Les relations franco-portugaises et la problématique de l’intervention militaire portugaise en Europe
p. 89-94
Texte intégral
1Début août 1914 éclata la première guerre mondiale, qui prit au fil des jours, des mois et des années, le caractère d’un conflit mondial. Elle mit aux prises les principaux États du monde qui se trouvèrent répartis en deux blocs : d’un côté, le bloc des empires centraux, comprenant l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, que nous désignons aussi du terme de Puissances Centrales, alliées à la Turquie ; de l’autre, l’Entente qui compta d’abord la France, l’Angleterre, la Russie, la Serbie, la Belgique et plus tard le Japon, l’Italie, les États-Unis, etc.
2La guerre résultait du choc des impérialismes1. Elle était le débouché logique des contradictions inéluctables, irréductibles et insolubles, entre les principales puissances. Comme puissance ascendante en quête de sphères d’influence et de territoires coloniaux, l’Allemagne joua un rôle essentiel dans l’accumulation de ces contradictions ; ses visées sur les possessions coloniales portugaises et belges constituent de ce point de vue, l’illustration la plus proche et la plus vivante. En posant le problème d’un repartage du monde, en appuyant cette revendication sur des préparatifs de guerre intenses par le développement d’un puissant potentiel militaire et naval – ce qui heurtait nécessairement l’hégémonie britannique ainsi que la France – l’Allemagne joua un rôle essentiel dans l’accumulation des explosifs.
3Dans ce conflit qui, quatre années durant, non seulement mobilisa les ressources humaines et matérielles des belligérants, mais affecta pratiquement toutes les régions du monde, quel cours prirent les relations entre la France et le Portugal ?
4La France était l’un des principaux champs de bataille et l’un des belligérants qui reçut les plus rudes coups du début. L’invasion d’une partie de son territoire, la réduction de son potentiel économique, les pertes subies en hommes et en matériel, vont faire dépendre largement son effort de guerre des ressources extérieures. Aussi, tant pour se procurer ces différentes ressources, pour obtenir d’éventuels concours militaires que pour étendre au Portugal la lutte totale contre l’Allemagne, elle allait s’intéresser à ce pays. La question essentielle était plutôt celle de l’attitude du Portugal face au conflit. D’elle dépendrait, avant tout, la nature et l’étendue des rapports entre les deux pays. Des deux positions qu’il lui était possible d’adopter, la neutralité plus ou moins bienveillante envers l’Entente, ou la belligérance aux côtés de ce bloc, en raison de sa situation internationale – alliance avec l’Angleterre, convoitise allemande sur les colonies – le Portugal, après bien des péripéties, choisira la seconde et interviendra militairement sur le front occidental à partir de janvier 1917. Cependant, la problématique des raisons profondes de son engagement militaire en Europe et du processus de cet engagement nous semble ne pas avoir eu jusqu’à présent une réponse d’ensemble satisfaisante ; de même, l’histoire réelle de cet engagement – celle de ses différentes étapes et de ses conditions – reste obscure.
5L’explication la plus répandue quant à cette intervention, reprend la thèse officielle de l’époque, qui fonde l’attitude du Portugal sur son alliance avec l’Angleterre. Les éléments essentiels de cette thèse sont exposés dans le rapport officiel du gouvernement portugais, publié dans le Diario do Governo du 17 janvier 1917, peu avant le départ en France des premières unités combattantes du C.E.P., le Corps Expéditionnaire Portugais.
6Comme tous les autres belligérants, le Portugal attribua à l’Allemagne, c’est-à-dire à l’ennemi, la responsabilité de la rupture et de la déclaration de guerre. Initiative ou responsabilité ?
