américaines sous contrat". Des subventions seront versées en fonction de la vitesse et du tonnage. Parmi les firmes new-yorkaises, la loi profite à la Pacific Mail qui dessert Colon, à la Red D line, à la compagnie Ward. Sa principale conséquence est le retour du pavillon américain sur l’Atlantique-Nord. Par une loi spéciale du Congrès (10 mai 1892), l’international Navigation C° obtient la naturalisation de deux steamers d’Inman, le City of New York et le City of Paris. En contrepartie, elle s’engage à faire construire aux chantiers de William Cramp en Pennsylvanie deux paquebots, le St Louis et le St Paul. Un contrat postal de 644 800 dollars par an lui permet de rivaliser avec les compagnies européennes. Un retour d’autant plus remarqué qu’entre 1895 et 1897 ces deux bâtiments détiennent le record de vitesse entre New York et Southampton. On n’avait plus vu cela depuis la guerre de Sécession !35

12.3.3 Les étapes du déclin par région géographique

61Ces investissements qui expliquent l’amélioration de la part du pavillon américain autour de 1895, ne doivent pas faire illusion. Sur l’ensemble des trois dernières décennies du siècle, l’impression qui domine est celle d’une stagnation. Avant la guerre de Sécession, près de 70 % du tonnage entrant à New York navigait sous pavillon des Etats-Unis ; il n’y avait que deux points particulièrement faibles : l ’ Allemagne, où les compagnies de Brême et de Hambourg s’étaient déjà taillé des positions inexpugnables, et les Provinces Maritimes de l’Amérique du Nord britannique. A l’inverse, l’Asie-Océanie, l’Afrique, l’Amérique du Sud, les Caraïbes, la France, la Belgique, la Baltique étalent des chasses gardées des voiliers de New York ou de la Nouvelle-Angleterre, .parfois même des steamers dans le cas de Cuba, de Colon ou du Havre. Dès la fin de la guerre, cette suprématie n’est plus qu’un lointain souvenir. Il suffit de parcourir les registres des archives consulaires, où sont soigneusement notées les entrées et les sorties de bâtiments américains dans chaque poste, pour constater le déclin. Les listes, généralement très longues en 1860, se rétrécissent comme une peau de chagrin et finissent souvent par ne plus comporter la moindre mention : une vraie sinécure pour les consuls !

62Si on ne retient que les deux dates de 1871/2 et de 1899/1900, les grands traits de l’évolution apparaissent clairement. D’abord, la part des steamers américains dans l’ensemble des navires à vapeur entrant à New York ne varie guère, mais il se produit un changement sensible dans la répartition géographique. Vers 1870, la bannière étoilée jouit d’une suprématie presque absolue dans les Caraïbes et au Brésil ; elle bénéficie pleinement de sa proximité relative par rapport aux pavillons européens. Ailleurs, elle brille par son absence totale. A la fin du siècle, la supériorité dans les Antilles est bien entamée, sauf dans les relations avec Cuba et Porto Rico, d’une part, la Colombie et le Venezuela, de l’autre. C’est la preuve que dans ces deux secteurs, des compagnies comme Ward, Munson, la Red D line ou le Pacific Mail réussissent à concurrencer victorieusement leurs rivaux européens, ces derniers s’imposant dans les autres Antilles. Le pavillon américain se maintient grâce à sa percée sur l’Atlantique-Nord depuis l’inauguration de la ligne New York-Southampton par l’American line et à sa reconquête partielle des liaisons par vapeur avec le Canada.

63Entre temps, la chute globale est donc imputable aux voiliers. Ceux qui arboraient la bannière étoilée représentaient 40 % du tonnage des voiliers aux entrées en 1871/2 ; ils n’en font plus que 30 % à la fin du siècle . Pour ce mode de propulsion aussi, on note de sensibles changements dans la répartition géographique. Les voiliers américains disparaissent pour ainsi dire de l ’ Atlantique-Nord, de la Méditerranée, de la côte pacifique du continent américain, de l’Afrique, voire du Brésil. Ce sont toutes les régions où les steamers ont fini par imposer leur suprématie vers 1900. Si la marine à voile américaine décline dans les relations avec les pays de la Plata, elle maintient ses positions dans les échanges avec le Canada et les Caraibes et elle progresse dans le commerce avec l’Asie. Toutefois, ces observations appellent une remarque : au même moment, le trafic réservé aux voiliers tend à diminuer considérablement dans l’absolu36.

64On peut objecter qu’en mesurant en tonnage et non en nombre de navires, on a tendance à minorer l’importance du pavillon américain. De fait, le tonnage moyen des steamers est six fois supérieur à celui des voiliers – un rapport presque constant, quand on corrige les séries officielles qui ne tiennent pas compte de la loi de 1882. Pour les voiliers, pendant les trois dernières décennies du XXème siècle, le tonnage moyen croît de 1,5 % par an. En effet, le nombre des bricks et des trois-mâts barques diminue beaucoup plus rapidement que celui des trois-mâts, qui ont une jauge supérieure. La progression est donc imputable à une préférence de plus en plus marquée pour les navires de grande taille dans la navigation au long cours. Pour les steamers, le taux de croissance est un peu plus faible : 1,3 % par an. Une première raison réside dans la multiplication des cargos, généralement plus petits que les paquebots. D’autre part, la taille maximale n’augmente pas pendant toute la période. La longueur du Great Eastern de 1860 n’est dépassée qu’en 1899 par l’Oceanic de la White Star. Pour le tonnage, il faudra attendre 1901. Avec ses 25 mètres de largeur, le Léviathan des mers n’avait toujours pas trouvé son équivalent parmi les monstres de la fin du siècle, qui ne dépassaient pas 20 métres

