Chapitre 8. Les nouveaux rois : les grains et les viandes
p. 184-210
Texte intégral
1Au XIXème siècle, les exportations américaines sont concentrées sur un petit nombre de produits, principalement agricoles. Après la guerre de Sécession, le coton conserve le premier rang, mais son poids relatif dans les échanges décline au profit des céréales et des produits d’origine animale qui en dérivent. A New York, ce sont les grains qui l’emportent de loin : en volume, mais aussi en valeur (cf. graphique 20, p. 185). Aussi peut-on légitimement définir cette période de l’histoire du port comme celle des céréales. De leur commerce naissent les problèmes qui dominent les controverses du temps, dont il sera largement question dans la quatrième partie.
8.1 Les exportations de céréales
2A l’exception de trois années où elles sont temporairement détrônées par le pétrole, les céréales occupent toujours la première place dans le trafic en volume du port de New York entre 1860 et 1900. Aussi la courbe de leurs exportations ressemble-t-elle beaucoup dans son dessin général à celle des exportations totales, dont elle détermine les principales indentations. Les grains jouent ce rôle prédominant, car pendant ces quelques décennies, les Etats-Unis assument la fonction de grenier de l’Europe.
8.1.1 Le grenier américain
3Avant la guerre de Sécession, le commerce d’exportation des grains des Etats-Unis à destination de l’Europe occidentale ne présentait pas un caractère permanent ; on recourait aux surplus américains quand sévissait une sévère disette, comme en 1847 ou au moment de la guerre de Crimée. Bref, le blé était un petit vassal du Roi Coton. En 1858/9 et en 1859/60, par exemple, la moyenne des exportations de blé et de farine-équivalent en blé s’élevait seulement à 400 000 tonnes expédiées principalement vers le Canada (34 %), l’Amérique du Centre et du Sud (27 %), l’Europe, en fait le Royaume-Uni, n’absorbant que 22 % du total. La situation se modifie brutalement à partir des années 1860, d’abord pendant la guerre, puis d’une manière définitive après un bref retour à l’état antérieur en 1865/7. Les Etats-Unis jouent désormais un rôle majeur dans le commerce mondial du blé grâce à leurs liens étroits avec les deux principaux pays importateurs : le Royaume-Uni et la France (cf. graphique 21, p. 187). La Grande-Bretagne devient alors un gros importateur permanent. La France, elle, ne fait appel aux surplus extérieurs qu’épisodiquement, en cas de mauvaise récolte dans l’hexagone. En 1858 et 1859, le Royaume-Uni ne tire de l’Amérique du Nord que 13,6 % de ses approvisionnements en blé et en farine ; l’essentiel vient des zones traditionnelles : régions limitrophes de la Baltique et de la Mer Noire (43,2 %), France (30,7 %), et Egypte (8,2 %). Après 1860, cette situation ne se retrouve plus qu’en 1865 et 1866. En 1861-1863, en 1870, puis sans interruption de 1873 à 1900, l’Amérique du Nord constitue la principale source d’approvisionnement extérieur du Royaume-Uni. Pour les Etats-Unis, ce débouché représente à partir de 1873, à l’exception de quelques années (1876-77, 1888-90, 1895), plus de la moitié des exportations de blé et de farine. Parfois même il approche des trois quarts. A partir de 1868, le Royaume-Uni et la France absorbent toujours plus de la moitié des exportations américaines et leur part se situe le plus souvent entre les deux tiers et les trois quarts du total. La France cependant ne fait appel aux stocks américains qu’en cas de défaillance de ses zones d’approvisionnement traditionnelles, la mer Baltique et la mer Noire. Pour le maïs, la suprématie des Etats-Unis n’est pas aussi constante. Le Royaume-Uni continue à importer de la mer Noire et s’adresse à la fin du siècle à l’Argentine, si bien que la part américaine dans ses importations fluctue sensiblement d’une année sur l’autre1.
GRAPHIQUES 20 PRINCIPALES EXPORTATIONS DE NEW YORK (milliers de tonnes métriques)

Source : C & N
4Alors que les Etats-Unis se situaient jusqu’en 1860 sur Les marges d’un marché "mondial" singulièrement étroit sous le rapport des quantités échangées et de l’extension géographique, ils en deviennent dans le dernier tiers du XIXeme siècle une pièce maîtresse, en dépit d’un élargissement aux dimensions de la planète réalisé dès 1870. Vers 1880, le statisticien autrichien Franz-Xavier von Neumann-Spallart constate :
"Le commence du blé a surpassé pan son impontance toutes les autres branches des échanges et on peut à cet égard faire du "Roi Blé” le cosouvenain de l’économie mondiale aux. côtés du "Roi Coton" dont on faisait aupanavant si grand cas" 2.
GRAPHIQUES 21 PART DU ROYAUME-UNI ET DE LA FRANCE DANS LES EXPORTATIONS DE BLE ET DE FARINE DES ETATS-UNIS (en %)

5Si les Etats-Unis deviennent le grenier du monde, c’est parce que les superficies emblavées et la production céréalière y progressent rapidement. Sous le Second Empir re, la France était encore le premier producteur de blé de la planète ; elle l’a été pour la dernière fois en 1872 avant d’être dépassée par l’Empire russe et surtout par les farmers d’outre-Atlantique qui conquièrent la première place en 1873 et la conservent sans interruption de 1875 à 1899. En dépit d’une forte augmentation de la consommation domestique liée principalement à l’essor démographique, les surplus trouvent d’autant plus preneurs que l’élasticité de la demande de blé américain sur le marché mondial par rapport au prix est très élevée3. Pour le port de New York, s’ouvre une ère nouvelle. Cependant le taux de croissance des sorties des céréales (3,8 % par an en moyenne) est plus faible que celui de l’ensemble des exportations (5 %). Dans l’écart entre ces deux taux réside la principale menace qui pèse à cette époque sur le port de New York.
8.1.2 Des volumes fluctuants
6Aux exportations, tout aussi apparentes que la tendance croissante sont les fluctuations (cf. graphique 20,p. 185). Les années de guerre représentent un premier pic très marqué ; les sorties y dépassent pendant trois ans le million de tonnes – un niveau qui ne peut être maintenu. Dès 1864/5, elles tombent en-dessous de 500 000 tonnes à la suite de mauvaises récoltes et d’une chute de la demande européenne. La reprise s’effectue à partir de 1869/70, avec une pointe exceptionnelle en 1873/4, suivie d’un recul qui se prolonge les trois années suivantes. De ce palier relativement élevé part l’extraordinaire croissance qui aboutit aux sommets de 1879/81 ; pendant cette période de prospérité, les exportations de céréales dépassent trois millions de tonnes par an – un chiffre jamais vu auparavant. Ce pic imputable à la conjonction de récoltes désastreuses dans le Royaume-Uni et en France ne peut se maintenir, une fois disparues les conditions atmosphériques qui l’ont engendré. Néanmoins on n’enregistre pas de chute comparable à celle qui s’était produite après la guerre de Sécession. Pendant la décennie des années 1880, les exportations se maintiennent autour de 1 500 000 tonnes, sans fluctuations prononcées. Cette stabilité contraste avec les fortes variations de la dernière décennie. Par deux fois, en 1891/2 et en 1897/8, à la suite de récoltes catastrophiques en Europe occidentale, le plafond de trois millions de tonnes est atteint, voire dépassé, tandis que, d’autres années, les expéditions déclinent fortement. Si le sommet de 1897/8 est le plus élevé de tous dans l’absolu, il se situe, d’un point de vue relatif, en-dessous du pic de 1879/81 qui reste la coupure majeure de la période. Dans ce domaine particulier, la date charnière de 1873, si chère aux disciples de Kondratieff, ne correspond à rien de décisif.