7Le gouvernement portugais exposait en même temps, que depuis le début du conflit, il n’avait cessé d’accomplir les devoirs imposés par son alliance avec l’Angleterre ; il énuméra, à l’appui, toute une série d’actes de soutien à l’Entente et de belligérance de fait contre l’Allemagne. Abordant les raisons de l’engagement militaire, il considéra la guerre comme étant « une guerre fondamentalement d’alliance ». Selon le rapport, les différentes nations y ont été entraînées par le jeu de leurs alliances. « Pratiquement », y lit-on en effet, « toutes ces nations n’ont rien avec la question initiale du conflit. Elles luttent parce qu’elles comprennent que sans ces alliances, leur existence peut d’un moment à l’autre péricliter »2.
8Le caractère mondial de la guerre et sa tendance à renforcer le phénomène d’adhésion à l’un ou à l’autre des blocs de puissances, les données de la situation internationale du Portugal peuvent faire facilement accréditer cette thèse qui fait de l’alliance anglaise les raisons de l’intervention portugaise.
9Certes, l’alliance avec l’Angleterre est une donnée constante dans l’histoire de l’intervention du Portugal en raison de sa fonction de guide officiel de la politique extérieure depuis des siècles. Mais elle ne semble pas avoir été en soi la cause déterminante de l’intervention dans la guerre. Il nous apparaît plutôt qu’elle en a été le prétexte et qu’il faudrait chercher ailleurs l’explication du choix portugais.
10En évoquant l’existence qui peut d’un moment à l’autre péricliter sans les alliances, le gouvernement portugais songe sans doute aux possessions coloniales dont l’instrument essentiel de défenses est, théoriquement, l’alliance avec l’Angleterre. Mais en quoi mener la guerre en Europe auprès de l’allié britannique était-il nécessaire à la préservation de l’Angola ou du Mozambique ?
11 Le gouvernement britannique avait promis sa protection, et demandé au Portugal de se tenir à l’écart du conflit, du moins officiellement, au niveau européen. Par ailleurs, la guerre aux colonies s’est déroulée depuis octobre 1914, sans qu’il y ait eu rupture avec l’Allemagne et au moment où celle-ci se produisait, le danger était largement écarté. Le général Botha avait obtenu la reddition des troupes allemandes du Sud-Ouest Africain, tandis que dans l’Est Africain, la situation militaire avait été largement redressée.
12Comment donc expliquer que le Portugal ait voulu intervenir à tout prix en Europe ?
13La réponse à cette question nous semble résider dans une hypothèse que nous empruntons à Arthur Ribeiro Lopes qui écrit à propos de la motivation des gouvernants portugais :
« Ils redoutaient que l’Angleterre, signataire de la convention secrète avec l’Allemagne pour le partage des colonies portugaises, que l’Angleterre des traités de Lourenço Marquès, de l’ultimatum et des pourparlers coloniaux de 1913, ivre de la victoire, absorbât définitivement toutes les colonies portugaises ou en fit un appât pour une paix prématurée »3.
14Cette hypothèse, dont nous n’avons pas les moyens de vérification, mais que nous essayons d’enrichir, et particulièrement son second aspect, nous semble être la seule susceptible de répondre à la problématique de l’intervention portugaise ; elle seule, en effet, est susceptible de pouvoir expliquer à la fois l’insistance du Portugal à intervenir militairement en Europe, et le continuel refus britannique de ce concours.
15La préoccupation n’était pas nouvelle. Déjà, à l’occasion des guerres balkaniques, certains milieux portugais s’étaient interrogés sur l’avenir et la place de leur pays et du domaine colonial, au cas où éclaterait la conflagration mondiale qui s’annonçait manifestement à l’horizon ; ainsi, pouvait-on lire dans le Século d’octobre 1912 ces lignes significatives :
« ... Et nous ? Quel rôle peut nous échoir dans le conflit ? Jusqu’à quel point pouvons-nous en ressentir les conséquences ? L’Alliance avec l’Angleterre peut nous englober dans la conflagration qui s’annonce. Possesseur de domaines convoités par beaucoup, le Portugal peut être dans la guerre à venir, et les arrangements qui s’ensuivront, non chair à canon, mais chair à compensation, et cette situation est d’autant plus grave qu’il est indéniable que la crise nous trouve désarmés »4.
