1905 en Asie centrale
p. 303-313
Texte intégral
1Le thème de la révolution de 1905 et des groupes nationaux de l’Empire russe a déjà été largement abordé hier. Pourtant, en parlant des régions périphériques d’Asie centrale, il me semble que j’aborde un monde de nature totalement différent et la manière dont s’y est déroulée la révolution témoigne qu’entre le Royaume de Pologne et la société polonaise et l’Asie centrale il n’y a rigoureusement rien de commun. La question que l’on peut même se poser, pour commencer, c’est de savoir s’il y a eu une révolution en Asie centrale en 1905, et poser cette question est tout à fait légitime quand on lit les documents des commissions d’enquête qui se sont succédé après 1905 en Asie centrale, notamment les documents de la plus importante d’entre elles, la commission Pahlen qui a énormément travaillé sur la situation dans cette région et qui y a été envoyée précisément parce que la perplexité du gouvernement de Pétersbourg avait été accrue par l’évolution des événements en 1905.
2En fait, on peut dire que les conclusions qu’en ont tirées, à la fois le Gouvernement général du Turkestan et les experts envoyés pour enquêter ont été totalement contradictoires. D’un côté, et ce fut la déclaration de certains gouverneurs-généraux et de certains enquêteurs, l’administration russe a conclu qu’il n’y avait pas eu de révolution ou qu’en fait la révolution n’avait été qu’un petit épiphénomène et n’avait pas atteint véritablement l’Asie centrale. D’un autre côté, et c’est une conclusion totalement contradictoire, l’administration locale aboutit, en 1908, à la constatation que la révolution de 1905 a entraîné un tel bouleversement que l’Asie centrale se trouve, en 1908, en état de quasi-guerre. Ce constat a fait, d’ailleurs, que lors de la réforme de la loi électorale pour la troisième Douma, le Turkestan a été complètement privé de représentation.
3Il y a donc deux appréciations opposées qui ne sont fausses, je crois, ni l’une ni l’autre et que je vais essayer d’expliquer.
4Je dis d’emblée que ce qui caractérise l’Asie centrale à cette époque, c’est qu’elle a connu une véritable révolution coloniale qui préfigure la révolution de 1917, les formes que prendra la révolution de 1917, où les événements se répèteront de manière tout à fait précise.
5Je précise d’abord le centre géographique de cette communication : c’est le Gouvernement général du Turkestan et plus précisément la région transcaspienne, rattachée en 1897 au Gouvernement général du Turkestan. En effet, en ce qui concerne la situation révolutionnaire, on peut dire que l’évolution de la région transcaspienne s’est faite sous l’influence de la Transcaucasie et surtout de la situation à Bakou. Il y a eu là un pôle d’attraction, alors que la situation dans le Turkestan proprement dit a été véritablement repliée sur elle-même.
6Il me semble donc que pour comprendre ces deux appréciations contradictoires et pour savoir s’il y a eu ou non une révolution en Asie centrale il faut en premier lieu regarder ce qu’était cette Asie centrale au moment où va se déclencher la révolution. On peut peut-être la décrire en reprenant les termes de la conclusion d’un ouvrage célèbre écrit en Union soviétique en 1921 : « le Turkestan était-ce une colonie », de Goludzov, qui résume parfaitement les rapports nationaux et sociaux à l’intérieur de cette région.
7La première caractéristique c’est cette situation véritablement coloniale aux confins de l’Empire, où l’on a juxtaposition de deux populations qui feront des révolutions juxtaposées : une population russe et une population indigène qui, à la veille de la révolution de 1905, ne se mêlent pas et ne se rencontrent pas. J’insiste un peu sur ces traits car ils expliquent très largement la suite des événements.
8La population de l’Asie centrale, à cette époque, est caractérisée par le poids prééminent de la population indigène : 5.500.000 Turkestanais (on peut admettre qu’ils sont tout de même Turkestanais) et 320.000 Russes, dont les lieux de contact sont les villes et les campagnes où sont installés les colons russes.
