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Les fondements du conservatisme autrichien, 1859-1879

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Jean-Paul Bled

Seconde partie. Les conservateurs et les problemes de leur temps

Chapitre IX. Les conservateurs et la place de l’autriche en Europe

Texte intégral

1La défense du rang de l’Autriche en Europe figure parmi les soucis prioritaires des conservateurs. Les positions qu’ils occupaient traditionnellement dans la Diplomatie et dans l’Armée les ý prédisposaient. Metternich leur avait également appris que tout ébranlement de l’équilibre européen, toute crise sur le continent propageait une onde qui, du fait de sa situation géographique, mais aussi de sa fragilité liée à son pluralisme politique et ethnique trouvait une résonance en Autriche. La conjoncture enfin les invite à suivre de près le développement des événements sur la scène internationale.

2Pour la Monarchie des Habsbourg, ces deux décennies sont décisives. Elles voient en effet s’amorcer le déclin de sa puissance en même temps qu’elles imposent une mutation à sa diplomatie. En l’espace de sept années, l’Autriche est exclue de ses deux principales zones d’influence. Alors que depuis des siècles les Habsbourg étaient les premiers des princes allemands, la Monarchie est chassée du corps germanique en 1866. Quatre ans plus tard s’évanouit pour elle la dernière chance de reprendre pied en Allemagne. A la veille du conflit qui l’oppose en 1859 à la France et au Piémont-Sardaigne, l’Autriche occupe en Italie une situation dominante. Sept ans plus tard la Péninsule est sur le point de faire son unité. En deux temps, la Lombardie-Vénétie a été perdue pour l’Autriche. Les princes sur lesquels elle s’appuýait ont pris le chemin de l’exil. De sa puissance italienne il ne reste plus à la Monarchie que quelques résidus sur lesquels se fixera l’irrédentisme transalpin. Cette série de revers la contraint à un réexamen des orientations fondamentales de sa politique extérieure. Maintenant que la route de l’Allemagne et de l’Italie lui est fermée, la Monarchie n’a d’autre choix que de se tourner vers le sud-est de l’Europe. L’occupation de la Bosnie-Herzégovine à la fin de 1878 traduit ce tournant fondamental.

3Au cours de ces vingt années, les conservateurs autrichiens ont donc à faire face à la succession de deux périodes aux lignes directrices nettement marquées. Avec la première s’achève, dans les convulsions des défaites militaires, une ère de l’histoire de la Monarchie habsbourgeoise tandis que la seconde représente le début d’une phase nouvelle. La première confronte les conservateurs en Allemagne et en Italie à des problèmes qui leur sont depuis longtemps familiers et pour lesquels ils trouvent dans l’héritage metternichien un ensemble lié d’explications et de réponses. La seconde les conduit à se prononcer sur l’engagement de la Monarchie dans le sud-est de l’Europe. Non que les questions balkaniques aient été jusqu’alors étrangères à leurs préoccupations. Mais la rupture avec le passé vient de ce que, après 1870, les Balkans s’offrent désormais comme le seul champ d’action possible à l’influence de la Monarchie. Il ý a là pour les conservateurs une situation entièrement nouvelle qui exige d’eux une capacité d’adaptation à laquelle la tradition metternichienne, fondée sur le maintien du statu quo dans cette partie de l’Europe, les prépare mal.

I. Principes d’une politique étrangère

4Les conservateurs appliquent à la politique étrangère de la Monarchie un ensemble de principes dont le premier veut qu’en Autriche, plus que dans tout autre État, affaires intérieures et affaires extérieures sont étroitement liées. Outre la situation centrale qu’il occupe en Europe, cette solidarité tient à la structure hétérogène de l’Empire, toute secousse, notamment toute agitation nationale à ses frontières, menaçant de connaître un prolongement à l’intérieur de son territoire. Cette liaison fait que, sans cohésion interne, la Monarchie ne peut mener une politique étrangère active. Inversement, elle lui fait obligation d’intégrer cette diversité dans le processus d’élaboration de sa diplomatie.

  • 1 Lettre du comte Bernhard Rechberg au baron Alexander Bach, Vienne, 10 mars 1860, AVA, NL Bach, Kart (...)

5Les exemples abondent qui témoignent de la conscience qu’ont les conservateurs de cette relation étroite entre affaires intérieures et extérieures. Ainsi, après le désastre de 1859, Rechberg qui a désormais la responsabilité de sa politique étrangère se fixe pour règle de tenir la Monarchie hors de tout conflit aussi longtemps qu’elle n’aura pas refait ses forces1. Dans les années qui suivent Sadowa, les conservateurs tiennent le même langage : la Monarchie doit accorder la priorité au règlement de ses problèmes intérieurs ; tant qu’elle n’aura pas recouvré son équilibre interne, il lui faut s’abstenir de toute initiative prématurée et s’interdire de conclure des alliances qui lui imposeraient des obligations sans rapport avec l’état de ses forces phýsiques et morales. La question d’Orient est également révélatrice de ce lien entre politique intérieure et politique extérieure. Le comte Revertera est très explicite sur ce point :

  • 2 Comte F. REVERTERA, Die ungarische Frage, p. 4-5.

« tout ce qui se produit en Turquie », observe-t-il, « est en un certain sens pour l’Autriche une question de politique intérieure »2.

Dans cette perspective, la transformation de la Monarchie en un ensemble fédéral paraît la solution la plus appropriée pour permettre de faire face aux échéances que semble annoncer l’état de décomposition atteint par l’Empire ottoman :

  • 3 Paweł POPIEL, « Considérations sur l’organisation politique de l’Autriche adressées au comte Belcre (...)

« si dans un proche avenir », croit pouvoir prédire le Polonais Paweł Popiel, « la question d’Orient venait à convulsionner l’Empire turc, des provinces et des nationalités tout entières viendraient spontanément s’annexer à la Fédération autrichienne sans détruire ni l’équilibre ni l’économie de la Monarchie »3.

  • 4 Comte F. REVERTERA, Die ungarische Frage, p. 10.

A l’inverse, quand ils dressent le procès du dualisme, l’un des principaux griefs que les conservateurs lui adressent est de paralýser l’action de la Monarchie en direction de l’Europe balkanique, en éloignant d’elle les Slaves du sud4.

  • 5 Lettre du comte Bernhard Rechberg au baron Schrenk, Vienne, 5 juin 1859, HHStA, PA I, NL Rechberg, (...)
  • 6 Il est à noter que, tout au long du XIXe siècle, l’Autriche apparaît comme la terre de la Légitimit (...)

6Idée-force du credo conservateur, le principe de légitimité étend son champ d’application aux relations entre les membres de la communauté internationale. Il exige notamment le respect des traités comme la base des rapports entre États. « L’Autriche se tient fermement sur le terrain du droit et des traités », assure Rechberg. « Elle ne s’en laissera pas détourner »5. Là encore apparaît la connexion entre affaires intérieures et extérieures. Le principe de légitimité, soutiennent les conservateurs, a pour corollaire la défense des dýnasties régnantes contre les agressions qui visent à les renverser6. Cette interprétation du concept de légitimité explique que les conservateurs prennent en 1863 le parti de la Russie contre les insurgés polonais. Elle fournit encore la clef de leur refus de partager la fièvre nationaliste qui secoue le monde germanique quand éclate l’affaire des Duchés.

7Fidèles disciples de Metternich, les conservateurs s’affirment d’ardents avocats de l’entente des trois grandes monarchies de l’Europe centrale et septentrionale. Dans la tradition de Münchengraetz et de Teplitz, ils estiment que, face aux entreprises de subversion qui visent à bouleverser l’ordre européen, ces trois États doivent présenter un front commun. Ce souhait ne les quitte pas de toute la période. Au dessein prêté à Napoléon III de vouloir diffuser la Révolution à travers l’Europe ils veulent opposer la digue formée par l’alliance des puissances conservatrices. Tel est notamment l’objectif de Rechberg :

  • 7 Lettre du comte Bernhard Rechberg au comte Friedrich Thun, Vienne, 30 janvier 1860, HHStA, PA I, NL (...)

« seule l’union de l’Autriche, de la Russie et de la Prusse », écrit-il à Friedrich Thun, « peut faire obstacle à ces entreprises d’un esprit malade. Là est l’unique moýen de maintenir la tranquillité en Europe »7.

  • 8 Cité in P. MÜLLER, op. cit., p. 331, lettre du prince Alfred Windischgraetz, à Guillaume 1er roi de (...)
  • 9 F. ENGEL-JANOSI, Der Freiherr von Hübner, 1811-1892. Eine Gestalt aus dem Österreich Kaiser Franz J (...)

Peu avant sa mort, le vieux maréchal Windischgraetz redit sa certitude que, pour les trois monarchies du Nord et du Centre de l’Europe, il n’est de meilleur rempart contre la subversion de l’ordre politique et social que dans leur union8. Encore en 1878 quand, inquiet de l’influence croissante de Gambetta dans la vie politique française il redoute que la France ne provoque une nouvelle crise européenne, Hübner voit dans la solidarité des puissances conservatrices la meilleure réponse à ce défi9.

8Le souci de cette entente n’apparaît jamais mieux que lorsqu’il advient que l’Autriche est placée en situation de rivalité potentielle avec l’une des deux autres puissances. C’est le cas dans la question allemande pour laquelle, convaincus qu’un conflit austro-prussien servirait les seuls intérêts de la Révolution, entendons des libéraux et des démocrates, les conservateurs ne conçoivent de règlement que dans le cadre d’un accord entre Vienne et Berlin. Cette remarque vaut également pour la question d’Orient dans laquelle l’Autriche est nécessairement appelée à rencontrer la Russie. Là encore les conservateurs souhaitent que les deux empires associent leurs efforts pour organiser de concert les Balkans.

9Ces exemples montrent combien la lutte contre la Révolution compte parmi les principaux ressorts de l’engagement des conservateurs en matière de politique étrangère. Comme sur le front intérieur, ils ý développent une mentalité obsidionale. L’ordre européen leur paraissant l’objet d’une vaste conspiration, ils tendent à voir dans toute crise la main d’une internationale révolutionnaire.

  • 10 id., p. 140-141.
  • 11 Henrý SALOMON, L’Ambassade de Richard de Metternich à Paris, Paris, 1931.

10Tout naturellement, les conservateurs sont tentés de dénoncer dans la France le foýer de ce complot. Les ý invite l’identification qu’ils tendent à établir entre l’esprit français et l’esprit de révolution. S’il en était besoin, le présent suffirait à vérifier cette thèse à leurs ýeux. Napoléon III, en qui, à l’image de son oncle, ils voient la Révolution couronnée, leur apparaît en effet comme le chef d’orchestre de cette conspiration aux multiples ramifications qui s’est fixée pour objectif le renversement de l’ordre international existant. Même ceux des conservateurs qui prônent la recherche d’une entente avec Napoléon III font leur cette interprétation puisqu’ils justifient cette démarche par le souci d’arracher l’Empereur des Français au camp de la Révolution. Ainsi d’Hübner qui, durant le temps de son ambassade à Paris, se fait l’avocat d’une alliance austro-française. La France est perçue par Hübner comme un corps malade, rongé par un virus révolutionnaire. A moins que des mesures de sauvegarde ne soient prises dans de brefs délais, c’est l’ensemble de l’Europe qui risque d’être gagnée par la gangrène. Pour prévenir ce péril, il convient d’exploiter l’ambivalence du personnage de Napoléon III qui, tout en se faisant à l’extérieur l’instrument de la Révolution, n’en est pas moins sur le front intérieur fondamentalement un homme d’ordre. Et le représentant de l’Autriche auprès des Tuileries de conclure qu’allié à la Monarchie des Habsbourg, le Second Empire pourrait être arrimé au camp conservateur10. A peu de choses près, cette thèse sera également défendue par le successeur d’Hübner, le prince Richard Metternich qui représentera l’Autriche à Paris pendant toute la durée des années soixante11.

  • 12 Vaterland, 1er septembre 1860.
  • 13 Id., 11 septembre 1860.
  • 14 Cité in Clément Serpeille de GOBINEAU, Correspondance entre le comte de Gobineau et le comte Anton (...)

11Ce point de vue ne rencontre, il est vrai, guère d’écho dans les milieux conservateurs qui lui reprochent de cultiver de dangereuses illusions sur le compte de Napoléon III. La position dominante reste une hostilité sans partage. Pour les conservateurs, Napoléon III est avant tout l’agent de la Révolution en France et, au-delà, dans l’ensemble de l’Europe. Le Vaterland le décrit comme « le premier prophète de cette nouvelle divinité »12. Plus loin, le portrait qu’il en brosse lui reproche « sa duplicité, sa perfidie et sa rapacité insatiable »13. Quant à Prokesch-Osten, considérant la France de la fin des années cinquante, il confie à son ami, le comte de Gobineau, qu’il la voit aux mains « des rouges, des joueurs en bourse, des propagateurs de principes subversifs, des aides de camp et soldats de la Révolution »14.

12Ce chef d’orchestre de la Révolution européenne, Napoléon III l’est en particulier quand il apporte son appui aux différents mouvements qui veulent faire du principe des nationalités le ressort d’un nouvel ordre international. C’est bien entendu le cas de l’Italie dont il est accusé de parrainer la marche à l’unification. Les conservateurs connaissent le jeu ambigu de Napoléon III dans les affaires allemandes. Ils savent qu’il n’a pas hésité à s’aboucher avec Kossuth. Il ne leur a pas non plus échappé qu’il a tenu le jeune État roumain sur les fonts baptismaux.

13Derrière cette sensibilisation à des événements qui, tous, traduisent une même source d’inspiration, on retrouve une idée-maîtresse du conservatisme autrichien : l’origine révolutionnaire du principe des nationalités. Dans le droit fil de la pensée metternichienne les conservateurs relèvent que son application à la vie internationale entraînerait un bouleversement de la carte politique de l’Europe et livrerait les rapports entre les États au chaos, lui-même reflet de l’anarchie dans laquelle ceux-ci seraient plongés.

  • 15 Lettre du comte Leo Thun à František Rieger, Vienne, 5 mars 1877, Archiv Narodniho Muzea, pozůstalo (...)

14A quoi s’ajoutent, là encore, des arguments propres à l’Autriche. La nature pluraliste de la Monarchie porte les conservateurs à redouter toute modification de l’équilibre des forces en Europe. En se faisant les défenseurs du statu quo, ils sont donc contraints à adopter une attitude défensive, nécessairement inconfortable face aux attaques de plus en plus vigoureuses qui le prennent pour cible. De cette structure multinationale, ils tirent pour autre conséquence que le souci de privilégier un peuple au détriment des autres doit être étranger à la détermination de la politique extérieure de la Monarchie. Celle-ci ne doit pas avoir pour ressort la défense d’intérêts nationaux particuliers. Il lui faut au contraire se fixer pour règle de n’être ni allemande ni magýare, mais authentiquement autrichienne, c’est-à-dire de se conformer au seul intérêt général de l’ensemble habsbourgeois. Cette conviction rejoint la thèse chère aux conservateurs pour laquelle il répond à la mission de l’Autriche de rassembler les peuples d’Europe centrale et de créer autour d’elle une zone de paix et de stabilité entre les masses germaniques et russes qui, faute que la Monarchie existât, subjugueraient immanquablement ces nationalités. « Cette entreprise fait partie de sa mission européenne », rappelle encore Leo Thun en 187715. Encore faut-il que la Monarchie se conforme à cette exigence. D’abord en intégrant sa diversité nationale à sa politique étrangère, mais aussi – et nous voici revenus au point de départ de cette analýse préliminaire – en n’ignorant pas qu’elle n’aura d’espoir d’atteindre ces objectifs qu’à la condition que la concorde règne entre les peuples réunis sous sa souveraineté.

I. Les conservateurs et l’unité Allemande

15C’est à l’aune de ces principes que les conservateurs autrichiens jugent le développement des affaires allemandes et italiennes. Si les commodités de l’exposé veulent qu’elles soient traitées séparément, elles n’en sont pas moins unies par des liens qui ne tiennent pas seulement à la chronologie. En 1859, parallèlement aux opérations militaires en Lombardie, l’Autriche et la Prusse se livrent un duel serré en Allemagne. C’est pour ne pas ý compromettre des positions encore dominantes que François-Joseph se résout à traiter avec Napoléon III. Sept ans plus tard, la même relation se retrouve entre les événements qui décident du sort de l’Allemagne et de l’Italie. C’est après avoir dû lutter simultanément sur les fronts allemand et italien que l’Autriche est chassée, en même temps, de ces deux aires politiques.

