Les conséquences de la révolution de 1905 sur le socialisme français : l’exemple de Paul Lafargue
p. 429-436
Texte intégral
1Lafargue, né en 1842, est un des socialistes français les plus respectés au début du XXe siècle. Avec Guesde, il est le fondateur du Parti ouvrier français. Époux de Laure Marx, il est un des seuls socialistes français à avoir bien connu Marx et Engels. Son prestige international est grand.
2En 1904-1905, l’unité entre les divers courants socialistes français est en train de naître. Lafargue devient un des porte-parole des guesdistes dans la nouvelle SFIO. Il est par ailleurs leur éditorialiste dans L’Humanité quotidienne. Son attitude face à la révolution russe fut-elle originale1 ?
3Le courant guesdiste a toujours porté une attention particulière à la Russie. Nous pouvons saisir et mesurer cet intérêt à travers son hebdomadaire Le Socialiste2.
4De 1885, année du premier numéro, à 1905, la Russie y est présente environ une fois sur quatre. A partir de 1902, le plus souvent dans la rubrique « Mouvement international », la fréquence est plus grande : plus d’un numéro sur deux. Si jusqu’en 1902, les informations sur d’autres pays étrangers sont plus nombreuses, à partir de 1902, la Russie est autant représentée que l’Allemagne. Toutefois, mouvement social et luttes ouvrières ne sont pas les principales rubriques, qui portent surtout sur la vie politique intérieure, l’alliance franco-russe et la politique extérieure russe. Une double perspective apparaît : dénonciation du tsarisme et de l’alliance franco-russe, annonce d’une crise violente préparée par les aléas de la politique extérieure.
5Bien que souvent l’anonymat soit la règle du journal, certaines grandes signatures apparaissent et parmi les militants, Lafargue arrive en tête. Sur les douze éditoriaux consacrés à la Russie, il en signe quatre. Son attention pour les questions extérieures est grande ; il est un des spécialistes de la Russie, même si souvent ses interventions se font à partir d’analyses de questions de politique française : dénonciation de l’alliance franco-russe le plus souvent.
6Très tôt en effet, Lafargue, dans un autre journal, Le Petit Sou, avait conclu le 8 avril 1901, que les troubles, les émeutes et les grèves en Russie étaient « les signes avant-coureurs » de la révolution économique. Aussi ne se prive-t-il pas, le 26 mars 1905, de republier cet article. Par ailleurs, Lafargue a été au cœur de la solidarité avec les émigrés russes. Il participa en 1904 à de nombreuses réunions à Paris pour protester contre les menaces d’expulsion3.
7 Le Socialiste ouvre en outre ses colonnes aux Russes eux-mêmes. Tous les courants y coexistent : les sociaux-démocrates, les populistes, les socialistes-révolutionnaires. Tout se passe comme si le mouvement socialiste russe était accueilli dans son ensemble, sans choix pré-établi. Mais, la réalité du mouvement socialiste russe n’est qu’esquissée, comme en témoigne l’absence d’allusions au deuxième congrès du POSDR en 1903 ou à Lénine. Il s’agit en effet pour le journal de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures des autres partis socialistes. Plus tard, quand le compte rendu du troisième congrès du POSDR (fraction bolchévik) est publié dans Le Socialiste en juin 1905, la fraction menchévik proteste. Aussi, les socialistes français ne sont-ils pas réellement informés par leur presse de la situation du socialisme russe.
8Des renseignements généraux, qui confinent parfois au cliché, sont fournis pour permettre la compréhension de la situation économique russe, de l’intérêt de la concentration du prolétariat, de la nature du régime, etc.
9Dans l’unité socialiste qui se réalise en France en 1905, les guesdistes apportent leur internationalisme et leur analyse de la Russie qualifiée par Guesde d’« épine dorsale de la réaction européenne ». Leur journal hebdomadaire, Le Socialiste, devient alors l’organe central du parti. Mais indiquons immédiatement son influence limitée : quatre mille exemplaires dont mille huit cents vendus par abonnement.