7Pour analyser la courbe des céréales, il convient de la décomposer en ses parties constituantes, blé et mais, les autres grains jouant un rôle insignifiant, à l’exception de l’avoine qui n’apparaît en quantités notables et d’une manière continue que dans les cinq dernières années du siècle. A New York, comme aux Etats-Unis, les exportations de maïs progressent plus rapidement que celles de blé, sans empêcher que celui-ci occupe le premier rang en volume et a fortiori en valeur, sauf en 1865/7 et en 1888/9. Les envois de maïs croissent en moyenne de 5 % par an, ceux de blé de 3,7 %. En dépit du grand essor de la minoterie dans le Minnesota à partir de la fin des années 1870, la proportion du blé expédié sous forme de farine, en barils ou en sacs, ne varie pas significativement de 1860 à 1900. La moyenne new-yorkaise (29,2 %) est proche de celle des Etats-Unis ; le pourcentage a, certes, tendance à croître dans les deux dernières décennies, mais il varie surtout en sens inverse des quantités exportées : quand les Etats-Unis expédient à l’étranger de grosses quantités de blé, la part vendue sous forme de farine diminue ; quand au contraire les achats européens se raréfient, la proportion occupée par la farine augmente, sans dépasser de beaucoup 40 %, comme dans les années 1888/91. Au départ de New York, en effet, blé et farine ne présentent pas la même distribution géographique4.
8.1.3 La géographie des exportations de céréales
8En moyenne, près des neuf dixièmes du blé et du maïs partent pour l’Europe occidentale, alors que l’Amérique Latine et les Antilles reçoivent environ le tiers de la farine. Celle-ci jouit donc d’une aire de marché plus large qui couvre les îles des Caraibes, le continent sud-américain, ainsi que les Provinces Maritimes canadiennes et, à la fin du siècle, l’Afrique du Sud. En Europe, au contraire, seuls le Royaume-Uni et les Pays-Bas, partisans obstinés du libre-échange, accueillent volontiers les farines américaines. La plupart des puissances continentales, soucieuses de protéger leurs minoteries, dressent des barrières douanières à l’entrée des articles manufacturés . Cette attitude protectionniste explique la différence considérable entre les pourcentages des ports allemands, français et portugais aux exportations de blé et de farine entre 1873 et 1900. Les exportations de céréales à l’état brut semblent fortement concentrées, avec une prépondérance notable des ports britanniques. Toutefois, ces derniers, bien qu’ils bénéficient de relations privilégiées avec New York, ont tendance à perdre de leur importance relative au profit des grands organismes portuaires situés sur les estuaires continentaux, tels que Hambourg, Brême, Rotterdam, Anvers, Le Havre, Bordeaux, Lisbonne ou Porto. Peu à peu, New York élargit son horizon. Pour le blé, vers Anvers, les ports français et portugais ; pour le maïs, vers les ports allemands, néerlandais et Scandinaves. Parmi les ports britanniques, Liverpool tient le premier rang, sauf pour la farine, mais sans disposer de la supériorité écrasante qu’il possède dans d’autres secteurs ; Londres lui fait une vive concurrence, tandis que Glasgow décline relativement. Les relations avec Bristol, Hull, Leith et Newcastle s’améliorent. Le principal changement concerne Cork. Jusqu’en 1880, de nombreux voiliers chargés de blé et de maïs étaient dirigés vers la côte méridionale de l’Irlande avec des connaissements à ordre ; là ils recevaient de nouvelles directives qui les envoyaient vers d’autres ports britanniques ou continentaux, selon l’état du marché. Parfois un quart et même jusqu’à un tiers des céréales expédiées de New York empruntaient cette destination provisoire. La grande vague d’exportation de 1879/81 marque le terme de ce type de commerce. Les voiliers, déjà concurrencés par les tramps à vapeur, perdent dès 1882 les positions qui assuraient leur rentabilité. De plus en plus les lignes régulières de steamers accaparent le trafic des grains ; la destination de Cork n’a plus de justification, sinon épisodiquement pour les armateurs new-yorkais5.
8.1.4 Le déclin de New York
9A la fin du siècle, cette perte du commerce d’exportation des céréales par cargaisons complètes sera considérée comme un grave élément de faiblesse de New York, une cause déterminante du déclin du port. En effet, c’est dans cette branche que l’effritement des positions new-yorkaises est le plus sensible, par rapport aux ports concurrents du Nord-est et du Golfe (cf. graphiques 5c et 6c, p. 62-63). Dans cette étude, il ne convient pas de tenir compte des expéditions de la côte pacifique qui ne participe pas à la lutte. Inversement les exportations sur connaissement direct à partir des grands marchés de l’intérieur, tels que Chicago, font davantage problème. Dans les années 1870, les négociants de ces places tirent satisfaction des envois directs à Liverpool, sans intervention des intermédiaires de la côte Est, et prévoient que l’avenir leur appartient. On ne sait pas exactement quand a commencé ce type de négoce ; le Secrétaire de la Chambre de commerce de Chicago avance la date de 1864, tandis que le chef du Bureau des statistiques, Joseph Nimmo, Jr, signale qu’en 1856 déjà de grandes quantités de blé et de farine ont été achetées directement à Chicago sur ordres venus d’Angleterre et de France. Les commandes devaient cependant passer obligatoirement par les quais de New York ou de Montréal où s’effectuait le transbordement, car il s’avérait impossible de réaliser le rêve cher aux habitants du Middle West d’établir une ligne de navigation continue entre le lac Michigan et Liverpool. Le connaissement direct émis à Chicago implique donc toujours un transfert mais, si toutes les exportations s’effectuaient de cette manière, les ports transatlantiques n’auraient plus qu’une fonction de simple lieu de passage. Presqu’aucune valeur ajoutée ne serait laissée sur place ; les intermédiaires qui y prospéraient jadis n’auraient plus aucune utilité et seraient réduits à changer d’emploi. Dans ces conditions, que le blé et le maïs passent par New York ou par Baltimore ne présenterait guère d’intérêt, sinon statistique, puisque les milieux d’affaires locaux ne seraient guère concernés6.
10Le grand essor des expéditions sur connaissement direct dans les années 1870, où elles passent de 21 000 à 600 000 tonnes entre 1871 et 1878, a pu faire croire aux négociants de Chicagoqu’ils pourraient à l’avenir confisquer la majeure partie de la valeur ajoutée au détriment des commerçants et des intermédiaires des ports maritimes. En fait, la menace ne devait pas se concrétiser dans la décennie suivante. Les exportations sur connaissement direct à partir de Chicago ne représentent qu’une minorité des transactions dans les échanges internationaux. Comme le remarque le consul de France dans la métropole de l’Ouest, Edmond Bruwaert, en 1888, la plupart des marchés concernant l’Europe ne se passent ni à Minneapolis, ni à Chicago
"en raison des difficultés de transport : les tarifs sont constamment. remaniés ; les wagons ne sont jamais fournis au moment voulu ; les délais sont trop longs, les risques d’avarie trop considérables . Aussi le commence européen préfère-t-it laisser te producteur indigène. se débattre avec compagnies de chemin de fer et n’acheter ta marchandise que lorsqu’elle est arrivée dans te port d’embarquement, New York, Philadelphie, Baltimore ou Boston, C’est vers ces villes que sont dirigés, torsgue tes tarifs s’y prêtent bien, tous tes stocks de l’Ouest et l’acheteur étranger trouve ainsi un choix, très abondant et une concurrence très avantageuse pour ses opérations ... Il ne se fait jamais à Chicago d’achat direct pour l ’ Europe" 7.
11Pour New York, l’ennemi, ce n’est pas Chicago, St Louis ou Minneapolis, mais Boston, Baltimore, Philadelphie et, plus au sud, Newport News, La Nouvelle-Orléans ou Galveston.