9La population russe a considérablement évolué au début du siècle. Elle était faite jusqu’alors de colons installés sur des terres qu’on leur avait données. A la veille de 1905, vont s’y ajouter des colons d’un nouveau type, des colons volontaires. Ceux-ci viennent contre tous les règlements : ils sont chassés de Russie, surtout au cours de l’année 1905, par la mauvaise récolte de cette année-là et ils sont à la recherche de terres qu’on ne leur donne pas. Ces nouveaux colons sont au nombre de 50.000, c’est-à-dire le sixième de la population russe existant jusqu’alors, ce qui est considérable. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils ne sont pas intégrés, ils ne sont pas dotés de terres et ils constituent une population mouvante entre villes et campagnes qui est un élément de désordre et d’amertume et dont le rôle sera, pendant la révolution, très important.
10Nous avons donc des colons russes et une population ouvrière qui est extrêmement différenciée. Celle-ci était, en 1905, de 32.000 personnes, 32.000 « prolétaires » divisés en trois catégories :
prolétaires-ouvriers des petites entreprises locales, essentiellement de transformation du coton et de la soie, qui représentent 15.000 personnes ;
15.000 cheminots, population centrale de ce prolétariat ;
2.000 ouvriers des entreprises minières. Si l’on trouve des indigènes dans la population des petites entreprises, en petit nombre d’ailleurs (20 % de cette population, c’est-à-dire environ 3.000 personnes), il s’agit d’ouvriers saisonniers qui, dans l’ensemble, travaillent sur leurs terres et se rendent dans les entreprises à des moments de pointe. Mais on peut dire que l’ensemble de la population ouvrière est une population russe et que les indigènes qui sont parmi eux sont mal fixés à la ville et beaucoup plus solidaires avec la population indigène qui reste à la campagne. Encore, ces petites entreprises sont-elles éventuellement des lieux de rencontre entre les deux populations. Il en va tout à fait différemment de ce qui est vraiment le cœur du prolé
11tariat d’Asie centrale, c’est-à-dire des cheminots et de cette population qui vit autour des voies ferrées, où il n’y a plus que des Russes. Les indigènes sont absents de ces lieux où se situeront les grands centres révolutionnaires. On peut donc dire, et c’est très important, que cette population ouvrière des petites entreprises, comme des voies ferrées, concentrée dans quelques centres, Tachkent, Samarkand, etc. est à dominante russe, culturellement russe et complètement fermée au milieu indigène environnant.
12A cette population russe, s’ajoute une autre population, qu’il faut regarder avec attention et qui est la population militaire. Elle comprend une population militaire traditionnelle et des bataillons de protection des centres ferroviaires. Ces bataillons ont une situation particulière dans la mesure où il s’agit de troupes qui vivent près des centres ferroviaires et non pas dans des casernes, qui sont plus proches de la population ouvrière que du milieu militaire russe en général. Ils ont également pour particularité d’accueillir largement une population estudiantine russe, les fameux étudiants russes qui, depuis 1901, depuis les troubles dans les universités, sont en général expédiés à la périphérie et viennent rejoindre tout ce milieu de cheminots et de militaires relativement agité, dont les rangs vont grossir à la veille de 1905. Mais encore une fois, il s’agit là d’un milieu essentiellement russe et d’un milieu très concentré.
13S’y ajoutent enfin des exilés politiques qu’il ne faut pas confondre avec ces jeunes étudiants déçus par les échecs du mouvement étudiant dans les grandes villes russes : des exilés dont le nombre aussi va grossir au début du siècle. Leur nombre passe de 50 en 1903 à 300 en 1905, chiffres qui paraissent négligeables quand on les compare aux gros bataillons des mouvements révolutionnaires dans la Russie, mais qui, dans le vide politique de l’Asie centrale, représentent un élément important dont la signification ne va cesser de croître. Ces exilés politiques, qui sont Russes, vont venir donner à cette masse russe qui est rassemblée dans quelques centres, une certaine unité politique bien que divisée selon des tendances diverses. Ils sont, malgré tout, les premiers embryons d’une éducation politique, sinon d’une organisation politique et de la propagation d’une certaine culture politique dans ce milieu ouvrier qu’ils vont essayer de rassembler dans des cercles culturels politiques. Le premier d’entre eux sera le cercle Pouchkine ; le nom dit bien la volonté de dissimuler sous des dehors éducatifs quelque chose qui dépasse l’éducation politique et qui est une tentative d’organisation. Ce sont des écoles qui fonctionnent sous forme d’écoles du dimanche ou du soir et qui essaieront de rassembler, d’organiser un peu les idées qui circulent en Russie, c’est-à-dire de propager jusqu’à ces confins quelque chose de l’agitation qui caractérise la Russie. On peut donc dire que ces étudiants, ces exilés constituent le ferment non pas d’une vie politique en Asie centrale, à la veille de 1905, mais d’un certain regroupement d’une classe ouvrière qui est trop loin des centres russes pour être encore très mobilisée.
