La classe ouvrière du Royaume de Pologne dans la révolution de 1905-1907
p. 229-245
Texte intégral
1Les études sur l’histoire politique, sociale et intellectuelle de la Pologne mettent au jour des preuves toujours nouvelles de la signification et de l’influence durable de la révolution de 1905 sur le destin et la culture de la société polonaise. Le cours des événements fait apparaître des analogies remarquables avec de nombreux autres épisodes dont abonde l’histoire de l’émancipation sociale et politique de la classe ouvrière, à laquelle ces derniers mois ont ajouté un nouveau chapitre.
2Mais la révolution de 1905 en territoire polonais, surtout en Pologne centrale (le Royaume de Pologne), a également eu une signification particulière pour le déroulement des événements révolutionnaires dans tout l’Empire russe – plus largement même dans toute l’Europe centrale. Dans ce contexte, l’étude de l’activité révolutionnaire de la classe ouvrière polonaise prend une signification plus large, qui dépasse de beaucoup les frontières des dix gouvernements du Royaume de Pologne. Les centres industriels de Pologne étaient une des régions les plus importantes où s’est manifestée la tension révolutionnaire et ils contribuaient à déterminer le visage de la révolution dans l’Empire. Si l’on ajoute au Royaume de Pologne la région industrielle limitrophe de Białystok, à prédominance polonaise, il apparaîtra qu’un septième des ouvriers de l’Empire a totalisé un tiers du nombre total des grévistes de Russie en 1905 et la moitié ou presque en 1906. Les recherches ont en effet démontré que 60 % des ouvriers de la Russie européenne avaient pris part aux grèves en 1905, contre 93 % dans le Royaume de Pologne. Les chiffres correspondants pour 1906 ont été de 38 % et 77 %1.
3Le rôle particulier joué par le révolution dans le Royaume de Pologne était universellement reconnu par le mouvement socialiste international. En voici un petit exemple : en février 1905 ont été collectés en France environ 24.000 francs pour aider les victimes de la révolution. La répartition de la somme a été faite par les délégués des partis socialistes de l’Empire russe qui en ont attribué 30 % aux partis fonctionnant en Pologne ; dans le même temps le prolétariat industriel du Royaume constituait à peine 14 % des ouvriers industriels de l’Empire ; et voici un autre chiffre, tragique celui-là : après que la révolution eut été étouffée, en 1908, les cours martiales ont condamné à mort 1304 personnes, dont 364 dans le seul Royaume, soit 26,5 %, alors que la population du Royaume ne constituait que 12 % de la population de l’État russe2.
4L’impétuosité particulière des luttes révolutionnaires en Pologne s’exprimait aussi dans le choix des formes de combat. La grève de janvier 1905 a débuté dans le Royaume de Pologne sous l’impression du « Dimanche sanglant » de Saint-Pétersbourg, mais en juin de la même année, à Łódź, des barricades étaient dressées et des combats de rues se sont déroulés dans lesquels étaient engagés l’armée, les cosaques et la police. C’était le premier cas de combats massifs de rues, un peu exagérément appelés « insurrection de Łódź ». L’intensification de cette forme de lutte n’est intervenue dans le reste de l’Empire qu’aux étapes ultérieures de la révolution, notamment en décembre 1905 avec l’« insurrection de Moscou ».
5On ne saurait non plus passer sous silence la grande ampleur sociale du mouvement révolutionnaire en Pologne, celle-ci s’exprimant par les manifestations de milieux jusque-là éloignés des ouvriers et du mouvement ouvrier. Les luttes des paysans, dont l’apogée a été marqué dans l’automne-hiver 1905-1906, ont connu en Pologne un caractère plus large que les seuls mouvements agraires ; les paysans tendaient à substituer aux échelons les plus bas de l’administration russe une autogestion rurale polonaise. Les premiers jours de la révolution une grève scolaire a éclaté qui a connu une immense extension – une communication distincte lui a été consacrée à ce colloque –, La force particulière de la révolution en Pologne venait donc d’une intrication de motifs sociaux et nationaux, qui poussaient la classe ouvrière et la société à la lutte contre l’administration et l’armée russes. Les autorités de Saint-Pétersbourg le comprenaient parfaitement et en tenaient compte, par exemple en répartissant les recrues polonaises des armées dans les différentes régions de l’Empire.
6Le partage du territoire de la Pologne entre trois puissances favorisait la propagation des influences de la révolution hors des frontières de l’Empire russe. Les nombreuses grèves et démonstrations en Galicie, en 1905, se rattachent très visiblement à l’influence du mouvement révolutionnaire du Royaume de Pologne limitrophe : elles étaient un élément du mouvement politique national visant à arracher à l’Autriche la démocratisation du régime, surtout le suffrage universel. Le manifeste du Parti social-démocrate autrichien du 1er novembre 1905 invoque la révolution de Russie en tant que source d’inspiration de ce mouvement. Les contacts vivants entretenus par la Galicie avec le Royaume de Pologne en révolution ont joué sous ce rapport un rôle important. Le mouvement national dans les territoires polonais sous domination prussienne – région de Poznaή – a adopté, dans les années 1906-1907, la forme significative de grèves scolaires massives des enfants et adolescents polonais, engagées contre l’élimination des écoles de ce qui y restait d’usage autorisé de la langue polonaise : l’enseignement de la religion. Il serait difficile de ne pas y voir une influence de la grève scolaire du Royaume de Pologne, celle-ci ayant été déclenchée sous l’influence des manifestations ouvrières.
7Quiconque recherche les sources de cette position et de cette signification particulières de la révolution dans le Royaume de Pologne par rapport à la révolution russe en général, doit se tourner vers la classe ouvrière, dont les traits caractéristiques ont déterminé – entre autres – cette spécificité.
8Au seuil de la révolution, dans le Royaume de Pologne, le prolétariat comptait, avec les familles, plus de 3,5 millions de personnes, la supériorité numérique des ouvriers des secteurs extra-agricoles de l’économie sur les ouvriers agricoles étant dès cette époque un phénomène incontestable. A trois ouvriers des secteurs extra-agricoles correspondaient tout au plus deux ouvriers agricoles.
9C’était l’effet avant tout de la haute dynamique de croissance des effectifs des ouvriers industriels dans le Royaume. Sous le rapport du rythme d’accroissement numérique du prolétariat industriel, le Royaume de Pologne surpassait de beaucoup la Russie centrale et se situait au niveau par exemple de la Haute-Silésie. En ce temps-là, plus de la moitié des ouvriers industriels habitaient déjà dans les villes du Royaume de Pologne. C’était, pour l’époque, un haut indice de concentration de la classe ouvrière dans les villes. Au cours des années de révolution, cet état de choses favorisa la rapide extension des manifestations politiques.