12Face à l’agressivité de ces concurrents, New York ne peut maintenir dans le domaine des exportations de céréales les positions qu’il détenait avant guerre, à plus forte raison celles qu’il avait conquises a la faveur des hostilités. Ses positions moyennes sont plus solides dans le cas du blé et de l’avoine que dans celui de la farine et du maïs, mais partout, sauf pour l’avoine dont le rôle est marginal, le déclin des parts de marché est très significatif, avec un recul d’environ 1,6 point de pourcentage par an entre 1860 et 1900 pour le blé et le maïs. Si le repli s’était effectué de façon linéaire, la part de New York dans les exportations des grands ports du Nord-est et du Golfe serait passée, pour le blé de 100 % à 38 % et, pour le maïs, de 84 % à 19 %. Même la farine, qui paraît moins touchée, indique une chute de 76 % à 39 %. En fait, pour le blé, New York passe réellement de 93 % à 34 % ; pour le maïs, sa position s’effondre de 90 % à 21 % entre 1861/2 et 1899/1900. Quant à la farine, on enregistre une chute de 70 % au début de la guerre à 33 % à la fin du siècle. Devant un tel bilan, on comprend que les négociants en grains de New York et tous ceux qui étaient associés à leur prospérité aient été inquiets et qu’ils aient considéré que là se trouvait le défi qu’il leur fallait relever (cf. tableau 4, p. 71)8.
13Néanmoins l’histoire n’évolue pas de manière linéaire. La tendance générale se dégage de multiples variations de sens inverse. La chronologie précise du déclin, voire les renversements de tendance, ne sont pas identiques d’un produit à l’autre.
14Dans le cas des exportations de blé, par exemple, New York maintient son monopole par rapport à ses concurrents de la côte atlantique et du Golfe jusqu’en 1872/3. Les années suivantes, s’opère un premier recul, encore limité, puisque la baisse de 1874/5 ne semble être qu’un accident. De 1877/8 à 1880/1, au contraire, au moment de la grande vague d’exportations, la chute est brutale, de 81 % à 49 %. Cette période critique se prolonge en fait jusqu’en 1883/4, à l’exception de l’année 1881/2, où les exportations subissent les effets d’une mauvaise récolte. A partir de là, la situation relative s’améliore. New York ne reconquiert jamais sa suprématie dans le commerce du blé, mais pendant une bonne dizaine d’années, le port réussit à conserver au moins la moitié de ce trafic et parfois même à en capter les trois cinquièmes ou davantage (1885/6, 1890/1, 1895/6). La deuxième crise débute en 1896/7 et se prolonge jusqu’à la fin du siècle, la part de New York restant alors inférieure à 40 %. L’esquisse chronologique montre bien que la baisse n’est pas constante, que les phases critiques sont relativement courtes, quoiqu’on enregistre en ces occasions des mouvements violents qui sèment l’alarme dans les milieux concernés. Tous les ports rivaux profitent de ce recul new-yorkais. D’abord, Baltimore qui apparaît comme le concurrent le plus dangereux, surtout autour des années 1880, où il effectue plus du quart des exportations de 1878/9 à 1884/5 ; à la fin du siècle, au contraire, le port de la baie de Chesapeake pâtit, tout comme Philadelphie, d’une redistribution du trafic au profit de Boston et des ports du Golfe, La Nouvelle-Orléans et, plus encore, Galveston qui conquiert le second rang derrière New York en 1899/1900 (cf. graphiques 9, p. 72).
15Comme l’indiquent les moyennes, New York a toujours eu des positions moins solides dans le commerce international du maïs que dans celui du blé. En 1859/60, il n’accaparait que les deux tiers du trafic, laissant 10 % à chacun de ses rivaux les plus sérieux : Baltimore, Philadelphie et La Nouvelle-Orléans. Seules les conditions exceptionnelles de la guerre civile lui ont permis d’atteindre des parts supérieures à 90 %. Aussi, la paix revenue, le déclin est-il plus précoce dans cette branche que dans celle du blé. Néanmoins en 1873/4, New York conservait encore des positions comparables à celles d’avant-guerre . Que le commerce du maïs soit le point faible de New York apparaît dans le fait que la crise débute deux ans plus tôt que pour le blé. En 1875/6 et en 1876/7, New York ne garde plus que le tiers du trafic ; il perd même alors la première place au profit de Baltimore qui s’affirme comme un rival dangereux et ambitieux, sûr de son avenir et de ses possibilités. Au même moment, les progrès de Philadelphie sapent la suprématie de la Ville-Empire. Cependant, dès 1877/8, alors que ses positions s’effondrent dans le commerce du blé, New York rétablit partiellement la situation dans les expéditions de maïs. Le bas niveau de 1876/7 ne sera plus atteint de nouveau avant 1891/2 . Les parts de marché varient d’une année sur l’autre entre 40 % et 50 %. Comme dans le cas du blé, la seconde moitié de la décennie des années 1880 est une période de stabilisation. De même, la fin du siècle voit la reprise du déclin, cette fois encore plus précoce, puisqu’il débute dès 1891/2. Le recul est d’autant plus perçu que New York perd.la première place au profit de Baltimore à partir de 1896/7 ; cette année-là, il est relégué au quatrième rang avec 15,4 % du total des exportations de maïs derrière son concurrent de la baie de Cheasapeake (25,5 %), La Nouvelle-Orléans (19,2 %) et Newport News (18,1 %). Echec humiliant, car le maïs trouve à cette époque de larges débouchés en Europe continentale et bénéficie de bonnes perspectives d’avenir du fait de l’absence de grands concurrents producteurs sur le marché mondial – ce qui n’est pas le cas pour le blé •
16Aux exportations de farine, les ports du Golfe ne jouent qu’un rôle marginal. Le trafic reste concentré dans le Nord-est, malgré l’existence d’une importante clientèle aux Antilles et en Amérique centrale. Dans cette branche, New York n’a jamais obtenu un monopole comparable à celui qu’on trouve à certains moments pour le blé et le maïs. En effet, pendant la guerre de Sécession, il n’accapare pas plus de 70 % des exportations de farine par les grands ports du Nord-est et du Golfe. Cependant, à la différence de ce qu’on constate dans le cas des céréales a l’état brut, il conserve cette position jusqu’en 1881/2. Pas le moindre soupçon de crise à la fin des années 1870. La chute intervient beaucoup plus tardivement que dans les deux autres branches, mais quand elle se produit, elle présente un caractère brutal : entre 1881/2 et 1886/7, la part de New York tombe de 70 % à 42 %, au profit d’abord de Boston, puis de Baltimore. Il semble qu’un palier soit alors atteint car la situation n’évolue guère jusqu’en 1897/8 : pendant toutes ces années, New York conserve 40 à 45 % des exportations. L’ascension de Philadelphie et de Newport News s’effectue surtout au détriment de Boston, mais leur succès finit par mordre sur les positions new-yorkaises dans les deux dernières années du siècle ; elles sont désormais réduites au tiers du total – signe que la crise touche désormais toutes les branches du commerce international des céréales9.
17L’étude conjoncturelle des trois produits -blé, maïs, farine- montre bien qu’il faut nuancer les conclusions qui se dégagent de l’observation des tendances générales. Chaque marchandise a sa propre histoire qui tient aux conditions spécifiques de l’offre et de la demande dont elle est l’objet. Derrière le concept générique de céréales se cache une grande diversité. Malgré des décalages, l’analyse comparative permet d’isoler des phases plus particulièrement critiques pour le port de New York. On en compte deux. D’une part, la période qui couvre la seconde moitié des années 1870 et le début de la décennie suivante, où on constate globalement un recul des positions new-yorkaises – recul qu’il convient d’ailleurs de relativiser, puisque les divers produits ne sont pas touchés simultanément et qu’un effritement ici est souvent compensé par un maintien ou par une reprise là. Il apparaît abusif de parler alors de crise généralisée du commerce des céréales. A la fin du XIXème siècle, au contraire, après une période de stabilisation plus ou moins bien marquée, toutes les branches sont frappées. Le déclin semble irrémédiable face à une meute de concurrents décidés. La suprématie new-yorkaise paraît compromise, car le trafic des céréales, qui mobilise le plus gros tonnage maritime, peut entraîner avec lui une nouvelle redistribution des importations. On ne peut s’empêcher d’observer cependant que les ports rivaux ne progressent pas en cette fin de siècle sur toute la ligne. Boston, par exemple, remporte des succès dans les exportations de blé, mais recule dans les expéditions de farine et de maïs. A Baltimore, au contraire, c’est l’inverse, même les rivaux qui paraissent les plus dynamiques – Philadelphie, Newport News, La Nouvelle-Orléans et Galveston – ont des points faibles . En se partageant les dépouilles, les trop nombreux concurrents limitent leurs ambitions. Aucun d’entre eux ne peut reprendre le sceptre du commerce des céréales. La chute de New York en est d’autant moins lourde.