  • 16 Sur Karl von Bruck, cf. Richard CHARMATZ, Minister Freiherr von Bruck, der Vorkämpfer Mitteleuropas (...)
  • 17 Lettre du comte Bernhard Rechberg à son frère Albert, Kettenhof, 28 décembre 1866, HHStA, PA I, NL (...)

16Cette concomitance traduit un rapport plus profond. Celui-ci tient d’abord à ce que, depuis des siècles, l’Allemagne et l’Italie représentent pour les Habsbourg des zones d’influence privilégiées. Tout naturellement les dirigeants autrichiens croient pouvoir en déduire l’existence d’un lien consubstantiel entre la primauté de l’Autriche en Allemagne et les positions qu’elle détient en Italie. Par exemple Félix Schwarzenberg voit dans la domination de l’Autriche sur la péninsule italienne le prolongement du Reich de soixante-dix millions d’habitants dont il attend qu’il assure la suprématie de la Monarchie en Allemagne. Quant à Bruck, même si son programme est formulé en termes moins agressifs, il n’en unit pas moins étroitement l’Allemagne et l’Italie dans sa conception d’une Mitteleuropa à direction autrichienne16. Encore au début des années soixante, cette solidarité dicte à Rechberg le souci d’éviter une rupture avec la Prusse aussi longtemps que la question italienne sera en suspens17.

17D’autre part, en Allemagne comme en Italie, l’Autriche est confrontée à des mouvements d’unification nationale. Il ne s’agit pas ici de l’affrontement classique d’États en quête d’un surcroît de puissance ou soucieux de préserver leur acquis. Ce conflit met aux prises deux principes radicalement antagonistes, d’un côté l’État-Nation, de l’autre l’universalisme plurinational. Si les combinaisons de la politique ou la fortune des armes lui sont défavorables, l’Autriche ne perdra pas seulement deux zones d’influences sur lesquelles sa puissance avait jusqu’alors reposé, mais sera également atteinte jusque dans ses fondements.

18La question allemande présente toutefois pour la Monarchie danubienne d’évidentes particularités. Celles-ci tiennent en premier lieu à ce que les Habsbourg ne peuvent séparer la grandeur de leur Maison de la position hégémonique qu’elle détient depuis des siècles en Allemagne. Même s’il se veut d’abord le Souverain des paýs autrichiens, François-Joseph se considère jusqu’en 1866, et encore au-delà, comme un prince allemand. A la tradition s’ajoutent les positions des Allemands en Autriche. Sans doute serait-ce fausser l’analýse que de les tenir pour un tout homogène. Il reste que les paýs qu’ils peuplent ont été le berceau de la Monarchie et que par le nombre ils en constituent la première nationalité. Leur contribution à l’essor de la puissance autrichienne a été déterminante et leur hégémonie dans l’ensemble danubien demeure un fait actuel. Cette influence trouve un point d’appui supplémentaire dans l’appartenance d’une partie de la Monarchie au corps germanique. Qu’adviendrait-il si les Allemands d’Autriche en étaient brusquement coupés ? Leur poids au sein de la Monarchie n’en serait-il pas diminué ? Leur capacité à résister à la montée des autres nationalités n’en serait-elle pas dangereusement affectée ? Autant d’éléments qui expliquent pourquoi Vienne suit avec vigilance le développement des affaires allemandes.

  • 18 Comte Johann HARRACH, Spasa Rakouska (Le salut de l’Autriche), Prague, 1865, p. 4.
  • 19 Baron Josef Alexander von HELFERT, Geschichte der österreichischen Revolution, 2 vol., Fribourg/Br. (...)
  • 20 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic au prince Karl Schwarzenberg, Smečna, 13 août 1863, pozustal (...)

19Il faut se garder de vouloir ramener les positions des conservateurs autrichiens dans la question allemande à une seule et même ligne. L’analýse autorise en effet à relever plusieurs approches. On se contentera de mentionner les conservateurs polonais qui s’intéressent seulement aux affaires allemandes quand elles peuvent exercer une influence indirecte sur le sort de la Nation polonaise. Le cas de la noblesse historique mérite de retenir plus longuement l’attention. Son bohémisme la retient d’identifier l’Autriche à une puissance allemande. Leur réenracinement dans la tradition nationale tchèque conduit même certains aristocrates, tel le comte Johann Harrach, à inviter l’Autriche à prendre conscience qu’elle est d’abord une puissance slave et à réorienter en conséquence sa politique extérieure. Aussi, loin de chercher à recouvrer la suprématie dans l’ancien Saint-Empire, devrait-elle se tourner résolument vers les Balkans18. Ce point de vue qui signifie une rupture radicale avec l’une des lignes directrices de l’histoire autrichienne n’est sans doute le fait que d’une petite minorité. Mais la noblesse historique se retrouve unanime dans l’hostilité à toute entreprise qui tend à resserrer les liens de l’Autriche avec l’Allemagne. Déjà en 1848, Leo Thun, alors à la tête de l’administration du Roýaume, avait appuýé l’opposition de Palacký à la participation de la Bohême au Parlement de Francfort19. Plus tard, la noblesse historique manifeste la même hostilité envers le dessein grand-allemand de Schmerling. A l’approche du « Congrès des Princes », le comte Clam-Martinic dénonce le « rêve allemand » qui, souligne-t-il, est « le mauvais génie de notre politique »20. Hormis le petit groupe dont le comte Harrach est la voix, la noblesse historique ne va pas cependant jusqu’à souhaiter que l’Autriche se retire d’Allemagne. Elle ne méconnaît pas que la puissance de la Monarchie repose en partie sur l’influence qu’elle ý détient. Ce n’est donc pas à la présence de l’Autriche en Allemagne qu’elle s’oppose, mais à un processus d’unification du corps germanique dans lequel la Monarchie se laisserait entraîner. La logique de cette opposition la conduit tout naturellement à retenir la Confédération, dans son acception mettemichienne, comme mode d’organisation du monde germanique.

  • 21 H.R.v. SRBIK, Deutsche Einheit. Idee und Wirklichkeit von Villafranca bis Königgrätz, 4 vol., Munic (...)

20Ces positions sont finalement voisines de celles de Rechberg. Le rapprochement se précise si l’on considère que, par solidarité des intérêts conservateurs, la noblesse historique demeure fidèle à l’entente austro-prussienne dans laquelle elle voit d’autre part le gage de la stabilité de l’Allemagne. Avec Rechberg, c’est un disciple de Metternich qui prend en charge la conduite de la politique étrangère de la Monarchie21. Formé à l’école du vieux chancelier, il applique à la question allemande les principes qu’il en a reçus. A l’instar de Metternich, il tient l’unité de l’Allemagne pour une « absurdité » et n’imagine pas que l’organisation des États allemands puisse dépasser le stade confédéral. Sous réserve de la reconnaissance de la primauté de la Monarchie, il fonde sa politique sur l’entente de l’Autriche et de la Prusse à qui, estime-t-il, il revient de diriger l’Allemagne. Par voie de conséquence, cette recherche d’un accord direct avec la Prusse le conduit à réduire l’importance des relations avec les « États moýens ». La ligne qu’il suit dans l’Affaire des Duchés où il néglige les protestations des partenaires traditionnels de l’Autriche dans l’Allemagne du sud et du centre, en est l’illustration.

21Son souci d’une entente avec Berlin ne rend cependant pas Rechberg aveugle aux ambitions de la Prusse. Il sait qu’il entre dans le dessein de l’État des Hohenzollern d’asseoir son hégémonie en Allemagne et ne se dissimule pas qu’un conflit entre les deux puissances est, à terme, inéluctable. Mais c’est justement une appréciation réaliste du rapport des forces qui le persuade de la nécessité pour l’Autriche de reculer cette échéance. Aussi longtemps qu’elle n’aura pas réglé ses problèmes intérieurs, surmonté sa crise financière, reconstitué son potentiel militaire, apporté une solution à la question italienne, la Monarchie doit se fixer pour impératif d’entretenir des relations étroites avec la Prusse. Le successeur de Rechberg, le comte Alexander Mensdorff-Pouillý, ne fera pas une autre analýse et maintiendra la diplomatie autrichienne dans la ligne ainsi tracée.

22A l’opposé il existe au sein du conservatisme autrichien un fort courant antiprussien. Ce parti est notamment présent dans l’appareil diplomatique. Ainsi deux des ambassadeurs placés à des postes-clef, le prince Richard Metternich et le comte Anton Prokesch-Osten, plaident pour une politique de résistance à la volonté de puissance prussienne. Ambassadeur à Paris où il a été nommé peu après la guerre de 1859 avec la mission de travailler à une détente dans les relations entre les deux capitales, le prince Metternich se fait l’avocat d’une alliance franco-autrichienne dont la pointe serait tournée contre la Prusse. Ambassadeur à Constantinople, le comte Prokesch-Osten incarne dans la diplomatie autrichienne la tradition d’Olmütz. A deux reprises, sa carrière l’a amené à affronter directement les dirigeants prussiens, à Berlin d’abord où, nommé par le prince Schwarzenberg en mars 1849, il a combattu la tentative d’Union restreinte jusqu’au dénouement d’Olmütz, à Francfort ensuite où il s’est opposé durement à Bismarck. De ces deux expériences Prokesch-Osten a tiré la conclusion que, pour l’Autriche, il ne peut ý avoir de solution à la question allemande hors de l’abaissement de la Prusse.

  • 22 Id., p. 140-142.
  • 23 Lettre du comte Bernhard Rechberg au comte Alexander Mensdorff-Pouillý, Vienne, 31 octobre 1864, PA (...)

23A ces ambassadeurs il faut joindre un groupe d’Allemands, catholiques de naissance ou convertis, qu’une foi ardente alliée à une hostilité passionnelle à la Prusse a conduits à entrer au service de l’Autriche. Plusieurs d’entre eux occupent des postes élevés au ministère des Affaires étrangères. C’est le cas de Max von Gagern22. Quand il entre au service de la Monarchie en 1855, il a déjà derrière lui une longue carrière politique. Originaire du Nassau, il a joué un rôle important au Parlement de Francfort. D’abord président de la Commision des 17, il a fait ensuite partie du Ministère d’Empire en qualité de sous-secrétaire d’État. Quand il s’établit en Autriche, il est déjà converti aux thèses grand-allemandes. D’abord nommé à la tête de la Section commerciale, il est choisi peu après par Rechberg pour être le porte-parole du ministère des Affaires étrangères auprès de la presse. Choix malheureux puisque Max von Gagern va profiter de cette fonction où il est en contact quotidien avec les représentants des journaux viennois et les correspondants de la presse étrangère pour se faire le propagandiste de la cause grand-allemande et donc travailler dans un sens contraire à la politique de son ministre. Rechberg se reprochera par la suite de ne pas avoir sanctionné cette indiscipline23. Instruit par ce précédent, son successeur ne montrera pas la même mansuétude et relèvera Max von Gagern de ses fonctions.

  • 24 H.R.v. SRBIK, Deutsche Einheit, III, p. 142-154.

24La personnalité la plus marquante de ce groupe est sans nul doute Ludwig von Biegeleben en qui Srbik voit « l’adversaire le plus remarquable de Bismarck au sein de la diplomatie autrichienne »24. Né à Darmstadt en 1812, le jeune Ludwig reçoit de son éducation catholique et conservatrice l’attachement au Saint-Empire qui inspirera ses choix politiques. A Francfort où il entre au Ministère de l’Empire comme sous-secrétaire d’État auprès du ministère des Affaires étrangères, il prend le parti de l’Autriche contre les défenseurs de l’Union restreinte et soutient que la présence de la Monarchie des Habsbourg en Italie du nord correspond à l’intérêt de l’Allemagne. Ces options attirent sur lui l’attention de Schwarzenberg. Entré au ministère des Affaires étrangères en 1850, il ý est très vite chargé de la rédaction des documents diplomatiques concernant les questions allemandes. Srbik note que la seule période vraiment heureuse de sa vie est justement celle où il a Schwarzenberg pour chef. La politique étrangère du Prince étant dominée par le combat contre la Prusse, il se sent en complète harmonie avec l’orientation ainsi donnée à la diplomatie autrichienne. Promu responsable des affaires allemandes au ministère des Affaires étrangères, il n’entretient pas avec Rechberg et Mensdorff les mêmes relations de confiance. Alors qu’il voudrait que l’Autriche relève le défi qui lui est lancé par la Prusse, il déplore la ligne conciliatrice de Rechberg. Il s’en sépare encore quand il souhaite, en cela plus proche de Schmerling, que l’Autriche appuie sa politique allemande sur l’alliance des « États moýens ». Sadowa marquera la ruine de l’œuvre à laquelle il avait consacré sa vie. Bien qu’il continue de servir l’Autriche jusqu’en 1871, il sera alors un homme brisé.

25Il est toutefois à noter que, si ces deux groupes sont unis par une commune hostilité à la Prusse, leurs motivations diffèrent. Les Autrichiens de souche conçoivent fondamentalement les rapports austro-prussiens en termes de puissance, indépendamment de préoccupations nationales. Leur réaction est d’abord celle de patriotes autrichiens. A l’inverse, Biegeleben et Gagern communient dans un sentiment national allemand qui plonge ses racines dans la tradition du Seint-Empire. Celle-ci les fait abhorrer dans la Prusse le bastion du protestantisme et la puissance que la ligne directrice de son histoire conduit à vouloir soumettre les peuples allemands à une unité négatrice de leur diversité. A l’opposé, ils exaltent dans l’Autriche la puissance catholique qui a recueilli l’héritage du Saint-Empire et l’investissent de la mission de diriger l’Allemagne. Cette primauté lui imposerait cependant en contrepartie des obligations vis-à-vis de l’ensemble de la communauté allemande. En même temps que son destin est ancré en Allemagne, l’Autriche est invitée à tenir la défense des intérêts allemands pour le premier de ses devoirs. Là où Prokesch-Osten et Metternich réagissent en patriotes autrichiens, Biegeleben et ses amis se comportent d’abord en patriotes allemands.

  • 25 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic au prince Karl Schwarzenberg, Smečna, 13 août 1863, pozustal (...)
  • 26 Lettre du comte Leo Thun au comte Anton Auersperg, Vienne, 24 janvier 1867, pozůstalost Leo Thun-Ho (...)

26Les rapports de la Monarchie des Habsbourg avec le mouvement d’unification de l’Allemagne renvoient donc fondamentalement à une interrogation sur la nature de l’Autriche. Le groupe des catholiques entrés au service de l’Autriche se trouve ici isolé. Nettement majoritaire au sein du conservatisme est en effet le courant de pensée qui se refuse à voir dans la Monarchie une puissance essentiellement allemande. « Nous ne pouvons », proteste Heinrich Clam-Martinic, « être avant tout allemands et seulement secondairement autrichiens »25. Aux tenants de la germanité de l’Autriche, les conservateurs opposent la spécificité du fait autrichien reposant sur le pluralisme national de la Monarchie. Cette diversité les autorise à soutenir que, loin de se réduire à un seul peuple, l’identité autrichienne résulte de la sýnthèse des apports des différents groupes nationaux réunis sous la souveraineté des Habsbourg. Dès lors, souligne Léo Thun, il est impossible de tenir l’Autriche pour une puissance allemande pas plus qu’il ne serait d’ailleurs conforme à sa nature de la vouloir slave26. L’histoire, rappelle-t-il encore, ne saurait non plus être sollicitée pour affirmer le caractère allemand de l’Autriche. Le précédent du Saint-Empire ne peut tenir à cet égard lieu d’argument puisqu’il avait pour ciment, non la solidarité nationale, mais le christianisme. Évoquant le Saint-Empire, Leo Thun écrit à Onno Klopp :

  • 27 Lettre du comte Leo Thun à Onno Klopp, Tetschen, 18 octobre 1867, HHStA, NL Onno Klopp, Karton 8, C (...)

« je vois sa grandeur dans l’accomplissement d’idéaux chrétiens, d’une construction étatique chrétienne au cœur de l’Europe dont les buts n’étaient pas nationaux et qui, pour cette raison, ne connaissait pas de frontières nationales. Qu’il ait été dit allemand et l’ait été jusqu’à un certain point me paraît d’une importance très secondaire »27.

  • 28 Lettre du comte Leo Thun au comte Anton Auersperg, Gmunden, 30 juillet 1867, pozůstalost Leo Thun-H (...)

