Chapitre 9. Y a-t-il une spécificité des éléctions europénnes ?
p. 223-231
Texte intégral
1 La première élection directe à l’Assemblée des Communautés Européennes, en juin 1979, ne pouvait être comparée qu’à des consultations nationales d’une autre nature – législatives, voire présidentielles comme en France ; ou à des consultations "secondaires et intermédiaires" – élections locales, élections partielles1. Avec le renouvellement de l’Assemblée de Strasbourg, en juin 1984, la comparaison des élections européennes entre elles commence à être possible, d’autant que leur déroulement dans dix pays compense le nombre encore bien limité de ces consultations. La question de la spécificité de l’élection européenne peut désormais être scientifiquement posée.
2Pour déterminer la meilleure élection de référence pour les élections européennes de 1984, nous avons systématiquement calculé le coefficient de corrélation entre ces élections et les élections législatives antérieures les plus proches (E 84 x L 1), entre les Européennes de 1979 et les législatives antérieures les plus proches (E 79 x L 2) pour les comparer aux coefficients de corrélation entre élections européennes (E 84 x E 79), dans chacun des dix pays de la Communauté Economique Européenne à la seule exception du Luxembourg dont la loi électorale ne permet pas ce type de comparaison.
I. Elections europénnes et sur-abstentionnisme.
3Le Tableau 1 donne les résultats de ces calculs sur l’ensemble des électeurs inscrits, en tenant compte – autrement dit – des suffrages non exprimés (abstention + blancs et nuls). Les paires d’élections sont classées des plus fortement corrélées aux moins fortement corrélées, par pays.
TABLEAU 1 : Coefficients de corrélation des suffrages des partis, en pourcentage, par pays et par paire d’élections, suffrages non exprimés (abstentions, blancs et nuls) inclus (E = européennes ; L = législatives ; P = présidentielles)

Les coefficients de corrélation sont, bien entendu, toujours positifs. Mais les écarts constatés sont assez grands : le coefficient de corrélation, toutes élections confondues, va de 0,379 seulement (E 84 x L 84, Danemark) à 0,998 – c’est-à-dire très près du maximum 1,0 (E 84 x E 79, Royaume-Uni). Si l’on s’en tient à la comparaison des élections européennes entre elles, la fourchette est un peu plus étroite puisqu’elle va de 0,901 (E 84 x E 79, Belgique) à 0,998 (E 84 x E 79, Royaume-Uni).
Premier type : spécificité des élections européennes (élections typées).
4Dans 6 des 9 pays considérés – Danemark, France, Irlande, Pays-Bas, R.F.A. et Royaume-Uni – la corrélation est plus forte entre élections de même nature (européennes ou législatives voire présidentielles) qu’entre élections de nature différente, même si elles sont plus proches dans le temps (Européennes x législatives, européennes x présidentielles). La spécificité de chaque genre de consultation, européennes incluses, l’emporte donc sur l’évolution temporelle des rapports de force électoraux. Dans 4 de ces pays les Européennes de 1984 et 1979 sont même plus fortement corrélées entre elles que les deux Elections Législatives considérées ne le sont entre elles :
- Danemark (0,992 pour les Européennes ; 0,894 pour les Législatives),
- Pays-Bas (0,976 pour les Européennes ; 0,953 pour les Législatives),
- Royaume-Uni (0,998 pour les Européennes ; 0,953 pour les Législatives),
- France (0,978 pour les Européennes ; 0,902 pour les Législatives ; avec – par ailleurs – une sur-corrélation des Présidentielles malgré les sept ans qui les séparent : 0,981). Dans les 2 autres pays du même type, la liaison est plus forte entre Législatives qu’entre Européennes :
- Irlande (0,960 pour les Législatives ; 0,951 pour les Européennes),
- R.F.A. (0,991 pour les Législatives ; 0,938 pour les Européennes).
5Dans les 6 pays, la spécificité des Européennes, comme des Législatives, est clairement affirmée. Quand on passe de la comparaison des élections de même nature entre elles (E x E ; L x L ; P x P) à celle de paires d’élections de nature différente (E x L ; E x P), les coefficients de corrélation diminuent nettement :
- de 0,894 au pire dans le premier cas à 0,398 au mieux dans le second cas, pour le Danemark,
- de 0,953 à 0,688 pour les Pays-Bas,
- de 0,953 à 0,665 pour le Royaume-Uni,
- de 0,902 à 0,852 pour la France,
- de 0,951 à 0,720 pour l’Irlande,
- de 0,938 à 0,760 pour la R.F.A.