8.1.5 En quête d’explications
18Pour expliquer cette variation des positions new-yorkaises, les contemporains invoquent divers motifs. Par exemple, les tarifs différentiels des compagnies de chemin de fer, le rôle du canal Erié ou l’état des récoltes américaines. L’ennui, c’est que ces arguments sont utilisés pour une année donnée, en fonction d’une situation particulière. L’historien doit se méfier des explications ad hoc taillées sur mesure pour tel fait précis, mais dépourvues de tout caractère de généralité. La Commission du commerce entre les Etats, rendue perplexe par les arguments contradictoires des paladins de chaque port, confessait que la variation des parts de marché n’obéissait à aucune règle ou à aucune loi, sans se livrer toutefois à une analyse serrée des statistiques présentées par les adversaires. On peut tenter de pallier cette lacune10.
19Le modèle présenté à la page 182 est fondé sur l’hypothèse que le recul de New York est dû au fait qu’il s’agit d’un port cher. Les exportateurs ou les acheteurs étrangers préfèrent emprunter la voie qui maximise leur profit. Il s’ensuit logiquement que, lorsque la différence de prix FAB à l’exportation s’accroît au détriment de New York, sa part dans le trafic total devrait diminuer, Ou, si l’on préfère, lorsque le prix relatif de la tonne de blé par rapport à New York augmente chez les concurrents, à Baltimore, à Boston, à Philadelphie et dans les ports du Golfe, la position de New York devrait s’améliorer .
20Si on écrit le modèle sous forme linéaire, à savoir où les symboles sont les mêmes que dans le tableau de la page 182, j’étant remplacé par les ports de Baltimore (BA), Boston (BQ), Philadelphie (PH) et du Golfe (GU) par rapport à New York (Y), on s’attend à ce que les coefficients β, Υ, ẟ et ζ soient positifs, conformément au schéma de la page 183. Or les estimations n’autorisent pas de conclusions tranchées (cf. tableau 6, p. 195). D’une part, les coefficients de détermination (les R2) sont faibles, plus encore quand on teste le modèle sur des données mensuelles de 1892 à 1900 que lorsqu’on travaille sur des données annuelles. La variation des prix relatifs dans les ports concurrents par rapport à New York n’explique qu’un quart à un tiers de la variation des positions new-yorkaises. Il reste un résidu important dont les régressions ne peuvent rendre compte. Inversement on peut considérer que ces résultats ne sont pas trop désastreux dans la mesure où il est toujours plus difficile d’expliquer les variations que les grandeurs absolues. Plus inquiétant est le fait que sur 20 coefficients estimés, quatre seulement sont significatifs au seuil de 5 %. La plupart des autres ne sont pas significativement différents de zéro et n’exercent donc aucune influence, toutes choses étant égales par ailleurs, sur la variation des parts de New York. En un sens, c’est heureux, car 9 de ces coefficients présentent le mauvais signe – négatif. Les quatre coefficients significatifs ont tous le bon signe – positif. La relation est donc partiellement valide. Quand New York recule d’une année sur l’autre, on ne peut pas rejeter l’hypothèse que le renchérissement des prix qui y sont pratiqués par rapport à l’un des ports rivaux est une des causes de cette perte de parts de marché. Pour le blé, le port qui compte est Baltimore, pour le maïs et la farine, Philadelphie. Boston, tout comme La Nouvelle-Orléans et Galveston, ne présente aucun coefficient significatif.

21Les résultats des régressions sont suffisamment éloquents pour qu’il ne soit pas nécessaire de multiplier les exemples de détail. Entre 1885/6 et 1886/7, le prix du baril de farine exporté de Baltimore augmente de 4,86 dollars à 4,94, alors qu’à New York il diminue de 4,53 à 4,17 dollars. Le rapport des prix Baltimore/New York passe donc de 107,25 % à 118,4 %, soit une hausse de 10,4 %. Or, au lieu de s’améliorer, la part de New York tombe de 50,7 % à 42,2 %, soit une baisse de 16,7 %. Il est vrai qu’au même moment, si le rapport des prix à Boston croît, lui aussi, de 117,8 % à 121,8 %, il chute à Philadelphie de 111,9 % à 102,9 % et dans les ports du Golfe de 113,4 % à 109,8 %. A l’inverse, en 1892/3, la part de New York dans les exportations de farine s’améliore de 38,3 % à 43,3 %, soit une hausse de 12,6 %. On serait tenté de constater une conformité au modèle, puisque les prix relatifs de chaque port par rapport à New York augmentent respectivement de 7,1 % à Baltimore, de 7,8 % à Boston, de 9,7 % à Philadelphie et de 5,8 % à La Nouvelle-Orléans. Dans ces deux exemples, seuls Philadelphie et les ports du Golfe produisent un effet qui répond à l’attente, si on estime valide le modèle utilisé. Le comportement de Boston et de Baltimore ne semble jouer aucun rôle. Dans le cas du blé, au contraire, c’est Baltimore qui exerce une influence prédominante sur les parts de marché que détient New York. De fait, dans les polémiques du temps, les New-Yorkais s’inquiètent rarement de la concurrence de Boston ; ils considèrent Baltimore et Philadelphie comme leurs rivaux les plus dangereux – ce que confirment partiellement les estimations. On peut penser que par sa proximité Philadelphie est une réelle menace ; une faible différence de prix pourrait dans ce cas détourner les expéditions de New York. L’argument perd de sa valeur à propos de Baltimore qui est plus éloigné.
22Peut-être une part de la variation s’explique-t-elle par l’état des récoltes dans les principaux Etats producteurs, la zone de blé d’hiver du Kansas étant davantage située dans l’aire naturelle de Baltimore, celle de blé de printemps du Minnesota et des deux Dakotas dans l’arrière-pays de New York. De même, pour le maïs, la partie du Corn Belt qui borde le fleuve Ohio graviterait davantage dans l’orbite de Baltimore, celle qui s’étend le long des Grands Lacs rechercherait un débouché extérieur par New York. Les parts de marché dépendraient donc, si on retient cette explication, plutôt des quantités physiques récoltées à tel ou tel endroit que de mécanismes proprement économiques mettant en jeu des prix relatifs. Les variations des positions seraient principalement imputables à des circonstances atmosphériques éminemment aléatoires. Le Commercial and. Financial Chronic le retient cette thèse quand il juge important le rôle joué par les rendements agricoles et par l’état de la demande étrangère. Ainsi, selon lui, en 1885 et en 1887, les livraisons de céréales ont été abondantes, les parts de Philadelphie et de Baltimore se sont améliorées ; au contraire, en 1886 et en 1888, les envois de l’Ouest ont été relativement faibles et les deux ports ont vu leurs positions reculer. Pour vérifier cette assertion, régressons la variation des parts de New York dans les exportations de blé, de maïs ou de farine sur la variation de la production américaine de chacune de ces céréales (AQ.). Dans l’équation on s’attend à ce que le coefficient 3 soit négatif – ce qui est vérifié (cf. tableau 7).

23Quand la production de blé augmente de 1 %, la part de New York baisse d’environ 0,3 % ; dans le cas du maïs, la chute est d’environ 0,5 %. New York bénéficie d’un mimimum incompressible d’exportations, mais il doit abandonner une portion croissante de l’excédent à ses rivaux. Dans ces conditions, l’augmentation des achats étrangers de céréales aux Etats-Unis doit nécessairement affaiblir les positions new-yorkaises, quoique le courant y soit plus régulier qu’ailleurs. Néanmoins cela n’explique pas pourquoi les grands surplus de récolte ont plutôt tendance à passer par Baltimore, Philadelphie, Boston ou les ports du Golfe que par New York. Peut-être la responsabilité en incombe-t-elle aux infrastructures portuaires et aux politiques tarifaires des compagnies de chemin de fer qui seront étudiées ultérieurement11.