10Le Royaume de Pologne restait toutefois un pays où prédominait la population agricole paysanne. Aussi les ouvriers de l’industrie, des transports, des services et autres, employés hors de l’agriculture, dépassaient à peine, avec leurs familles un cinquième de la population totale du Royaume. Les ouvriers seuls, employés dans l’industrie et les mines, environ 300.000, constituaient au début du XXème siècle environ 5 % de l’ensemble de la population du Royaume (en Russie européenne environ 3,5 %, en Prusse plus de 13 %, en Bohême environ 16 %)3.
11Il faut se souvenir qu’au seuil de la révolution la classe ouvrière du Royaume de Pologne se composait pour une majorité écrasante – 70 à 85 % – d’adolescents et d’ouvriers jeunes de moins de quarante ans. C’était justement la génération la plus active pendant la révolution. De nombreux ouvriers de cette génération provenaient de la campagne, mais ils n’étaient plus l’élément prédominant de la classe ouvrière. La moitié au moins de cette classe se composait d’ouvriers issus de familles ouvrières et appartenant à cette classe depuis deux ou trois générations.
12Les ouvriers les plus actifs dans les années de la révolution appartenaient à la génération où prédominait déjà, à la différence des générations anciennes, le type de l’ouvrier à profession déterminée : ouvriers qualifiés ou, au moins, spécialisés. C’était donc une génération que les changements structurels, amorcés avant le déclenchement de la révolution, avaient préparée à y jouer un rôle particulier. Le tournant du siècle avait apporté un accroissement du prestige social des ouvriers d’usines, des chemins de fer, des mines.
13Dans sa structure nationale, la génération d’ouvriers étudiée différait aussi des générations anciennes du prolétariat du Royaume. Le prolétariat polonais avait déjà, il est vrai, une prédominance écrasante parmi les employés des chemins de fer, de l’industrie, du bâtiment. A la charnière du siècle augmentait cependant la part du prolétariat juif, qui venait depuis la fin du XIXème siècle du fond de la Russie s’établir dans le Royaume. Dans sa masse, le prolétariat juif occupait généralement les échelons les plus bas de la hiérarchie au sein de la classe ouvrière du Royaume. Diminuait en revanche la part des étrangers venus d’Allemagne, de France, d’Angleterre, de Bohême, etc., et qui avaient joué un grand rôle parmi les ouvriers des nouvelles usines de la fin du XIXème siècle. Ils n’étaient d’ailleurs plus un élément nouveau, ils composaient la deuxième ou troisième génération des anciens immigrants, en général partiellement assimilés et en tout cas familiarisés avec les ouvriers des autres nationalités4. Il n’est pas à prouver que c’était un facteur essentiel favorisant les manifestations solidaires des ouvriers aux jours de la révolution. L’exemple de Łódź le montre nettement5.
14Un autre trait enfin qui distingue la génération des ouvriers les plus engagés dans la révolution par rapport aux générations anciennes c’est leur niveau d’instruction plus élevé. Si, à la veille de la révolution, près des deux-tiers des ouvriers et des domestiques du Royaume de Pologne – sans le prolétariat agricole – étaient analphabètes, dans la génération des participants à la révolution les analphabètes ne constituaient plus qu’une minorité, celle-ci étant cependant importante d’environ 40 %. Cette génération d’ouvriers put bénéficier de la chance exceptionnelle, quoique de courte durée, offerte par la révolution qui avait mis sur pied diverses formes d’éducation extra-scolaire, semi-clandestine et pas seulement élémentaire. Cela est d’autant plus net qu’un tiers environ des ouvriers et plus de la moitié des domestiques de cette génération apprenait à lire et à écrire soit en autodidactes soit à l’école populaire clandestine. En ce temps-là en effet, l’enseignement élémentaire légal du Royaume était russifié, et, de plus, très peu développé : il ne pouvait toucher que 15 à 20 % des enfants d’âge scolaire6.
15Une question se pose : quel était le degré de conscience sociale et de conscience nationale de la classe ouvrière du Royaume de Pologne à la veille de la révolution ? Quel était son savoir politique avant 1905 ?
16C’était une génération pour laquelle les traditions insurrectionnelles de 1863 appartenaient à une époque entièrement révolue. Malgré cela, ces traditions façonnaient dans une certaine mesure, surtout au travers des expériences des générations anciennes, le savoir politique de la génération des futurs animateurs de la révolution. Une partie d’entre eux avait pu connaître dans l’enfance les premières grèves massives déclenchées dans le Royaume de Pologne à la fin du XIXème siècle. Toutefois, les expériences de ces grèves, indiquant que même la lutte pour les exigences économiques élémentaires doit nécessairement provoquer un conflit avec l’appareil d’État tsariste, et mener à la lutte politique, n’étaient pas universellement admises par la génération des futurs militants de la révolution.
17Il en allait de même des contacts avec la clandestinité socialiste. Les ouvriers-militants les plus actifs des partis socialistes du Royaume de Pologne (du Parti Socialiste Polonais, de la Social-démocratie du Royaume de Pologne et de Lituanie et du Bund) appartenaient justement à la génération des participants à la révolution les plus actifs. Cependant les ouvriers liés aux partis socialistes constituaient avant la révolution une fraction infime de la classe ouvrière du Royaume de Pologne.
18Chez la plupart des ouvriers régnait à cette époque la conviction que la toute-puissance du régime dominateur tsariste était quasi illimitée. L’oppression nationale croissante, la russification des écoles et des services publics, l’absence d’institutions autogestionnaires quelles qu’elles soient, engendraient chez les ouvriers le sentiment d’une menace continue de la part des pouvoirs publics. L’ouvrier moyen identifiait le pouvoir public au pouvoir russe, imposé et étranger, et la lutte politique à la lutte pour la libération nationale.
19Les répressions de plus en plus grandes dont les autorités tsaristes frappaient les ouvriers dans le Royaume de Pologne à la fin du XIXème siècle faisaient que l’ouvrier moyen associait la lutte politique aux actes de violence frappant directement la bureaucratie, la police, etc. De là les tendances assez fortes chez les ouvriers à se livrer à des actes inorganisés de terreur politique, à stocker spontanément les armes, à attaquer les maisons d’arrêt. Elles s’étaient manifestées dès la fin du XIXème siècle au cours des premières grèves massives.