10Les autres journaux socialistes ont aussi véhiculé une certaine connaissance de la Russie. En ce sens, nous pouvons indiquer que les socialistes français, de nuances diverses, ont depuis une dizaine d’années connu certains aspects de la réalité russe, ne serait-ce que par le contact direct avec leurs camarades russes. Aussi quand Jaurès, le lundi 23 janvier 1905, intitule son éditorial de L’Humanité sur le « Dimanche rouge », « La mort du tsarisme », sa réaction rapide symbolise-telle fort bien cette connaissance acérée, cette sensibilisation ancienne pour une réalité pourtant lointaine.
11G. Candar a étudié l’attitude de la presse socialiste pendant ces événements de 19054. Pour les socialistes français, la Russie est l’archétype de la réaction européenne. Dès le début de la guerre russo-japonaise, ils ont souhaité la défaite russe, prélude à la chute rapide du tsarisme. Ils en attendent tous beaucoup mais ne s’accordent pas sur la tactique. Faut-il souhaiter la paix comme le pense Jaurès ou faut-il espérer la défaite comme le pensent les guesdistes et leurs alliés du Parti socialiste de France ?
12Dans une certaine mesure, l’unité socialiste qui se prépare est consolidée par la réaction commune après le « Dimanche rouge ». Le meeting qui regroupe tous les socialistes et d’autres représentants du mouvement ouvrier salle Tivoli Vaux Hall, le 30 janvier 1905 permet l’adoption d’un « Manifeste au prolétariat ». Il conclut au lien nécessaire entre la cause des révolutionnaires russes et les aspirations des prolétaires français.
13 Le Socialiste et les militants de formation guesdiste jouent un rôle essentiel dans cette lutte. Si l’information transite surtout par L’Humanité, les analyses de fond sont plus fréquentes dans l’hebdomadaire. Ce qui ne signifie pas naturellement qu’il se prive d’informer. Mais il se préoccupe surtout des luttes populaires et décèle les mouvements dans la paysannerie et dans l’armée. Dix éditoriaux sur les cinquante-deux de janvier 1905 à janvier 1906 sont consacrés à la Russie ; vingt-deux articles s’y ajoutent dont trois de Lafargue.
14Très tôt, Lafargue donne le ton. Le 12 mars 1905, il analyse les conditions de cette révolution et le rôle essentiel qu’y joue le prolétariat (voir annexe).
15La presse socialiste – et plus largement les divers courants de la SFIO, nouvellement formée – ont axé leurs actions vers la solidarité, les souscriptions et les rassemblements divers. Des explications sont apportées pour aider à caractériser le mouvement et souvent cette question est traitée en référence avec l’actualité des débats internes au mouvement. Un bilan fut tiré au congrès de Limoges en novembre 1906. Par la suite, l’hostilité au tsarisme et à l’alliance franco-russe ne désarmera pas.
16La solidarité fut au centre de l’action des socialistes français et ce mouvement entraîna diverses personnalités de la gauche française ; Lafargue y joua un rôle non négligeable.
17Le congrès national de Chalon à la fin octobre 1905 fut même l’occasion pour lui de jouer un rôle symbolique de protagoniste.
18Le rapport du Conseil national publié dans Le Socialiste du 28 octobre 1905 se terminait par l’évocation de la situation en Russie :
« Avant même que l’unification socialiste fût un fait accompli, toutes les anciennes organisations s’étaient trouvées rapprochées et presque fondues déjà dans l’affirmation de leur solidarité avec les révolutionnaires de Russie. Un manifeste commun, qui avait été voté par la réunion internationale du Tivoli, a été affiché, au nom de ces organisations, dans toutes les villes où des meetings avaient été préparés en commun. Depuis, le Parti n’a perdu aucune occasion d’inviter les prolétaires de France à prêter leur appui moral et matériel à ces travailleurs de Russie engagés dans une lutte à mort contre l’absolutisme et dans une révolution que la paix russo-japonaise, loin de l’arrêter, a fait entrer dans des voies plus rapides et qui ne se terminera que par la chute du principal obstacle à l’élan révolutionnaire dans tous les pays civilisés : le tsarisme ».