14En face de cette population russe, que sont, comment vivent, comment réfléchissent et réagissent les cinq millions d’indigènes ? Ce qui est caractéristique, à la veille de 1905, c’est l’absence totale d’organisation politique et, ce qui est plus important, d’organisation nationale. Alors que le monde musulman de Russie se trouve avant 1905 – au début du siècle – agité par des courants novateurs dont la réflexion centrale est de savoir comment redonner une certaine vie politique à la société islamique, comment expliquer son retard et sa domination et qui posent en termes politiques et parfois sociaux le problème des rapports entre Russes et musulmans, ces mouvements n’ont pas encore pénétré en Asie centrale jusqu’en 1905 ; ou plutôt si, ils y ont pénétré mais sous forme étrangère et c’est là un phénomène important. Les porteurs d’un début d’idée nationale islamique sont les Tatars, qui sont étrangers au milieu centro-asiatique. Je crois que cette pénétration des idées panislamiques, voire panturques, par l’intermédiaire des Tatars, fait que le mouvement national centrasiatique est, en 1905, encore inexistant et que la révolution en Asie centrale, lorsqu’elle commencera, ne sera pas encore marquée par des thèmes nationaux.
15Ce qui montre l’absence des élites turkestanaises véritablement représentatives dans le mouvement musulman, c’est que les congrès musulmans, qui, à partir de 1904, vont se réunir sous l’impulsion du Tatar Kalidjanin ne comporteront pas de délégation turkestanaise. La seule fois où il y aura un Turkestanais, un homme représentant l’Asie centrale, dans un de ces congrès, c’est au troisième, à Nijni-Novgorod en 1906, et ce sera un Tatar.
16Il y a donc un retard culturel, politique, national de l’Asie centrale qui est tout à fait évident. Néanmoins, cette population d’Asie centrale, étrangère au fond au mouvement des idées politiques de la Russie mais aussi au mouvement des idées politiques des musulmans, a une caractéristique, c’est l’emprise qu’exerce sur elle le clergé musulman d’Asie centrale, très conservateur, très hostile aux infidèles et que l’on ne peut pas appeler national ; on peut dire qu’il est religieusement conservateur. Ce clergé est à l’origine de l’insurrection d’Andijan en 1898 – dont le souvenir domine dans la conscience nationale indigène à la veille de 1905 – c’est-à-dire d’une révolte religieuse prenant la forme d’une opposition religieuse à la Russie mais où manque encore toute organisation nationale de type plus moderne et toute inspiration, tout rattachement aux idées qui agitent ailleurs les peuples de l’Islam russe.