20Le régime tsariste refoulait la vie politique du Royaume dans la clandestinité. Cette situation faisait qu’il était difficile, souvent même impossible à l’ouvrier moyen de s’orienter dans les divisions politiques au sein de la société. Aussi l’adhésion de l’ouvrier à l’un des partis socialistes qui fonctionnaient alors dans le Royaume, était-elle souvent la conséquence d’un contact accidentel avec ses publications ou ses sympathisants. Sur cette génération d’ouvriers qui furent justement entraînés dans le tourbillon des événements révolutionnaires des années 1905-1907, pesait l’absence d’une tradition de vie et de lutte politiques au grand jour. Cela devait se manifester maintes fois au cours des années révolutionnaires sous forme par exemple de querelles et d’antagonismes très poussés de parti à parti, notamment au sein du mouvement socialiste. L’illégalité de la vie politique ne pouvait pas non plus ne pas freiner le développement de la conscience de classe de larges couches d’ouvriers.
21Dès le début presque, la révolution a levé pour une grande part tous ces
blocages :
- elle a tiré de la clandestinité la vie politique du Royaume ;
- elle a libéré l’énergie révolutionnaire de larges masses à une échelle jusque-là sans précédent, non seulement dans l’Empire russe, mais aussi dans les pays d’Europe occidentale. Parmi les nouvelles formes de lutte des masses, la première place revint à la grève générale politique, presque inconnue jusque-là en Europe.
22Des grèves politiques puissantes, plus ou moins générales, ont déferlé sur le Royaume tant en 1905 qu’en 1906 – à six reprises. Elles étaient généralement suivies d’une vague, étalée sur de vastes territoires, de grèves économiques, entraînant d’autres ouvriers que ceux de la grande industrie, ceux par exemple de l’artisanat, des transports et des chemins de fer, du commerce et des services. Particulièrement grande fut l’envergure des grèves d’octobre et novembre 1905 : on peut évaluer à un million et demi le nombre de leurs participants. Le nombre d’ouvriers ayant fait grève en 1905 était de trois fois supérieur au nombre total des ouvriers de l’industrie du Royaume. Un nombre important d’ouvriers, surtout des grandes usines, avait fait grève plusieurs fois durant chaque année de la révolution. En moyenne, chaque ouvrier du Royaume – sauf les ouvriers agricoles – se joignit à la grève 4,5 fois en 1905 et 2,5 fois en 19067. Cela témoigne bien d’une grande opiniâtreté. Il faut ajouter qu’à l’époque de la révolution dans le Royaume les ouvriers agricoles avaient pour la première fois participé au mouvement de grève. Au cours des années 1905-1906 ils avaient fait grève dans environ 1460 domaines, le nombre de grévistes pouvant être évalué à plus de 25.000.
23La révolution modifiait les relations traditionnelles du XIXème siècle entre la lutte économique et la lutte politique. La montée croissante des accents politiques dans le contexte de l’exacerbation de la lutte économique à l’époque de la révolution cède très souvent la place à l’impulsion politique, où la protestation contre l’oppression nationale joue un rôle peu négligeable.
24La preuve en est notamment dans le fait que les grèves politiques activaient dans le Royaume de Pologne des cercles beaucoup plus larges d’ouvriers qu’en Russie. D’une manière générale, sous le rapport de l’extension comme de la fréquence des grèves, le Royaume de Pologne surpassa la Russie européenne dans les deux années révolutionnaires 1905-1906. Ce n’est qu’en 1907 seulement et sous le coup des répressions frappant avec une force particulière le Royaume que l’intensité des grèves y diminua par comparaison avec la Russie, où 1907 marque une certaine reprise du mouvement.
25Ce qui avait décidé de cette intensité particulière de la lutte sous forme de grèves dans le Royaume de Pologne, c’était surtout l’activité de deux groupes d’ouvriers industriels : les métallurgistes et les ouvriers du textile. A l’échelle russe, les ouvriers du textile constituaient le groupe le plus important du prolétariat industriel qui faisait grève. Dans le Royaume, la supériorité numérique des ouvriers du textile parmi les grévistes fut encore plus grande, surtout en 1906.
26Dans le Royaume comme dans le centre de la Russie, les métallurgistes étaient apparus comme l’avant-garde, dès la première grande grève politique en janvier 1905, mais, à la différence du reste de l’Empire, ils ont gardé ce rôle ici plus longtemps. Ce sont eux encore qui, en 1907, ont tenté dans le Royaume de déclencher une nouvelle offensive sous forme de grèves. Mais cette tentative s’est cependant manifestée beaucoup plus faiblement cette fois dans le Royaume qu’en Russie centrale8.
27En plus des grèves, il y avait un autre mode, non moins important, de libérer l’énergie révolutionnaire et d’activer politiquement la classe ouvrière au cours de la révolution, notamment les démonstrations politiques massives de rues. On est frappé par leur déferlement subit et leur extension de plus en plus grande. En 1904 déjà, au temps donc de la montée des protestations contre la guerre et la mobilisation, des manifestations de rues se sont déroulées à Varsovie et dans quelques autres villes du Royaume. Elles réunissaient plusieurs centaines de personnes, sans toutefois dépasser le chiffre de 500 à 600. En 1905, cette forme de manifestations ouvrières a acquis une popularité incomparablement plus grande qu’en 1904, le nombre des participants augmentant de plusieurs fois. Au début de novembre 1905, à Varsovie, à Łôdź et dans d’autres grandes villes plusieurs milliers de personnes avait pris part aux manifestations, et, aux points les plus importants du Bassin de Da, browa jusqu’à 30.000. On évalue à environ 150.000 personnes le nombre total de participants aux manifestations politiques dans le Bassin de Dabrowa en novembre 1905. Ce nombre était de trois fois supérieur au nombre total d’ouvriers de cette région. Les ouvriers étaient devenus dans ces manifestations la force-pilote, quoique pas unique, de la révolution9.
28Remarquons qu’à l’automne 1905 les démonstrations politiques massives des ouvriers portaient encore un caractère à demi spontané. Le rôle des organisateurs de ces manifestations se limitait le plus souvent à en donner l’initiative. Les participants n’étaient pas toujours conscients du sens des mots d’ordre sous lesquels ils étaient appelés à manifester. C’était cependant à l’époque la manière la plus populaire chez les ouvriers de manifester leurs attitudes politiques, surtout leur hostilité au régime tsariste et leur aspiration à la liberté.