65En fait, le great Eastern a été une exception sans lendemain. Pendant toute la période, les armateurs sont suffisamment sensibles aux économies d’échelle résultant de l’emploi de grandes unités pour commander aux chantiers navals des bâtiments de taille croissante, de plus en plus spécialisés, qui permettent de tirer profit non seulement du transport des émigrants et des passagers de cabine, mais aussi de la masse des marchandises. C’est pourquoi la progression globale du tonnage entrant et sortant de New York repose presque uniquement sur cet effet de tonnage moyen – lui-même dépendant principalement de la substitution de la vapeur à la voile – alors que le nombre des bâtiments tend à décroître ou à augmenter lentement. En effet, la pression de la conjoncture incite les armateurs à se moderniser sans arrêt pour survivre. Tout particulièrement sur l’Atlantique-Nord où une vive concurrence, entrecoupée d’alliances, impose sa loi37.

12.4 Prosperité et dépression sur l’Atlantique-Nord

66Entre 1860 et 1900, les tarifs de marchandises, tout comme le prix du passage pour les voyageurs et les émigrants, tendent à baisser fortement. Selon qu’on choisit telle ou telle année de référence, on amplifie ou on réduit la chute. Il est évident que pour des armateurs sujets à se plaindre, 1873 est un point de comparaison idéal, puisque le prix du transport du blé de New York à Liverpool ne cesse de baisser ensuite jusqu’à la fin des années 1880. Par rapport au mouvement général des prix, c’est toute la décennie des années 1870 qui fait figure de période relativement bénie par rapport aux deux suivantes, mais les sommets, qu’il s’agisse du prix nominal ou du prix réel, se situent en-dessous de celui qui avait été atteint en 1861, au moment des fortes expéditions de céréales vers le Royaume-Uni et la France. Il est vrai qu’entre temps, la fin de la guerre de Sécession avait été le témoin d’une des chutes les plus accusées du fret maritime d’Ouest en Est : en 1864 et 1865, les recettes unitaires n’étaient guère plus élevées que vers 1885 (cf. graphiques 34 et 35, p. 314-315). C’est pourquoi la prospérité ou la dépression apparaît mieux dans les comptes d’exploitation et les bilans que dans les mercuriales – tout au moins en ce qui concerne les compagnies de navigation à vapeur, en particulier la HAPAG, le Norddeutscher Lloyd, la Compagnie Générale Transatlantique (CGT), voire la Cunard qui adopte le statut de société anonyme à partir de 187838.

67Ces grandes compagnies ne représentent, certes, pas la moyenne. Elles survivent et même se développent, alors que nombre de leurs rivales disparaissent ; d’autre part, la route de New York, si elle est au départ le centre de leur activité, ne tarde pas à devenir un élé- ment parmi d’autres d’une stratégie commerciale qui étend parfois son emprise au monde entier. Dans les comptes généraux, les résultats new-yorkais se mélangent avec ceux d’autres lignes, sans qu’il soit toujours possible de les isoler, surtout à partir des années 1880, où l’ampleur du trafic interdit d’allonger démesurément les rapports annuels et où la concurrence conseille de cacher le plus d’informations possible aux armements rivaux. C’est pourquoi il est plus facile de suivre dans les années 1860 et 1870 l’activité des deux compagnies allemandes, car presque toute leur flotte est alors employée dans les relations entre leurs ports d’attache et New York. La Cunard, au contraire, établit des liaisons avec la Méditerranée et la CGT est tournée dès l’origine tout autant vers les Antilles et le Mexique que vers les Etats-Unis. Néanmoins la conjoncture du fret maritime s’impose à toutes ces firmes ; elles en surmontent plus ou moins bien les aléas. A une époque où la distribution de dividendes est considérée comme un des buts essentiels d’une société commerciale, le rendement du capital-actions peut servir de mesure de la situation économique, à condition de tenir compte toutefois de la proportion de ce dernier dans les capitaux permanents et des rapports établis entre les compagnies et l’Etat (cf. graphique 34, p. 314). Il est certain qu’une entreprise comme la CGT qui bénéficie dès l’origine d’importantes subventions du gouvernement français semble jouir d’avantages face à ses concurrents allemands, voire à la Cunard qui est loin de profiter de pareils appuis à Londres39.

GRAPHIQUES 34 RENDEMENT DU CAPITAL-ACTIONS (dividendes/capital social) DE TROIS COMPAGNIES DE NAVIGATION DESSERVANT LE PORT DE NEW YORK (en %)

GRAPHIQUES 35 graphique 35 (a) : prix nominal et réel du transport d’un boisseau de blé de New York à Liverpool, en cents. graphique 35 (b) : amplitude du fret maritime pour les grains expédiés du Nord-est des Etats-Unis au Royaume-Uni, en shillings par quarter de 218 kg

68On peut découper la période en cinq phases plus ou moins longues : avant 1873, le temps des records, auquel succède une sévère dépression de 1874 à 1877 ; la prospérité inégale des années 1878-1890 se termine par un marasme (1891-1895) suivi par une reprise de l’expansion à la fin du siècle (1896-1900).