19Ce texte de compromis marque bien la place de la Russie dans la volonté commune d’unification des courants socialistes français. Autour d’elle, la solidarité commune, l’action engagée unifient. Aussi, dès le dimanche 29 octobre, le bureau du congrès comprend-il un représentant du POSDR. Avant même la vérification des mandats, Lafargue propose un ordre du jour de salut fraternel aux révolutionnaires russes. La courte discussion qui suivit montre bien que l’effet fut un peu inattendu. Jaurès, Renaudel et Delory, porte-parole des guesdistes, interviennent. Finalement, le texte proposé par Lafargue est adopté. Il insiste sur les liens entre l’émancipation russe et la révolution sociale en Europe et met l’accent sur le rôle spécifique du prolétariat russe.
20La discussion, courte, met en lumière certaines divergences qui s’étaient exprimées çà et là. Les guesdistes ont toujours estimé que les révolutionnaires russes ne devraient pas reconnaître les dettes de leur gouvernement ; il s’ensuivrait un effondrement financier des pays prêteurs, facteur important de contagion révolutionnaire. Or tous les socialistes russes n’étaient pas à l’unisson sur cette question. Et en France, ces différences d’appréciation avaient des échos dans les rangs socialistes. Lafargue – est-ce naïveté ou est-ce manœuvre de sa part ? – a glissé cette question des dettes dans le texte qu’il a lu. Voilà longtemps qu’il ne cessait de tabler sur cette banqueroute génératrice de révolution. Finalement, pour ne pas retarder l’adoption spectaculaire de cette motion de solidarité se terminant toutefois par l’appel : « Vive la révolution internationale ! », il retire « les mots relatifs à la banqueroute »5.
21Ainsi, une image s’impose : Lafargue est bien le militant socialiste qui incarne la solidarité avec les socialistes russes de toutes tendances. Il est au premier plan des actions en cours. Cette figure de proue est aussi en train de tirer des enseignements des événements de la lointaine Russie.
22Si les guesdistes semblent bien tenir en main les « affaires » russes, les interprétations qu’ils en donnent – et ici la lecture du Socialiste le confirme – et les enseignements qu’ils en tirent n’ébranlent pas leurs principes doctrinaux. Une tâche essentielle s’impose pour eux : il faut que le prolétariat prenne conscience de ses intérêts de classe avant de songer à son émancipation. Aussi refusent-ils toute action directe. Dans leurs discours demeure un grand messianisme révolutionnaire allié à un constant internationalisme verbal. Mais en fait le verbe est en décalage constant avec la conception fondamentale qui triomphe : seules comptent la lutte électorale et l’éducation préalable du prolétariat. Guesde, au congrès de Limoges en novembre 1907, résumera parfaitement cette conception :
23« Actuellement, toute l’action révolutionnaire est dans notre propagande et notre recrutement6 ».
24Les guesdistes regardent de plus en plus les événements à partir du prisme déformant de leur pratique parlementaire et réformiste. Lafargue naturellement n’échappe pas à cette tendance, à ce glissement. Par exemple, très vite, il se félicite de la création de la Douma. Toutefois, il est un des rares socialistes de formation guesdiste à faire une lecture différente du processus de passage révolutionnaire qui se déroule en Russie.
25 Dans la réflexion des socialistes sur la tactique et sur les voies de la révolution, une des questions clefs de la période, une des interrogations essentielles porte sur la grève générale7. Préconisée par les syndicalistes, les anarchistes et les amis d’Allemane, elle est repoussée par les guesdistes et les autres courants socialistes. La grève générale d’octobre en Russie ouvre un débat dans le mouvement. Nous en connaissons l’ampleur par l’apport théorique de Rosa Luxembourg dans sa brochure Grève de masses, parti et syndicats. La question est aussi en discussion en France tant dans les milieux syndicalistes qu’à l’intérieur du Parti socialiste. La « synthèse jaurésienne » esquissée en 1908 au congrès socialiste de Toulouse l’intègre. Les guesdistes expriment toujours leur hostilité à toute pratique de type insurrectionnel.