17Je voudrais résumer ce contexte, brossé rapidement, en disant qu’il y avait véritablement, à la veille de 1905, juxtaposition de deux populations qui se rencontraient d’autant moins qu’il n’y avait pas entre elles ce pont fragile, que l’on trouve chez les Tatars, et qui est fait d’élites parlant le russe et considérant que l’acquisition de la langue russe est aussi un moyen de s’implanter. La coupure est d’autant plus grande que l’on n’a pas de système éducatif, jusqu’en 1905, qui puisse constituer un pont. En écoutant hier Céline Gervais, j’étais justement frappée par la différence entre le Royaume de Pologne où précisément la langue russe était une exigence fondamentale, et cette Asie centrale où la langue russe ne se propage pas dans la population, tout simplement parce que l’enseignement de la région est un enseignement religieux, qui échappe complètement au contrôle de l’Empire et qui, par conséquent, ne peut pas être un instrument de propagation de la langue russe. Et je voudrais ajouter très rapidement que la doctrine impériale en Asie centrale a été, jusqu’en 1905, extraordinairement floue. Quand on essaie de savoir comment Saint-Pétersbourg a vu la transformation de l’Asie centrale, la colonisation de l’Asie centrale, on s’aperçoit qu’il y a eu autant de politiques que d’hommes qui ont exprimé cette politique, sur place ou au centre, et, qu’en définitive, on n’a jamais élaboré la moindre idée sur l’éducation, sur la transformation de la société locale. On peut résumer l’attitude de Saint-Pétersbourg à l’égard de l’Asie centrale par le terme de non-ingérence, d’ignorance de ce qui se passe. D’ailleurs le terme « ignorirovanie » est un des termes caractéristiques de la politique suivie dans cette région. Même si la révolte d’Andijan a tout de même précipité la prise de conscience du fait qu’il fallait s’intéresser à l’Asie centrale, le retard de cette région et l’influence de l’Islam y sont tels que Saint-Pétersbourg laisse les gouverneurs locaux faire la politique de leur choix. Cette politique est discontinue parce que les gouverneurs changent et par conséquent elle ne se traduit pas par un certain rapprochement entre les populations qui peuplent cette région.
18Ceci explique que la révolution de 1905, conformément à ce que disent les commissions d’enquête et les historiens, ait été, en Asie centrale, un phénomène très limité et cependant très violent. En fait, il y a eu non pas une révolution mais deux révolutions : une révolution violente et limitée dans les villes et dans le milieu russe, et un mouvement révolutionnaire diffus, compliqué et tardif dans les campagnes parmi les populations non russes.
19En ce qui concerne le mouvement révolutionnaire des villes, c’est un mouvement qui a une géographie extrêmement simple : c’est celle des grands nœuds ferroviaires, donc de ces centres où sont concentrées à la fois les entreprises et surtout la population des cheminots qui est l’élément actif de cette révolution. Ces centres vont attirer, à partir de l’hiver 1905, cette population de colons volontaires, arrivés tardivement en Asie centrale, qui ne s’y sont pas implantés, qui n’ont pas de terres et qui peuvent inscrire dans la révolution qui éclate toutes leurs frustrations ; frustration à l’égard de l’administration russe, mais aussi à l’égard des indigènes, qui refusent de lâcher leurs terres et qui n’y sont plus contraints. On peut dire que ces colons mécontents vont constituer la masse de manœuvre de la révolution et lui donner un caractère tout à fait particulier sur lequel je reviendrai dans un instant.
20Si l’on regarde le cours des événements, on peut dire qu’il est modeste comparé à ce que l’on a entendu ici. Il y a eu quelques moments chauds dans les villes et ce sont : le 1er mai et l’été 1905 (qui correspondent aux grandes vagues de la révolution partout en Russie), octobre et novembre 1905, surtout aux alentours du 15 novembre où il y a une grande grève générale en Asie centrale. C’est le seul grand moment de cette révolution, avec des mutineries militaires, très vite écrasées d’ailleurs, mais qui tout de même marquent un changement complet dans le paysage politique.
21Il y a même à Tachkent un comité révolutionnaire qui s’improvise Gouvernement provisoire, destiné à la fois à dénoncer la manière dont le pouvoir central compose avec les indigènes et destiné à marquer la prééminence des Russes sur les indigènes.
22Cette géographie très particulière de la révolution fait que ce mouvement n’a été vraiment qu’un sursaut dont les traits sociologiques sont clairs : sursaut des cheminots, avec ces troupes qui les encadrent, quelques sursauts dans les entreprises – très limités d’ailleurs, de brève durée, excepté la grève générale – qui s’éteignent très vite parce que les propriétaires des entreprises signent rapidement des accords, isolés, particuliers avec leurs ouvriers sur des points précis. Les revendications sont limitées en général et portent sur la longueur de la journée de travail, sur des points absolument ponctuels.