12.4.1 Le temps des records, 1860-1873

69L’expression temps des records se justifie pour ces années dans la mesure où le rendement du capital investi en actions y atteint des niveaux relatifs qui ne seront plus obtenus par la suite. Néanmoins de notables différences apparaissent entre la HAPAG, le Lloyd et la CGT. La première est indéniablement la plus prospère, tandis que l’entreprise française fait figure de parent pauvre. On peut y voir en partie l’influence de l’ancienneté ; plus une compagnie a d’années derrière elle, plus elle peut s’autoriser de sa réputation, à condition qu’elle soit méritée, pour attirer la clientèle. Une nouvelle firme, au contraire, doit se faire connaître, patienter un peu avant que la qualité de ses services soit reconnue par les usagers ; de plus, il lui faut éviter les erreurs de jeunesse, encore que le fait de partir plus tard puisse permettre de copier avec succès les recettes qui ont fait le succès des prédécesseurs. En 1860, la HAPAG fait figure de doyenne ; elle a débuté en 1847 avec des voiliers entre Hambourg et New York ; en 1856, elle a décidé de jouer la carte des steamers. Avant le déclenchement de la guerre de Sécession, elle en met cinq en ligne, à côté de six voiliers dont certains restent en service jusqu’en 1866. La compagnie de Brême, le Lloyd, aux destinées de laquelle préside jusqu’en 1887 H.H. Meiar débute directement en 1858 avec deux bâtiments à vapeur. Un tel effectif ne permet d’effectuer qu’une liaison mensuelle insatisfaisante qui pousse les marchandises et les passagers à choisir de préférence Hambourg. Aussi, en 1860, alors que la HAPAG verse un dividende de 6 %, le Lloyd doit passer le sien, tout comme la CGT qui n’a pas encore réussi à mener à bien ses projets de liaison entre Le Havre et New York, dans l’attente de la signature d’une convention avec l’Etat impérial40.

70Au début de la guerre, les armateurs craignent de voir se prolonger le marasme qui a suivi la crise de 1857. Le trafic des émigrants qui fonde les perspectives de rentabilité des compagnies allemandes commence à baisser, mais la tendance redevient rapidement favorable. A l’automne de 1861, les Etats-Unis achètent du matériel de guerre ; en retour l’Europe du Nord-ouest a besoin de céréales américaines pour pallier l’effet des mauvaises récoltes ; les lignes à vapeur arborant la bannière étoilée disparaissent de la Manche. D’autre part, dans le transport des émigrants, les steamers supplantent rapidement les voiliers ; de simple commodité, ils sont devenus une nécessité. Seule la HAPAG est en mesure de profiter de cette nouvelle situation ; le Lloyd pâtit des délais de livraison des deux bâtiments qu’il a commandés aux chantiers navals britanniques. Dès 1864 cependant, sous l’impulsion de son directeur Crüsemann, il commence à récolter les fruits de sa politique d’investissement et de son choix stratégique en faveur de la vitesse ; il verse à ses actionnaires un dividende de 10 % et peut convertir en emprunt à 4,5 % ses obligations souscrites en 1859 et 1861 à 6 %. Son crédit semble désormais solidement établi sur la route de New York. Rien de tel apparemment pour la compagnie française. D’abord, son entrée en scène est tardive : le premier voyage du Washington date de juin 1864, à un moment où le renforcement du protectionnisme américain réduit le montant des échanges, surtout des lainages et des soieries que l’industrie française exportait antérieurement en abondance aux Etats-Unis. Plus grave : de mauvais choix techniques ont présidé à la constitution de la flotte. Alors que les deux compagnies allemandes, tout comme Inman, ont choisi dès le début, l’hélice comme mode de propulsion, car elle est plus efficace, les dirigeants de la CGT ont copié servilement Cunard qui leur sert de point de référence ; ils ont commandé des navires actionnés par des roues à aubes. En fait, il s’agit plutôt d’un alibi, car la compagnie de Liverpool ne dispose en réalité que de deux bateaux de ce type, le Persia, lancé en 1856, et le Scotia, en service depuis 1862, tous les autres étant mûs par des hélices. Dans ces conditions, le petit bénéfice de 1864 provient de la subvention gouvernementale et des profits engendrés par l’expédition du Mexique ; il n’est pas significatif de succès commerciaux sur la ligne compétitive de New York.