26Toutefois, Lafargue a des positions différentes de ses amis. A l’écoute des divers courants du mouvement ouvrier, à l’écoute des révolutionnaires russes, il procède à quelques avancées théoriques. Plus tard, son éditorial paru dans L’Humanité, le 3 avril 1909, sous le titre « La force qui s’ignore », aboutissement d’une réflexion, analyse la grève politique de masse.
27Cette audace théorique n’eut pas de conséquences dans l’immédiat et, en octobre 1905, dans Le Socialiste, les différentes analyses de la grève générale russe reprennent les vieilles thèses guesdistes : la grève ne suffit pas à assurer la victoire de la révolution, conclut-on toujours.
28Mais, fait significatif, rarement Lafargue écrit sur la question – et sur la Russie – par la suite. Ses divergences apparaissent implicitement lors du congrès de Limoges en novembre 1906 dans la discussion sur les rapports entre l’organisation corporative et l’organisation politique de la classe ouvrière. Lafargue, contrairement à toute attente, ne s’inscrit pas dans les débats. Sa tendance a-t-elle refusé de lui donner un temps de parole8 ou n’a-t-il pas proposé d’intervention ? Il se contente d’interruptions, prend ses distances à l’égard de l’argumentation des guesdistes et se montre parfois favorable à la grève générale à la différence de ses amis. Lafont souligne cette divergence dans son intervention :
« Le mouvement ouvrier est une chose nouvelle. La grève générale est son arme. Lafargue est pour. Le Nord [fédération qui incarne l’orthodoxie guesdiste] est contre. Lafargue a donc des vues un peu plus modernes9 ».
29Par la suite, la présence de nombreux émigrés russes à Paris a joué un rôle dans les réflexions de Lafargue. Il s’éloigne ainsi de plus en plus des analyses guesdistes. Mais ceci est une autre question. Des discussions approfondies se sont déroulées dans sa maison de Draveil comme les rapportent des témoins aussi divers que Kroupskaïa ou son petit-neveu, Robert-Jean Longuet10. Nul doute aussi que Lafargue ait profité pleinement des contacts assidus qu’il avait avec son neveu, Robert-Jean Longuet, chroniqueur des affaires « russes » dans L’Humanité sans que l’on puisse dire naturellement lequel influença l’autre. Enfin, animateur de la solidarité par la suite, il intervenait régulièrement dans les meetings commémoratifs, comme en 190811.
30Les événements russes ont bien occupé une place de choix dans l’évolution politique de Lafargue. Mais paradoxalement, il y fit peu d’allusions par la suite, dans ses interventions, dans ses articles. Son analyse était-elle restée superficielle ou était-elle combattue par ses amis ? Une manière d’autocensure fut-elle alors pratiquée, consciemment ou inconsciemment ? Toutefois est-ce un hasard si à ses obsèques en 1911 trois militants russes prirent la parole sur les six étrangers ?
Annexe
ANNEXE « LA RÉVOLUTION EN RUSSIE » éditorial de Paul Lafargue, Le Socialiste, 12 mars 1905
La Révolution de 1789 prit par surprise l’insouciante aristocratie ; elle était un orage dans un ciel sans nuages ; la journée du 22 janvier étonna tout autant la bourgeoisie des deux mondes, qui s’était habituée à croire que jamais la Russie ne se débarrasserait de sa barbare autocratie. Sa foi dans l’éternelle durée du tsarisme était si aveugle, qu’elle le laissait puiser des milliards dans sa bourse : la preuve la plus sérieuse qu’elle puisse donner de sa croyance dans le crédit d’un régime.
La Russie, disait-elle, est une nation de paysans ignorants et superstitieux, et l’histoire apprend que si des paysans peuvent faire des jacqueries, saccager et incendier, ils sont incapables de renverser un pouvoir constitué et surtout de prendre en mains les rênes d’un gouvernement national. Elle n’a pas de classe bourgeoise qui puisse diriger une révolution ; les quelques bourgeois qu’elle possède sont taillés sur le patron du moyen-âge, aussi désorganisés et abrutis que les moujiks, dont ils n’ont pas le courage furieux. Le prolétariat, la classe révolutionnaire des sociétés modernes, n’existe pas. Le tsar est et restera le maître.