Deuxième type : non spécificité des élections européennes.
6Dans aucun pays, si l’on s’en tient à ces calculs du Tableau 1, on ne trouve la situation inverse d’une corrélation systématiquement plus forte entre élections de nature différente (E x L) qu’entre élections de même nature – E x E ; L x L (modèle idéal des élections non typées). Restent cependant 3 pays – Belgique, Grèce, Italie – où la situation est à mi-chemin entre ces deux positions opposées : une fois sur deux les Européennes sont davantage corrélées aux législatives les plus proches – en 1979 pour la Belgique et l’Italie, en 1984 pour la Grèce – mais l’autre fois la corrélation entre élections de même nature (législatives entre elles ou européennes entre elles) l’emporte. Autrement dit, sans disparaître totalement, la spécificité de l’élection européenne s’estompe et elle tend à s’intégrer dans le cycle des élections nationales normales. Cette explication est corroborée par le faible écart séparant les coefficients de corrélation des diverses paires d’élections considérées dans ces trois types :
- Belgique : de 0,946 à 0,901,
- Grèce : de 0,991 à 0,985 (si l’on ne tient pas compte des législatives de 1977),
- Italie : de 0,990 à 0,982.
7Tout se passe comme si l’on votait de la même façon quel que soit le genre de consultation, les évolutions se faisant dans le temps plutôt qu’en fonction de l’enjeu spécifique de l’élection. Or il se trouve que ces trois pays sont les seuls où le vote soit plus ou moins obligatoire. Il l’est en Belgique et en Grèce ; il peut être considéré comme quasi-obligatoire en Italie où l’abstention doit être "justifiée". On peut se demander, dès lors, si la spécificité de l’élection européenne constatée dans les autres pays de la Communauté (premier type) ne vient pas tout simplement de ce que le vote y est facultatif et la participation beaucoup plus faible que dans les autres types de consultation. Le trait caractéristique de l’élection européenne serait, partout où le vote n’est pas obligatoire, un certain sur-abstentionnisme.
II. Typologie des elections européennes.
8Pour vérifier cette hypothèse nous avons refait les calculs de corrélation entre nos diverses paires d’élections, par pays, en ne tenant plus compte des suffrages non exprimés, bref en neutralisant la non participation (Tableau 2).
Tableau 2 : Coefficients de corrélation des suffrages des partis, en pourcentage, par pays et par paire d’élections, suffrages non exprimés exclus

* si l’on prend L.80 au lieu de L.76, E79xL80 =.990 ; L83xL80=.984 (Le Luxembourg n’est pas pris en compte, faute de données comparables eu égard à ses modes de scrutin législatif et européen).
9D’emblée les écarts se réduisent entre extrêmes : le coefficient de corrélation toutes élections confondues, va de 0,603 (E 79 x L 79, Danemark) à 0,998 (E 79 x L 79, Italie), au lieu de 0,379 à 0,998. Pour les seules élections européennes, comme prévisible, la fourchette – au contraire – s’écarte (0,862 en Belgique, 0,994 en R.F.A., au lieu de 0,901-0,998). Surtout notre typologie initiale se complète en se raffinant. Les 3 types logiques – élections typées, élections non typées, situations intermédiaires – sont désormais tous pourvus et celui des élections non typées, qui était vide lorsqu’on prenait en compte les suffrages non exprimés, se trouve le plus nombreux quand on les neutralise.
Les élections typées : spécificité des Européennes.
10Dans ce type la liaison est plus forte entre élections de même nature – élections européennes comparées entre elles, législatives comparées entre elles – qu’entre élections de nature différente, même rapprochées dans le temps. L’élection européenne demeure donc une élection spécifique, au-delà du sur-abstentionnisme qui la caractérise par ailleurs.
11Mais ce type ne compte que le Danemark (E 84 x E 79 = 0,924 ; L 84 x L 79 = 0,892 contre E 84 x L 84 = 0,711 ; E 79 x L 79 – 0,603) et, si l’on ne tient pas compte de l’élection présidentielle, la France (E 84 x E 79 = 0,942 ; L 81 x L 78 = 0,939 contre E 84 x L 81 = 0,925 et E 79 x L 78 = 0,924).
Au Danemark l’entrée en scène à chaque élection européenne d’un rassemblement anti-C.E.E. (Folkebevaegelsen, près de 21 % des suffrages exprimés en 1979 et en 1984) suffit à expliquer la spécificité de cette consultation par rapport aux élections législatives, indépendamment de la participation.