71Le retour de la paix civile en 1865 procure les plus beaux dividendes de la période aux deux compagnies allemandes ; deux années de suite, les actionnaires reçoivent 20 % sur leur capital nominal. Deux accidents atténuent ce remarquable succès en 1868 et en 1870, l’année intermédiaire (1869) permettant de retrouver des résultats très satisfaisants. Pendant la guerre franco-allemande, le Lloyd, pour éviter la Manche, doit faire passer ses steamers par le nord de l’Ecosse ; c’est sur cette route dangereuse qu’il perd l’Union. La baisse de 1868 annonce que le temps des records ne peut durer très longtemps. Les hauts rendements incitent des concurrents à entrer à leur tour dans le trafic. Pour leur résister, il faut continuer à s’équiper, suivre le progrès technique qui progresse à vive allure. Bientôt la demande de tonnage est équilibrée par l’offre. La lutte se durcit, les prix du transport baissent. La victoire désormais acquise sur les voiliers ne laisse plus beaucoup de part de marché à gagner sur ces derniers. Les compagnies de navigation à vapeur se retrouvent face à face. Ainsi en 1868, le prix du passage en entrepont jusqu’à New York tombe-t-il de 60 à 50 thalers. Comme les recettes dépendent en bonne part du trafic des émigrants, la baisse se répercute immédiatement sur les bénéfices, car d’autres postes de dépenses restent élevés, en particulier l’amortissement de bâtiments au tonnage toujours croissant et de plus en plus chers. Face à la même conjoncture, la CGT réussit beaucoup moins bien. En 1871, "les dividendes sont au-dessous du médiocre". Trois ans plus tôt, les frères Péreire ont dû abandonner la direction à la suite de la faillite du Crédit Mobilier. Malheureusement leurs successeurs, loin d’améliorer la situation, accumulent les erreurs et les jérémiades. A les entendre, les insuccès sont imputables uniquement à des causes extérieures : progrès techniques, modification de la législation douanière et non aux choix stratégiques effectués au préalable. En fait, la CGT est incapable d’affronter la concurrence en l’absence de protections particulières. Et pourtant elle reçoit d’amples subventions. Ces dernières constituent la moitié de ses recettes en 1869. Sans elles, le compte d’exploitation serait lourdement déficitaire41.

72Les trois années qui suivent la guerre de 1870 voient la poursuite de la prospérité, mais seule la HAPAG continue à verser des dividendes élevés. Son service hebdomadaire entre Hambourg et New York, établi en 1868, lui rapporte de gros bénéfices : les émigrants affluent et le fret de retour grimpe nominalement vers des sommets qu’on avait oubliés depuis 1861. Le Lloyd affiche des résultats moins brillants. Sous la direction de H. Peters, il préfère s’étendre plutôt que se spécialiser. Il espère réduire ainsi ses frais généraux et renforcer sa position face à la concurrence. Cette stratégie pèse dans l’immédiat sur les dividendes. En effet, il faut augmenter le capital social, émettre un nouvel emprunt de 6 600 000 marks à 4,5 % ; la ligne des Antilles ne parvient pas à devenir rentable face aux rivales britanniques et françaises qui sont subventionnées. En 1874, il faut se résoudre à la supprimer. La ligne de Baltimore, ouverte en 1868, avec la participation pour moitié de la compagnie ferroviaire B & O, connaît un meilleur sort et ne nuit pas aux recettes du trafic de New York. La principale cause de réduction des dividendes réside dans la hausse des dépenses. Entre 1871 et 1873, tous les coûts grimpent rapidement : les réparations, les salaires, le charbon, dont le prix progresse de 14,4 % entre 1871 et 1872, puis de 15,5 % l’année suivante. Pour survivre, il est impératif de réduire les coûts qui obèrent le compte de pertes et profits. La solution réside dans l’adoption des derniers progrès techniques : chaudière compound, allongement et exhaussement des bâtiments anciens, commande de steamers neufs de taille supérieure, qui portent des noms de rivières allemandes. Ainsi l’avenir est-il ménagé. Ces mêmes problèmes, la CGT les affronte, mais avec moins de succès. Sous l’administration Vandal, la compagnie se lance dans la malencontreuse aventure de la ligne du Pacifique (1871-1874) et dans un coûteux programme de transformation des steamers, estimé à 22 millions de francs. Seules les énormes subventions versées par le gouvernement républicain permettent de distribuer de maigres dividendes. La perte du Ville-du-Havre, ex-Napoléon III, en décembre 1873, fait peser de sérieux doutes sur la capacité de la CGT à défendre les couleurs tricolores sur la ligne de New York, Mais à cette époque, le temps des records a pris fin. Pour tous les armateurs viennent les années noires42.

12.4.2 Les années noires, 1874-1877

73La crise économique qui débute aux Etats-Unis et en Europe centrale à l’automne 1873 fait immédiatement sentir ses effets sur les compagnies maritimes. L’émigration chute brutalement. Or c’est elle qui procure les meilleures recettes aux compagnies allemandes. Dans le climat euphorique précédent, de nouvelles lignes se sont créées ou s’apprêtent à entrer en service, telle, à Hambourg, la ligne Adler.

74La concurrence entraîne la baisse des prix. Le passage en entrepont qui valait 55 thalers en 1873, tombe à 45 au début de 1874, puis comme les rabais secrets se multiplient, la HAPAG décide officiellement de descendre à 30 thalers en août. Aussi la grande majorité des traversées est-elle déficitaire cette année-là, la pire de toutes dans l’ensemble de la période. L’offre de tonnage dépasse la demande et l’élasticité de la demande n’est pas telle qu’une diminution des prix augmente les recettes totales. La crise américaine réduit le nombre des émigrants, principale source de profit. En effet, s’ils payent moins cher que les passagers de cabine, ils occasionnent des dépenses beaucoup moins élevées. C’est pour les voyageurs de première classe qu’il faut pousser au maximum la vitesse des navires. Et il n’est pas question de se rattraper sur le fret des marchandises, pourtant abondant, à cette époque, avec l’essor des exportations de céréales, car les voiliers occupent encore de fortes positions dans ce trafic, proposant des tarifs trop bas pour que les steamers puissent transporter avec profit des produits en vrac et des articles pondéreux.