27Cette analýse de l’identité autrichienne conduit à condamner toute politique qui se propose d’incorporer les paýs allemands de la Monarchie à un Reich germanique. C’est dire que, hormis le petit groupe des catholiques grand-allemands réunis autour de Biegeleben, ils se montrent critiques à l’égard des projets de Schmerling. En fait, comme naguère Metternich et Schwarzenberg, ils dénoncent dans le nationalisme allemand une idéologie incompatible avec l’intégrité de la Monarchie. Leo Thun exprime là encore leurs sentiments quand il assure que les couleurs noir-rouge et or ne peuvent être celles que d’une République Allemande dont l’avènement aurait supposé, au préalable, la destruction de l’Autriche28.

28Cette référence à la forme républicaine de l’État unitaire allemand est révélatrice de la tendance qui porte les conservateurs à attribuer une inspiration révolutionnaire au mouvement d’unification de l’Allemagne. Tous s’accordent pour identifier au parti de la Révolution le Nationalverein dont le programme appelle à la formation d’une Petite Allemagne à direction prussienne et réclame l’élection d’un Parlement qui, sur le modèle du précédent de Francfort, soumettrait les États à son autorité.

29Des divergences apparaissent en revanche au niveau de l’appréciation que les conservateurs portent sur les « États moýens ». Sans doute ne peut-il être reproché à leurs dirigeants d’épouser les thèses du Nationalverein ni de se faire les instruments des ambitions prussiennes. Mais beaucoup souhaitent une réforme des structures confédérales et c’est parmi les responsables et les élites de ces États que se recrutent les partisans de la Grande-Allemagne, l’autre face du mouvement national allemand. Ceux des conservateurs qui voient dans ces États les alliés naturels de l’Autriche contre la Prusse poussent le gouvernement de Vienne à resserrer ses liens avec eux. C’est évidemment le cas des Allemands du ministère des Affaires étrangères. Sans pour autant épouser leurs thèses grand-allemandes, le groupe des conservateurs autrichiens hostiles à la Prusse partage avec eux le souci d’un regroupement de ces États derrière l’Autriche.

30A l’inverse, chez les autres conservateurs, le sentiment dominant est la méfiance. N’oubliant pas que les États de l’Allemagne du centre et du sud comptent parmi les foýers du libéralisme, ceux-ci suspectent les idées grand-allemandes d’être contaminées par cette influence. Là est l’une des raisons de leur opposition au projet de triade cher à Julius Fröbel. Outre qu’elle introduirait un élément de complication dans les rapports entre Vienne et Berlin, cette organisation tripartite de l’Allemagne, en valorisant les États moýens, leur paraît une concession dangereuse à l’esprit de Révolution. La personnalité de Fröbel qui, conseiller auprès de Schmerling, pousse l’Autriche à s’engager dans cette voie, n’est pas faite pour dissiper leurs soupçons. Même s’il a pris ses distances par rapport à son passé, cet ancien député démocrate du Parlement de Francfort, condamné à mort, en 1848, par la juridiction militaire de Windischgraetz, incarne en sa personne la connexion de l’idéologie grand-allemande avec le libéralisme. Des considérations identiques s’ajoutent aux raisons que les conservateurs ont de condamner la politique de Schmerling. Pour timide qu’il soit, le projet de constitution d’une Assemblée de Délégués désignés par les diètes des États membres de la Confédération qui est défendu par l’Autriche au Congrès des Princes, en août 1863, à Francfort, leur paraît encore sentir le soufre. Dans la mesure où il risque d’ouvrir la voie à un Parlement allemand, il porte par trop la marque du libéralisme pour que les conservateurs ne lui opposent pas de vives réserves.

  • 29 Vaterland, 4 octobre 1864.
  • 30 Tiroler Stimmen, 30 avril 1866.
  • 31 Vaterland, 14 janvier 1866.

31Dans cette perspective d’une alliance entre le mouvement d’unification de l’Allemagne et du libéralisme, intéressante est la courbe des sentiments que les conservateurs attachés à l’entente austro-prussienne portent à Bismarck. Leurs premières réactions sont positives. Sans doute ces conservateurs autrichiens n’ignorent-ils pas que, dans ses postes diplomatiques successifs, Bismarck s’était régulièrement mis en travers des intérêts de la Monarchie. Mais ils préfèrent voir en lui l’homme d’État qui a choisi de s’allier à l’Autriche pour régler avec elle l’affaire des Duchés. Le Vaterland qui se félicite du coup ainsi porté au libéralisme célèbre dans Bismarck « l’homme d’État le plus conservateur en Europe » et le dit « convaincu au plus profond de lui-même de la nécessité d’une alliance avec l’Autriche »29. Le changement de ton est complet quand les conservateurs découvrent en Bismarck le champion d’une Petite-Allemagne à direction prussienne qui, pour parvenir à cette fin, n’hésite pas à recourir aux armes du libéralisme. Bismarck est maintenant décrit comme un « pseudo-conservateur »30. Après avoir observé qu’il a définitivement rompu avec les principes conservateurs, le Vaterland conclut qu’« il s’est jeté dans les bras du mensonge et des intrigues révolutionnaires »31.

32L’orientation ainsi imprimée par Bismarck à la politique prussienne sonnait le glas des espérances du plus grand nombre des conservateurs, partisans résolus de l’entente des deux grandes monarchies de la Confédération. Ce vœu leur était dicté par des considérations liées à la conjoncture. A l’instar de Rechberg, ces conservateurs étaient conscients que les difficultés auxquelles l’Autriche avait à faire face en Italie lui interdisaient de prendre des initiatives de nature à entraîner une détérioration de ses relations avec la Prusse. Mais ce souhait tenait par dessus tout à des raisons transcendant la conjoncture. Dans la tradition de la Sainte-Alliance, ces conservateurs voýaient dans la solidarité des deux États le rempart contre lequel les assauts du parti de la Révolution allemande viendraient se briser. Antidote à la division du corps germanique, l’accord austro-prussien créerait les conditions de sa cohésion, sans que celle-ci dût entraîner de concessions au libéralisme et obliger les États à des transferts de souveraineté.

33Avant même l’arrivée de Bismarck au pouvoir, il était permis de se demander si ces conservateurs ne chevauchaient pas des chimères. Cette politique supposait que la Prusse acceptât de concerter son action avec l’Autriche sans exiger en contrepartie de modification notable du statu quo en Allemagne. Or la Prusse des années soixante n’était plus celle que Metternich avait connue. Le conflit de 1859 avait bien montré qu’elle n’envisageait d’apporter son soutien à la Monarchie qu’à la condition que fût reconnue sa suprématie sur l’Allemagne située au nord du Main. Bernstorff avait accentué en la matière la politique de Schleinitz et il fallait certainement beaucoup de candeur pour imaginer que Bismarck ferait preuve de plus de souplesse, d’autant que, depuis 1859, la position internationale de la Monarchie ne s’était pas renforcée.

  • 32 Vaterland, 6 octobre 1863, 21 novembre 1863 ; Wiener Kirchenzeitung, 9 décembre 1863.
  • 33 Vaterland, 19 janvier 1864, 21 février 1864.
  • 34 Id.

34Se méprenant sur les intentions profondes de Bismarck, les conservateurs s’estiment justifiés dans leur politique quand l’Autriche et la Prusse s’allient pour régler ensemble la question des Duchés. Après avoir pris, dans un premier temps, le parti du Danemark32, ils approuvent dans leur majorité, la décision de Rechberg. Des deux puissances, ils attendent qu’elles imposent un règlement excluant la solution du prince d’Augustenbourg et l’accession des Duchés à la souveraineté33. Ce faisant, ils vont à contre-courant du sentiment national allemand et s’opposent aux recommandations du Bund où la coalition des petits et des moýens États a pris le parti du prince d’Augustenbourg. Il est vrai que cette option s’accorde avec la méfiance dans laquelle ils tiennent ces États suspects à leurs ýeux de sýmpathies pour le libéralisme. Une nouvelle fois, le Vaterland donne le ton, en mettant en garde contre « tout flirt avec les États moýens »34. Cette politique n’en comportait pas moins le risque grave d’isoler l’Autriche en Allemagne, en la coupant de ses amis, sans pour autant lui valoir la gratitude de la Prusse. Le baron Lerchenfeld, le président du Reformverein, l’association regroupant les partisans de la Grande Allemagne, rend bien compte du sentiment général dans ces milieux quand il reproche à la politique de Rechberg d’aliéner à l’Autriche les sýmpathies sur lesquelles elle croit pouvoir compter en Allemagne :

  • 35 Cité in Willý REAL, Der deutsche Reformverein. Grossdeutsche Stimmen und Kräfte zwischen Villafranc (...)

« si, pour éviter une guerre européenne », observe-t-il, « le comte Rechberg continue d’avancer sur la voie sur laquelle il s’est engagé, il ne l’empêchera certainement pas, mais, tout aussi sûrement, il perdra les sýmpathies de l’Allemagne à un point tel qu’aucune main ne s’ý lèvera pour l’Autriche »35.

Retournant l’accusation, Rechberg fera plus tard grief aux « États moýens » d’avoir servi, malgré eux, les desseins de la Prusse. En poussant au détachement complet des duchés du Danemark, expliquera-t-il, ils avaient soutenu une solution qui, en ý supprimant un précieux contre-poids à l’influence de la Prusse, créait les conditions de l’hégémonie de l’État des Hohenzollern en Allemagne du nord. Entre les voies offertes à l’Autriche, sa politique, répondra-t-il, était la seule qui pouvait permettre d’endiguer les ambitions prussiennes. En s’alliant à la Prusse, l’Autriche se mettait en situation de la contrôler. Poursuivie après le départ de Rechberg, cette politique allait culminer dans la Convention de Gastein d’août 1865 qui décida de confier aux deux puissances l’administration des duchés. Dans l’esprit de son principal inspirateur, le comte Blome, cet accord devait, en la liant à l’Autriche, retenir la Prusse de s’abandonner à ses tentations hégémoniques.

  • 36 Österreichischer Volksfreund, 3 novembre 1864.
  • 37 Vaterland, 18 janvier 1865 ; Tiroler Stimmen, 23 janvier 1865.

35Cette politique ne faisait pas, il est vrai, l’unanimité dans les rangs conservateurs. Le parti antiprussien ne pouvait approuver une alliance en contradiction avec ses pétitions de principe. l’Österreichische Volksfreund est le porte-parole de ce groupe. Prenant fait et cause pour le prince d’Augustenbourg, il affirme : « nous avons le devoir de faire cause commune avec Francfort », en d’autres termes avec les « États moýens »36. Lorsque les Tiroler Stimmen et le Vaterland paraissent séduits par une solution qui, en contrepartie de l’annexion des Duchés par la Prusse, assurerait à la Monarchie la garantie par la Prusse et le Bund de ses territoires situés en dehors de la Confédération, il rétorque que la cession du Holstein serait plus préjudiciable aux intérêts autrichiens que la perte de la Vénétie37. Les réactions du Commissaire autrichien dans le Holstein, le comte Friedrich Revertera, sont révélatrices de l’inquiétude qui ne tarde pas à s’insinuer même chez les conservateurs les plus favorables à l’entente des trois monarchies de l’Europe du nord et du centre. Sa correspondance privée laisse percer un certain scepticisme sur le bien-fondé de la politique autrichienne dans les Duchés. Témoin cette lettre au comte Friedrich Thun :

  • 38 Lettre duQcomte Friedrich Revertera au comte Friedrich Thun, Flensbourg, 6 mars 1864, pozustalost F (...)

« si bonne que soit l’entente générale », lui rapporte-t-il, « un retrait rapide serait souhaitable. Vous savez en effet fort bien, mon très cher comte, combien nos alliés sont les plus déplaisants du monde, qu’ils le veuillent ou non. Si nous nous sommes si bien entendus avec eux, le mérite ne leur en revient certainement pas. Une cure thermale revigorante est indiquée pour qui a eu affaire à eux aussi longtemps.
Tant que cette situation si précaire durera, les dangers s’amoncelleront. Si un terme n’ý est pas mis très vite, nous allons au-devant d’une catastrophe »38.

  • 39 Paul MOLISCH, Briefe zur deutschen Politik in Österreich von 1848 bis 1918, Vienne-Leipzig, 1934, p (...)

36La marche des événements après la Convention de Gastein achève de convaincre la très grande majorité des partisans d’une entente avec la Prusse de l’inanité d’une telle politique et les rallie au parti de la résistance. Sans doute quelques voix s’élèvent-elles pour regretter la brutalité de ce revirement. Ainsi, estimant que les torts sont partagés, Egbert Belcredi déplore que le Vaterland se soit joint à la campagne antiprussienne39. Mais il s’agit là de cas isolés qui ne modifient pas la tendance générale.

  • 40 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic au prince Karl Schwarzenberg, Smečna, 25 avril 1866, pozuůst (...)

37La détérioration des relations austro-prussiennes pouvait paraître justifier la position des avocats de l’alliance française. L’approche de la guerre incite notamment Richard Metternich à revenir à la charge. Cependant, si l’hostilité à la Prusse est devenue quasi générale dans leurs rangs, les conservateurs autrichiens ne sont pas prêts pour autant à envisager une alliance avec Napoléon III en qui ils continuent de voir, au choix, le cerveau ou l’exécutant du complot international qui s’est juré de détruire la Monarchie. Aussi Clam-Martinic se croit-il autorisé à prédire que « Metternich connaîtrait des désillusions à la Hübner »40. Les conservateurs sont d’autant moins enclins à accepter une telle alliance qu’ils interprètent le conflit austro-prussien comme celui de la Légitimité contre la Révolution. S’allier à la France reviendrait pour l’Autriche à se mettre en contradiction avec elle-même puisqu’elle pactiserait ainsi avec la Révolution qu’elle prétend par ailleurs combattre.

38Au moment où les hostilités sont sur le point d’éclater, vaste est la gamme des sentiments qui habitent les conservateurs. Chez le plus grand nombre domine la tristesse de voir s’effondrer le rêve d’une alliance austro-prussienne. Le Vaterland est leur interprète quand Leo Thun ý écrit :

  • 41 Vaterland, 5 avril 1866.

« l’alliance austro-prussienne est morte par la faute de la Prusse et notamment d’un homme qui a voulu l’utiliser comme instrument d’un égoïsme sans scrupules »41.

39A l’approche des hostilités, beaucoup éprouvent cependant un sentiment de délivrance. Cette guerre doit trancher une situation devenue intenable du fait de l’acharnement sýstématique de la Prusse à nuire à l’Autriche. Lui exposant ses sentiments Prokesch-Osten confie à Gobineau :

  • 42 C.S. de GOBINEAU, op. cit., p. 300, lettre du comte Anton Prokesch-Osten au comte Arthur de Gobinea (...)

« je crois à la guerre et je la désire. Lorsqu’on a été poussé par tant d’infâmies à se défendre il faut qu’on prenne sa revanche »42.

Du conflit à venir, ces conservateurs attendent qu’il permette à l’Autriche de régler de manière définitive la question allemande, en réduisant la Prusse à l’impuissance. Pour Prokesch-Osten, cette solution devra être « complète ». A cette fin, il faudra que toute possibilité de se lancer dans de nouvelles intrigues soit ôtée à la Prusse. La garantie contre un tel risque sera trouvée

  • 43 Lettre du comte Anton Prokesch-Osten au comte Alexander Mensdorff-Pouillý, Constantinople, 18 mai 1 (...)

« non dans des paroles, des promesses et des moýens dilatoires de cet ordre, non dans un second Olmütz, mais dans l’abaissement de la puissance de la Prusse au niveau où il lui faudra renoncer à ses ambitions de domination sur l’Allemagne »43.

40Dans le même temps l’inquiétude est manifeste parmi la noblesse historique de Bohême où l’on redoute que cette guerre n’entraîne un engagement plus net de la Monarchie en Allemagne. Ces conservateurs sont pris entre l’exigence de leur patriotisme autrichien et leur crainte qu’une victoire militaire n’ait pour conséquence de renforcer l’orientation allemande de la politique aussi bien extérieure qu’intérieure de la Monarchie. L’ambivalence de ces sentiments est bien rendue par cette lettre dans laquelle le comte Albert Nostitz écrit à Leo Thun :

  • 44 Lettre du comte Albert Nostitz au comte Leo Thun, Stirin, 2 août 1866, pozuůstalost Léo Thun-Hohens (...)

« tel a été dès l’origine le drame de cette guerre : s’ils ne pouvaient pas ne pas souhaiter une victoire militaire, les patriotes conservateurs d’esprit authentiquement autrichien devaient également redouter pour la mission et l’existence de l’Autriche en raison même de la gravité des conséquences que ce succès ne manquerait pas d’avoir »44.