24Parmi les arguments les plus fréquemment employés pour expliquer le déclin new-yorkais, les insuffisances du canal Erié figurent en bonne place. Implicitement on admet que, si cette voie de transport avait pu écouler de plus grandes quantités de céréales, New York aurait mieux pu défendre ses positions, au moins pendant les mois d’été. Dr le canal joue un rôle de moins en moins important dans les livraisons de grains et de farine ; entre 1872/3 et 1899/1900, il effectue en moyenne 31 % de ces expéditions, avec un trend négatif de 1,35 point de pourcentage par an, tombant ainsi de 50 % au début de la période à 10 % à la fin du siècle (cf. graphique 22 a, p. 199). En fait, les pourcentages concernant l’ensemble des céréales sont les résultantes des parts pondérées de la voie d’eau dans les livraisons des divers produits qui les composent. Or ceux-ci sont loin d’évoluer d’une manière identique, surtout dans les années 1880 (cf. graphique 22 b, p. 199). Entre 1870 et 1900, le blé vient davantage, en moyenne, par voie d’eau à New York que le maïs et la tendance négative y est moins accentuée, sauf dans les quatre dernières années du siècle, où on assiste à un véritable effondrement du rôle du canal.
25En se fondant uniquement sur cette courte période, on serait tenté d’incriminer l’inefficacité du canal dans la déconfiture du port de New York aux exportations. Cette constatation ne suffit pas. Pour répondre à la question, il convient de tester un modèle où la variation de la part de New York aux exportations de blé et de de maïs est fonction de la variation de la part de la voie d’eau dans les livraisons. Si le canal Erié est responsable de la force -ou de la faiblesse- du port de l’Hudson, la relation doit être positive, puisqu’il s’agit d’un avantage spécifique à New York que ne partage aucun de ses concurrents de la côte Est. Quand la part du canal dans les livraisons augmente, New York qui bénéficie par ailleurs des expéditions effectuées par ses lignes ferroviaires, doit voir progresser ses positions aux exportations. Lorsqu’on fait ce raisonnement, on suppose que les compa gnies de chemin de fer new-yorkaises peuvent faire jeu égal avec leurs rivales qui desservent les autres ports et que la voie d’eau, selon qu’elle transporte plus ou moins de céréales, est la pièce maîtresse qui fixe la part du trafic international de New York. Malheureusement cette hypothèse n’est guère confirmée par les faits et par les estimations qui portent sur les années-récoltes 1873-1898, aussi bien pour l’année entière que pour les saisons d’hiver et d’été (cf. Tableau 8, p. 200) . Pour le blé, par exemple, tous les coefficients présentent le mauvais signe – négatif, et l’un d’entre eux, pour l’été, est significatif. Dr c’est cette saison qui est seule décisive pour le test. Pour le mais, le signe est positif, comme attendu, mais non significatif. Ces résultats, partiellement contradictoires, montrent que, sur l’ensemble des trois décennies, il est peu probable que le canal soit lourdement responsable des avatars de New York. Cela ne signifie pas que, pour certaines années particulières, on ne puisse pas lui imputer un effet néfaste, mais toute généralisation doit être avancée avec prudence.
GRAPHIQUES 22 graphique 22 (a) : proportion des livraisons de grains et de farine effectuée à New York par voie d’eau graphique 22 (b : proportion des livraisons de blé, de maïs et de farine effectuée à New York par voie d’eau



26Le recul des exportations de céréales à New York par rapport aux ports rivaux est parfaitement avéré par toutes les statistiques et les traitements qu’on peut leur appliquer. Il n’y a vraisemblablement pas d’explication simple de ce phénomène. Aucune des trois hypothèses envisagées précédemment ne présente un caractère irrécusable ou pleinement satisfaisant. La variation des prix relatifs fournit une explication partielle qui laisse une grande marge d’inconnu. Cela tient peut-être à la qualité des données recueillies avec moins de soin aux sorties qu’aux entrées, car aucun intérêt national ne se sent menacé. Plus vraisemblablement, cela relève de la nature même des statistiques qui enregistrent des transactions une fois qu’elles sont effectuées, alors que l’élément déterminant, ce sont les décisions prises par les exportateurs américains ou les acheteurs étrangers qui choisissent une des solutions qui leur sont offertes . Baltimore pourra être choisi au détriment de New York, malgré un prix relativement élevé pour l’année, si au même moment à New York on proposait un prix encore plus élevé. La transaction effectuée à Baltimore sera enregistrée dans les statistiques, faisant monter la moyenne de ce port, tandis que l’opération qui aura échoué à New York y fera baisser le prix moyen. Si cette situation se reproduit fréquemment, il est certain que les statistiques officielles ne permettent pas de tester convenablement le modèle proposé. Qu’en est-il dans la réalité ? L’honnêteté intellectuelle exige qu’on réponde qu’on n’en sait rien. La seconde hypothèse, selon laquelle la part de New York recule quand la production agricole américaine croît, semble solidement étayée, mais on ne sait pas pour autant pourquoi les surplus se dirigent de préférence vers les ports rivaux. Il est tentant de répondre par la troisième hypothèse concernant l’efficacité du canal Erié, mais elle ne présente pas un caractère de généralité suffisamment étayé. D’ailleurs, dès la fin des années 1860, le canal avait perdu le trafic de la farine ; celle-ci est livrée à New York presque uniquement par chemin de fer . Or, dans cette branche d’exportation, la Ville-Empire subit une détérioration de sa position, comme dans les sorties de céréales à l’état brut. Le canal n’est donc pas un facteur permanent d’affaiblissement, mais il se peut qu’aux moments critiques il n’ait pas réalisé les espérances que ses partisans plaçaient en lui12.
8.2 Les exportations de produits d’origine animale
27La majeure partie du maïs américain est exportée sous forme de bestiaux ou de viande. L’extension du Corn Belt et la conquête des Grandes Plaines de l’Ouest par l’élevage extensif font des Etats-Unis un fournisseur privilégié de l’Europe en protéines animales, à un moment où la hausse du niveau de vie transforme peu à peu la structure des dépenses de consommation alimentaire. Avec les céréales, cette branche devient un des points forts du commerce extérieur américain, grâce aux progrès de la navigation maritime et des techniques de conservation.
8.2.1 Les expéditions de bétail vif
28Jusqu’en 1875, les exportations de bovins n’étaient pas absolument inconnues à New York ; on enregistrait annuellement un flux d’un millier de têtes à destination de Cuba ou d’autres îles des Antilles, mais pour ainsi dire rien vers l’Europe. Nelson Morris, le conserveur de Chicago, affirme avoir expédié quelques bateaux à Glasgow et à Londres en 1868, mais l’affaire n’était pas rentable à cette date car elle n’eut pas de suite. Pas plus que la nouvelle tentative effectuée en 1873 et 1874 par Henry Bell, de la firme John Bell & Sons, de Glasgow. Mais bientôt, la situation change. A cause du boom de la construction navale, les capacités de transport sur l’Atlantique-Nord sont excédentaires. En 1876, William Colwell en profite pour expédier du bétail de Boston en Angleterre, suivi peu après à New York par les frères Samuel, puis par Timothy C. Eastman. La percée sur le marché britannique aurait été peut-être moins rapide sans un heureux concours de circonstances. L’Allemagne était alors avec le Danemark et l’Espagne le premier fournisseur du Royaume-Uni en bétail sur pied ; une épidémie de pleuropneumonie incite le gouvernement anglais à apporter de sévères restrictions aux entrées en provenance du continent européen. Temporairement, pense-t-on, mais ce temporaire sera définitif. Comme le niveau de vie progresse et que les Britanniques consomment de plus en plus de viande – un produit que les agriculteurs de l’archipel ne sont pas en mesure d’offrir en quantités suffisantes et à un prix pas trop élevé – les importateurs anglais se tournent vers les Etats-Unis qui seuls peuvent répondre immédiatement à la demande. Les statistiques douanières du Royaume-Uni enregistrent 380 bestiaux américains en 1876, 11 524 en 1877 et 68 903 l’année suivante, à partir de laquelle les Etats-Unis figurent toujours au premier rang jusqu’à la fin du siècle13.