75Pour mettre un terme à cette concurrence jugée "mortelle", la HAPAG rachète en 1875 toute la flotte de la ligne Adler. La ligne de New York redevient alors rentable dans le compte d’exploitation, mais le coût de l’acquisition s’élève à 11 325 000 marks, qui proviennent partie d’une augmentation de capital, partie d’une émission d’obligations. Les profits éventuels sont donc menacés. Pour résister à la baisse des frets, il faut moderniser les bâtiments, renouveler les chaudières. La baisse des prix oblige à réviser la politique d’amortissement. Pour pouvoir espérer distribuer un dividende ultérieurement, il faut se résoudre en 1877 à réduire le capital social d’un tiers.

76Quoiqu’il n’ait pas à se lancer dans des opérations financières aussi délicates, le Lloyd est incapable, lui aussi, de satisfaire ses actionnaires. Il passe l’orage en surveillant étroitement les coûts de fonctionnement, profitant de la baisse du prix et de la consommation de charbon ; le nombre des traversées est ajusté aux besoins ; on gonfle temporairement la dette à court terme et on doit même se résoudre à vendre des steamers déjà anciens. En 1874, la CGT souffre autant que ses rivales germaniques. C’est la seule année où elle ne distribue aucun dividende. En outre, en avril, deux de ses steamers de la ligne de New York, l’Europe et l’Amérique, sont victimes de sinistres. Les conséquences en sont désastreuses : l’entreprise manque de capacités de transport ; des "appréciations précipitées et Kostiles", aux dires de ses dirigeants, font fuir les passagers vers des compagnies jugées plus sûres. Heureusement l’escale de Brest est supprimée et l’aventure du Pacifique terminée, sans que soit perdue pour autant toute la subvention supplémentaire. Cette année dramatique scelle le destin de l’administration Vandal. En avril 1875, les Péreire reviennent en force, après sept ans d’exil. Ils réorganisent les services, remettent de l’ordre et de la discipline, compriment les dépenses. Ils profitent aussi des efforts de leurs prédécesseurs qui leur lèguent sept steamers pour effectuer à partir de mars 1876 un voyage hebdomadaire entre Le Havre et New York. Dès 1875, le versement des dividendes reprend, mais ils ne sont pas pris sur le produit de l’exploitation commerciale ; ils doivent leur existence à la seule subvention gouvernementale. Sur la ligne de New York, celle-ci représente 40 % des recettes totales. C ’est uniquement à la protection de l’Etat français que la CGT doit son sort relativement enviable en temps de crise. Cependant sa nouvelle gestion rigoureuse lui autorise de grands espoirs de figurer honorablement à côté de ses rivales43.

12.4.3 Une prospérité inégale, 1878-1890

77Dès 1878, pour les trois compagnies de Hambourg, de Brême et du Havre, la crise semble passée. Les dividendes sont de retour. La HAPAG est prête à affronter l’expansion avec une situation financière saine. Au passif du bilan, qui s’élève à 23,4 millions de marks, le capital social figure pour 15 millions, les obligations pour 5,9 millions : les fonds propres l’emportent de beaucoup sur les capitaux d’emprunt. A la CGT, le capital représente 40 millions de francs sur un bilan de 75 millions. Si le Lloyd, dirigé par Lohmann (1877-1891), ne verse pas de dividende en 1879, c’est à cause de la perte de deux navires cette année-là. En 1880, la reprise économique aux Etats-Unis est un fait acquis. L’émigration reprend une nouvelle vigueur ; l’Europe occidentale, victime de circonstances atmosphériques défavorables, a besoin des céréales américaines – trop besoin même, car les spéculateurs en profitent pour pratiquer la rétention des stocks, à un moment où affluent vers New York des milliers de voiliers. Le fret maritime baisse, mais comme pour les compagnies de navigation à vapeur, le principal trafic repose sur le mouvement des émigrants, les conséquences ne s’en font pas trop sentir. Les années 1880-1882 comptent parmi les plus prospères de la période. Elles permettent aux deux compagnies allemandes, à la CGT et à Cunard d’accumuler des profits dont une partie est distribuée aux actionnaires, l’autre étant affectée à des fonds de réserve et d’assurance ou au lancement de grands programmes d’investissement.

78Pour assurer un service bihebdomadaire sur la ligne de New York, il faut faire construire de nouveaux steamers toujours plus rapides et plus vastes. Plus chers aussi. Ainsi, dans la flotte du Lloyd, alors que le Donau et le Main, qui datent de 1 868, valaient environ 1 400 000 marks à l’époque de leur lancement, et que la génération suivante, celle du N eckar. et de l’Oder. de 1874, représentait un déboursement de 1 850 000 marks l’unité, la nouvelle série de 1881 – 1884, l’Elbe, le Fulda, le Werra, l’Ems et L’eider, coûtent de 3 à 3,5 millions de marks. Malgré la remarquable progression des recettes totales et moyennes, l’autofinancement ne suffit pas ; il est nécessaire d’émettre en 1883 un emprunt de 15 millions de marks à 4 % en convertissant les obligations souscrites précédemment en 1865 et en 1872.