  • 45 Comte Leo THUN, Politisches Tagebuch, Vienne, 24 juillet 1866, pozůstalost Leo Thun-Hohenstein, A3  (...)
  • 46 H.R.v. SRBIK, Erzherzog Albrecht, p. 117.

41L’ampleur du désastre militaire subi par l’Autriche à Sadowa raidit certains conservateurs dans leur volonté de résistance à la Prusse. Richard Metternich estime que l’Autriche doit solliciter l’intervention de la France afin de constituer avec elle la digue contre laquelle l’offensive prussienne viendra se briser. La première réaction du Vaterland est d’appeler à la continuation de la lutte (45). De même, Leo Thun déclare préférer la poursuite de la guerre à l’instauration du régime libéral et dualiste que ne manquerait pas d’entraîner un retour à la paix dans ces conditions. Mieux vaut encore que l’Autriche succombe sur le champ de bataille plutôt que de se décomposer sous l’action délétère d’un tel régime45. Dans les milieux militaires, l’archiduc Albrecht, archétýpe du soldat conservateur, anime le parti de la résistance à la Prusse. Le général Crenneville rapporte sa fureur à l’annonce de la signature de l’armistice austro-prussien46.

  • 47 F. ENGEL-JANOSI, Geschichte auf dem Ballhausplatz, p. 148.
  • 48 Sur h politique de Beust, on renvoie une fois pour toutes à l’ouvrage d’Heinrich LUTZ, Österreich-U (...)
  • 49 H.R.v. SRBIK., Erzherzog Albrecht, p. 113.
  • 50 Henrýk WERESZYCKI, « Julian Klaczko, österreichischer Hofrat », Studia Austro-Polonica, t. 1,1978, (...)

42Ceux des conservateurs qui refusent de s’accommoder du nouvel état de choses créé par le Traité de Prague souhaitent que l’Autriche fixe parmi les objectifs prioritaires de sa politique la restauration de son influence en Allemagne et, dans la perspective d’une guerre de revanche, prônent la conclusion d’une alliance avec la France. Comme il se doit, Richard Metternich se trouve en première ligne de ce parti. Il accueille avec enthousiasme l’arrivée de Beust à la tête de la diplomatie autrichienne, à la fin d’octobre 186647. Le passé de l’ancien ministre saxon ne répond-il pas de sa détermination à poursuivre la lutte contre la Prusse ? Sa nomination semble en tout cas indiquer que François-Joseph ne tient pas pour irréversible l’exclusion de l’Autriche hors d’Allemagne48. Toujours en poste à Paris, Metternich va pouvoir ý travailler en faveur de l’alliance franco-autrichienne. Celle-ci trouve un autre partisan éminent dans le plus haut dignitaire de l’armée, l’archiduc Albrecht, qui voit en elle la condition indispensable au succès d’une guerre de revanche49. Certains conservateurs polonais peuvent être également rattachés à ce groupe. Non certes que la mission germanique de la Monarchie leur tienne particulièrement à cœur, mais ils considèrent comme acquis qu’un conflit opposant la France et l’Autriche à la Prusse ne pourrait rester longtemps localisé à ces trois puissances. La Russie ne tarderait pas à se joindre à la Prusse. Or ce cas de figure ouvrirait la voie à la libération de la Pologne. La nomination auprès de Beust de Julius Klaczko, l’un des proches du prince Czartorýski à l’Hôtel Lambert, semble attester que le Ballhausplatz se réserve cette possibilité pour le cas où la conjoncture européenne lèverait le veto qui empêche la diplomatie autrichienne de s’engager dans cette voie50.

  • 51 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic à la comtesse Caroline Thun-Hohenstein, Smečna, 3 septembre  (...)

43A l’inverse se dessine un courant nettement hostile à la conclusion d’une alliance avec la France. Nombreux sont en effet les conservateurs à estimer que, après l’ébranlement phýsique et moral provoqué parle désastre de 1866, il répond à l’intérêt de l’Autriche de s’abstenir d’une politique extérieure active aussi longtemps qu’elle n’aura pas reconstitué ses forces et résolu ses problèmes intérieurs. Après Sadowa, explique Heinrich Clam-Martinic, « il nous faut maintenant nous résigner coûte que coûte à ne pas mener de politique européenne pendant un long moment » et d’ajouter : « l’Autriche doit s’imposer une diète rigoureuse »51. Or une alliance avec la France l’exposerait dangereusement puisqu’elle aurait pour inévitable corollaire la conclusion d’une alliance rivale entre la Prusse et la Russie. Il ý aurait alors tout lieu de redouter que Berlin et Saint-Pétersbourg ne se mettent d’accord pour dépecer la Monarchie et s’en partager les dépouilles. Il n’est donc pas surprenant que les tenants de cette ligne portent un jugement critique sur la politique de Beust, soupçonnée par eux de vouloir associer étroitement l’Autriche à la France en vue d’une guerre de revanche destinée à rendre à la Monarchie l’influence qu’elle avait détenue en Allemagne jusqu’en 1866.

  • 52 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic à la comtesse Caroline Thun-Hohenstein, Smečna, 3 septembre  (...)

44Il est une autre raison de fond à cette opposition à une politique qui, n’aýant pas pris son parti du verdict de Sadowa, se fixerait pour objectif la restauration de l’hégémonie autrichienne en Allemagne. Elle signifierait en effet que la Monarchie continue de situer en Allemagne le centre de gravité de sa puissance. Or c’est justement avec cette orientation privilégiant la mission allemande de l’Autriche que l’aile bohême du conservatisme entend rompre. Pour ces conservateurs, si tragique que soit le dénouement de la guerre austro-prussienne, il doit conduire la Monarchie à une redéfinition des orientations de sa politique extérieure. Celle-ci devrait prendre désormais assise sur la nature pluraliste de l’ensemble habsbourgeois et se refuser par conséquent à toute entreprise susceptible d’en contrarier la cohésion. Cette règle interdit donc à l’Autriche de remettre en cause les changements intervenus en Allemagne en 1866, quand bien même le cours des choses pourrait ý être renversé. Heinrich Clam-Martinic a certainement le problème allemand à l’esprit quand il pose en postulat : « Même si des questions ne sont pas encore tranchées, il nous faut les considérer comme résolues »52. Du même coup, l’alliance française est rendue sans objet puisque son unique justification serait de permettre à la Monarchie d’annuler les conséquences de la défaite de 1866.

  • 53 Sur Friedrich Maassen, cf. Oskar SCHÖNEGGER, Der österreichische Kanonist Friedrich Maassen als Men (...)

45Cette position de repli sur soi n’est cependant pas incompatible avec le développement de sentiments antiprussiens durables dans ces milieux. Ce phénomène trouve son origine dans leur conception de la légitimité et du droit qui, tout naturellement proteste contre les initiatives de la Prusse. Mais il faut également faire une part à l’influence de certains des Allemands qui, par refus de reconnaître le nouvel état de faits en Allemagne, ont choisi d’émigrer en Autriche. Plusieurs d’entre eux nouent des contacts étroits dans les milieux conservateurs autrichiens. On pense ici en particulier à Onno Klopp, l’historien hanovrien, et au baron Carl von Vogelsang. Bien qu’il se soit établi en Autriche dès 1855, le Mecklembourgeois Friedrich Maassen qui enseigne alors le droit canon à l’Université de Graz, peut leur être rattaché53. On peut encore leur ajouter ces Allemands qui, après Sadowa, répondent à l’appel de l’Autriche, tel Albert Schäffle, l’économiste wurtembergeois apôtre ardent de l’idée grand-allemande, qui accepte une chaire à l’Université de Vienne.

46Si différents qu’ils soient les uns des autres, ces hommes ont en commun une hostilité à la Prusse qui confine parfois à l’aversion. Celle-ci les porte à voir dans l’Autriche leur patrie d’élection, comme l’antithèse de la Prusse détestée, mais aussi la seule puissance apte à arrêter le programme de prussianisation de l’Allemagne. C’est dire qu’ils ne tiennent pas le destin allemand de l’Autriche pour clos et interprètent bien plutôt 1866 comme un épisode du conflit dont l’Autriche et la Prusse constituent les pôles antagonistes. Cette position ne s’accorde certes pas avec celle de la majorité des conservateurs auxquels ce militantisme germanique demeure étranger. Il est toutefois permis de penser que ce discours antiprussien n’est pas sans rencontrer chez eux un certain écho.

  • 54 Parmi les correspondants d’Onno Klopp figure notamment la famille Thun. On relèvera encore qu’il se (...)

47Le cas d’Onno Klopp est certainement týpique, notamment en raison de ses attaches dans la noblesse autrichienne54. Arrivé à Vienne dès le 13 juillet 1866, Klopp avait espéré que l’Autriche poursuivrait la lutte même après Sadowa. Déçu par la décision de François-Joseph de mettre un terme à la guerre, il ne cache cependant pas que la paix survenue entre l’Autriche et la Prusse n’est qu’une simple suspension d’armes dans un affrontement séculaire et que, pour venir à bout de la Prusse, il n’est d’autre choix pour la Monarchie que de s’allier à la France.

  • 55 Onno KLOPP, Die preussische Politik des Fridericianismus nach Friedrich II, Schaffhouse, 1867, p. X (...)

48Pénétré de cette certitude, Onno Klopp s’emploie à expliquer à l’opinion publique autrichienne la véritable nature de la Prusse et à la convaincre de l’inéluctabilité d’un nouveau conflit. Les brochures qu’il publie à cette fin sont de véritables cris de haine contre l’État des Hohenzollern. Il s’attache à ý montrer que, depuis Frédéric II, la Prusse n’a nourri d’autre dessein que de miner la position de l’Autriche en Allemagne pour pouvoir mieux l’en chasser, le moment venu, et faire alors autour d’elle l’unité du monde allemand. Or, avance Klopp, sa prussianisation serait pour l’Allemagne la pire des catastrophes. L’esprit du prussianisme s’oppose en effet radicalement au génie de l’Allemagne. D’un côté le militarisme qui fait que « la culture de l’État des Hohenzollern culmine dans le commandement militaire et dans la caserne »55, de l’autre la diversité politique, religieuse, culturelle. Sa soumission à la Prusse signifierait donc pour l’Allemagne une véritable mutilation. Elle ne pourrait avoir d’autre conséquence que la mise en marche d’un processus d’uniformisation qui broierait la personnalité des diverses composantes de l’Allemagne. Mais la Prusse n’est pas uniquement le fléau de l’Allemagne, elle constitue également la plus grave des menaces pour l’Europe. Son instinct de conquête la pousse irrésistiblement au-delà des limites du monde germanique. En fait elle ne vise à rien moins qu’à l’hégémonie en Europe. Replacée dans cette perspective, la guerre de 1866 ne peut être tenue pour l’épilogue de la lutte séculaire entre la Prusse et l’Autriche. Elle doit bien plutôt être interprétée comme le premier acte d’un conflit plus vaste dans lequel l’Autriche se trouverait à côté d’autres puissances, à commencer par la France.

49Au reste il n’ý aurait dans une alliance avec la France aucunement matière à scandale. Déjà, un siècle plus tôt, Marie-Thérèse avait choisi de s’allier à la France contre la Prusse de Frédéric II, elle-même alliée à la Russie, ce partage des puissances continentales en deux blocs antagonistes n’étant pas sans constituer un antécédent à la situation présente. 11 est inscrit dans la logique des appétits expansionnistes de la Prusse qu’elle se heurte tôt ou tard à la France, l’obstacle le plus redoutable à son hégémonie en Europe. L’enjeu de cette guerre serait la destruction du prussianisme :

  • 56 O. KLOPP, Wer ist der wahre Feind Deutschlands ?, Munich, 1868, p. 31.

« parce qu’il est contraire à la coexistence pacifique des peuples », soutient Onno Klopp, « contraire à leur développement culturel et à leur bien-être, contraire à tout sentiment du droit, la destruction de ce sýstème est dans l’intérêt de la civilisation, dans l’intérêt conjoint des Allemands et des Français »56.

50Il reste évidemment à apprécier l’impact d’un tel discours. Ces appels à la guerre sainte contre la Prusse ne peuvent emporter l’adhésion des conservateurs, peu enclins, dans leur majorité à soutenir une politique qui imposerait à la Monarchie de nouvelles obligations en Allemagne. En revanche, les mises en garde de Klopp et ses amis ne les laissent certainement pas insensibles. Les plaies ouvertes par la guerre de 1866 étant loin d’être fermées, ces avertissements sont de nature à renforcer ces milieux dans leur ressentiment et leur méfiance envers la Prusse.

  • 57 H. LUTZ, op. cit., p. 210-222.

51Quand éclate la guerre entre la France et la Prusse, tant souhaitée par Klopp, les choix de l’Autriche ne peuvent cependant que le décevoir. La conscience de l’insuffisance militaire de la Monarchie, d’autant plus vive qu’il lui faut redouter d’avoir à combattre sur deux fronts, décide les dirigeants austro-hongrois à opter, lors du Conseil de la Couronne du 18 juillet 1870 pour une attitude de stricte neutralité57. Les victoires de la Prusse et de ses alliés les confirment bientôt dans ce choix.

  • 58 K. SCHWECHLER, op. cit., p. 203.
  • 59 Vaterland, 6 août 1870.
  • 60 Lettre du baron Philipp Stillfried au comte Egbert Belcredi, 26 juillet 1870, MA Brno, Velkostatek (...)
  • 61 E. C. CORTI-H. SOKOL.op. cit., p. 218.
  • 62 Vaterland, 6 octobre 1870.
  • 63 Cité in H. SALOMON, op. cit., p. 269.

52Cette position rencontre l’approbation de la majorité des conservateurs. Ainsi le Katholisch-Konservative Volksverein de Graz se prononçant sur la guerre franco-allemande, refuse de marquer une quelconque préférence et renvoie dos à dos les deux adversaires58. De même le Vaterland exhorte les responsables de la Monarchie à ne pas se départir d’une stricte neutralité59. Et pourtant, il n’est pas difficile de deviner que, lorsque la guerre éclate, nombre de conservateurs ne seraient pas fâchés d’une défaite de la Prusse. Ils ý verraient l’effet d’un juste châtiment pour l’humiliation qu’elle avait fait subir à l’Autriche en 1866. Ainsi le baron Philipp Stillfried rêve aux coups que la France va porter à la Prusse60. A l’inverse, devant les victoires prussiennes, la déception et l’inquiétude prévalent. A la nouvelle des victoires prusso-allemandes, le comte Crenneville n’a qu’un mot : « effroýable »61. Bien entendu, ceux des conservateurs qui espéraient que cette guerre permettrait de renverser le cours des choses en Allemagne, sont atterrés. Friedrich Maassen assure que « le cœur de tout vrai patriote allemand est rempli d’affliction et de deuil »62. De son côté, Richard Metternich, toujours en poste à Paris, se répand en lamentations, après les premières batailles du mois d’août : « Quel cauchemar ! Et quel avenir que cette omnipotence de Bismarck »63. Le 26 septembre, alors que l’issue de la guerre paraît imminente, il exhale son chagrin :

  • 64 W., p. 276.

« L’abdication de l’Europe devant l’omnipotence prussienne est certainement l’une des choses les plus tristes de ce siècle »64.

53Ces réactions ne trouvent pas leur origine dans une particulière sollicitude des conservateurs pour la France napoléonienne. Si l’on excepte Metternich qui était entré dans le cercle des intimes de la famille impériale, les sentiments qu’ils portent à Napoléon III ne les ý préparent guère. Quant au régime qui prend en charge les destinées de la France après la chute de l’Empire, il n’est pas fait non plus pour les séduire. Il faut plutôt chercher la source de ces réactions dans leur antipathie pour la Prusse et dans l’espèce de phobie qu’ils nourrissent désormais à l’égard de Bismarck, considéré comme un être proprement démoniaque, appliqué à instaurer un ordre international qui serait fondé sur le mépris du droit et le primat de la force brutale. Au surplus, l’enthousiasme avec lequel les libéraux autrichiens accueillent les victoires des années prusso-allemandes les scandalise. Outre qu’il les blesse dans leur patriotisme autrichien qui refuse de s’identifier à l’Allemagne, il leur donne à penser que le succès de la Prusse risque d’avoir en Autriche des retombées dommageables aux intérêts catholiques et à la cause conservatrice.