29Ainsi naît un trafic considérable qui assure une grande activité dans le port de New York. Entre 1877/8 et 1899/1900, le taux de croissance moyen de 8 % par an est un des plus forts. Et pourtant, au début, certains experts ne croient pas à l’avenir de cette formule. Les frais de transport seraient trop lourds. D’autre part, dès 1879, la législation britannique impose un handicap apparemment sérieux : estimant, à tort ou à raison, que des bêtes atteintes de pleuropneumonie ont été débarquées, elle oblige à abattre tous les animaux importés au port d’entrée dans les dix jours qui suivent leur arrivée. Impossible de les envoyer brouter l’herbe des prairies anglaises pour acquérir une meilleure apparence apres les épreuves de la traversée ! En conséquence, les bestiaux américains valent moins cher sur le marché de Liverpool et de Londres, mais la protection sanitaire a peut-être du bon : les prix se maintiennent relativement élevés en Angleterre, assurant ainsi de confortables profits au commerce. Les mesures adoptées n’empêchent pas d’ailleurs les exportateurs américains de s’installer solidement en Grande-Bretagne, alors que le continent européen leur reste fermé. Après avoir stagné dans les années 1880, le trafic des bestiaux connaît son apogée dans la dernière décennie. De New York, plus de cent mille têtes partent alors annuellement à destination des ports du Royaume-Uni. On en compte 150 000 en 1891/2. A cette époque, les Britanniques ne s’approvisionnent plus sur le continent européen ; ils achètent les bovins qu’ils consomment uniquement aux Etats-Unis, au Canada, qui échappe entre 1879 et 1892 au règlement sanitaire dont sont victimes les éleveurs américains, et de plus en plus en Argentine14.
30Pour effectuer le transport, on utilise au début des navires réservés à l’aller aux émigrants. On imagine que ces bateaux n’étaient guère appréciés à cause de l’odeur persistante. Vers 1 880, la compagnie National., de Liverpool, spécialisée dans ce genre de trafic, se trouvait contrainte de préciser dans les annonces publicitaires concernant certains de ses navires : "ce steamer ne prend pas de bestiaux". De plus en plus on recourt à des navires adaptés à ce produit un peu spécial qu’il faut nourrir et abreuver durant la traversée. Les organisations protectrices des animaux, des deux côtés de l’Atlantique, protestent dès le début contre des conditions jugées cruelles, que les bêtes soient parquées sur le pont supérieur où elles sont soumises aux intempéries et risquent d’être jetées à la mer par tempête, ou dans l’entrepont où elles manquent d’air quand les écoutilles sont fermées. Il semble bien que les progrès enregistrés par la suite soient moins dus à l’action des âmes sensibles qu’à l’intérêt bien compris des exportateurs soucieux de présenter au port de débarquement des animaux en aussi bonne forme que possible15.
31Dans cette branche, New York ne jouit pas d’une supériorité écrasante. Son rival le plus dangereux, Boston, bénéficie d’une proximité plus grande par rapport au marché britannique. Pour sauvegarder les bonnes apparences du bétail, le nombre de jours passés en mer est capital. Les compagnies anglaises de navigation Warren et Leyland le comprennent bien, qui font du port du Massachusetts leur point d’attache sur la côte Est, mais New York ne manque pas d’avantages. Le New York Central Railroad construit un parc à bestiaux de plusieurs milliers de têtes situé le long de l’Hudson, à Manhattan, entre la 60ème et la 63ème rue et la 11ème avenue, desservi à la fois par le chemin de fer et par les steamers des compagnies britanniques, telles que la ligne Nationale. Aussi New York occupe-t-il le premier rang certaines années et d’une manière continue de 1887/8 à 1893/4. Cependant, à la fin du siècle, comme pour les céréales, on enregistre un recul au profit de Boston et de Baltimore. La part de New York tombe de 39 % en 1891/2 à 23,5 % en 1899/1900. La variation des positions new-yorkaises semble lié à celle du prix relatif d’une tête de bétail à Boston par rapport à New York, mais cette conclusion doit être accueillie avec prudence, car les animaux ne sont pas une marchandise aussi homogène que le blé ou le maïs et, d’autre part, la relation avec Baltimore présente un signe négatif16.
8.2.2 Les exportations de viandes et de produits laitiers
32Si les exportations de bétail sur pied se sont bien maintenues jusqu’à la fin du XIXème siècle, où elles connaissent leur apogée, il est certain que leurs perspectives d’avenir étaient limitées, car la réfrigération fait des progrès décisifs à partir de 1875. Les perfectionnements successifs qu’apportent des entrepreneurs tels que Gustavus Swift permettent d’approvisionner en viande fraîche des consommateurs très éloignés des lieux d’abattage. En outre, les techniques de mise en conserve et de salaison qui assurent la prépondérance de Chicago favorisent l’industrialisation de la branche et la baisse des prix nominaux, en dépit d’une concentration précoce des firmes17.
8.2.2.1 Des marchés en forte expansion
33A New York, entre les années fiscales 1860 et 1900, les quantités exportées de produits d’origine animale croissent en moyenne de 4,8 % par an, soit un taux comparable à celui du maïs, mais supérieur d’un point à celui du blé. Les sorties de grains et de viandes présentent un étonnant parallélisme (cf. graphique 20, p. 185). On y note les mêmes inflexions : essor rapide pendant la guerre de Sécession, suivi d’une chute qui se prolonge jusqu’en 1869/70 ; vigoureuse reprise, temporairement interrompue en 1874/6, qui culmine lors des trois années fiscales 1878/81 ; par rapport à ce sommet, le reste de la décennie des années 1880 enregistre un recul modéré, avec des exportations stables, jusqu’au retour de l’expansion en 1889/90. Toutefois, à la différence de ce qu’on observe dans le commerce des céréales, la dernière décennie n’est pas sujette à de violentes fluctuations et le mouvement ascendant tend à se poursuivre, sans retrouver pour autant les chiffres exceptionnels de 1880.
34Sous le concept générique de produits d’origine animale se regroupent en fait plusieurs branches qui connaissent des destinées différentes. Trois d’entre elles bénéficient, sur l’ensemble de la période, d’une forte croissance de leurs exportations à New York : le bacon et les jambons, le saindoux, la viande de boeuf ; il faut leur ajouter l’oléomargarine qui n’apparaît dans les statistiques qu’à partir de 1877/8. Le porc salé ne fait pas l’objet d’une demande aussi active de la part de l’étranger. Quant aux produits laitiers, beurre et fromage, et au suif, ils ne présentent aucune tendance significative. Chacune de ces marchandises a sa propre histoire.
35Quoique les achats de boeuf américain croissent plus vite que ceux de porc, ce sont ces derniers qui représentent la plus grosse part des cargaisons. En 1879/80 par exemple, à New York, les exportations de boeuf s’élèvent à environ 40 000 tonnes, tandis que celles de bacon et de jambons atteignent 230 000 tonnes et celles de saindoux 120 000 tonnes. A la fin du siècle, les envois de boeuf, avoisinant 100 000 tonnes, sont encore distancés par les ventes des deux autres produits dont on expédie respectivement 140 000 et 150 000 tonnes. A titre de comparaison, les autres articles présentent des maxima sensiblement inférieurs : le porc salé 25000 tonnes (1880/1, 1898/9), le suif 34 000 tonnes (1879/80), le fromage 60 000 tonnes (1880/1), le beurre 14 500 tonnes (1878/9) et l’oléomargarine 44 000 tonnes (1893/4). A eux deux, le bacon et le saindoux constituent la moitié des expéditions à l’étranger, de New York comme du reste des Etats-Unis18.