79Pour la CGT aussi, ces années sont prospères. A partir de juillet 1880, elle devient beaucoup moins centrée sur la ligne de New York qu’auparavant. En rachetant la compagnie Valéry, elle acquiert un second champ d’action, dans la Méditerranée. Jusqu’en 1883, elle établit même une ligne entre Marseille et le port de l’Hudson, avant de céder la place à la compagnie Cyprien Fabre. La diversification des trafics lui permet d’atténuer les aléas conjoncturels. La part des subventions diminue dans les recettes totales ; pour New York, elle tombe de 36 % en 1878 et 1879 à 28 % en 1880 et 1881. Entre 1878 et 1891, les dividendes ne tombent jamais en-dessous de 6 %. L’accumulation des réserves, le remboursement définitif en 1885 des avances initiales de l’Etat justifient le renouvellement du contrat et l’adjudication de la ligne de grande vitesse (15 noeuds en moyenne, au lieu de 11,5) que le gouvernement républicain souhaite établir entre la France et les Etats-Unis. Pour cela, il faut ajouter à la Nonmandie qui vient d’entrer en service quatre autres steamers : La Bourgogne, La Bretagne, La Champagne et La gascogne. Avec ces bâtiments qui courtisent la clientèle des voyageurs de cabine et des émigrants, à partir de 1886, la CGT prend rang parmi les Grands de la ligne de New York, remportant un succès qui ne se dément pas.

80Cunard n’obtient pas des résultats aussi satisfaisants ; de 1883 à 1886, elle ne verse aucun dividende. De même, la HAPAG souffre de la lutte à couteaux tirés qui l’oppose à l’Union line d’Edward Carr et de Robert M. Sloman. Grâce à l’activité d’Albert Ballin, cette dernière accapare une part importante du trafic des émigrants qui se maintient à un haut niveau pendant toute cette période où l’économie américaine est plutôt florissante. Les tarifs baissent ; les profits sombrent. Le Lloyd, bien qu’il ne participe pas directement à la bataille, en ressent indirectement les effets, mais il s’en sort mieux financièrement grâce à l’entrée en activité de ses cinq nouveaux paquebots rapides. Tout comme la CGT, le Lloyd sort de son champ d’action traditionnel – le continent américain – pour s’étendre en Méditerranée et en Extrême-Orient, en Australie, en Océanie contre une subvention annuelle de 4 400 000 marks. Néanmoins, les premières années, ce nouveau domaine procure plus de pertes que de profits et c’est à la ligne de New York, non subventionnée, que revient le rôle d’engendrer l’essentiel des bénéfices. C’est pourquoi un programme de steamers rapides est lancé en 1886-1887: l’Aller la Trave, laSaale. et la Lahn. mettent un terme à la série des bâtiments qui portent des noms de fleuves germaniques. Vers 1890, ils font du Lloyd la compagnie la plus prospère de la ligne de New York, beaucoup plus rentable que la HAPAG ou Cunard. Mais la leçon n’est pas perdue pour les autres.

81L’entreprise hambourgeoise relève à son tour le défi de la vitesse. En 1889-1890, elle établit un service de steamers rapides: le Columbia, l’Auguta Victoria, le Normannia et le Reichskanzler Fürst Bismarck. En 1889/90, la HAPAG expédie de Hambourg à New York 22 navires à vapeur différents qui effectuent en tout 132 traversées ; de Scandinavie, on en compte 3 faisant 11 voyages. Le redressement est lié à la fin de la guerre avec l’Union line en juin 1886. Peu après, Albert Ballin préside à l’immense expansion qui va rapidement promouvoir la compagnie hambourgeoise au premier rang mondial des entreprises d’armement maritime. Pour éviter le retour des luttes fratricides si dangereuses pour les comptes de pertes et de profits, l’heure est désormais, à l’entente plus qu’à la concurrence. Les quatre compagnies continentales – la HAPAG, le Lloyd, la Red Star et la Holland-America – signent un accord à Hambourg en juillet 1885 pour maintenir les tarifs d’entrepont. L’année suivante, une convention est passée avec les compagnies britanniques. La cartellisation du transport des émigrants explique en partie les dividendes satisfaisants de la fin de la décennie, contribuant à cette tonalité générale de prospérité maintes fois soulignée. Cependant, quelle que soit leur taille, les entreprises ne sont pas maîtresses de la conjoncture générale. Pour survivre aux temps difficiles des années 1890, il leur faut s’adapter44.