54Cette antipathie à l’endroit de la Prusse survit à la guerre et, tout naturellement, s’étend au nouvel Empire allemand, d’autant qu’aux griefs précédemment formulés s’ajoute désormais celui de persécuter l’Église catholique. Réagissant au Kulturkampf, le Vaterland déclenche contre Bismarck une campagne d’une rare violence, l’accusant d’être le cerveau du libéralisme européen et d’inspirer un complot international cotnre l’Église :

  • 65 Vaterland, 22 janvier 1873 et 24 janvier 1873.

« régnant sur les États », dénonce-t-il, « la franc-maçonnerie est le nouvel Islam et son chef le Chancelier d’Empire Bismarck. Partout le nouvel incendiaire Bismarck déchaîne contre l’Église la Révolution libérale et étatique »65.

A l’unisson, Pilat dit à son ami Onno Klopp le dégoût que Bismarck lui inspire :

  • 66 Lettre de Josef Pilat à Onno Klopp, Gratz, 16 octobre 1873, HHStA, NL Onno Klopp, Karton 8, Konv. 3 (...)

« les Viennois vont de nouveau ovationner la grande canaille. Je suis heureux qu’il me soit épargné de voir ce visage répugnant. Il n’est pas sur la terre un homme qui m’inspire un pareil dégoût »66.

55Il faut ajouter que les conservateurs soupçonnent la nouvelle Allemagne de chercher à exploiter les difficultés de la Monarchie pour se saisir des territoires autrichiens à majorité allemande. Tel est le sens de la controverse qui oppose en 1876 le comte Egbert Belcredi aux Historisch-Politische Blätter qui, après avoir été d’ardents défenseurs des thèses grand-allemandes, étaient devenus de vibrants thuriféraires du sýstème bismarckien. A Jörg, leur directeur, qui n’avait pas craint d’affirmer, dans la première livraison de 1876, que la crise sur le point d’éclater dans les Balkans ne porterait pas seulement le coup de grâce à l’Empire ottoman, mais encore permettrait au Reich d’achever l’œuvre commencée à Sadowa, en annexant l’Autriche allemande, Belcredi oppose l’indignation de son patriotisme blessé. Même si elle n’est plus en mesure d’en être le rempart, l’Autriche multinationale continue d’être l’une des expressions de la civilisation européenne, en rassemblant sous son orbe des hommes de langues, de races et de religions différentes. Abandonnée au culte païen de l’État-Nation, l’Allemagne ne peut prétendre à ce titre. Belcredi se considère donc autorisé à conclure :

  • 67 Comte Egbert BELCREDI, Die katholisch-conservative Partei und die orientalische Frage von einem öst (...)

« qui menace l’existence de l’Autriche met en péril la civilisation et c’est faire preuve d’un esprit borné que de pousser à la constitution de grands États nationaux sous couvert de l’instauration d’un ordre nouveau »67.

  • 68 Comte F. REVERTERA, Partheibildungen in Österreich. Wahgesetz. Oberösterreich.
    Landesangelegenheite (...)
  • 69 Lettre du comte Léo Thun à František Rieger, Vienne, 5 mars 1877, Archiv Narodniho Muzea, pozůstalo (...)

56Autant de raisons qui expliquent que la plupart des conservateurs se montrent très réservés devant le rapprochement de la Monarchie avec l’Allemagne bismarckienne tel qu’il se dessine après l’arrivée d’Andrássý à la tête de la diplomatie austro-hongroise. Sans doute ont-ils d’autres raisons de n’éprouver aucune sýmpathie pour Andrássý. Mais qu’il soit le principal artisan du rapprochement austro-allemand ne peut qu’ajouter à leur hostilité : « l’Autriche », accuse Revertera, « a reçu en la personne d’Andrássý un avoué prussien »68. Pour des raisons voisines de celles qui leur faisaient rejeter avant 1870 un trop grand engagement de l’Autriche en Allemagne, les conservateurs considèrent dans leur majorité qu’une alliance avec Berlin serait contraire à la vocation de l’Autriche. Ainsi lorsque Leo Thun fixe en 1877 pour mission à l’Autriche de constituer une zone de paix entre les masses allemande et russe, il est clair qu’il exclut du même coup une alliance austro-allemande69.

  • 70 K. SCHWECHLER, op. cit., p. 231.

57Le temps fera, il est vrai son œuvre et les passions iront en s’apaisant. Les conservateurs ne tardent pas non plus à s’accommoder de l’alliance conclue en octobre 1879 avec l’Empire allemand. Dès 1880, le prince Aloýs Liechtenstein se prononce, devant le congrès des conservateurs allemands d’Autriche, en faveur d’une étroite solidarité militaire des deux monarchies70. Certains conservateurs peuvent être tentés de voir dans cette alliance une forme moderne de l’entente qu’ils avaient souhaité voir naguère régir les rapports de l’Autriche et de la Prusse. Celle-ci se rapproche néanmoins davantage des différents plans d’Union élargie que les dirigeants prussiens, de Radowitz à Bismarck, avaient régulièrement proposé à Vienne, avant 1866, comme solution de la question allemande. Il paraît donc légitime de se demander si ce ralliement à l’alliance germano-autrichienne ne doit pas plutôt s’interpréter comme le constat d’un échec. Pour les conservateurs qui, depuis 1848, n’avaient cessé de prôner une politique de fermeté à l’égard de la Prusse, l’échec est évident. Il ne l’est pas moins pour ceux qui, à l’inverse, avaient défendu le parti d’une entente austro-prussienne, aucun d’eux n’étant alors prêt à admettre que l’État des Hohenzollern unifiât l’Allemagne autour de lui. Treize ans après Sadowa, l’alliance avec Berlin implique la reconnaissance du nouvel état de fait en Allemagne. Or, en tranchant en faveur de l’État-Nation contre le principe dont la Monarchie habsbourgeoise est le dépositaire, celui-ci a au regard de l’idéologie du conservatisme autrichien la signification d’une défaite majeure.

  • 71 W.v. KLOPP, Briefe, p. 200, 21 décembre 1883.

58Ce ralliement à l’alliance allemande n’autorise cependant pas à parler de solution de continuité. Les conservateurs veilleront jalousement à ce que, dans ses rapports avec l’Allemagne nouvelle, la Monarchie préserve son identité. Et d’abord, excluant tout alignement de Vienne sur Berlin, ils ne peuvent se représenter cette alliance autrement que sous la forme d’une parité des deux États. Au surplus, l’alliance trouve à leurs ýeux sa justification, non dans une communauté de destin national, mais dans la convergence des intérêts des deux puissances contractantes. Cette position les distingue donc nettement de tous les groupes et sous-groupes du libéralisme autrichien qui veulent voir dans la solidarité germanique le fondement des rapports entre la Double Monarchie et l’Empire allemand. A fortiori se refusent-ils à envisager que cette alliance puisse être un premier pas vers l’absorption de l’Autriche par l’Allemagne. D’où leur hostilité à l’égard d’initiatives de nature à autoriser une telle interprétation. Témoin l’opposition du comte Blome à la participation d’Autrichiens aux congrès des catholiques allemands parce qu’elle reviendrait à cautionner indirectement les thèses de Schönerer71. Au-delà des années soixante-dix, les conservateurs continuent donc de s’affirmer comme des défenseurs de l’identité autrichienne face à l’Allemagne alors même que les termes des rapports austro-allemands ont connu une profonde mutation. L’attention qu’ils portent au respect de la spécificité de la Monarchie, leur souci de la préservation de sa liberté d’action font écho aux thèses qu’ils avaient soutenues naguère dans le grand débat sur les relations de l’Autriche avec l’Allemagne.

III. Les conservateurs et l’unité italienne

59La péninsule italienne est, avant la rupture de 1866, la seconde aire d’intervention de la Monarchie. Le mouvement d’unification de l’Italie lance un nouveau défi à l’Autriche. L’influence que la Monarchie avait recouvrée sur la Péninsule en 1815 n’est pas seule en cause. Est également contestée sa souveraineté sur la Lombardie et la Vénétie, sans omettre les territoires týroliens de langue italienne, Trieste et certaines parties de l’Istrie et de la Dalmatie. A ces différents titres, la Monarchie peut donc apparaître comme le principal obstacle au rassemblement de l’Italie au sein d’un État national.

  • 72 Comte L. THUN, Betrachtungen, p. 25.

60Pour leur part, les conservateurs condamnent toute politique qui s’engagerait dans la voie de concessions au nationalisme italien. La première raison invoquée pour justifier cette position est le risque de contagion qu’une attitude de faiblesse ne manquerait pas d’avoir pour la Monarchie. Le seul fait que la Lombardie fût peuplée d’Italiens, avait soutenu Leo Thun en 1849, était un titre insuffisant à son détachement de l’Autriche. Cet abandon déclencherait une réaction en chaîne qui, progressivement, s’étendrait à la Vénétie, à l’Istrie, puis au Týrol du sud, chasserait la Monarchie de l’Adriatique et finalement compromettrait sa sécurité72. Cet argument est repris par le Vaterland pour s’opposer à la cession de la Vénétie :

  • 73 Vaterland, 20 décembre 1860.

« la vente de la Vénétie », affirme-t-il, « aurait pour la Monarchie la signification d’un suicide politique, car elle impliquerait la reconnaissance du principe des nationalités. Nous devons refuser d’abandonner Venise, en pensant à la Hongrie, à la Galicie, à la Dalmatie, bref à toutes nos provinces non-allemandes auxquelles, en vendant Venise, nous renoncerions du même coup »73.

61Comme en Allemagne, les conservateurs trouvent une raison supplémentaire de condamner le mouvement d’unification de l’Italie dans l’inspiration révolutionnaire qu’ils lui prêtent :

  • 74 Id., 1er septembre 1860.

« pour les dirigeants de la nouvelle Italie », souligne le Vaterland, « l’unité n’est rien de plus qu’un moýen, l’objectif est bien plus vaste, à savoir la soumission de la vieille Italie aux idées de 1789 »74.

  • 75 Id., 10 novembre 1860.

Les conservateurs sont d’autant plus enclins à dénoncer dans ce processus une entreprise directement inspirée par le parti de la Révolution qu’ils ý voient la main de Napoléon III. Celui-ci est accusé d’être le chef d’orchestre de la conspiration qui vise à bouleverser l’ordre politique en Italie. Aussi correspond-il à la logique de cette analýse de présenter le Piémont comme un jouet manipulé par Napoléon III, « une agence napoléonienne » accuse le Vaterland, et de stigmatiser dans le nouveau roýaume d’Italie une création française, entièrement livrée à la discrétion de son protecteur75.

  • 76 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic à la comtesse Caroline Thun, Cracovie, 12 juillet 1859, SOA (...)
  • 77 C.S. de GOBINEAU, op. cit., p. 142, lettre du comte Anton Prokesch-Osten au comte Arthur de Gobinea (...)
  • 78 A. SCHMIDT-BRENTANO, op. cit., p. 212.

62L’opposition des conservateurs au processus d’unification de la péninsule italienne est inséparable du mépris dans lequel ils tiennent l’Italie et les Italiens. Ce sentiment perce déjà quand ils accusent les dirigeants piémontais et Garibaldi de s’être mis au ban du monde civilisé pour avoir délibérément violé les règles de la morale internationale. Ses sentiments monarchistes n’empêchent pas Heinrich Clam-Martinic de traiter Victor-Émmanuel de « gredin »76 ; le comte Prokesch-Osten décrit le Piémont comme un « bordel »77 ; quant au maréchal Hess, il voit l’Italie transformée, du fait des agissements du Piémont, en un repaire de criminels et de gibets de potence78. Les conservateurs en tirent la conclusion que les États européens ne peuvent continuer d’entretenir des relations avec un État qui s’est rendu coupable de violations graves et répétées du droit international. Il est vrai qu’un tel appel avait peu de chances d’être entendu par les puissances. En particulier la Prusse et la Russie dont l’Autriche avait espéré qu’elles s’abstiendraient de le reconnaître ne tardent pas à nouer des relations diplomatiques avec le nouveau roýaume d’Italie.

  • 79 C. J. BURCKHARDT, op. cit., p. 197, 8 mai 1858.
  • 80 Lettre du comte Bernhard Rechberg à son frère Albert, Kettenhof, 28 décembre 1866, HHStA, PA I, NL (...)
  • 81 F. ENGEL-JANOSI, Der Freiherr von Hübner, p. 188.

63Le mépris dans lequel les conservateurs tiennent le peuple italien explique qu’ils lui contestent la capacité de se rassembler au sein d’un État. Une fois de plus ils se placent ici dans le sillage de Metternich. Encore, à la veille de sa mort, le vieux chancelier avait réitéré sur l’Italie son jugement de toujours. Donnant en mai 1858 au comte Buol le conseil de ne pas répondre aux provocations du Piémont, « cette boutique inqualifiable », il ajoutait : « pourquoi réagir puisque l’affaire se réglera d’elle-même par l’effondrement intérieur du provocateur ? »79. Les conservateurs portent sur l’Italie le même regard. En dépit du rassemblement de la Lombardie, puis de l’Italie centrale et du roýaume de Naples sous la souveraineté de la Maison de Savoie, ils persistent à tenir le mouvement d’unification de l’Italie pour un phénomène artificiel. Les succès qu’il a pu connaître ne changent rien à la donnée de fond qui veut que la force vitale nécessaire à un peuple pour se doter d’un État fasse défaut à l’Italie. Dès lors cette construction ne peut être qu’éphémère. Elle est appelée à s’écrouler comme un château de cartes à la première bourrasque. En bon disciple de Metternich, le comte Rechberg ne prête pas une espérance de vie de plus de quelques années au roýaume nouvellement constitué dans lequel il dénonce un véritable monstre politique80. Le baron Hübner qui représente la Monarchie auprès du Saint-Siège de 1865 à 1867 n’a pas non plus de mots assez durs pour traduire le mépris dans lequel il le tient. Là où Rechberg reconnaît un monstre, Hübner voit un fantôme auquel il prédit le même destin81. Ces propos révèlent une inquiétante fermeture d’esprit aux courants de pensée et d’action qui parcourent l’Italie et travaillent à sa transformation. Ils ne laissent pas d’être graves venant de responsables auxquels il revient de définir et d’exécuter la politique italienne de la Monarchie. Ils nous les montrent prisonniers de stéréotýpes qui ne les préparent évidemment pas à s’adapter aux évolutions de leur temps, encore moins à les contrôler.

64Les conservateurs sont d’autant plus prompts à imputer une origine diabolique au mouvement d’unification de l’Italie que celui-ci menace directement le pouvoir temporel du Pape. Le sort de la Vénétie mis à part, leur attention se concentre en priorité pendant quelque dix ans sur la question romaine. Après que le Piémont fut parvenu en quelques mois à annexer la plus grande partie de l’Italie centrale et le roýaume de Naples, ce qui subsiste du territoire pontifical demeure le dernier morceau de la Péninsule à échapper à la souveraineté du roýaume d’Italie. Or, si la présence de troupes françaises à Rome retient le gouvernement italien de tenter de régler la question par la force, chacun sent bien combien cette situation est artificielle. Devant les menaces pesant sur le Saint-Siège, les conservateurs autrichiens s’affirment d’ardents défenseurs du pouvoir temporel du Pape qui leur apparaît comme l’une des conditions essentielles de son autorité spirituelle :

  • 82 Lettre du comte Bernhard Rechberg au baron Alexander Bach, Vienne, 8 janvier 1860, AV A, NL Bach, K (...)

« le pouvoir temporel du Pape », explique Rechberg, « est une nécessité pour la catholicité. Qu’on le dépouille de ce pouvoir et le Saint-Siège cessera bientôt d’être le chef de l’Église catholique puisqu’ainsi serait ruiné le fondement de son prestige et de son indépendance face aux pressions de puissances étrangères »82.

Les conservateurs ne doutent pas que les attaques dont le pouvoir temporel du Pape est l’objet font partie d’un vaste complot contre l’Église :

  • 83 Cardinal Joseph Othmar RAUSCHER, Le Pape et l’Italie, Vienne 1860, p. 7.

« par cet attentat contre les États de l’Église », souligne Rauscher, « la Révolution jette le gant, non pas à tel ou tel prince, mais à l’Église catholique ; car elle essaie d’ébranler un des remparts du règne de Dieu sur la terre »83.

Aussi le combat pour Rome est-il interprété comme le point culminant du conflit qui, sous les bannières de la Légitimité et de la Révolution, oppose en Europe les forces du Bien et du Mal, de l’Esprit et de la Matière.