16La guerre reposait la question avec plus d’acuité. En effet, relativement au refus du gouvernement britannique et à un « mauvais coup » éventuel de la part de ce pays, les autorités portugaises n’étaient pas indifférentes aux propos qui accompagnaient le cliquetis des armes. La publication dans le Livre Blanc portugais, comme texte officiel composant l’histoire de l’intervention, d’une interview du ministre français des Affaires Étrangères Delcassé au quotidien milanais le Corriere della Sera nous semble assez révélatrice. Dans cette interview transmise par Joâo Chagas à Freire de Andrade, ministre des Affaires Étrangères portugais, le 24 août 1914, Delcassé déclara notamment :
« Je crois que la carte de l’Europe sera remaniée pour un siècle. Le prochain congrès aura à accomplir une tâche plus grave et plus longue que celle des diplomates réunis après Waterloo. La distribution des bénéfices sera proportionnée aux sacrifices et la part de chacun sera proportionnelle aux efforts, chacun recevra selon son apport »5.
17Il est évident que, comme au Congrès de Vienne, et encore plus, les modifications des cartes et la distribution des bénéfices s’étendront aux sphères d’influence et aux territoires coloniaux.
18De tels propos ne pouvaient que faire résonner le précédent des accords anglo-allemands, car si l’Allemagne en a été à l’origine, ceux-ci n’ont été possibles qu’avec la complicité de l’Angleterre qui a voulu préserver ses intérêts dans sa rivalité avec l’Allemagne. Or, le contexte de la guerre se prêtait à de nouveaux marchandages de ce genre.
19Expliquant l’attitude britannique face au problème de la position internationale du Portugal dans la guerre, une attitude qui fut en réalité, pendant longtemps, celle du refus de l’offre de concours portugais, Sir Edward Grey évoque les risques d’attaques navales allemandes contre les colonies et le commerce portugais dont la protection constituerait des charges supplémentaires pour la flotte britannique6. Cet argument ne pouvait être valable que pour la période précédant la rupture germano-portugaise. Or, le refus du gouvernement britannique s’est maintenu après la rupture. L’acceptation, dans les conditions que nous verrons plus loin, tant du principe de la coopération que de celui des dépenses relatives aux troupes portugaises en Europe, constitue, a postériori, une réfutation des arguments britanniques basés sur le péril naval allemand et sur la crainte d’une charge supplémentaire.
20En refusant le concours militaire du Portugal depuis le début de la guerre, et après sa rupture avec l’Allemagne, l’Angleterre voulait le tenir à l’écart de la partie européenne du conflit qui, pourtant, allait décider de l’essentiel. Dans quelle mesure, ce faisant, le gouvernement anglais n’entendait-il pas conserver vis-à-vis du Portugal, une liberté d’action et par conséquent, rendre disponible à tout moment cet instrument de réserve diplomatique, cette monnaie d’échange qu’a toujours constitué l’empire colonial portugais ?
21L’utilisation de celui-ci dans la recherche d’une paix de compromis avec l’Allemagne dans la guerre en cours, comme ce fut le cas dans le passé à propos d’autres questions, aurait été rendu difficile, sinon impossible par une participation militaire portugaise en Europe. Telle nous semble être l’explication de l’attitude de l’Angleterre aussi bien que de celle du Portugal dont l’intervention militaire, aussi contradictoire que cela puisse paraître, et contrairement aux proclamations, était beaucoup plus dirigée contre sa propre alliée l’Angleterre que contre l’Allemagne.