12.4.4 Le marasme, 1891-1895

82A partir de 1891, la situation économique devient moins favorable, car on a lancé beaucoup de nouveaux steamers pendant les années prospères. Offre et demande sont déséquilibrées. Les fortes exportations de céréales américaines qui débutent à l’automne pour pallier les mauvaises récoltes européennes, pourraient créer une illusion, si au même moment l’épidémie de choléra qui éclate parmi les émigrants à Hambourg n’arrêtait les départs des sujets russes et austro-hongrois. Tous les autres ports sont touchés par les mesures de quarantaine prises à New York. En 1893, la crise économique qui éclate aux Etats-Unis conjugue ses effets avec ceux du tarif McKinley pour réduire les besoins de transport entre l’Europe occidentale et l’Hudson. Les compagnies sont contraintes de réduire ou de supprimer leurs dividendes, car la baisse des prix les oblige à ajuster la valeur comptable de leurs navires à leur valeur vénale ; une politique d’amortissement accéléré s’impose dans une pareille situation. Pourtant la CGT, dont la rentabilité commence à souffrir de la gestion d’un Eugène Péreire vieillissant, estime qu’un amortissement annuel de 5 % pour les bâtiments en fer et en acier est plus que suffisant et qu’un âge moyen de la flotte de onze ans n’a rien d’inquiétant. Les compagnies allemandes ne commettent pas une pareille erreur. En temps de crise, il faut investir pour compenser la baisse du fret par une réduction des dépenses unitaires et être prêt à accumuler les profits quand reviendra la prospérité. Encore faut-il en avoir les moyens, soit en faisant appel aux actionnaires, soit en lançant comme le Lloyd un emprunt de 15 millions de marks à 4 % en 1894, soit en utilisant judicieusement les réserves mises de côté en des temps meilleurs. C’est ainsi que la HAPAG peut mettre en ligne entre Hambourg et New York en 1894 les cinq plus gros cargos de l’époque : le Prussia, le Persia, le Patria, le Phoenicia et le Palatia, rentables même quand le fret maritime est faible, leurs énormes ponts pouvant être utilisés pour accueillir environ 2000 émigrants ou des marchandises. De même, tenant compte de la chute de l’émigration, le Lloyd crée une ligne de fret entre Brême et New York, la ligne Roland, avec trois steamers. La CGT, elle, se contente d’ajouter en 1891 La Touraine, alors que Cunard se prépare à reconquérir le ruban bleu avec le Campania et le Lucania.

83La politique d’investissement ne portant pas nécessairement ses fruits à court terme, d’autres moyens permettent d’amortir dans l’immédiat le choc du marasme. D’abord, l’expansion sur de nouveaux itinéraires. En contrôlant la Scandia line (1893), la HAPAG cherche à capter à sa source le mouvement migratoire de Scandinavie ; elle s’en retire dès 1895, apres accord avec les compagnies britanniques. L’essor de l’émigration italienne incite à ouvrir une ligne spéciale et directe entre Gênes ou Naples et New York. Dès 1891, le Lloyd y envoie régulièrement le Werra et le Fulda, bientôt imité par la HAPAG, avec laquelle il crée un pool deux ans plus tard. Le renforcement de la coordination entre les deux grandes firmes germaniques prend toute son ampleur dans la dernière décennie du XIXème siècle. En 1891 est instituée la Conférence maritime de l ’ Atlantique-Nord qui réunit les quatre compagnies signalées précédemment. Elles se partagent le trafic des émigrants selon des règles fixes et cherchent à maintenir des prix "normaux" en réduisant les remises que reçoivent les agents. Le pool serait un succès s’il ne rencontrait l’opposition des lignes britanniques. Si les tarifs de cabine se maintiennent assez bien, la concurrence entre les deux organismes pour transporter un nombre d’émigrants en voie de réduction aboutit à une guerre sévère en 1894. Elle ne trouve son terme qu’en septembre 1895, quand les compagnies continentales et britanniques parviennent à un accord, étendu l’année suivante aux passagers de cabine. Désormais le versement des dividendes peut reprendre45.

12.4.5 Le retour de la prospérité, 1896-1900

84En cette fin de siècle, le transport des émigrants cesse temporairement d’être la principale source de recettes. Les dirigeants de la HAPAG en tirent les conséquences :

"Nous devons, écrivent-ils dans leur rapport pour 1896, attribuer les succès de notre entreprise au fait que nous avons reconnu en temps opportun ta nécessité de ne plus fonder ta base de notre activité en Amérique du Nord sur l’émigration et que nous avons eu le courage, en réorganisant complètement notre flotte, de mettre à ta disposition de ce trafic un matériel qui, même en l’absence d’importantes recettes provenant du transport des émigrants, peut penmettre de réaliser de bons profits" 46 .

85Le lancement d’un mastodonte tel que le Pennsyvania permet de "compenser. te montant moyen réduit des frets maritimes par une augmentation des quantité transportées ". Le Lloyd suit la même politique avec ses quatre steamers de la classe Barbarossa de 1896. La réorganisation de la flotte se traduit par une augmentation de 50 % du tonnage moyen entre 1892 et 1897, l’âge moyen diminuant entre temps de 12 à 7 ans. Les nouvelles constructions et les transformations coûtent 59 millions de marks couverts pour moitié par les excédents d’exploitation et l’emploi des réserves, pour un quart par un emprunt, pour le reste par des ventes de bâtiments jugés trop âgés et par une augmentation temporaire de la dette à court terme. De même, la HAPAG profite de la guerre hispano-américaine de 1898 pour vendre aux belligérants certains de ses steamers afin de les remplacer par des navires plus grands et plus rapides. Il y a en effet une importante clientèle de cabine qui apprécie la vitesse, qu’il s’agisse d’Américains se rendant en visite en Europe ou d’Européens attirés par le spectacle du Nouveau-Monde. A la fin du siècle, les compagnies allemandes supplantent leurs rivales britanniques qui avaient jusque là glané tous les rubans bleus. Dans l’été 1900, le Deutscdland de la HAPAG succède au Kaiser Wilhelm der Grosse du Lloyd ⁴⁷.