29La grève générale engendrait des tentatives de substituer au pouvoir russe des institutions d’autogestion révolutionnaire, cela surtout au moment culminant de la révolution, à la charnière de 1905 et 1906. Dans de nombreuses villes étaient institués des comités de sécurité publique, composés de sans-parti, mais organisés avec l’aide de représentants des partis révolutionnaires et une nombreuse participation ouvrière. Les ouvriers étaient particulièrement actifs dans la milice révolutionnaire mise sur pied par ces comités, dans les comités d’approvisionnement, dans les comités de locataires, etc.10.
30Dès les premiers jours, la révolution a accéléré le fléchissement de l’autorité du pouvoir tsariste dans la classe ouvrière. Ce fléchissement s’exprimait diversement : à commencer par la grève et la démonstration de rue jusqu’aux diverses formes de confrontation armée avec la police et l’armée, en passant par la destruction des symboles du pouvoir impérial. Presque dès les premiers jours de la révolution se propagea chez les ouvriers la conviction que la lutte contre le pouvoir tsariste consistait, entre autres, en des actes de violence frappant les représentants de la bureaucratie, de la police, de l’armée, etc. Cette conviction était renforcée par les repressions qui, pendant la révolution, frappèrent des milliers d’ouvriers. Dès le début de la révolution, en janvier 1905, près de deux cents ouvriers avaient péri dans les rues de Varsovie. Aussi les ouvriers prenaient-ils l’habitude d’amasser des armes, de créer des groupes armés d’auto-défense. Les ouvriers accordaient un large soutien aux « groupes de combat » créés par le Parti Socialiste Polonais et composés principalement d’ouvriers.
31Dans les années 1905-1906, les affrontements armés des ouvriers avec la police et l’armée étaient devenus un élément ordinaire de la révolution : ils étaient soit accidentels et spontanés, soit organisés par ces groupes de combat. A certaines étapes de la révolution, le combat armé des ouvriers acquérait une violence et une acuité particulières, se muant en combats de barricades comme à Łódź et à Varsovie en juin 1905, à Radom en novembre 1905 par exemple. Au moment culminant de la révolution – automne 1905 et hiver 1906 – on relève même des éléments de guérilla : les groupes de combat des ouvriers tentaient de faire sauter les ponts, de détruire les liaisons ferroviaires, de reprendre à main armée les prisonniers ; ils organisaient des attentats contre les gendarmes, les patrouilles de soldats, etc.
32La lutte armée entreprise dans le Royaume de Pologne pendant la révolution, presque exclusivement par les ouvriers, était devenue un élément spécifique de la culture politique de la classe ouvrière.
33En plus de la généralisation des attitudes d’hostilité envers les autorités tsaristes – et nous avons présenté ci-dessus quelques-unes des manifestations de ces attitudes – la période révolutionnaire a apporté d’autres éléments encore à la culture politique des ouvriers. Elle a notamment donné l’impulsion à la formation d’attitudes nouvelles à l’égard des organisations politiques. Ceci correspondait à l’essor rapide de l’intérêt politique des ouvriers.
341) La pression des forces révolutionnaires a fait que les groupements et partis politiques avaient cessé d’être de petits groupes ou cercles d’initiés plongés dans une clandestinité profonde.
35Dans les années de la révolution, ils agissaient semi-officiellement, parfois au grand jour. Dans la nouvelle situation la polarisation de la vie politique s’était approfondie. On voyait s’ouvrir des possibilités d’options plus conscientes pour tel parti politique défini. Les partis agissant en milieu ouvrier devenaient très rapidement des partis de masse. Le développement le plus dynamique fut celui des partis socialistes.
36Vers la fin de 1906, les trois principaux partis socialistes du Royaume de Pologne groupaient environ 100.000 personnes, principalement des ouvriers : le Parti Socialiste Polonais ou PPS environ 55.000, la Social-démocratie du Royaume de Pologne et de Lituanie ou SDKPiL environ 35.000, le Bund juif environ 20.000, alors qu’avant la révolution ils comptaient au total environ 1.500 membres. En 1906, ces partis groupaient dans leurs rangs environ 15 % (soit un septième) de l’ensemble des ouvriers employés dans l’industrie, l’artisanat, les chemins de fer et les autres secteurs des transports.
37Sous le rapport du degré d’organisation des ouvriers dans le mouvement socialiste, le Royaume de Pologne a non seulement rattrapé au cours des deux-trois années révolutionnaires, mais même distancé certains pays d’Europe occidentale, où les partis socialistes avaient la liberté de s’organiser et d’agir légalement depuis plus de quinze ans. La montée rapide, parmi les ouvriers, au cours des années de la révolution, du besoin de s’organiser pour déployer des activités politiques, s’est également exprimée dans le rapide accroissement numérique des organisations ouvrières non socialistes, telles que le Narodowy Zwiazek Robotniczy [Union ouvrière nationale] comptant 23.000 membres et les Chrześcijanskie Stowarzyszenia Robotnicze [Associations ouvrières chrétiennes] environ 22.000 membres. Chacune de ces organisations avait donc réussi à attirer un faible pourcentage de l’ensemble des ouvriers non-agricoles. Dans les lieux de grande concentration des ouvriers, comme à Łódź par exemple, au moment culminant de la révolution 2.000 à 3.000 ouvriers adhéraient aux partis socialistes en moyenne par mois !11 Ces faits comme les chiffres cités sont bien une preuve de l’immense accroissement de l’attractivité des partis parmi les ouvriers, et en particulier de l’identification très poussée des ouvriers du Royaume de Pologne avec le mouvement socialiste. Or on ne doit pas oublier que – à la différence d’autres partis – les partis socialistes n’avaient jamais obtenu la possibilité d’agir légalement.
382) Dès les premiers instants du déclenchement de la révolution, celle-ci a mis au jour, en plus de la solidarité de classe, la force des liens nationaux restés jusque-là occultés, et dont les larges couches de la population ouvrière et paysanne n’avaient pas encore pris conscience. Le lien national s’est manifesté pendant la révolution non seulement sous forme de solidarité des opprimés : il s’est aussi manifesté en tant que force puissante consacrant la communauté des ouvriers luttant pour la liberté. L’activation politique : la révolte, la protestation, la négation de l’autorité étatique de la puissance étrangère sont devenues un point de départ, un stimulant pour une pleine autodétermination nationale des larges couches de la classe ouvrière.
39La preuve en était notamment dans la grève scolaire longue de plusieurs mois, dans laquelle était également engagée la jeunesse ouvrière des écoles élémentaires du dimanche – artisanales et populaires. La preuve en était également dans le boycott, entrepris dans les milieux urbains principalement, à l’initiative des ouvriers, des administrations locales, des tribunaux, de l’inspection d’usine. De plus en plus offensives étaient les attitudes et les actions collectives des communautés ouvrières locales à l’égard des institutions officielles tsaristes, manifestées pendant les grèves politiques, les manifestations de rues, les tentatives pour mettre sur pied une autogestion révolutionnaire, la propagation de diverses formes de lutte armée.