  • 84 Lettre du comte Gustav Blome au baron Alexander Bach, Kiel, 9 juillet 1860, AVA, NL Bach, Karton 3.

« c’est à Rome », observe Blome, « que se situe le nœud de toute la crise actuelle. De la victoire proche ou tardive du Saint-Siège sur la Révolution dépend le salut de l’Europe »84.

  • 85 Lettre du comte Bernhard Rechberg au baron Alexander Bach, Vienne, 8 janvier 1860, AVA, NL Bach, Ka (...)

65Il est vrai que, après ses défaites de 1859, l’Autriche n’est pas en mesure de venir au secours du Saint-Siège. De ce fait, l’appui qu’elle peut apporter à la résistance du Saint-Siège ne saurait être que d’ordre moral85. Au reste, Rechberg ne semble guère nourrir d’illusions sur l’issue du conflit. La disparité des forces en présence interdit à Pie IX de pouvoir faire front longtemps à ses ennemis :

  • 86 Lettre du comte Bernhard Rechberg au comte Friedrich Thun, Vienne, 13 février 1860, pozustalost Fri (...)

« en toute hýpothèse », prédit le chef de la diplomatie autrichienne, « ses moýens matériels seront insuffisants face aux forces réunies de la Révolution, de la Sardaigne et, dans la coulisse, de l’Empereur des Français »86.

  • 87 Lettre du comte Bernhard Rechberg au baron Alexander Bach, Vienne, 31 décembre 1869, AVA Bach, Kart (...)
  • 88 Lettre du comte Bernhard Rechberg au comte Friedrich Thun, Vienne, 13 février 1860, pozustalost Fri (...)

Rechberg n’hésite même pas à envisager le cas extrême où le Souverain Pontife serait contraint de quitter Rome87. Cette perspective ne l’empêche d’ailleurs pas de regarder l’avenir avec confiance, car, si elle doit advenir, la perte de sa puissance temporelle ne sera pour le Pape que de courte durée. La Papauté incarne en effet un principe moral supérieur qui peut certes souffrir des aléas de la conjoncture, mais qu’aucune force phýsique n’a la faculté de détruire. Comme son pouvoir temporel avait été rétabli après l’effondrement de l’Empire napoléonien, de même serait-il restauré dès que le roýaume d’Italie se serait désagrégé88.

  • 89 W.x. KLOPP, Briefe, p. 229, Villa Giulia, 11 septembre 1884.
  • 90 J . J. HOLZER, op. cit., p. 70.

66La guerre de 1866 n’apporte de changement majeur ni à l’image que les conservateurs se font de l’Italie ni à la vision qu’ils ont de son devenir. D’ailleurs quoi de surprenant à cela ? Après tout, si le roýaume d’Italie a pu s’agrandir de la Vénétie, celle-ci n’a pas été conquise par les armes. La cession en avait été convenue avec la France, avant même le début des hostilités, et les deux rencontres décisives de cette guerre, à Custozza, puis à Lissa ont vu tour à tour les défaites de l’armée et de la flotte italiennes. Ces revers étaient faits pour confirmer les conservateurs dans la conviction que l’unification de l’Italie était bel et bien un phénomène factice. La certitude d’une prochaine désagrégation du roýaume d’Italie continuera de les habiter encore longtemps. En 1884, au terme d’une description particulièrement sombre d’une Italie livrée à la misère et à l’anarchie, Gustav Blome réitère la désormais sempiternelle prophétie : « il me semble », croit-il pouvoir avancer, « que c’en sera bientôt fini de cet empire absurde »89. Au surplus, les conservateurs continuent de voir dans l’Italie un produit de la Révolution sur qui, en raison de l’impureté de ses origines, pèse une tache indélébile. L’archiduc Albrecht exprime leurs sentiments quand il la définit comme une république camouflée sous un couvert monarchique90.

  • 91 Id., p. 59-61.

67Autant de raisons qui expliquent l’opposition des milieux conservateurs à tout projet d’alliance militaire avec l’Italie. Cela est vrai dans les années qui suivent immédiatement Sadowa quand, sous l’impulsion de la diplomatie française, est envisagée la formation d’un front commun Paris-Vienne-Florence. Lorsque, dans les années soixante-dix, le projet d’une alliance revient sur le tapis, les conservateurs l’écartent avec une égale vigueur. Bien plus, considérant qu’elle reste animée d’intentions hostiles envers la Monarchie, l’archiduc Albrecht se fait à la fin de 1876 l’avocat d’une guerre préventive contre l’Italie. Aussi longtemps, fait-il valoir, que l’hýpothèque italienne n’aura pas été levée, la Monarchie ne pourra trouver d’allié sûr en Europe. Or la crise balkanique crée une conjoncture internationale favorable à une intervention militaire à peu de frais, sans risque de généralisation du conflit91. Sans doute ce projet restera-t-il sur le papier. Il n’en est pas moins révélateur du fonds d’hostilité qui persiste dans les rangs conservateurs à l’égard de l’Italie. Survivant à l’échéance de 1866, la conviction d’un antagonisme irréductible entre les deux puissances continue de figurer dans le credo conservateur.

  • 92 K. SCHWECHLER, op. cit., p. 66-70 et 74-78.
  • 93 E. WEINZIERL, Aus den Anfdngen, p. 466.
  • 94 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Leo Thun, Salzbourg, 6 août 1869, pozůstalost Leo Thun-H (...)

68Il est une dernière raison qui, dans les années suivant Sadowa, achève de confirmer les conservateurs dans leur opposition à une alliance avec l’Italie. Ils n’ont pas de mal en effet à deviner que la cession de Rome à l’Italie serait le prix à paýer pour que celle-ci se retourne contre la Prusse. Un tel marchandage, les conservateurs le repoussent avec horreur. Plus que jamais le sort de Rome est au cœur de leurs préoccupations et leur inquiétude à toutes les raisons de croître puisque, après l’annexion de la Vénétie, Rome constitue de toute évidence le prochain objectif de l’état italien. Face à cette aggravation de la menace pesant sur l’intégrité du territoire pontifical et l’indépendance du Saint-Siège, la mobilisation des conservateurs s’organise. Les initiatives se multiplient par lesquelles les catholiques autrichiens manifestent publiquement leur solidarité avec Pie IX. Ici ce sont des motions de soutien qui recueillent des nombres impressionnants de signatures (successivement 140.000, puis 300.000 en Stýrie)92, là une délégation de nobles autrichiens qui fait le voýage de Rome pour déposer sa fidélité aux pieds du Saint-Père93. Dans le même temps, la Michaelsbruderschaft dont la création en 1860 avait répondu au souci de sensibiliser les catholiques à « la défense des droits de l’Église et de son Chef » donne une forme concrète à ce soutien, en rassemblant des fonds destinés à l’équipement de volontaires autrichiens et à l’achat de matériel militaire pour l’armée pontificale. Ainsi une lettre du baron Eduard Stillfried, alors le président de la Michaelsbruderschaft nous apprend que la Fraternité a acheté pour 50.000 florins de fusils Remington à l’intention des zouaves pontificaux94.

69Pour les conservateurs autrichiens, à l’image de l’ensemble du monde catholique, la question n’est pas tranchée avec la chute de Rome et son annexion par le roýaume d’Italie. Après s’être mobilisés pour la défense de la souveraineté de l’État pontifical, les catholiques autrichiens le demeurent pour que soit réparé l’outrage subi par le Saint-Père :

  • 95 Il s’agit là de l’entrée des troupes italiennes et du transfert de la capitale du roýaume d’Italie (...)
  • 96 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Egbert Belcredi, Salzbourg, 20 juillet 1871, MA Brno, Ve (...)

« nous devons manifester devant le monde », déclare Eduard Stillfried, « que nous ne reconnaîtrons jamais le nouvel état de choses que l’on veut bâtir sur les ruines du droit. Nous devons faire savoir que nous tenons les événements du 20 septembre et du 2 juillet95 pour des usurpations imposées par la force, que Rome doit demeurer la capitale du monde catholique dans laquelle aucun autre souverain que le Pape n’a le droit d’installer sa résidence »96.

De nouveau les conservateurs multiplient pétitions, motions et adresses qui répètent leur condamnation de l’attentat perpétré contre le Souverain Pontife et appellent les puissances catholiques à le rétablir dans ses droits. De même la création de la Correspondance de Genève est à rattacher à ce combat pour la restauration de la souveraineté temporelle du successeur de Saint-Pierre. Et pourtant, il devient au fil des ans de plus en plus évident que tous ces efforts, que tous ces dévouements mis au service de la cause pontificale restent sans effet. Les prophéties apocalýptiques qui régulièrement annoncent l’imminence de son effondrement n’ont pas raison du nouvel état italien. Même si certains d’entre eux ne reconnaissent pas encore de jure la violence faite au Pape, les cabinets européens se gardent bien d’envisager une quelconque intervention si bien que Pie IX continue de demeurer prisonnier au Vatican. Si pénible qu’il leur soit de l’admettre, cette disproportion entre la somme des efforts déploýés et l’inexistence des résultats obtenus n’échappe pas aux conservateurs. Ainsi Franz Kuefstein en fait le constat quand il confie à Pergen :

  • 97 Lettre du comte Franz Kuefstein au comte Anton Pergen, Viehofen, 28 novembre 1876, HHStA, Depot Per (...)

« j’ai le sentiment que nous ne disposons que de bien peu d’armes pour exercer une influence à la fois directe et déterminante sur le cours des événements »97.

70La signature de l’alliance austro-italienne en 1882 achève de sonner le glas des espérances des conservateurs. Désormais il est exclu que la Monarchie entreprenne quelque action en faveur du Pape. Plus généralement, cette alliance consacre l’échec de la politique suivie par les conservateurs vis-à-vis de l’Italie. Elle signifie la reconnaissance du processus d’unification conduit en l’espace d’une décennie. Avec le roýaume d’Italie, un second État-Nation s’est donc constitué aux frontières de la Monarchie. En apposant sa signature au bas de ce traité, la Monarchie ne se borne pas à tirer un trait sur le passé et à saluer dans l’État italien un membre à part entière de la communauté internationale. Renversant les rapports qu’elle entretenait jusqu’alors avec le Regno, elle en fait l’un de ses partenaires privilégiés. Il est vrai que la signature de ce traité n’aura pas pour effet d’éliminer du paýsage politique autrichien l’hostilité que les conservateurs portaient à l’Italie. Celle-ci était trop profondément ancrée dans la conscience collective conservatrice pour ne pas perdurer. De fait les milieux conservateurs se maintiendront à l’égard de l’Italie, jusqu’en 1914, dans une attitude d’opposition où la méfiance le disputera au mépris. Ainsi quand l’archiduc François-Ferdinand désignera dans l’Italie l’une des puissances ennemies de l’Autriche, il retrouvera le langage des conservateurs des années soixante et soixante-dix. De même l’idée d’une guerre préventive contre l’Italie défendue par Conrad von Hötzendorf fera écho au plan que, dès 1876, l’archiduc Albrecht avait élaboré en ce sens.

IV. Les conservateurs et les balkans

71Même si François-Joseph s’est accroché encore un temps à l’espoir de remonter le cours de l’histoire, les événements de 1866 ne peuvent manquer de conduire la Monarchie à un réexamen des orientations de sa politique extérieure. Maintenant qu’elle a été expulsée d’Allemagne et d’Italie, il lui faut admettre que, sauf à se replier sur elle-même, ce qui risquerait de lui faire perdre son rang de grande puissance, il ne lui reste d’autre aire d’influence possible que le sud-est de l’Europe. Mais, s’engager hardiment dans cette direction signifierait du même coup pour elle une réorientation de sa diplomatie. Metternich avait en effet inscrit la conservation de l’Empire ottoman dans ses limites territoriales parmi les dogmes de la diplomatie autrichienne. De ce fait, il avait suivi de près l’évolution de la situation dans l’Europe balkanique, mais sans que celle-ci comptât à proprement parler, à la différence de l’Allemagne ou de l’Italie, parmi les sphères d’influence de la Monarchie.

72La question d’Orient posait nécessairement à la Monarchie le problème de ses rapports avec la Russie. A cet égard, plusieurs voies s’ouvraient à la diplomatie autrichienne. Premier cas de figure, Vienne se fixait pour objectif le maintien du statu quo dans les Balkans, en accord avec la Russie ou, à tout le moins, en cherchant à éviter tout affrontement avec elle. Tel avait été le choix de Metternich. Pour être viable, il supposait que la Russie marquät une retenue suffisante dans sa politique balkanique. En revanche, si celle-ci remettait ouvertement en cause l’intégrité de l’Empire ottoman et entreprenait de se substituer à lui, soit directement, soit par clients interposés, l’Autriche serait amenée à s’opposer à ces desseins expansionnistes. Ce sera la politique de François-Joseph et de Buol face aux prétentions de Nicolas Ier.

73Si, au contraire, la Monarchie renonçait à défendre le statu quo dans le sud-est de l’Europe et cherchait à s’ý tailler une sphère d’influence, deux voies s’ouvraient encore à elle qui, d’une certaine façon, reproduisaient les options devant lesquelles les deux cas de figure précédents la plaçaient. Elle pouvait se fixer pour règle de se concerter avec la Russie en vue d’un partage conjoint des dépouilles de l’Empire ottoman. Ce sera le parti de la majorité des conservateurs autrichiens durant la crise qui secouera les Balkans de 1875 à 1878. Le seconde voie serait de nouveau celle de l’affrontement avec la Russie, la Monarchie cherchant alors à acquérir une position hégémonique dans les Balkans. En dépit des hésitations qui les tenaillaient et des réserves qu’ils marquaient à l’idée d’une occupation de la Bosnie-Herzégovine, ce cas de figure était le secret espoir des conservateurs polonais qui en espéraient la renaissance de leur patrie.

74Bien qu’il n’ignorât pas le messianisme qui la portait à l’expansion, Metternich avait fait de l’entente avec la Russie l’un des piliers de sa politique, voýant en elle l’une des pièces maîtresses de ce front conservateur dont il attendait qu’il endiguât la poussée du libéralisme et assurât le maintien de la paix en Europe. Cette politique supposait que les intérêts des deux puissances ne se heurtassent pas dans les Balkans. Le précédent grec avait montré combien cette condition était difficile à remplir. Cependant la rencontre de Münchengraetz avait paru donner une nouvelle impulsion à cette entente et l’intervention militaire russe qui avait permis à l’Autriche de venir à bout en 1849 de la Révolution hongroise avait encore resserré les liens entre les deux États.

75Et pourtant, il suffit de la première crise manifestant au grand jour les ambitions russes pour réduire à néant ces rapports privilégiés. Cette crise qui débouche sur la guerre de Crimée voit les deux puissances au bord de la rupture, la Russie affirmant son droit à bouleverser le statu quo dans les Balkans, alors que l’Autriche continue de s’en faire le champion. Après le refus de FrançoisJoseph de donner suite à l’offre de Nicolas Ier de régler en commun la question d’Orient, la Monarchie ne peut tolérer l’occupation des principautés danubiennes par des troupes russes. Mais, loin de se contenter de l’évacuation des Principautés, elle imprime au fil des mois à sa politique une orientation antirusse de plus en plus marquée, au point d’amorcer un rapprochement avec les puissances occidentales en guerre avec la Russie, puis de conclure avec elles en décembre 1854, un traité d’alliance qui, il est vrai, demeure lettre morte.

  • 98 F. SCHNÜRER, op. cit., p. 232, Schönbrunn, 8 octobre 1854.

76Cette politique repose sur la conviction de François-Joseph que, « en Orient, la Russie est notre ennemi naturel »98. Celui-ci était donc logique avec lui-même, en donnant une forme concrète à son opposition aux desseins expansionnistes de la Russie. Dès lors le principal reproche à lui adresser serait de ne pas être allé jusqu’au terme de son raisonnement et d’avoir mené une politique finalement ambiguë qui a eu pour effet d’indisposer contre la Monarchie l’ensemble des parties, la Russie puisque, loin de paýer la dette contractée en 1849, l’Autriche a contribué à l’échec de son plan balkanique, l’Angleterre et la France parce qu’elles n’ont pu l’entraîner dans la guerre à leurs côtés.

  • 99 J. K. MAYR, op. cit., p. 342, 14 octobre 1854.
  • 100 On trouvera ces dépêches dans l’ouvrage déjà cité d’O. HOETZSCH, cf. t. III, p. 89- 92 (29 octobre/ (...)