86A l’orée du XXème siècle, pour s’affirmer sur la route de New York, une compagnie maritime doit disposer d’une puissante flotte compsée de bâtiments plus ou moins spécialisés. L’aristocratie est composée des steamers les plus rapides, réputés pour leur vitesse, dusse le confort des passagers en souffrir quelque peu. Ensuite viennent les navires de grande taille réservés aux émigrants et au fret ; ils trouvent facilement à s’employer, car si le trafic des émigrants est alors en recul, aux sorties des ports allemands le tarif protectionniste américain n’empêche pas l’essor des expéditions de sucre, la guerre de Cuba ayant ruiné la principale source d’approvisionnement des Etats-Unis ; au retour, les céréales du Nouveau-Monde remplissent les cales. Enfin, des cargos de taille plus réduite permettent de saisir les occasions sur des marchés particuliers.

87En 1899/1900, la HAPAG peut ainsi expédier à New York de Hambourg 22 steamers effectuant 104 traversées, certains d’entre eux étant en outre engagés pour un total de 15 voyages sur l’itinéraire de la Méditerranée. En comparaison du dynamisme des armements germaniques, la CGT semble somnoler ; si elle ouvre un service de cargos entre LeHavre, Pauillac et New York en 1899, elle ne peut compter sur l’axe principal que sur la génération de bâtiments de 1886, amputée de ta Bourgogne qui sombre en 1898 et est remplacée par l’ancien Nonmannia de la HAPAG rebaptisé Aquitaine, ainsi que sur ta Touraine. Les dirigeants ne veulent pas renouveler leur matériel, tant que la concession n’est pas votée par le Parlement. Comme la décision n’intervient qu’en juillet 1898, la Savoie et la Lorraine sont misesen chantier trop tardivement pour faire pièce aux rivaux allemands et britanniques. La sanction de ce manque de prévoyance viendra en 1904 quand la valeur nominale des actions sera réduite de 500 à 150 francs. L’aide de l’Etat ne suffit pas à assurer la compétitivité.

88Après qu’on ait corrigé les statistiques officielles du tonnage qui ne tiennent aucun compte de la loi de 1882, minorant après cette date la jauge des navires à vapeur de près d’un tiers, l’étude du mouvement de la navigation présente des traits originaux. Du fait des embouteillages dans le port, les années 1879-1881 ont assurément ce caractère de période charnière qu’on a vu à plusieurs reprises. L’observation vaut cependant surtout pour le nombre de navires. Le tonnage global, après une rapide croissance à partir de la fin de la guerre de Sécession, stagne peu de temps après le sommet de 1880. Il reprend ensuite son ascension. On construit en effet des steamers de plus en plus puissants dont la capacité de transport permet de réduire les coûts unitaires et d’assurer la rentabilité du capital investi. La contrepartie, c’est le risque d’un excès d’offre sur la demande qui explique la baisse du prix réel du transport dans le dernier quart du XIXème siècle. Toutes choses égales par ailleurs, une telle évolution favorise les échanges internationaux, faisant jouer les avantages comparatifs de chaque territoire, mais elle introduit de profondes transformations dans l’économie maritime : élimination progressive des voiliers qui finissent par céder sur les mers du globe face aux progrès techniques très rapides de l’architecture navale et des moyens mécaniques de propulsion ; concentration du trafic aux mains de vastes entreprises d’abord concurrentes, puis enclines à s’entendre, afin de réduire les incertitudes qu’engendre la baisse des frets. Au cours de ces décennies, la marine marchande américaine se trouve progressivement réduite à la portion congrue. Ses voiliers, expulsés de l’Atlantique-Nord, perdent peu à peu leurs chasses gardées des mers lointaines ; quant à ses bâtiments à vapeur, ils ne défendent bien leurs positions que dans les Caraïbes.

89Le port de New York dépend donc principalement pour ses liaisons avec l’étranger des armateurs installés outre-mer, même s’il est vrai qu’une partie de cette flotte arborant des pavillons européens est la propriété d’hommes d’affaires de nationalité américaine. Est-ce une faiblesse ? Sans doute, si on estime que le patriotisme local a contribué dans le passé à la grandeur de nombreux ports – qu’il suffise de rappeler les cités italiennes, Amsterdam, Liverpool et les ports américains eux-mêmes dès l’époque coloniale. Mais dans le dernier tiers du XIXème siècle, Boston se trouve dans la même situation que New York et si les compagnies ferroviaires de Philadelphie et de Baltimore favorisent la venue de lignes étrangères ou le succès d’armateurs locaux attirés par la navigation au long cours, c’est plutôt un signe de faiblesse que de force pour ces ports. New York n’a pas besoin d’appâter les entrepreneurs d’outre-mer, car ils y viennent naturellement. Aussi ses nombreuses lignes régulières sont-elles son point fort. Quand bien même perdrait-il ses autres activités maritimes, le coeur de sa fortune ne serait pas entamé. Un grand port ne mourrait-il jamais ?