8.2.2.2 Les causes des fluctuations
36Les fluctuations des exportations dépendent d’abord des prix réels (cf. graphiques 7a et 7b, p. 66). Quantités et prix varient en sens contraire. Quand les prix réels à l’exportation baissent, les achats étrangers augmentent, toutes choses égales par ailleurs. On trouve cette relation inverse aussi bien dans l’expansion des expéditions au début des années 1870 que lors du sommet de 1880. Qu’au contraire les prix grimpent, par suite de l’état des récoltes et des cycles complexes qui en résultent conformément au théorème de la "toile d’araignée", les exportations baissent. Comme sur la longue période, entre 1860 et 1900, les prix réels de la grande majorité des produits d’origine animale ont tendance à augmenter, ce mouvement freine le progrès des exportations, mais il est compensé par un effet de revenu en sens inverse, l’amélioration du niveau de vie, particulièrement en Grande-Bretagne, incitant les classes populaires à consommer de plus en plus de viande19.
37Cependant les variations des exportations ne sauraient s’expliquer uniquement par l’effet du prix et du revenu. S’y ajoutent les problèmes de qualité. Des jugements défavorables portés sur les marchandises américaines restreignent la demande étrangère. Or, trop souvent, certains négociants n’hésitent pas à vendre des articles d’une qualité douteuse – .une tactique qui jette le discrédit sur l’ensemble des marchandises du même type. Comme le gouvernement fédéral, hostile à un contrôle administratif sérieux, tarde à garantir la loyauté des transactions, il n’est pas étonnant que les Etats-Unis ne puissent pas garder certaines parts de marché. Le beurre en est un exemple. Les producteurs américains avaient réussi à conquérir plus du quart du marché d’importation britannique en 1862 et, dans la seconde moitié des années 1870, ils semblaient en mesure de prendre solidement pied face à leurs concurrents du continent européen : France, Pays-Bas et, de plus en plus, Danemark. Il suffit qu’ils pratiquent des mélanges avec de l’oléomargarine, produit moins coûteux et abondant, pour détruire en quelques années leur réputation. La même histoire se répète avec le fromage. A partir de la guerre de Sécession, les Etats-Unis se partagent les importations britanniques, à peu près à égalité avec la Hollande ; vers 1880, ils conquièrent les deux tiers du marché. Malheureusement, les succès commerciaux incitant à négliger la qualité, les positions acquises ne peuvent être maintenues face à la concurrence canadienne qui domine les importations anglaises de fromage à la fin du siècle, ne laissant qu’un quart aux Etats-Unis20.
38Encore les produits laitiers ne mettent-ils en jeu que des intérêts privés. Avec la viande de porc, ce sont les gouvernements qui entrent en lice. Le prétexte en est la trichine qui infesterait les chairs des porcins américains et mettrait en danger la santé des populations du continent européen. En fait, c’est une aubaine pour les partisans du retour au protectionnisme inquiets de la montée des exportations américaines. Parti des pays méditerranéens, le mouvement devient sérieux quand il touche deux gros clients des Etats-Unis ; l’Allemagne (décret du 25 juin 1880 et loi du 6 mars 1883) et la France (décret Tirard, 18 février 1881), qui prohibent pratiquement l’entrée de produits porcins d’outre-Atlantique. Après de longues et. tortueuses discussions, le gouvernement de Washington réussit à briser le boycott européen en usant de la carotte et du bâton. La carotte, c’est l’adoption de lois instituant aux Etats-Unis un contrôle sanitaire des animaux destinés à l’exportation (30 août 1890 et 3 mars 1891). Le bâton, c’est l’article du tarif McKinley qui menace de représailles tout pays qui userait de mesures discriminatoires contre les marchandises américaines. L’Allemagne, qui craint d’être exclue du marché du sucre, très prometteur pour son agriculture, met un terme à la prohibition du porc américain en septembre 1891. Les mois suivants, les autres pays européens suivent son exemple, y compris la France, qui en profite pour élever considérablement les droits de douane. Les Français ne pourront pas redevenir de gros acheteurs , mais au moins l’honneur du porc américain est-il sauf !21. Cet épisode du boycott qui s’étend sur plus d’une dizaine d’années a incontestablement gêné l’essor des exportations des produits d’origine animale, quoique le saindoux n’ait pas été visé dans l’affaire. Cependant il n’entraîne pas d’effondrement de la demande étrangère car le Royaume-Uni, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse et les pays Scandinaves ne cèdent pas à la tentation protectionniste, sans pour autant souffrir de la trichinose . Ainsi s’explique que les exportations à New York chutent dans les années 1880, mais restent à un palier relativement élevé. Le plus grand acheteur de viande du monde, le Royaume-Uni, reste ouvert ; il importe la plus grosse part de son saindoux, de son boeuf, de ses jambons et de son bacon des Etats-Unis, malgré une concurrence accrue du Danemark dans cette derniere branche.
8.2.2.3 L’effritement des positions New-Yorkaises
39Si New York ne profite pas davantage du retour de la clientèle allemande dans la dernière décennie, c’est à cause de l’affaiblissement de ses positions face à ses rivaux du Nord-est, Baltimore et surtout Boston (cf. graphiques 8a et 8b, p. 67). Le reflux est alors comparable à celui qu’on enregistre dans le secteur des céréales . Les positions conquises pendant la guerre avaient été consolidées jusqu’en 1870. C’est alors que débute le déclin, d’abord assez rapide, puis freiné à la fin de la décennie, avant de reprendre régulièrement après 1880. Il s’agit donc d’un effritement progressif, sans que New York soit capable de rétablir la situation. On passe ainsi sans brusques à-coups d’une domination écrasante avec 87 % des exportations de la branche en 1869/70 à une légère supériorité contestée, avec 45 %, à la fin du siècle. Certes, chaque produit présente un profil différent des autres dans le détail ; il n’existe pas de synchronisme parfait dans la décadence relative : à titre d’exemple, la viande de boeuf salé et le bacon vers 1875, ou la viande de porc et les autres articles dans la première moitié des années 1890. Mais, quel que soit le produit, à la fin du siècle, New York recule rapidement face à ses concurrents, Baltimore pour le boeuf salé et en conserve, le suif, le saindoux, Boston pour les jambons, le bacon, le porc salé, le boeuf frais, ainsi que le saindoux et le suif aussi. Philadelphie joue un rôle relativement secondaire. Pour les produits laitiers, les exportations accrues vers le Canada expliquent le déclin de New York par rapport aux villes-frontières.
40Il serait tentant d’expliquer ces reculs en affirmant que New York est un port cher. On devrait donc trouver une liaison positive entre la variation de sa part des exportations et la variation du prix relatif d’un produit quelconque dans un port rival par rapport à la Ville-Empire. Malheureusement les estimations économétriques ne confirment pas cette hypothèse (cf. tableau 9 , p. 209). Sur 28 coefficients estimés à partir de données mensuelles ou annuelles, 13 présentent un signe négatif, 5 seulement sont significatifs, dont deux avec le signe positif attendu. Il est donc peu probable que ce soit dans les différences de prix déclarés à l’exportation que se trouve la solution au déclin new-yorkais dans les expéditions de produits d’origine animale. On s’explique assez bien que Boston l’emporte dans certains secteurs, comme les exportations de boeuf frais, à cause de sa proximité plus grande de l’Europe, sans qu’il faille donner trop de poids à cet avantage. De toute façon, l’argument ne vaut pas pour Baltimore dont on souligne généralement le handicap lié à sa situation éloignée de l’Océan, au fond de la baie Chesapeake. A la fin du siècle, ces deux ports bénéficient de bonnes liaisons maritimes, Boston avec le Royaume-Uni, Baltimore avec l’Allemagne. Peut-être, les compagnies de navigation étrangères qui contrôlent le transport de ces marchandises à destination de l’Europe, concentrent-elles sur New York leurs navires rapides qui assurent les déplacements des passagers, tandis que les cargos plus spécialisés et plus lents sont affectés aux ports rivaux.