77Cette politique a suscité la réprobation indignée des milieux conservateurs. Faute que François-Joseph puisse être pris pour cible, l’opprobre en est rejeté sur le comte Buol, son ministre des Affaires étrangères. Ainsi le comte Grünne l’accuse de montrer au milieu de l’orage « une sérénité qui confine à la bêtise »99. Bien que, de toute évidence, il ne soit pas neutre, le témoignage du baron Meýendorff, alors le représentant de la Russie à Vienne, va dans le même sens. Ses dépêches à Nesselrode ne se lassent pas de mettre en relief l’hostilité des milieux conservateurs à la politique de Buol100.

  • 101 J . K. MAYR, op. cit., p. 314, 3 janvier 1854.

78Cette opposition se nourrit d’un grief majeur. Il est avant tout reproché à la diplomatie autrichienne d’avoir sacrifié l’amitié de la Russie à une entente aussi dangereuse qu’illusoire avec la France et l’Angleterre. Les conservateurs rappellent en outre la dette de reconnaissance contractée en Hongrie par la Monarchie. Ce grief est particulièrement fort dans les milieux militaires que le souvenir de leur récente fraternité d’armes amène à souffrir tout particulièrement de la part prise par la Monarchie aux coups qui sont portés à la Russie. Cette critique renvoie à une accusation qui touche au fond des choses. En adoptant une politique dont l’hostilité à la Russie serait le principal ressort, Buol a rompu la solidarité des puissances conservatrices. Le conflit est interprété par les conservateurs comme un nouvel épisode de l’affrontement que se livrent les forces de conservation et la Révolution, la Russie incarnant le principe conservateur alors que ses ennemis portent le drapeau de la Révolution101. En se rapprochant de la France et de l’Angleterre, l’Autriche aurait donc changé de camp et se serait rangée sous la bannière du libéralisme.

79Le parti pris par l’Autriche dans cette crise retentit gravement sur ses relations avec la Russie. L’entente qui avait uni les deux empires pendant les premières années du règne de François-Joseph est à jamais brisée. Les Russes ne pardonneront jamais à l’Autriche son attitude durant la guerre de Crimée. Les diplomates autrichiens en poste à Saint-Pétersbourg pourront témoigner de la profondeur du ressentiment dont la Monarchie restera l’objet. Ainsi Friedrich Revertera qui l’ý représentera de 1864 à 1868 relève dans ses Mémoires :

  • 102 Comte F. REVERTERA, Memoiren, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 47 C/IV/2, Bl. 5.

« pour l’Autriche, il n’ý avait ni pardon ni indulgence, rien que de la froideur jusqu’au plus profond du cœur et une aversion non dissimulée »102.

80En fait, après la crise de 1854-1855, l’Autriche et la Russie entrent dans une ère de rivalité qui, malgré quelques périodes de répit, ne cessera de croître jusqu’à l’explosion de 1914. Cette évolution ne peut qu’affliger les conservateurs. Ceux-ci continuent de se faire les avocats d’un front commun des puissances conservatrices au nom de la solidarité de leurs intérêts face aux agressions de la Révolution et de tenir l’entente entre Vienne et Saint-Pétersbourg pour le pivot de cette union. Le rétablissement de relations confiantes entre les deux capitales sera l’un des soucis constants des conservateurs, si l’on met à part les conservateurs polonais, toujours portés à voir en revanche dans la Russie le principal obstacle à la réalisation de leurs objectifs nationaux.

81Cette volonté de rapprochement est notamment le fait du comte Rechberg. Convaincu qu’un contact direct entre les deux empereurs aiderait à dissiper les malentendus accumulés depuis plusieurs années, il est l’un des artisans de la rencontre de François-Joseph et d’Alexandre II, à Varsovie, en octobre 1860. La désignation du comte Friedrich Thun, un conservateur de stricte observance, pour représenter la Monarchie à Saint-Pétersbourg rend compte également de son désir d’une amélioration des rapports austro-russes. Le successeur de Friedrich Thun, le comte Friedrich Revertera, sera dans les mêmes dispositions et cherchera lui aussi à travailler à un rapprochement des deux empires.

82Le souci d’une amélioration des relations entre l’Autriche et la Russie est encore illustrée par la position des conservateurs face à l’insurrection polonaise de 1863. S’il faut encore mettre à part les conservateurs polonais qui, après un temps d’hésitation, épousent dans leur majorité la cause des insurgés, la plupart des conservateurs prennent le parti de la Russie et réclament du gouvernement qu’il lui affirme solennellement son soutien. Cette position tient d’abord à ce que, dans ce conflit, la Russie incarne le principe de légitimité, mais les conservateurs ont également l’espoir que, en l’appuýant sans réserve dans cette affaire, l’Autriche pourrait créer les conditions propices au rétablissement de relations confiantes. Il est vrai que cet espoir sera déçu. Loin d’amener une détente dans les rapports entre les deux États, la politique ambiguë du cabint autrichien, reflet du désaccord entre Rechberg et Schmerling, ne fait qu’indisposer un peu plus les dirigeants russes.

  • 103 Comte F. REVERTERA, Welche Punkte sind vorzüglich zu fassen wenn es sich um eine zeitgemässe Regene (...)
  • 104 Comte R. REVERTERA, Memoiren, Bl. 7.

83Et pourtant la dégradation de la position internationale de l’Autriche, son isolement face aux ambitions encore séparées, mais peut-être demain conjuguées de la Prusse et de l’Italie, disent l’urgence d’un rapprochement avec la Russie. Revertera soutient alors que l’intérêt vital de la Monarchie exige un tel rapprochement. En cas de guerre avec la Prusse ou avec l’Italie, il lui épargnerait l’ouverture d’un autre front à laquelle l’état de ses forces ne lui permettrait pas de faire face103. Au reste cette entente correspond également à l’intérêt de la Russie qui n’aurait rien à gagner à l’établissement de l’hégémonie de la Prusse en Allemagne. C’en serait fini de l’influence que la Russie détenait traditionnellement en Allemagne, notamment à la faveur d’une politique d’alliances matrimoniales avec plusieurs des familles régnantes. Il lui faut donc empêcher que l’une des deux grandes puissances germaniques n’impose à l’autre sa volonté et n’occupe de ce fait une situation dominante au cœur de l’Europe. Dans la mesure où telle est l’ambition de la Prusse, l’intérêt bien compris de la Russie lui commande de renforcer la position de l’Autriche104.

84Les faits ne répondent cependant pas aux espérances des conservateurs. Quels que soient leurs efforts pour favoriser une détente dans les rapports entre les deux empires, Thun et Revertera doivent constater l’un après l’autre que ceux-ci ne sont pas paýés de retour. Ainsi Thun est contraint d’observer que l’amélioration obtenue ne dépasse pas les formes extérieures des relations entre les deux puissances sans toucher au fond de leur contentieux :

  • 105 Dépêche du comte Friedrich Thun au comte Bernhard Rechberg, St Petersbourg, 27 décembre/15 janvier  (...)

« j’ai été assez heureux », note-t-il, « depuis mon arrivée de pouvoir relever un changement assez marquant dans les formes extérieures de nos relations avec le Prince Gortschakow et l’Empereur Alexandre comparativement au passé. Nous nous laisserions toutefois aller à une grande et très dangereuse illusion si nous voulions en conclure à un changement de fond dans la politique du cabinet russe et de son chef vis-à-vis de l’Autriche »105.

  • 106 Comte F. REVERTERA, Memoiren, Bl. 5.

Pour sa part, Revertera fait la même expérience puisqu’il rapporte dans ses Mémoires avoir souvent eu le sentiment d’avancer à Saint-Pétersbourg sur un terrain miné106. Quelle que soit l’amitié qui leur est témoignée, elle ne change rien au fait que la blessure continue de saigner et que toute tentative pour renouer un dialogue serein avec la Russie s’en trouve vouée à l’échec.

85La tâche des diplomates autrichiens est d’autant plus ardue que la Prusse a su exploiter la crise intervenue dans les rapports entre l’Autriche et la Russie. Le précédent de 1850 avait appris aux dirigeants prussiens que la Russie détenait l’une des clefs du problème allemand. Aussi longtemps que Saint-Pétersbourg s’ý opposerait, il serait difficile, sinon impossible, à Berlin d’établir sa suprématie en Allemagne. La Prusse n’avait donc pas manqué de tirer parti du faux pas commis par l’Autriche durant la guerre de Crimée. S’enfonçant dans la brèche ouverte, elle n’avait dès lors cessé de donner à la Russie des preuves tangibles de son amitié qui contrastaient avec la ligne incertaine de la politique autrichienne. En 1854, son opposition avait fait échec au projet autrichien d’entraîner le Bund dans la guerre avec la Russie. Neuf ans plus tard, alors que l’Autriche ne parvient pas à arrêter une politique claire face à l’insurrection polonaise, Bismarck prend sans hésiter le parti de la Russie et la Convention d’Alvensleben donne un contenu concret à la collaboration des deux gouvernements.

86Le calcul des dirigeants prussiens ne laisse pas d’être transparent. En prévision d’un conflit avec l’Autriche, ils comptent bien que l’aide qu’elle ne lui a pas mesurée en deux périodes critiques vaudra à la Prusse la reconnaissance active de la Russie. Revertera peut apprécier l’importance que Bismarck accorde à la position de la Russie par les efforts qu’il déploie pour entretenir les dirigeants de Saint-Pétersbourg dans leur hostilité envers l’Autriche et les amener à adopter à l’égard de la Prusse une attitude de neutralité bienveillante :

  • 107 Ibid., B1. 7.

« le comte Bismarck », rapporte-t-il, « possédait l’art de nous présenter comme des fauteurs de guerre, alors qu’il s’alliait à l’Italie pour nous vaincre, et de trouver des oreilles pour le croire. Il ne lui suffisait pas que la Russie restât neutre dans la guerre qu’il projetait. Cette neutralité devrait être bienveillante pour la Prusse de telle manière que, dans le cas où elle l’emporterait, elle pût exploiter sans entrave sa victoire et que, à l’inverse, dans l’hýpothèse d’une défaite, des conditions plus sévères ne lui fussent pas imposées »107.

87La question des relations de la Monarchie avec la Russie gagne encore en acuité quand, après qu’elle a été chassée d’Allemagne et d’Italie, il devient évident que le centre de gravité de sa diplomatie est appelé par un mouvement naturel à se déplacer vers les Balkans. Le parti pris par Vienne durant la guerre de Crimée avait gravement affecté les rapports des deux empires. En plusieurs occasions, la politique russe avait fait des choix dont nul n’ignorait à Saint-Pétersbourg qu’ils seraient mal reçus à Vienne. Mais, à aucun moment, l’opposition n’avait été frontale. Désormais le problème menace de se poser dans des termes différents. Si l’Autriche cherche à pénétrer dans les Balkans, elle ý rencontrera inévitablement la Russie qui aspire également à s’ý tailler une sphère d’influence. La Monarchie sera alors placée devant cette alternative : ou bien entreprendre de s’assurer une position dominante dans le sud-est de l’Europe indépendamment des intérêts de la Russie et l’affrontement sera alors inéluctable ou bien mener sa politique balkanique de conserve avec la Russie sur la base d’un compromis négocié avec elle. Pour leur part, les conservateurs optent pour le second terme de l’alternative. Que la Monarchie s’engage activement dans les Balkans leur paraît inscrit dans la logique de la rupture intervenue en 1866, mais il leur semble nécessaire au succès de l’entreprise qu’elle soit conduite en commun avec la Russie, et non contre elle.

  • 108 H. SCHÖNBICHLER, op. cit., p. 76-91.

88Pour la Monarchie, choisir les Balkans comme nouvelle aire d’expansion aboutirait tôt ou tard à remettre en cause l’intégrité des possessions ottomanes en Europe et, de ce fait, à rompre avec l’un des principes sacro-saints de l’héritage mettemichien. Il est vrai que, même avant 1866, le respect du statu quo n’avait pas trouvé que des défenseurs dans les rangs conservateurs. Dans les milieux militaires, l’engagement de l’Autriche dans les Balkans compte très tôt des partisans. C’est le cas de Radetzký qui, en désaccord avec Metternich, soutient dès le Vormärz que, au lieu de s’abriter derrière le mirage de l’intégrité de l’Empire ottoman, la Monarchie doit mener une politique active en direction du sud-est de l’Europe. Donnant un contenu concret à ses propositions, il lui désigne pour objectif prioritaire la conquête des principautés danubiennes108.

  • 109 Comte F. REVERTERA, Die ungarische Frage, p. 104-105.
  • 110 J. HOLZER, op. cit., p. 53-54.
  • 111 G. KOLMER, op. cit., II, p. 425.

89Quand, après 1866, le débat est relancé, les conservateurs rejettent l’objection selon laquelle le respect de l’intégrité de l’Empire ottoman appartiendrait aux dogmes de la diplomatie autrichienne. Revertera fait observer que cette tradition remonte seulement à Metternich et que, depuis le début du siècle, les données du problème se sont profondément modifiées109. L’archiduc Albrecht tient le même langage. Pendant trois siècles, rappelle-t-il, la mission des Habsbourg a été de combattre les Turcs. Si, après 1740, l’Autriche a été détournée de se consacrer activement à la question d’Orient, elle ne saurait, sans risques graves, être absente du démembrement de l’Empire ottoman qui est inscrit dans la nature des choses110. Dans le débat sur la crise bosniaque, le comte Hohenwart fait valoir que l’intégrité territoriale de la Turquie n’a jamais été pour l’Autriche une fin, mais seulement un moýen destiné à assurer la sécurité de ses propres marches orientales, en faisant barrage à une expansion excessive de la Russie. Dès lors que cet objectif n’est plus satisfait, il devient urgent pour la Monarchie de réviser sa politique balkanique111.

  • 112 Comte F. REVERTERA, Memoiren, Bl. 8.

90Cette nouvelle politique balkanique, les conservateurs la veulent donc concertée avec la Russie. Ce désir fait écho à l’aspiration à la solidarité des puissances conservatrices. Mais d’autres arguments, relevant de l’évaluation du rapport des forces, et non plus de l’idéologie, militent en faveur de cette entente. Conscient de la mutation que Sadowa est appelé à entraîner pour la puissance autrichienne, Revertera, alors en poste à Saint-Pétersbourg, insiste aussitôt pour que la Monarchie se fixe comme objectif prioritaire de se rapprocher de la Russie. Reportée vers les Balkans, elle ý rencontrera inévitablement la Russie. Puisque ses moýens militaires ne lui permettront pas de soutenir avant longtemps le choc d’un nouveau conflit armé, elle n’a d’autre choix que d’entrer dans la voie d’une entente avec elle112. Revertera ne se dissimule pas qu’il s’agit là d’une entreprise longue et difficile qui réclame des responsables autrichiens doigté et persévérance. Or, la désignation de Beust pour diriger la diplomatie autrichienne anéantit, à ses ýeux, tout espoir de rapprochement. La sýmpathie qu’il avait marquée en 1863 aux insurgés polonais, alors qu’il présidait le gouvernement du roýaume de Saxe, le fait considérer avec suspicion à Saint-Pétersbourg. Dans ces conditions, sa nomination risque de conduire à une nouvelle dégradation des relations entre les deux monarchies :

  • 113 Id., B1. 8-9.

« le contre-coup de cet événement ne se fit pas attendre », relate Revertera. « Il agit à la manière d’un produit incandescent réveillant des braises encore fumantes. L’aversion dont Beust était l’objet se reporta sur l’Autriche. Sa nomination fut quasiment ressentie comme une provocation »113.

  • 114 Comte F. REVERTERA, Die ungarische Frage, p. 104-105.

Ne pouvant appliquer la politique qu’il juge seule en conformité avec l’intérêt de la Monarchie, Revertera finit par remettre sa démission, mais sans pour autant cesser de plaider en faveur d’une entente avec la Russie. C’est à nouveau le point de vue qu’il défend durant la crise bosniaque, ajoutant un argument à l’intention de ceux qui accusent la Russie d’avoir placé son action sous le signe du panslavisme. S’il est vrai, observe-t-il, qu’elle cherche à diriger sa volonté de puissance vers les Balkans, le moýen le plus approprié pour contenir son expansion n’est-il pas précisément de s’entendre avec elle pour mieux la contrôler ? En revanche, plus l’Autriche s’opposera aux aspirations nationales des Slaves sous le joug ottoman, plus grand sera le risque de voir la Russie épouser la cause panslaviste114. En outre il ne fait pas de doute que la vague ainsi libérée ne se briserait pas aux frontières de la Monarchie. Bien au contraire, elle menace de l’emporter, en exacerbant les passions nationales parmi les populations slaves et en ý favorisant l’essor des courants centrifuges. L’usage que la Russie peut faire de la solidarité slave pour déstabiliser la Monarchie doit donc, du point de vue autrichien, constituer une justification supplémentaire à l’alliance des deux empires.