En France, il faut introduire l’élection présidentielle pour comprendre. L’élection européenne se distingue nettement des élections législatives parce qu’elle tend à se confondre avec l’élection présidentielle, elle-même très typée par rapport aux législatives. Les trois paires d’élections les plus corrélées le montrent bien : E 79 x P 74 (0,989), P 81 x P 74 (0,988), E 84 x P 81 (0,960). Le choix des têtes de listes européennes parmi les "présidentiables" en 1979 et 1984 n’y est évidemment pas pour rien. Les Européennes, dans ce contexte, constituent un galop d’essai présidentiel même s’il arrive à certains, et non des moindres, de refuser de courir. La loi électorale proportionnelle dans le cadre national, choisi pour les Européennes, les apparente par ailleurs au premier tour des présidentielles et les oppose aux législatives, marquées par le scrutin uninominal majoritaire à deux tours. La France, en ce domaine, fait cavalier seul puisqu’elle est le seul Etat membre de la Communauté à avoir abandonné, pour les élections européennes, son principe électoral alors dominant.
Les élections non typées : interchangeabilité des Européennes.
12Dans ce type, le plus nombreux, la liaison la plus forte unit les élections les plus proches dans le temps, quelque que soit leur nature. Les consultations, degré de participation mis à part, sont pour ainsi dire interchangeables. C’est le cas de la Belgique, de la Grèce, de l’Italie et de la République Fédérale. La faiblesse des écarts entre coefficients de corrélation, dans chaque pays, va également dans le sens de la thèse de l’interchangeabilité des consultations. Les écarts ne s’accroissent parfois un peu qu’avec l’augmentation de la durée séparant deux élections (les cinq années séparant les Européennes en Belgique, les quatre ans séparant les législatives en Grèce).
Type intermédiaire.
13Restent trois pays – Irlande, Pays-Bas et Royaume-Uni – où dans un cas sur deux l’élection européenne est fortement corrélée à l’élection législative la plus proche (Européennes de 1979 pour le Royaume-Uni et les Pays-Bas, de 1984 pour l’Irlande). Mais dans l’autre cas la corrélation Européennes x Législatives est moins forte que la corrélation entre législatives (Irlande, Pays-Bas) ou la corrélation entre européennes (Royaume-Uni). Bref les Européennes ne sont ni tout-à-fait interchangeables, ni tout-à-fait spécifiques.
14Au-delà des nuances apportées par la différenciation des types 2 et 3, l’essentiel est qu’en neutralisant l’abstention on s’aperçoit qu’à deux exceptions près – Danemark et, peut-être, France – la spécificité de l’élection européenne tend à disparaître plus ou moins nettement, l’élection à l’Assemblée des Communautés Européennes s’intégrant dans la série temporelle des consultations électorales nationales.
Conclusion.
15Karlheinz Reif a proposé, pour comprendre les élections européennes, la théorie des élections "secondaires et intermédiaires". Selon cette théorie les Européennes, par comparaison aux élections "principales" comme les Législatives (ou les Présidentielles en France), sont marquées par une participation inférieure et un vote sanction contre la majorité au pouvoir2. La typologie que nous avons proposée ici n’est pas contradictoire avec ce modèle, dans la mesure où elle tend à montrer que sauf la promotion artificielle de la participation électorale par le vote obligatoire (Belgique, Grèce, Italie), les Elections Européennes sont bien marquées par un sur-abstentionnisme mais n’ont pas de spécificité particulière, hormis au Danemark et, peut-être, en France. Au total la réponse à la question "Une élection européenne ou dix élections nationales ?" doit être nuancée mais elle est nette. L’élection européenne a sans doute une spécificité – le sur-abstentionnisme associé à une certaine libération du vote (peu ou pas de vote tactique ou utile). Mais elle demeure, pour l’essentiel, une "élection-sanction" de caractère national, dont les effets européens, sur la composition et le fonctionnement de l’Assemblée des Communautés Européennes sont non voulus, inattendus, bref latents parce qu’ils ne représentent que la somme de choix nationaux étrangers à l’enjeu européen.
Notes de bas de page
1 Cf. REIF (Karlheinz), SCHMITT (Hermann), "Nine Second-Order national Elections, A Conceptual Framewark for the Analysis of European Election Results", European Journal of Policial Research 8, 1980. Cette première étude a été complétée et développée dans : REIF (K.) ed. European Elections 1979/81 and 1984. Conclusions and Perspectives from Empirical Research, Berlin, Quorum, 1984 (European Electoral Studies).
2 Cf. REIF (K.), "Ten Second-Order National Elections", in : REIF (K.) ed. Op. Cit. : pp. 18-23.
Auteur
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