Les bourgeois qui parlaient ainsi ne tenaient pas compte d’un fait que probablement ils ignoraient, ou dont à coup sûr ils ne savaient pas apprécier l’importance : depuis plus d’un quart de siècle, la grande industrie, encouragée par le gouvernement et soudoyée par l’or européen, s’était établie en Russie ; et elle ne peut prendre racine et grandir sans créer une bourgeoisie libérale et un prolétariat révolutionnaire.
Cependant ce prolétariat, avant même d’atteindre sa majorité, avait donné de remarquables signes de vie et de force : depuis 1895 de grandes grèves avaient éclaté à Saint-Pétersbourg et dans les villes industrielles de l’empire ; elles avaient démontré que le régime d’oppression policière, qui étranglait la nation, pouvait les faire échouer, mais non les empêcher de se produire et qu’il ne répondait plus aux nouvelles conditions de la lutte de classes, entre ouvriers et capitalistes. Jusque-là, quand des troubles éclataient, les cosaques dispersaient la foule à coups de fouets plombés et les policiers faisaient des razzias ; les personnes prises étaient expédiées sans jugement en Sibérie ou dans leurs communes. La police voulut continuer à appliquer son système, mais les patrons, qui l’avaient appelée pour mater les grévistes, furent les premiers à protester contre leur déportation ; ils en avaient trop besoin pour faire marcher les machines.
Le gouvernement, comprenant que sa méthode de répression était démodée, se mit à copier les Occidentaux et à organiser des syndicats jaunes qui, aussitôt constitués, se métamorphosèrent en syndicats rouges.
Le prolétariat russe, que les grèves préparaient à la révolution, a fait le 22 janvier 1905 son apparition sur la scène politique, comme le firent, il y a un demi-siècle, les prolétariats d’Angleterre et de France ; et dès sa première manifestation, il a prouvé qu’il était à la hauteur de la mission historique du Prolétariat, qui ne peut s’affranchir qu’en affranchissant la société. Il a, dans sa mémorable adresse au tsar, réclamé non seulement des réformes économiques pour alléger ses misères, mais encore des réformes politiques pour libérer la nation.
Le tsar, s’imaginant qu’on supprimait le mouvement ouvrier comme on étouffait les révoltes paysannes, a ensanglanté Saint-Pétersbourg. Le massacre, qui était savamment préparé pour terroriser les bourgeois libéraux et pour rassurer les prêteurs européens sur la solidité de sa puissance autocratique, n’a réussi qu’à dissiper l’illusion populaire ; il a fait tomber le masque du Petit père et a exposé aux yeux de tous la couarde et féroce face de l’ennemi du peuple.
Les ouvriers ont arboré les premiers le drapeau de la révolution ; mais derrière eux d’autres classes timorées et intrigantes détraquent les rouages de la machine tsariste. La noblesse ne veut plus de la Bureaucratie autocratique, qui fait marcher le tsar comme un pantin, et qui depuis plus de trente ans l’écarte systématiquement de la haute direction gouvernementale : si l’on excepte le prince Sviatopolk-Mirski, le prince Tolstoï, Goremykin et Sipiaguine, tous les directeurs de la police et de l’administration, Witte, Wychnegradski, Bogoliepoff, Plehve, etc., sont de petite extraction. Depuis que Witte a établi l’étalon d’or, la Banque de la noblesse, où ils puisaient librement, est fermée aux nobles appauvris, que la Bureaucratie soumet à la coupe de la police, comme de simples moujiks. Les cadets de famille jouèrent un rôle important en France pour lancer la Révolution ; les nobles russes font cause commune avec la bourgeoisie, qui ne peut supporter le régime autocratique et qui aspire à la domination sociale.