41Enfin il ne faut pas négliger le fait qu’à la différence du commerce des grains, celui des produits d’origine animale dépend de quelques firmes installées la plupart à Chicago. Les étrangers qui veulent acheter de la viande américaine sont obligés de s’adresser à un petit nombre d’entreprises oligopolistiques, telles qu’Armour, Swift, Nelson Morris, Libby, McNeill & Libby ou Cudahy. La collusion établie entre ces puissants groupes de conserveurs est bien connue. Il se peut qu’ils choisissent telle route plutôt que telle autre pour leurs exportations en fonction des tarifs particuliers qui leur sont offerts, sans que ces concessions apparaissent dans les prix déclarés au port d’embarquement. Il est certain qu’après 1880 les membres du New York Produce Excahange jouent un rôle de plus en plus limité dans les expéditions de bacon, de boeuf ou de saindoux. Le centre directeur est situé à Chicago et non sur les rives de l’Hudson. Les New-Yorkais en ont d’ailleurs bien conscience, car dans les périodes de crise, ils ne se plaignent pour ainsi dire jamais de la perte d’une partie du marché des produits d’origine animale, alors qu’ils font grand cas du recul de leur ville dans les exportations de céréales. Or, même si New York conserve des positions plus solides dans la première branche que dans la seconde, l’affaiblissement n’en est pas moins sérieux. Certes, il porte sur des tonnages inférieurs, mais ce type de trafic nécessite l’emploi d’une main d’oeuvre proportionnellement plus nombreuse que dans le cas du transport en vrac des grains. Pourquoi alors deux poids, deux mesures ? Pourquoi ce qui est jugé anormal dans le cas du blé ou du mais n’est-il pas considéré comme néfaste quand il s’agit du bacon, du saindoux ou de la viande de boeuf ? Le traitement statistique n’apporte pas de réponse claire à cette question22.

42Les céréales et leurs dérivés représentent la catégorie de marchandises qui domine le trafic du port de New York dans le dernier tiers du XIXème siècle. C’est sur ce terrain que se joue la suprématie entre les ports du Nord-est et ceux du Golfe. Par son volume, ce commerce attire les navires, prêts à venir sur lest pour repartir chargés de lourdes cargaisons vendues par l’Amérique. Pour les céréales comme pour les produits d’origine animale, les années situées autour de 1880 représentent un sommet lié à une succession de récoltes médiocres en Europe et aux profonds déséquilibres qui en résultent dans l’offre et la demande mondiales. Par la suite, les exportations américaines se poursuivent à un rythme ralenti, mais c’est alors que New York, qui avait déjà subi une alerte sérieuse vers le milieu des années 1870, abandonne progressivement du terrain face à des rivaux agressifs. Le chevauchement des aires d’approvisionnement met un terme aux rentes de situation . La chute semble prendre un tour dramatique dans les dernières années du siècle, quelle que soit la branche étudiée . De ce déclin new-yorkais on peut proposer des explications taillées sur mesure, mais elles n’offrent pas le caractère de généralité souhaité. Le modèle qui fait dépendre la variation de la part de New York de la variation du prix relatif des produits à l’exportation, fournit des réponses moyennement satisfaisantes pour les céréales et totalement inadéquates pour la plupart des produits d’origine animale. Cependant le destin du port ne se joue pas uniquement sur les céréales et leurs dérivés. La diversité de l’économie américaine offre d’autres avenues à la prospérité.
Notes de bas de page
1 Le marché du blé est étudié dans Jean Heffer, "Le marché du blé américain, 1860-1900", Histoire, Economie et Société, 2/1986 (à paraître). Pour une version plus complète, voir Thèse, p. 286-324, avec les tableaux correspondants.
Pour les importations dans le Royaume-Uni et en France, voir Thèse, p. 846, 898-901 ; Morton Rothstein, "America in the International Rivalry for the British Wheat Market, 1860-1914", Mississippi valley Historical Review, XLVII, 3, December 1 960, p. 402 ; Thorstein Veblen, "The Price of Wheat since 1867", The ]ournal of Political Economy, vol. 1, December 1892, p. 81.
2 Franz-Xavier von Neumann-Spallart, Uebersichtender . Weltwirtschaft, Jahrgang 1883-84, Stuttgart, Julius Maier, p. 96.
3 Thèse, p. 304 : l’élasticité est comprise entre -7 et – 12. Pour une critique des estimations de Jeffrey G. Williamson, Ibid., p. 302-304, et Jean Heffer, "Le marché du blé américain", op. cité.
4 Les données statistiques qui étayent ce chapitre viennent de C & N et des rapports annuels du New York Produce Exchange (NyPE).
5 New York DaiLy Commercial Bulletin and Auction Record, 15 janvier 1880 ; NYPE, 1880, p. 351 ; 1882, p. 496 ; Thèse, p. 926.
6 House Executive Documents, 45th Gong., 3rd Sess., vol. 15, Pt 2, Doc. 32, Pt 3, Treasury Department, Report on the Internal Commence of the United States, Appendx, 1879, p. 33, 76-77 (inCo).
7 AMRE. CC, Ch, 25 juillet 1888, p. 392, 394, 395. Sur le commerce direct d’exportation entre Chicago et l’Europe, on trouve de nombreux développements dans les rapports annuels du Board of Trade of Chicago.
8 Thèse, p. 1106.
9 Pour les trends des parts de New York, voir Thèse, p. 1106-1107.
10 1CR, vol. VII, 1898, p. 675.
11 CTC, 25 février, 1er septembre 1888 ; 7 septembre 1889 15 février, 9 août, 27 septembre 1890.
12 NYPE ; SA, 1890, p. 285, 1902, p. 382 ; rapport de la New York Commerce Commission, 1900, p. 1032-1068 ; CFC, 24 décembre 1887, 28 janvier 1888. En moyenne, entre 1870 et 1900, 51,7 % du blé vient de New York par voie d’eau, avec un trend de -1,30 point de pourcentage par an ; pour le maïs, la moyenne est de 42,7 %, avec un trend de -1,76 point.
13 InCo, 1884-85, p. 266, 291, 292 ; Rudolf A. Clemen, The American Livestock. and Meat Industry, New York, The Ronald Press, 1923, p. 271 ; Wm David Zimmerman, "Live Cattle Export Trade between United States and Great Britain, 1868-1885", Agricultural History, vol. 36, 2, January 1962, p. 46-52.
14 Wm. D. Zimmerman, op. cité, p. 52 ; Simon M. Evans, "Canadian Beef for Victorian Britain", Agricultural History, vol. 53, 4, October 1979, p. 748-762 ; SCL, 17 juillet 1880.
15 R.A. Clemen, op. cité, p. 271 -73.
16 Pour les exportations de bétail vif, entre 1877/8 et 1899/1900, on obtient l’estimation suivante :
Pour les symboles, voir tableau 6, p. 195. Ici, i=C= bétail vif.
17 Daniel Boorstin, Hitoire des Aménicain, tome 3, Paris, A. Colin, 1981, p. 329-334 ; R.A. Clemen, op. cité, p. 220-251.
18 Thèse, p. 1109-1110.
19 Richard Perren, the Meat Trade. in Britain, 1840-1914, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1978, ch. 7 et 9 ; Forrest Capie et Richard Perren, "The British Market for Meat, 1850-1914", Agricultural History, vol. 54, N° 4, October 1980, p. 515 ; John P. Huttman, "British Meat Imports in the Free Trade Era", Agricultural History, vol. 52, N° 2, April 1978, p. 247-262.
20 SCL, 12 mai, 18 septembre 1880 ; Thèse, p. 1111.
21 AMRE, Affaires diverses commerciales, A 13A1, A13B1 et B2, A13D 1 à 3, A13E5 ; SCL, 19 mars, 6 avril 1881 ; Charles S. Campbell, The Transformation of American Foreign Relations, 1865-1900, New York, Harper & Row, 1976, p. 102-105 (et les références aux articles de Louis L. Snyder, John L. Gignilliat et Bingham Duncan).
22 Robert Aduddell et Louis Gain, "Location and Collusion in the Meat Packing Industry", dans L.P. Gain et Paul J. Uselding, Business Enterprise and Economic Change, Essays in Honor of Harold F. Williamson, The Kent State University Press, 1973, p. 85-117 ; Mary Yeager, Compétition and Regutation : The Development of Oligopoly in the Meat Packing Industry, Greenwich, JAI Press, 296 p.
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