22Les milieux dirigeants portugais proclamaient agir en vertu de l’Alliance, mais n’hésitaient pas à faire connaître le fond de leurs préoccupations quand l’occasion se présentait. Norton de Mattos, un ancien gouverneur d’Angola, ministre de la guerre et principal organisateur du Corps Expéditionnaire Portugais ne déclara-t-il pas aux officiers de la mission militaire française :
« C’est le sort de nos colonies qui est en jeu, et nos colonies, c’est l’avenir du Portugal en même temps que son passé. Sans nos colonies, que sommes-nous, un tout petit pays sans force par lui-même et destiné un jour ou l’autre à être absorbé par l’Espagne »7.
23Mais, à partir de ce facteur de base, entrèrent également en ligne de compte d’autres éléments, tels que le besoin d’affermissement du régime républicain et de sa consécration internationale, le poids des luttes partidaires et sociales.
24Après ce que nous considérons comme l’explication possible de l’attitude de l’Angleterre et du Portugal, reste la question suivante : comment, en dépit de la position résolue de l’Angleterre, antérieurement et postérieurement à la rupture germano-portugaise, le gouvernement portugais a-t-il pu entrer dans la guerre européenne ?
25C’est ici qu’interviennent l’action et les besoins de la France. En effet, la conjugaison de deux éléments, les besoins de la France et sa politique vis-à-vis du Portugal d’une part, la volonté de participation de celui-ci de l’autre, ont permis l’intervention militaire portugaise.
26La France exprima, à différents moments du conflit, des besoins vis-à-vis du Portugal dont, à l’inverse de l’Angleterre, elle avait peu de raison de voir retarder l’intervention. Le Portugal, quant à lui, prit appui sur les demandes formulées par la France pour sortir de la situation dans laquelle l’Angleterre entendait le maintenir. Du projet de la création d’une division auxiliaire portugaise au début du conflit (octobre-décembre 1914) à l’envoi du Corps Expéditionnaire en France en janvier 1917 en passant par la rupture du 9 mars 1916, les demandes de la France et son attitude devaient être des facteurs importants de modification de l’attitude britannique.
27Ainsi les relations entre les deux pays n’échappèrent pas aux réalités du conflit. Au contraire, elles s’intensifièrent par le développement de multiples formes d’échanges et de coopération dans les limites autorisées par la situation internationale du Portugal.
Notes de bas de page
1 . Nous empruntons cette expression à Georges W.F. Hallgarten qui en fait le titre de sa remarquable contribution à la discussion scientifique des causes de la guerre : « Le choc des Impérialismes » in Histoire de l’Europe (ouvrage collectif sous la direction de Max Beloff), Milan, Mazorati, 1964 (4 vol.), t. II, pp. 1095-1132. Pour une étude de cas, en matière de politique impérialiste, on se référera à l’ouvrage du même auteur : Impérialismus vor, 1914, Munich, Beck 1951 (2 vol.), qui se veut une approche théorique et sociologique de la politique extérieure des trois principales puissances de l’Europe Occidentale, la France, l’Angleterre et l’Allemagne.
2 . Rapport de la Présidence du Conseil des ministres de la République portugaise, Diario do Governo, 17 janvier 1917, pp. 41-42.
3 . LOPES (A. Ribeiro), Histoire de la République portugaise, Paris, Les Oeuvres Françaises, 1939, pp. 189-190.
4 . Principaux passages d’un article du Século reproduit dans la lettre du chargé d’Affaires de France à son Ex. Raymond Poincaré, Président du Conseil, ministre des Affaires Étrangères, Lisbonne, 19 octobre 1912. MAE/NSE CPC1897-1918, Portugal, n° 33.
5 . MNE /Portugal no conflito Europeu, . 1ère partie, 1er août 1914 – mars 1916, p. 27.
6 . GREY (Sir Edward), Twenty five years 1892-1916, New-York, 1935, Vol. II, p. 233.
7 . Le Lieutenant-Colonel Jogal Paris au Commandant en chef et au Ministre de la Guerre. Lisbonne, 5 septembre 1916 SHA/16N 2982.
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