40La force du lien national s’est extériorisée dans les larges masses ouvrières au moment où celles-ci sont devenues l’animateur des mouvements de masse frappant le pouvoir de l’État copartageant.
413) Les années de la révolution de 1905-1907 sont une période de démocratisation de la culture politique. Ce phénomène s’est manifesté dans l’extension rapide du savoir politique dans la société, particulièrement chez les ouvriers, et dans l’apparition de nouveaux éléments de la vie collective.
42Ainsi, à mesure que la révolution prenait de l’extension, on définissait avec plus de précision les règles de l’ordre social à respecter pendant la grève générale, et cela par l’instauration, en plus du principe de solidarité des grévistes, de la règle qui dégageait de l’obligation de participer à la grève les travailleurs d’institutions telles que les établissements d’utilité publique, notamment les centrales électriques. On voyait se généraliser de plus en plus la règle, appliquée par les partis politiques, de se référer pour les questions touchant aux mesures politiques courantes, à l’opinion des assemblées ouvrières : par exemple aux meetings des ouvriers d’usine ou des cheminots.
43Ces nouvelles normes et formes de vie politique collective étaient la sanction spécifique d’une généralisation très poussée des attitudes démocratiques dans la société, particulièrement dans la classe ouvrière, et dans une partie considérable de l’intelligentsia.
44Aux valeurs démocratiques qui, à l’époque de la révolution, ont bénéficié de la plus large acceptation des ouvriers, appartenaient la liberté d’association, le droit de grèves, la liberté d’expression, donc la notoriété de la vie politique. L’attachement aux valeurs démocratiques se manifestait chez les ouvriers généralement d’une manière spontanée, non entièrement consciente. Ainsi en revendiquant leur salaire pour le temps de grève, les ouvriers manifestaient d’une manière spécifique en faveur du droit à la grève. De même les assauts donnés aux maisons d’arrêt et aux prisons pour libérer les prisonniers politiques, étaient une manifestation évidente en faveur des libertés démocratiques, etc.
454) La prédominance des attitudes émotionnelles et de la spontanéité des réactions collectives sur les formes conscientes de la vie politique organisée, est restée le trait caractéristique de la culture politique de la classe ouvrière du Royaume de Pologne. Aussi l’attribut indissociable de cette culture était l’attachement soutenu aux symboles, signe visible de l’élargissement du cercle des participants à la vie politique, lié à la culture populaire traditionnelle. On en trouve un témoignage dans la grande puissance mobilisatrice du drapeau rouge en tant que symbole de la lutte révolutionnaire. La preuve en est aussi dans le rôle joué dans les manifestations politiques massives par la destruction des portraits et emblèmes tsaristes. L’attachement des ouvriers aux symboles englobait aussi les mots symboliques et les chants12.
465) La démocratisation de la culture politique dans la société du Royaume, telle que l’a apportée la révolution, s’exprimait surtout dans le dépassement de l’analphabétisme politique par la majorité de la population ouvrière, par une partie importante de la petite bourgeoisie et de la paysannerie. Le facteur essentiel d’extension du savoir politique parmi les ouvriers était l’accélération considérable de la circulation de l’information politique. La circulation directe de bouche à oreille a gardé son rôle fondamental du fait du bas niveau d’instruction de la classe ouvrière. A côté de cela toutefois, une signification croissante était accordée à l’information imprimée. On voyait se développer avec une envergure particulière la presse socialiste et les tracts imprimés.
47Parmi les ouvriers du Royaume, le nombre de lecteurs potentiels de la presse politique avait plus que décuplé.
48Toutes ces manifestations de la montée rapide de l’activité politique et sociale des ouvriers baissent très rapidement au moment de la réaction post-révolutionnaire. Cependant les valeurs fondamentales, celles surtout gravées dans le psychisme de toute la génération ouvrière, devaient constituer le patrimoine durable de la classe ouvrière en Pologne.
49Les années de la révolution se sont soldées par un changement essentiel de la position sociale des ouvriers par comparaison avec la période antérieure. Avant la révolution, dans les cercles « éclairés », dans les classes possédantes, dans la bourgeoisie et l’intelligentsia, on ne se rendait en général pas compte du. rôle de la classe ouvrière dans la société moderne. La « question ouvrière », ce terme autrefois souvent employé, faisait plutôt penser à quelque phénomène social pathologique qui devait être réglé par des réformes ou par la philanthropie. Le mouvement ouvrier se trouvait comme en marge de la vie politique, où prédominaient encore la noblesse terrienne et l’intelligentsia. Pendant la révolution, et cela dès les premiers moments, cet état de choses a été modifié. Il est difficile de se faire une idée de toute la profondeur de la commotion qui a été ressentie par la « société » officielle quand la grève générale a paralysé toute la vie sociale et acculé l’administration russe à l’impuissance, donc sapé le sentiment de l’invincibilité de la Russie impériale. La plupart des événements de l’année de la révolution se jouaient sous l’influence ou sous la pression de la classe ouvrière. A ces événements appartenaient entre autres la grève scolaire et l’action éducative, culturelle et éditoriale. De nombreux intellectuels collaboraient dans les années 1905-1907 avec le mouvement ouvrier. Une autre partie de l’intelligentsia n’agissait pas directement dans le mouvement mais n’en subissait pas moins l’influence de la révolution ouvrière qui élargissait ses idées démocratiques, ou – du moins – substituait des idées libérales aux idées conservatrices.
50Reconnaissant la signification politique de la classe ouvrière, diverses forces politiques ont porté leur attention sur ce milieu. Le Parti National-démocrate [Endecja] a mis sur pied en 1905 sa propre organisation ouvrière déjà mentionnée – qui d’ailleurs, après un certain temps, s’est émancipée de la tutelle de ce parti – De même l’Église a intensifié son action en milieu ouvrier.
51Les changements dans la position sociale des ouvriers ont trouvé leur expression dans les mutations affectant les mœurs, dans les formes nouvelles de rapports entre ouvriers et cadres techniques ou administratifs des usines, surtout dans la suppression des vestiges féodaux dans l’attitude du propriétaire et de l’administration envers les ouvriers des grandes usines.