23C’est donc un mouvement qui reste ponctuel et qui est accompagné par un mouvement écolier, analogue d’ailleurs à beaucoup d’égards à celui que Céline Gervais a décrit mais qui n’est analogue que dans les formes. Ce mouvement, qui jette les écoliers hors des écoles et qui les dresse contre la société responsable des adultes, a cependant une particularité, et c’est en cela qu’il est différent, c’est que les indigènes n’y sont pas mêlés, qu’il ne s’agit nullement d’un mouvement de protestation venu du cœur de la société locale mais qu’il s’agit d’écoliers russes, solidaires des thèmes révolutionnaires, mais qui ne sont en aucun cas porteurs de thèmes nationaux. Il y a une indifférence totale à l’égard des thèmes nationaux et un isolement total de la population russe, qui donne son caractère très limité à ce mouvement révolutionnaire.
24Si l’on essaie de résumer ces faits qui sont, je le reconnais, ténus, qui constituent une petite révolution, on peut dire que les grands traits c’est d’une part – et cela explique le jugement porté par les autorités de Saint-Pétersbourg – qu’il n’y a pas eu de révolution indigène ; cela a été une révolution des Russes et les indigènes en sont absents. Et il suffit de regarder les documents ou les livres d’histoire pour voir qu’on trouve péniblement quelques indigènes pour montrer qu’ils ont tout de même existé. On en trouve dans les entreprises, mais il s’agit de personnes isolées. Nous avons là une révolution purement russe, et purement localisée dans quelques centres, avec cet environnement, cette espèce de masse mouvante de colons volontaires qui circulent d’un centre révolutionnaire à l’autre dans la mesure où les événements les attirent.
25Le deuxième trait, c’est l’absence totale dans ces événements de revendications touchant la condition des indigènes d’Asie centrale. Il n’est à aucun moment question (il y a bien eu quelque chose de ce genre mais qui ne concerne pas les événements révolutionnaires) de revendications égalitaires ou culturelles, ou tout simplement du thème du devenir et de la condition de la population indigène. Il s’agit soit de revendications sociales, portant sur les conditions de travail, soit de revendications politiques touchant à l’avenir de la Russie, soit encore de revendications de colons (« nous voulons des terres, des terres qui sont aux indigènes ») mais, en aucun cas, ni des revendications d’égalité, ni des problèmes de culture. Le mouvement d’Asie centrale suit la révolution russe, est accroché à la révolution russe, mais avec cette connotation d’hostilité aux indigènes qui en est un élément particulier et original. Cette connotation d’hostilité aux indigènes on la retrouve évidemment chez les colons volontaires qui se battent et qui l’expriment dans leurs slogans. Leurs motions expriment une double hostilité : hostilité au pouvoir en place et hostilité à l’ensemble de la paysannerie indigène. Donc c’est un mouvement anti-autoritaire et un mouvement de « petits blancs » contre les Turkestanais (que l’on retrouve en 1917 d’ailleurs) ; double caractère qui lui donne sa non-insertion dans le paysage politique de l’Asie centrale.
26Cette révolution limitée a donné raison aux autorités russes qui diront ensuite que la révolution n’a pas été un phénomène important en Asie centrale, qu’elle a été totalement marginale. En même temps, il y a l’autre aspect du tableau qui n’émerge que plus tard, à partir de 1906 et qui est, non pas la révolution dans la campagne d’Asie centrale, mais, si l’on peut dire, les effets de la révolution russe sur l’évolution de la campagne d’Asie centrale. Il n’y a pas de mouvement qui soulève la paysannerie indigène, il y a manifestation d’un éveil de la paysannerie indigène, d’un éveil lent d’ailleurs, limité et qui se traduit par le développement de mouvements marginaux à la campagne qui, bien que marginaux, ont une très grande signification. Et l’importance que lui a attaché la commission Pahlen témoigne du fait que cela a considérablement préoccupé le pouvoir, au moins celui du Gouvernement général et que la signification de ce mouvement ne lui a pas échappé.