Mais la Bureaucratie autocratique a un ennemi, qu’elle redoute encore plus que les ouvriers et les bourgeois et nobles libéraux, c’est l’armée de Kouropatkine : elle voudrait la voir anéantie, jusqu’au dernier soldat. Les blessés qu’on a dû rapatrier ont rapporté le mécontentement qui l’animait. On dit que dans une réunion à Moukden, des officiers ont bu au jour où, dans les rues de Saint-Pétersbourg, ils se battront pour la liberté contre les cosaques et les troupes que le tsar a tenu loin des champs de bataille pour égorger le peuple. Plutôt que de faire revenir l’armée de Mandchourie, on enverrait pendant des années de nouvelles recrues ; mais la caisse est vide.
Depuis cinq mois le tsar veut contracter en France un emprunt de 800 millions : il devait être émis en novembre ; quand arriva l’exploit de Hull, on le remit en janvier ; mais le massacre, sur lequel il comptait pour encourager les porteurs, a coupé le crédit. Cependant il faut de l’argent. Sur ses pressantes demandes, des délégués des banques parisiennes et allemandes sont partis pour Saint-Pétersbourg à la fin de février ; mais ils étaient décidés à déclarer qu’il leur était impossible de lever des fonds si on ne concluait un armistice pour débattre les conditions de la paix. Les financiers qui ont soutenu le tsarisme avec les milliards qu’ils lui ont procurés, lui demandent de signer son arrêt de mort, car lorsque l’armée de Mandchourie rentrera en Russie, alors commencera la débâcle.
Notes de fin
1 Sur les guesdistes jusqu’en 1905, cf. la thèse de Cl. Willard, Le Mouvement socialiste en France (1893-1905). Les Guesdistes, Paris, Éditions sociales, 1965, 770 p. Pour la S.F.I. O, , cf. M. Rebérioux in : Histoire générale du socialisme, t. II, Paris, P.U.F., 1974, p. 133 et suivantes. Sur le guesdisme après 1905, cf. aussi J. Girault, Le Guesdisme dans l’unité socialiste (1905-1914), D.E.S. sous la direction de M.E. Labrousse, Paris, 1964 repris dans la préface à la réédition de L’Égalité et Le Socialiste, Paris, Éditions Hier et Demain, 1974. Enfin sur Paul Lafargue, cf. Textes choisis (introduction et notes par J. Girault), Paris, Éditions sociales, Collection « Les classiques du Peuple », 1970, 260 p. (jusqu’en 1891) et la notice du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (sous la direction de J. Maitron), Paris, Éditions ouvrières, t. XIII, 1975.
2 Dans le cadre du Centre de recherches d’histoire des mouvements sociaux et du syndicalisme de l’université de Paris I, Thierry Besnard effectue des recherches sur Le Socialiste, mémoire de maîtrise sous la direction d’A. Prost et de J. Girault. Les lignes qui suivent lui doivent beaucoup. Nous tenons à le remercier.
3 Archives de la Préfecture de Paris, Ba II/ 35.
4 Cf. G. Candar, La presse socialiste parisienne et la révolution russe de 1905 ; mémoire de maîtrise sous la direction de J. Droz et J. Maitron, Université de Paris I, 1975, 173 p.
5 Compte rendu du congrès paru dans Le Socialiste, le 4 novembre 1905.
6 Compte rendu analytique..., p. 247.
7 Sur cette question, cf. R. Brécy, La grève générale en France, Paris, E.D.I., 1969, 102 p.
8 En effet, chaque tendance de la S.F.I.O. avait un temps égal de parole qu’elle répartissait entre différents orateurs.
9 Compte rendu analytique..., p. 108.
10 Kroupskaïa, Ma vie avec Lénine, Paris, 1933, p. 140 et R.-J. Longuet, Karl Marx, mon arrière grand-père, Paris, Stock, 1977, p. 242.
11 L’historienne soviétique H. Makarenkova a publié sur cette question un article en 1975 dans la revue Voprosy istorii. Elle a bien voulu m’en faire parvenir une traduction. Qu’elle en soit vivement remerciée.
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