52Enfin, un reflet de la nouvelle position sociale des ouvriers, obtenue sous l’influence de la révolution de 1905, se retrouve dans l’œuvre de nombreux grands écrivains, avec Stefan Zeromski et Andrzej Strug en tête. La lutte révolutionnaire est devenue l’objet d’une description plus ou moins élaborée artistiquement chez des écrivains qui n’étaient pas nécessairement liés au mouvement ouvrier comme Maria Konopnicka. L’ouvrier et le militant révolutionnaire sont des personnages qui alors trouvent seulement une place dans la littérature, dans la prose comme dans la poésie. D’une manière générale, les historiens de la littérature polonaise considèrent 1905 comme un tournant plus important même que 1918 – l’année de la restauration de l’État polonais. C’est à partir de ce moment, affirment-ils, qu’a commencé la littérature polonaise contemporaine.
53Le développement ultérieur de la position de la classe ouvrière polonaise dans la société polonaise a abouti à la prise par les ouvriers de la position dominante. On l’a vu pendant les crises politiques en Pologne, à commencer par 1956, et, avec une netteté particulière, lors des événements inaugurés par les grèves ouvrières en août 1980. Ce rôle de la classe ouvrière n’est pas apparu subitement. Il est le résultat d’un processus historique prolongé, dont on doit rechercher les origines dans les années soixante-dix et quatre-vingt du XIXème siècle où naissait en Pologne le mouvement ouvrier socialiste. La révolution de 1905 a eu sous ce rapport une signification primordiale.
DISCUSSION
54Georges MOND (CNRS, Paris)
55L’analyse du professeur Żarnowski me semble quelque peu mal équilibrée, car le mot « indépendance » – lutte pour l’indépendance – n’a pas été du tout prononcé. Pourtant c’est le facteur national et patriotique qui a fait la force de l’explosion révolutionnaire de 1905 dans le Royaume de Pologne. Cette spécificité de la situation au bord de la Vistule, comparée à celle de la Russie, méritait d’être mise en relief. Et, dans ce contexte, ne pensez-vous pas qu’il aurait fallu souligner le rôle du Parti socialiste polonais (PPS) si puissant alors, qui avait précisément inscrit sur ses drapeaux les mots « socialisme » et « indépendance » tandis que le parti SDKPiL ou Social-démocratie du Royaume de Pologne et de Lituanie ne s’occupait que de socialisme ?
56Andrzej AJNENKIEL (Varsovie, Institut d’Histoire de l’Académie polonaise des sciences)
57J’ai demandé la parole non pour discuter la communication de mes amis Anna et Janusz Zarnowski mais pour proposer quelques remarques complémentaires, qui me semblent indispensables, sur la manière dont fut appliqué au Royaume de Pologne le système constitutionnel analysé hier par M. Szeftel. Pour cela je citerai quelques phrases du rapport du consul général de France à Varsovie, qui sont d’autant plus significatives que les sympathies de cette personnalité allaient au gouvernement russe. Il relate en détail le déroulement de la première grève générale à Varsovie, la manière dont les soldats ont tiré sur la foule pacifique, il cite 60 tués, 100 blessés, 300 arrestations et conclut :
« La grève qui continue aujourd’hui s’annonçait pacifique et serait sans doute restée telle, sans l’intervention de la force armée qui n’a fait qu’envenimer la situation ».
58Puis il décrit la journée du 1er novembre 1905, date de l’introduction officielle à Varsovie du Manifeste du 17/30 octobre.
59Des cortèges ont été organisés dans la ville, à la fois par le Parti national-démocrate et par le Parti socialiste PPS qui demandait l’indépendance comme vient de le rappeler M. Mond. Les tracts du PPS se terminaient par les mots : « Vive tous les peuples opprimés par le joug tsariste ! Vive la Pologne libre et indépendante ! ».
60Le soir même de ce 1er novembre rapporte le consul de France :
« Le régiment des cosaques arriva au galop, et, sans aucune sommation préalable, se mit à sabrer la foule. Il y a eu 40 tués. Cette première journée de la liberté finit fort mal, par un véritable carnage... »
61Dès le lendemain on instaurait l’état de siège en Pologne. Il faut donc bien souligner que ce système de libertés concédé par le Manifeste du 17 octobre fut particulièrement faible dans le Royaume de Pologne où il dura à peine quelques jours.
62Valdo ZILLI (Naples)
63Je voudrais poser à notre collègue J. Zarnowski une question sur les rapports entre la lutte nationale et la lutte sociale. Car c’est ici que réside avant tout la différence du déroulement de la révolution de 1905 en Pologne et en Russie.
64En Russie même il s’agit d’une question intérieure, tandis que dans toute la périphérie non russe de l’Empire, comme en Pologne ou dans le Caucase, la question est tout à fait différente : la lutte pour l’indépendance nationale est inextricablement liée à la lutte sociale. Je voudrais donc lui demander d’éclairer ce point et surtout la position des différents partis socialistes qui existaient alors en Pologne sur cette question nationale.
65Denise EECKAUTE (INALCO, Paris)
66Deux petites questions :
- On n’a pas du tout parlé du rôle de l’Église catholique au cours de la révolution. Quel a été le rôle de la hiérarchie ecclésiastique et quelle était l’attitude des ouvriers à ce sujet, étant donné l’importance du facteur religieux en Pologne, même dans les milieux ouvriers et révolutionnaires.
- Ne pensez-vous pas qu’il faudrait évoquer l’encyclique pontificale de décembre 1905, qui appelle les évêques à agir pour la pacification, la soumission et le rétablissement de l’ordre ? Elle est citée presque intégralement par le Daily Telegraph.
67Janusz ŻARNOWSKI
68Il me faut d’abord rappeler le sujet de notre communication : « les ouvriers polonais dans la révolution de 1905 ». Le traiter imposait un certain nombre de choix qui expliquent pourquoi nous n’avons pas insisté sur les problèmes politiques et les programmes et mots d’ordre de différents partis. La révolution de 1905 tient une place importante dans l’historiographie polonaise, qui a consacré déjà beaucoup de travaux à ses aspects politiques. Nous avons donc choisi de centrer notre exposé sur les aspects historico-sociologiques de ces événements dans la culture politique de la classe ouvrière. Je crois que pour nous autres, Polonais, qui lisons depuis plusieurs décennies des livres consacrés aux différents partis politiques, c’est le comportement des ouvriers, c’est leur culture politique qui paraissent des thèmes plus nouveaux. C’est la raison pour laquelle nous ne nous sommes pas arrêtés aux différents problèmes politiques et en particulier au plus important d’entre eux, celui de l’indépendance.