27De quoi s’agit-il ? Il y a en Asie centrale – il y a toujours eu – une tradition non pas de jacquerie mais de brigandage à la campagne, qui traditionnellement s’attaque aux possédants, aux propriétaires fonciers. Le nombre de ces brigands, qui étaient légion, augmente depuis le début de la colonisation russe. La situation change en 1906, où ce brigandage inorganisé, spontané et totalement anarchique, se transforme en un mouvement beaucoup plus cohérent, lié à la paysannerie locale, se greffant sur elle, sur son sentiment de dépossession et tirant argument des motions, des proclamations et du climat d’hostilité aux indigènes qui a caractérisé l’activité des colons volontaires et en général l’attitude des colons russes à l’égard des indigènes en 1905.
28Ce qui est frappant, c’est qu’entre 1906 et 1917 on va voir croître de façon systématique des opérations de brigandage beaucoup plus organisées et qui ont plusieurs caractéristiques : d’abord leur élargissement à toute la région du Turkestan, leur concentration cette fois non plus sur les possédants (les possédants locaux sont complètement exemptés), mais sur l’administration russe ou sur les colons russes. Ce mouvement qui, jusqu’alors, était totalement indifférencié devient très clairement ou se justifie par une activité anti-russe. Ces bandes qui agissaient auparavant dans le désordre, viennent se porter au secours des paysans menacés d’expulsion, interviennent au moment de la perception des impôts, attaquent les administrations et figureront à partir de 1906 dans une rubrique qui va grossir d’année en année, la rubrique des attaques contre l’ordre public qui seront systématiquement répertoriées. Et on voit que cette activité est (comme en témoigne l’attention que lui a porté la commission d’enquête Pahlen) ressentie par la population paysanne comme une activité de défense de ses intérêts et protégée comme telle par cette population. Jusqu’alors il n’y avait pas de lien entre ces brigands et la population locale, à partir de 1906 ce lien existe, les brigands trouvent refuge dans la population locale et apparaissent à ses yeux comme des héros « nationaux » (c’est vraiment le début d’une espèce de représentation de héros nationaux), comme les défenseurs du paysan turkestanais. Le désordre qu’ils provoquent est ressenti par la population comme son activité propre, comme la défense de sa situation propre. Et il est caractéristique (la commission Pahlen y a insisté) que dans toute cette période aucun possédant local n’ait été attaqué et soit désormais à l’abri de ces brigandages. Et on a le sentiment que le mouvement des Basmatchi qui va se développer après la révolution, géographiquement, dans ses formes d’activité et parfois même dans les personnes, va se greffer sur ce mouvement qui commence à partir de 1906 ; les autorités du Gouvernement général le considèrent d’ailleurs bien comme une manifestation de la révolution de 1905.
29C’est donc une extension de la révolution de 1905, qui modifie certainement le climat à la campagne et qui, pour la première fois, pose un problème d’opposition clairement exprimée, russe et non russe.
30Ainsi se pose clairement le problème de l’accaparement des terres par les Russes (tout ce qui était diffus jusqu’alors) et de la nécessité de défendre la population locale et d’organiser ses activités. Ce qui ne veut pas dire, et je crois qu’il faut être prudent, que la paysannerie s’enrôle sous ce type de bannière. Simplement, elle a pour la première fois le sentiment que ses rapports avec les Russes sont posés en termes clairs par des groupes existants.