69Nous avons commencé notre communication en insistant sur la force, sur l’intensité de la lutte révolutionnaire dans le Royaume de Pologne comparée à la Russie centrale. Quelle était la source de cette intensité ? C’était effectivement l’existence du facteur social à côté du facteur national. Je crois que le facteur national a intensifié la lutte révolutionnaire : c’est ce facteur national qui a permis en particulier au mouvement de grèves d’être aussi important dans le Royaume de Pologne.
70Pour ce qui est de différents partis socialistes, nous avons montré que jusqu’à la révolution de 1905 les deux partis polonais et le Bund juif ne réunissaient que quelques centaines d’adhérents, pas plus de 1500. Les deux grandes lignes du socialisme polonais se sont formées au cours des années 1890 ; la ligne représentée par le PPS qui était pour l’indépendance d’abord et puis pour la justice sociale et la ligne SDKPiL qui devait se transformer en 1918 en Parti communiste polonais et qui était opposée à la lutte pour l’indépendance nationale, car, pour ses membres comme Warski ou Rosa Luxembourg, la révolution sociale victorieuse résoudrait en même temps le problème national.
71Mais le cours de la révolution de 1905 a suscité une évolution très importante et très significative du PPS, qui a abouti à la scission de 1906. D’un côté le PPS-Fraction révolutionnaire devait continuer la lutte pour l’indépendance, en oubliant plus ou moins le problème social, de l’autre une partie considérable de l’ancien PPS a constitué le PPS-Lewica (aile gauche) qui devait se rapprocher de plus en plus de la SDKPiL pour former avec elle en 1918 le KPP (Parti communiste polonais).
72Cette évolution a été déterminée par les événements révolutionnaires de 1905. En effet, avant 1905, les leaders du PPS répétaient aux ouvriers que le mouvement révolutionnaire est inexistant en Russie, qu’une révolution en Russie est impossible, qu’il ne fallait donc pas rechercher l’union des forces révolutionnaires avec les Russes, mais développer les forces propres au prolétariat polonais, organiser même la lutte armée et peut-être même la guerre future entre la Pologne et la Russie. Pendant ce temps la SDKPiL a toujours souligné l’importance de l’union entre les deux mouvements révolutionnaires polonais et russe. Comme le signal de la révolution de 1905 a été donné à Pétersbourg et non à Varsovie, comme ce signal est arrivé en Pologne de Pétersbourg, ce fut un argument de poids en faveur de ceux qui s’étaient déclarés pour l’entraide révolutionnaire des deux mouvements. En ce sens l’année 1905-1906 a marqué une nouvelle phase dans le développement du mouvement socialiste polonais.
73Enfin le rôle du Bund juif a été très important, et il faut souligner la solidarité révolutionnaire entre les partis socialistes et les prolétariats juifs et polonais dans les grands centres industriels. Les autorités tsaristes ont tenté sans succès de susciter un mouvement antisémite pour paralyser le mouvement révolutionnaire.
74Pour répondre à la question relative à l’Église catholique je dirai brièvement que sa hiérarchie, liée aux milieux conservateurs, était contre la révolution. Si vous n’êtes pas d’accord nous pouvons en discuter. Je n’ai pas en mémoire une intervention pontificale, mais l’archevêque de Varsovie, Popiel, a fait toute une série de déclarations hostiles à la révolution, la plus connue étant son intervention pour faire cesser la grève scolaire. Toutefois on ne peut identifier la position de toute l’Église avec celle de sa hiérarchie, et limiter son comportement à celui de son archevêque. Notre communication mentionne d’ailleurs les efforts des milieux catholiques, et d’une partie du clergé, pour mettre sur pied des organisations catholiques ouvrières : syndicats chrétiens, organismes culturels, crèches, etc. Le mouvement ouvrier catholique commence précisément pendant la révolution de 1905.
75A. AJNENKIEL
76Ici je voudrais ajouter un point qu’il aurait fallu poser au départ. En effet il fallait commencer par rappeler qu’en principe les relations Église catholique-gouvernement tsariste étaient très hostiles, parce que, jusqu’à la révolution, l’Eglise a été également opprimée. A cause de cette situation l’Église était une des forces les plus importantes dans la lutte, non pas pour l’indépendance, mais pour le maintien de la conscience nationale. L’intervention de l’archevêque ne modifie pas cette direction constante.
77Mme H. CARRÈRE D’ENCAUSSE (Sciences politiques, Paris)
78Je vais utiliser la place stratégique que me donne mon fauteuil pour ajouter un mot qui complètera cette discussion. J’ai trouvé à Rome, dans des archives appartenant à des congrégations religieuses, des enquêtes extrêmement intéressantes qui ont été faites en 1907-1908 par les autorités russes en Pologne, précisément sur le rôle et l’activité du clergé polonais pendant la révolution de 1905, sur l’asile qu’il a donné à un certain nombre d’éléments révolutionnaires et qui montrent très bien cette dissociation entre les positions officielles et l’activité propre des ministres du culte catholique qui, très nettement, se sont placés du côté de leurs compatriotes pour des raisons nationales autant qu’autre chose. Je crois qu’il y a là tout un travail à accomplir. J’ai été très frappée par ces documents qui comportaient toute une série de recensements de tous les éléments du clergé catholique qui pouvaient être considérés comme révolutionnaires. Il apparaissait d’après les enquêteurs, qu’en gros, le clergé catholique était considéré comme un élément extrêmement important dans les événements de 1905-1907.
79J. ŻARNOWSKI
80Je suis d’accord avec vous et surtout avec mon ami Ajnenkiel qui a souligné la situation très compliquée de l’Église catholique. Par son existence même elle était une force révolutionnaire, elle était contre le régime car celui-ci l’opprimait. Néanmoins elle n’admettait pas la lutte révolutionnaire des socialistes. D’où son attitude et sa situation si complexes. Elle est contre le socialisme, mais quand arrivent les cosaques elle est contre la répression.
81D’autre part les positions de l’archevêque étaient loin d’être admises par tous les catholiques. La jeunesse catholique était dans son immense majorité pour la grève scolaire, mais elle demeurait une jeunesse chrétienne. L’Église luttait sur deux fronts : contre le tsarisme au nom de la Pologne opprimée mais en même temps contre le socialisme.