31Dans ce tableau, il manque un élément qui partout tient une grande place ; il manque l’intelligentsia, parce qu’en 1905, l’intelligentsia turkestanaise, je l’ai dit tout à l’heure, est essentiellement dominée par un clergé conservateur et dominée aussi et représentée par les Tatars. On peut dire que l’intelligentsia turkestanaise proprement dite est presque inexistante. Il existe bien quelques riches marchands, installés dans les villes, à qui le Gouvernement général a donné un statut social particulier et qui sont les partisans d’une certaine évolution de la société turkestanaise, mais ils sont très isolés et ne représentent certainement pas ce qu’on pourrait véritablement appeler une intelligentsia nationale. La première manifestation de l’éveil d’une intelligentsia après 1905, ce pourrait être, en 1906, où l’on voit se réunir à Tachkent, un petit forum de notables de la région avec des revendications. Ces notables ne sont plus des Tatars : ce sont des Turkestanais, qui, pour la première fois, il faut le souligner, sont les porte-parole de leurs aspirations. Ils se réunissent autour du thème de l’égalité des droits entre Russes et indigènes et ils dressent un catalogue de leurs revendications. L’égalité des droits s’organise autour de quatre thèmes : la liberté religieuse absolue et la création d’une administration religieuse pour l’Asie centrale (et on peut dire que c’est un thème qui vise les Tatars aussi bien que l’administration russe), l’intangibilité de la propriété foncière, la fin de la colonisation et la restitution des terres.
32C’est un programme qui, d’ailleurs, ne mènera nulle part, qui est relativement confus, mais qui a pour importance de marquer les premiers pas d’une représentation, de l’émergence de ce qui deviendra plus tard, et très vite d’ailleurs, l’intelligentsia propre du Turkestan, une intelligentsia nationale qui veut se débarrasser de la tutelle d’un clergé conservateur.
33Tout cela représente donc une révolution extrêmement limitée et si on la retient c’est parce que les violences et la grève générale lui ont donné, à un certain moment, de l’importance. Mais par rapport à la population cela reste un phénomène marginal.
34Je crois que l’évolution est surtout postérieure, elle se situe entre 1906 et 1914, période qui va voir se développer un véritable mouvement national turkestanais. Cette évolution tient à la révolution de 1905 mais surtout à l’analyse qu’en a fait le pouvoir russe, aux conclusions qu’il en a tirées et aux politiques qu’elle lui a inspirées.
35Comme je l’ai dit, le pouvoir russe fait de la situation deux analyses contradictoires ; c’est à la fois « il n’y a pas eu de révolution » et « il s’est passé quelque chose, la révolution a déclenché quelque chose ». De ces deux analyses contradictoires, le Gouvernement impérial va tirer des conclusions contradictoires, donc des politiques contradictoires qui s’étageront dans le temps.
36La première conclusion qu’il en tire et qui part du fait que s’il y a eu une révolution, elle a été celle des Russes et non pas celle de la population indigène, c’est que puisque la population indigène est restée à l’écart de la révolution c’est qu’il y a là un élément de stabilité et qu’il faut le préserver. Pour le pouvoir impérial il paraît clair que dans la grande agitation de l’Empire, l’Asie centrale a été préservée dans sa population indigène par l’influence du clergé conservateur, par le poids de l’islam. On a donc conclu que si ce poids était tel qu’il pouvait marquer une distance à l’égard de la révolution, il fallait le préserver, il fallait maintenir l’autorité de ce clergé et essayer d’empêcher l’évolution de l’Asie centrale en dehors de lui. Et dans un premier temps, entre 1906 et 1910, la politique impériale va être entièrement dirigée vers cette alliance implicite avec le clergé conservateur à qui l’on remet pratiquement l’autorité sur la population d’Asie centrale. C’est-à-dire qu’au lieu de chercher à russifier l’Asie centrale rapidement, la politique des années 1906-1910 c’est au contraire : pas de russification, développer une petite élite dans des écoles mixtes et essentiellement laisser la population d’Asie centrale sous cette autorité morale et intellectuelle, qui garantit au fond que l’islam ne se développe pas en mouvement national organisé et surtout pas en mouvement révolutionnaire.
37Cette politique a inspiré une politique éducative très intéressante qui s’est fondée très largement sur la constatation que les mouvements d’écoliers, de lycéens et d’étudiants en Asie centrale, n’ont jamais réussi à attirer les étudiants et écoliers musulmans, que ceux-là sont restés à l’écart de toute l’agitation et n’ont pas bougé jusqu’en 1913 (c’est à ce moment-là qu’on les verra bouger). C’est toutes ces raisons qui font que l’on accorde une liberté d’éducation très grande à l’Asie centrale, dans un premier temps. Cette liberté d’éducation est accordée au clergé conservateur et en général la liberté culturelle est accordée aux éléments conservateurs. Or ce que les autorités russes oublient, c’est qu’il y a eu ces premiers pas, cette volonté d’une intelligentsia nationale de se dégager du conservatisme ; cette intelligentsia nationale naissante, encore très faible, qui a été formée dans les pas des Tatars mais qui veut s’en dégager pour parler au nom du Turkestan, qui va se sentir frustrée par l’alliance entre le pouvoir et un islam conservateur. De telle sorte que, frustrée, elle va se développer d’autant plus rapidement qu’elle essaiera d’agir immédiatement pour gagner de vitesse la croissance d’influence du clergé conservateur. Elle va développer aussi très vite un réseau scolaire tout à fait novateur et cette activité de l’intelligentsia moderniste, encore très faible, trouve un argument et des raisons de se développer précisément parce qu’elle agit, à la fois, contre les conservateurs dans ce combat entre conservateurs et modernistes et contre les Russes et que du même coup elle se pose en représentant de l’intérêt du Turkestan, de l’avenir national du Turkestan.
38Son développement est très rapide et les mêmes autorités russes qui, en 1906, disaient qu’il ne s’était rien passé au Turkestan, s’inquiètent, à partir de 1910, de l’évolution de la situation. Le gouverneur général Samsonov, en 1911, fait un rapport extrêmement alarmiste en disant : la situation a totalement changé et de l’absence de vie nationale active, nous sommes passés à une vie nationale réelle autour d’une intelligentsia moderniste qui est en train d’aller très vite.
39A ce moment-là on en arrive à une conclusion opposée, et on ne peut plus ignorer ce qui se passe en Asie centrale où il faut maintenant se faire respecter : en montrant la force de la Russie, et aussi essayer de promouvoir des élites russifiées dans le but de peser sur le système culturel pour gagner de vitesse l’intelligentsia novatrice.
40Alors, à partir de là, et à l’opposé des plans élaborés jusqu’alors, Samsonov va proposer à la fois un contrôle général sur tous les établissements d’éducation, culturels et religieux de l’ensemble du réseau qui forme cette culture socio-religieuse des sociétés musulmanes. Il propose aussi une russification rapide par l’introduction d’un système éducatif fondé sur la propagation du russe partout, y compris dans les établissements religieux. C’est donc la fin de cette non-ingérence dans le monde musulman qui a été l’élément le plus continu de la politique russe d’Asie centrale depuis 1867.
41Pour conclure, on peut dire qu’en Asie centrale, si la révolution de 1905 n’a pas permis à un mouvement national de se manifester, elle a été certainement l’élément qui a donné naissance à un mouvement national, à une prise de conscience nationale, prise de conscience dont les éléments révolutionnaires ont été très largement responsables, précisément parce que la révolution s’est faite dans l’hostilité à l’égard des musulmans, parce que les frustrations, de terre notamment, ont très largement animé la masse mouvante des colons russes. Tout cela a fait de la révolution, non pas un trait d’union entre les peuples ou entre des groupes sociaux d’origine différente, mais a été le catalyseur d’une prise de conscience et le déclencheur d’un mouvement national qui fait qu’en 1917 il y aura une révolution en Asie centrale, une révolution qui commencera avant même la révolution russe, avec le grand soulèvement des steppes, et qui sera une révolution anti-russe sur les bases mêmes de ce que l’on avait vu en 1905, c’est-à-dire de cette nécessité, de cette compréhension que les Russes sont attachés à une domination de l’Asie centrale et que « révolution » signifie émancipation à l’égard des Russes.
42Je crois, pour conclure, que le trait spécifique de la révolution de 1905 en Asie centrale c’est à la fois son caractère limité, son caractère russe, mais aussi le fait qu’elle a joué un rôle déterminant dans la prise de conscience coloniale de l’Asie centrale. Ce fut une révolution coloniale et elle a appris à l’intelligentsia, à la société d’Asie centrale, que l’Asie centrale était une colonie et elle a marqué le début d’un mouvement national anti-colonial.
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