82Valerian BOVYKIN (Moscou)
83Cette année devrait voir la parution d’un livre que nous avons préparé à l’Institut d’Histoire (de l’Académie des sciences), et qui porte le titre : La classe ouvrière dans la première révolution russe. Lorsque nous préparions cet ouvrage, qui est le fruit d’un travail collectif, nous avons cherché à présenter un tableau objectif du développement du mouvement de grève. Dans cette étude nous en avons examiné les caractéristiques à certaines étapes de la révolution : par exemple à Saint-Pétersbourg au début de la révolution, puis la grève générale d’octobre, Moscou, etc. Et nous avons regardé comment se propageait le mouvement. Nous avons alors constaté une loi de propagation bien précise : ce mouvement s’étendait à une vitesse déterminée et le long d’axes bien précis, soit essentiellement les voies ferrées. Mais nous avons constaté des exceptions (certains centres du mouvement révolutionnaires se sont engagés plus tôt dans la lutte), et nous avons été frappés par les corrélations importantes du mouvement révolutionnaire en Russie centrale et dans le Royaume de Pologne. C’est même proprement stupéfiant. Varsovie, Łódź firent partie des centres qui, comme Kharkov et quelques autres, intervinrent immédiatement. Par exemple janvier 1905 et aussitôt une réaction, littéralement le jour suivant ; octobre, et là encore une réaction instantanée. Il me semble que cela témoigne d’évidentes corrélations. Le mouvement ouvrier dans le Royaume de Pologne fut une part essentielle de la révolution, et, à l’inverse, les événements de Pologne furent accueillis avec enthousiasme en Russie. Ainsi en particulier, l’insurrection de Łódź, et aussitôt les événements d’Odessa, et la révolte du cuirassé Potemkine. Voilà les données objectives qui demandent à être expliquées, mais tel est le tableau.
84Ma deuxième remarque porte sur le problème très intéressant des liens évidents entre la révolution et la crise économique des premières années du siècle. Cela peut paraître discutable, mais c’est là une relation complexe, indirecte, à ne pas simplifier. La révolution commence lorsqu’une majorité de secteurs industriels de Russie commencent à sortir de la crise, ou en sont même pour certains déjà sortis. La Pologne, par contre, constitue une exception. Si surprenant que cela puisse paraître, on observe en Pologne, en 1904-1905, une crise de l’industrie textile, et ainsi s’explique, comme nous l’avons vu, que les ouvriers polonais du textile aient rejoint la révolution avant les tisserands des provinces centrales de Russie,
85Janusz ŻARNOWSKI
86Je voudrais juste ajouter quelques mots au sujet du synchronisme des mouvements révolutionnaires dans le Royaume de Pologne et dans le centre de la Russie. Ce phénomène est bien entendu aisé à comprendre dans la mesure où il s’agit tout compte fait d’une seule et même révolution. Mais pour le Royaume de Pologne, l’important est assurément que le signal ait été donné à Saint-Pétersbourg. C’est ainsi par exemple que le développement, l’évolution du mouvement ouvrier polonais, le développement du Parti social-démocrate polonais, et ensuite la formation de deux partis socialistes au lieu d’un seul, – tout cela est lié à l’influence et à la pression de la situation en Russie, et au fait qu’une bonne partie des travailleurs polonais et des groupes engagés de Pologne considéraient qu’il fallait lutter en commun contre le régime tsariste. C’est pourquoi les positions adoptées et soutenues jusque-là par les partis socialistes polonais sont réexaminés, et bien entendu ce réexamen ne pouvait manquer d’entraîner une scission au sein du Parti socialiste polonais (PPS).
Notes de fin
1 Anna Žarnowska, Próba analizy ruchu strajkowego w Krolestwie Polskim w dobie rewolucji 1905-1907 r. (Essai d’analyse du mouvement de grèves pendant la révolution de 1905), Przeglqd Historyczny 1965, n° 3,p. 433.
2 Stanislaw Kalabińiski, Feliks Tych, Czwarte powstanie czy pierwsza rewolucja ? Lata 1905-1907 na ziemiach polskich (Quatrième insurrection ou première révolution ? Les années 1905-1907 en Pologne), Warszawa, 1969, p. 413.
3 Anna Zarnowska, Klasa robotnicza Królestwa Polskiego 1870-1914 (La classe ouvrière du Royaume de Pologne, 1870-1914), Warszawa, 1974, pp. 61 et 69.
4 Anna Zarnowska, Klasa robotnicza w rewolucji 1905-1907 (La classe ouvrière dans la révolution 1905-1907), Z pola walki, 1976, n ° specjalny na 70-lecie rewolucji 1905-1907 r. (numéro spécial du 70e anniversaire de la révolution).
5 Wiadysiaw L. Karwacki, Łódź w latach rewolucji 1905-1907 (Lôdz pendant la révolution de 1905-1907), Łódź, 1975.
6 A. Žarnowska, Klasa robotnicza..., op. cit., pp. 268-275.
7 A. Żarnowska, Próba analizy..., op. cit., p. 435 ; du même auteur, Rewolucja 1905- 1907 a aktywizacja polityczna klasy robotniczej Krolestwa Polskiego (La Révolution 1905- 1907 et l’activisation politique de la classe ouvrière du Royaume de Pologne), Z pola walki, 1975,n- 2,p. 7.
8 A. Zarnowska, Próba analizy..., op. cit., p. 455 ; Stanisiaw Kalabiński, Ruch strajkowy robotnikow przemystowych Warszawy i guberni warszawskiej w okresie najwyzszego jego natężenia (L’apogée du mouvement de grève des ouvriers de l’industrie à Varsovie et dans le gouvernement de Varsovie), in : Polska klasa robotnicza. Studia historyczne, vol. IV et V, Warszawa, 1973 et 1974.
9 A. Zarnowska, Rewolucja 1905-1907, op. cit., p. 8.
10 Adam Kaiuża, Komitety Bezpieczenstwa Publicznego w okresie Republiki Zagłębiow-skiej 1905 r. (Les Comités de sécurité publique dans la « République du Zaglębię Dąbrowskie » en 1905), Zpola walki, 1970,n• 4.
11 A. Żarnowska, Klasa robotnicza w rewolucji..., op. cit., p. 72 ; Władysław L. Karwacki, Lódzka organizacja PPS Lewicy (1906-1918) (Le Parti socialiste polonais – Aile gauche à Lôdz), Lôdz, 1965,pp.66-67.
12 Wtadysiaw L. Karwacki, Znaki i symbole w rewolucji lat 1905-1907 (Les insignes et les symboles dans la révolution de 1905), in DziejeNajnowsze, 1975, n – 3, pp. 3-20.
Auteurs
-
Anna Żarnowska
(Varsovie, Institut d’Histoire de l’Académie des Sciences de Pologne)
-
Janusz Żarnowski
(Varsovie, Institut d’Histoire de l’Académie des Sciences de Pologne)
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