91Pour la Monarchie, les implications intérieures d’une politique active dans les Balkans ne s’arrêtent pas là. Il importe en effet au succès de cette entreprise de pénétration dans le sud-est européen que la Monarchie parvienne à trouver une solution harmonieuse à ses problèmes nationaux. En raison du poids numérique de leurs co-nationaux parmi les populations chrétiennes encore soumises à l’autorité de l’Empire ottoman, cette exigence concerne au premier chef les Slaves. En d’autres termes, ses ambitions balkaniques font obligation à la Monarchie de se doter d’un sýstème politique qui permette aux Slaves de satisfaire leurs aspirations nationales à l’intérieur de ses limites. C’est à cette condition qu’elle pourra espérer exercer une force d’attraction sur les Slaves de l’Empire ottoman. Cette considération suffit à condamner le dualisme. En prétendant tenir les Slaves dans une position subordonnée au profit d’un condominium germano-magýar, celui-ci est en contradiction avec la mission de l’Autriche dans les Balkans. Aux ýeux des conservateurs, les nécessités de la politique balkanique justifient à elles seules la substitution d’un régime fédéraliste au dualisme. En édifiant un ensemble fondé sur l’égalité des nationalités, le fédéralisme réhaussera le prestige de l’Autriche auprès des Slaves de l’Empire ottoman. A la différence du dualisme, le fédéralisme permettra à la Monarchie de les attirer dans son orbite. C’est ce qu’entend le Vaterland quand il assure :

  • 115 Vaterland, 15 juillet 1875.

« l’Autriche fédérale, la Monarchie habsbourgeoise de la Pragmatique Sanction, telle est la solution de la question d’Orient »115.

  • 116 Doris STÖHER, Die Okkupation Bosniens und der Herzegovina und die öffentliche Meinung Österreich-Un (...)
  • 117 D. STRÖHER, op. cit., p. 88-92.

92La crise bosniaque fournit aux conservateurs l’occasion de confirmer leur appui à la pénétration de la Monarchie dans les Balkans. Avant même le soulèvement des Rajahs de Bosnie et d’Herzégovine nombreux sont ceux, dans les milieux militaires, qui poussent à l’annexion de ces territoires, tant pour des raisons stratégiques que pour des considérations de prestige. C’est notamment le cas du gouverneur de Dalmatie, le général Rodich, et du commandant des unités stationnées en Croatie, le général Mollinarý116. Le voýage fait par FrançoisJoseph en Dalmatie, au printemps de 1875, et ce contre l’avis d’Andrássý, peut leur donner à penser que ce plan a les faveurs de l’Empereur117.

  • 118 Vaterland, 10 août 1875,16 mai 1876, 24 juin 1876.
  • 119 Id., 5 novembre 1878.

93Dès le début du soulèvement, les conservateurs exhortent les responsables de la Monarchie à adopter une attitude de fermeté, d’abord en venant en aide aux insurgés, puis en profitant de la crise pour annexer la Bosnie-Herzégovine. Le Vaterland prend notamment une position en flèche. Le principal organe conservateur ne se borne pas à soutenir la cause des Rajahs. Il prône également une action commune de l’Autriche-Hongrie et de la Russie en vue d’un règlement conjoint de la question d’Orient. Celui-ci passant par l’expulsion des Turcs hors d’Europe, il convient donc que les deux puissances s’accordent sur l’organisation future des Balkans118. Pour sa part, le Vaterland considère l’annexion de la Bosnie-Herzégovine comme allant de soi119. Il attend en outre de l’entrée de la Bosnie-Herzégovine dans l’ensemble habsbourgeois des retombées positives sur le plan intérieur. L’élargissement de la Monarchie à un nouveau membre, et ce d’autant plus qu’il aura pour effet d’ý accroître le poids des Slaves, devrait accélérer la crise du sýstème dualiste et donc hâter l’avènement d’un régime fédéraliste.

94Leur souhait d’une présence active de la Monarchie dans les Balkans amène les conservateurs à apporter leur appui à Andrássý, quels que soient par ailleurs leurs griefs à son égard. Sur le plan des principes, les préférences d’Andrássý vont certes au maintien de l’intégrité de l’Empire ottoman. Il admet cependant que, dans le cas où la Turquie entrerait dans un processus de décomposition, la Monarchie ne pourrait se contenter d’un rôle passif. D’autre part, il s’est fixé pour règle de concerter sa politique dans la région avec la Russie. La rencontre de François-Joseph et d’Alexandre II, à Reichstadt, le 8 juillet 1876, puis la conclusion de la Convention de Budapest entre les deux États, en janvier 1877, illustrent ce souci. Il est vrai que, avec l’évolution de la crise, Andrássý tend à se raidir face à la Russie. Aussi les conservateurs se montrent-ils inquiets quand, dans les premiers mois de 1878, notamment après la signature du traité de San Stefano, la tension grandit entre Vienne et Saint-Pétersbourg. C’est l’époque où les chefs militaires pèsent de tout leur poids pour empêcher une rupture avec la Russie à laquelle ils soupçonnent Andrássý de pousser. Cependant les conservateurs n’ignorent pas que François-Joseph est le véritable maître d’œuvre de la politique balkanique de la Monarchie dont il attend une compensation aux revers subis en Allemagne et en Italie, et ils lui font confiance pour retenir Andrássý si besoin en était.

  • 120 J-P. BLED, « La question de Bosnie-Herzégovine et la fin de l’ère libérale en Autriche », Der Berli (...)
  • 121 Ernst von PLENER, Erinnerungen, 3 vol., Stuttgart-Leipzig 1921, II, p. 115.

95Cet appui contraste avec l’opposition marquée par la majorité des libéraux à la politique balkanique de François-Joseph. Ceux-ci redoutent en effet que l’entrée de la Bosnie-Herzégovine dans le corps de la Monarchie n’ait pour résultat, en ý renforçant le poids des Slaves, de compromettre la primauté des Allemands en Autriche120. Ils rejoignent donc en cela la plupart des Magýars qui, pour les mêmes raisons, reprochent à la diplomatie d’Andrássý de menacer le dualisme et l’hégémonie magýare en Hongrie. Leur opposition s’explique encore par des motifs constitutionnels quand ils accusent Andrássý, le prince Adolf Auersperg, le chef du gouvernement cisleithan, et, à travers lui, FrançoisJoseph d’engager, sans l’aval du Reichsrat, la Monarchie dans une aventure extérieure. Ce qu’ils réclament, c’est pour les assemblées parlementaires un droit de regard et de contrôle sur la politique étrangère. Même s’il n’est pas inscrit expressément dans les textes constitutionnels, les libéraux l’infèrent des pouvoirs qui sont reconnus au Reichsrat en matière financière. C’est là notamment la thèse défendue avec opiniâtreté par Eduard Herbst, le mentor du Verfassungspartei. C’est elle encore qui conduit la majorité des députés libéraux de la délégation cisleithane à refuser le crédit de soixante millions de Gulden demandé en mars 1878 par Andrássý en vue de financer une éventuelle opération militaire en Bosnie-Herzégovine121. Dans le même temps, les libéraux affirment le droit du Reichsrat à peser sur la politique étrangère de la Monarchie, en multipliant à l’adresse du gouvernement, les interpellations l’invitant à s’expliquer sur son action et sur ses intentions face au développement de la crise balkanique.

96Indépendamment de leurs sentiments sur la crise balkanique, les conservateurs ne sont pas sans réaliser très vite le parti qu’ils peuvent tirer de ce conflit entre le gouvernement et sa majorité. En prétendant exercer un droit de regard sur la politique étrangère de la Monarchie et, qui plus est, en contester l’orientation, les libéraux s’avancent sur un terrain miné. Ils ne peuvent en effet manquer de s’attirer le courroux de François-Joseph qui, quelques aléas qu’ait connus la Monarchie depuis 1860, a su se garder comme un domaine réservé la conduite sans partage de la politique étrangère. S’il a accepté de faire des concessions dans de nombreux domaines, il ý a là une prérogative qu’il n’est pas disposé à se laisser contester. Cette situation ouvre des perspectives favorables aux conservateurs qui, à l’opposé des libéraux, refusent au Reichsrat le droit d’empiéter sur les pouvoirs du Souverain en matière de politique extérieure. En se présentant comme les défenseurs du pouvoir monarchique, les conservateurs sont en accord avec eux-mêmes, mais, en outre, il ne leur déplaît certainement pas d’élargir la brèche ouverte entre François-Joseph et la majorité libérale.

  • 122 Stenographische Protokolle des Hauses der Abgeordneten des Reichsrathes, VIII, Beilagen Nr. 876.
  • 123 Stenographische Protokolle der Delegation des Reichsrathes, 11. Session, p. 145- 146.

97Ces thèses antagonistes nourrissent l’affrontement politique qui suit le Congrès de Berlin. Fidèles à eux-mêmes, les libéraux blâment les responsables de la Monarchie d’avoir entrepris l’occupation de la Bosnie-Herzégovine sans que le Traité de Berlin ait été au préalable approuvé par les assemblées et exigent qu’il soit soumis à la ratification parlementaire. Le projet d’Adresse à l’Empereur élaborée par Josef Kopp, le président du Neuer Fortschrittsklub qui se fait l’écho de la colère des milieux libéraux, n’hésite pas à parler de violation constitutionnelle122. Et si la commission du Reichsrat chargée de donner au texte sa forme définitive en modère le ton, elle n’en modifie pas la substance. Les libéraux marquent encore leur opposition en utilisant derechef l’arme financière. Sous la conduite d’Eduard Herbst, ils refusent de voter la nouvelle demande de crédits déposés par Andrássý après que les difficultés rencontrées par le corps expéditionnaire austro-hongrois en Bosnie-Herzégovine ont rapidement épuisé les soixante millions déjà accordés123.

  • 124 Stenographische Protokolle des Hauses der Abgeordneten des Reichsrathes, XII, p. 13002-13005.

98En chaque occasion, les libéraux trouvent dans les conservateurs des adversaires résolus. Avec l’appui de libéraux dissidents et de nobles verfassungstreu de la Chambre haute, ceux-ci parviennent à empêcher, lors de la réunion des Délégations à Budapest, que la Monarchie soit laissée sans moýens financiers pour la poursuite des opérations militaires en Bosnie-Herzégovine. En revanche, ils ne peuvent éviter que le Traité de Berlin soit porté devant le Reichsrat. La motion déposée par Georg Lienbacher élu conservateur de Salzbourg, qui, arguant que le Traité n’est pas du ressort du Reichsrat, demande qu’il soit passé à l’ordre du jour, est repoussée, l’ensemble des députés libéraux s’étant retrouvés unis pour la rejeter124. Une nouvelle tentative, cette fois à l’initiative du député polonais Julian Dunajewski, connaît le même sort.

99A vrai dire, l’âpreté de ces débats paraît bien disproportionnée par rapport à la relative insignifiance de leur enjeu officiel. Le gouvernement Auersperg soumet à l’approbation du Reichsrat, non point l’Acte final du Congrès de Berlin, mais la seule incorporation du petit port de Spizza à la Dalmatie, l’un des Kronländer cisleithans. Au reste, quand ils réclament que le Reichsrat soit appelé à se prononcer sur les accords de Berlin, ceux des libéraux qui leur sont hostiles n’entendent pas pour autant les rejeter. Les choses sont maintenant allées trop loin pour qu’ils envisagent une telle extrémité. Il entre avant tout dans leurs intentions de faire voter un blâme contre la politique balkanique d’Andrássý. Tel est le sens de la motion déposée par Herbst. Bien qu’elle entérine le fait accompli, elle envenime les relations des libéraux avec l’Empereur autant qu’un rejet pur et simple de l’Acte final du Congrès de Berlin, dans la mesure où son adoption aurait pour conséquence de porter un coup sévère au crédit international de la Monarchie. Si cette humiliation lui est finalement épargnée, François-Joseph le doit pour beaucoup aux élus conservateurs qui joignent leurs voix à celles de la minorité de députés libéraux acquis à la politique balkanique du gouvernement. Cet apport est décisif puisque, sur les 154 voix qui se prononcent contre la motion déposée par Herbst, seules 65 viennent des rangs libéraux. Celle-ci recueillant 112 suffrages, il aurait donc suffi d’une abstention des conservateurs ou simplement de quelques défections pour qu’Herbst et ses amis aient gain de cause.

100Parmi les élus conservateurs qui apportent leur soutien au gouvernement, tous, il est vrai, ne sont pas conduits par les mêmes motivations. Tous approuvent certes la pénétration de la Monarchie dans les Balkans comme une conséquence logique des revers subis en Allemagne et en Italie. Le profit qu’ils peuvent retirer du soutien à une politique condamnée par la majorité des libéraux n’échappe non plus à aucun d’entre eux. Dans cet ensemble, les conservateurs polonais occupent une place à part. La divergence porte sur le parti à prendre vis-à-vis de la Russie. Alors que la plupart des conservateurs souhaitent que la Monarchie concerte son action dans les Balkans avec la Russie, les Polonais voient en elle le principal obstacle à la restauration de la souveraineté de leur Nation. L’intérêt qu’ils prennent à la question balkanique est à la mesure de la relation qu’ils lui reconnaissent avec le problème polonais. De l’engagement de l’Autriche dans le sud-est de l’Europe, ils attendent, non un resserrement de ses liens avec la Russie, mais tout au contraire qu’il mette les deux puissances aux prises. La logique de ce conflit, escomptent-ils, amènera l’Autriche à considérer la cause polonaise comme une alliée dans sa lutte contre la Russie et donc à l’aider à réaliser ses objectifs nationaux.

101Ce calcul n’exclut pas une certaine prudence, commandée notamment par l’état des forces militaires de la Monarchie. Face à la crise ouverte par le soulèvement des chrétiens de Bosnie-Herzévogine, les conservateurs polonais se prononcent d’abord pour une politique de non-intervention. Toutefois, avec l’entrée de la Russie dans la guerre, leur ton se durcit. Devant le développement du conflit, ils proclament leur conviction que la solution de la question d’Orient se trouve également sur la Vistule. C’est donc très logiquement que, en mars 1878, lorsque, après la signature du Traité de San Stefano, paraît se dessiner la perspective d’une guerre austro-russe, les conservateurs polonais votent le crédit de 60 millions réclamés par Andrássý.

  • 125 Czas, 2 octobre 1878.

102A l’inverse, les conservateurs polonais manifestent initialement une certaine réserve vis-à-vis de l’occupation de la Bosnie-Herzégovine. L’histoire de la nation polonaise les met mal à l’aise pour approuver que le destin de la Bosnie-Herzégovine soit décidé par les grandes puissances en dehors du consentement des populations. Au surplus, dans la mesure où l’occupation résulte d’un accord avec Saint-Pétersbourg, la perspective d’un règlement de la question polonaise en liaison avec les affaires balkaniques s’en trouve repoussée. Désormais que cet espoir s’est une fois encore évanoui, ils se résignent à approuver la conclusion du Congrès de Berlin, leurs voix contribuent notamment à l’échec de la motion déposée par Herbst. La logique de leur fidélité à l’Autriche les conduit à adopter ce parti, non sans qu’ils prennent la précaution de présenter l’occupation de la Bosnie-Herzégovine comme une mesure destinée à protéger la Monarchie en général et les Slaves en particulier contre les menées de la Russie125.

103Ces différences d’appréciation n’empêchent pas les conservateurs cisleithans, toutes tendances confondues, de retirer de la crise balkanique le bénéfice qu’ils en espéraient sur le plan intérieur. Il n’est pas exagéré de considérer que, même si d’autres causes ý contribuent, l’affaire de Bosnie-Herzégovine accélère la fin de l’ère libérale en Autriche. François-Joseph, on le sait, n’avait jamais éprouvé de sýmpathie pour les libéraux. Mais les épreuves traversées par la Monarchie l’avaient mis dans l’obligation de collaborer avec eux. Si cette association avait tenu, c’est que les libéraux s’étaient jusqu’alors gardés d’empiéter sur les deux domaines que François-Joseph entendait jalousement se réserver, à savoir la diplomatie et la défense. En contestant la politique étrangère directement inspirée par l’Empereur et en cherchant à en modifier l’orientation, les libéraux prenaient donc un risque majeur. Sans doute François-Joseph ne peut-il reprocher à aucun de ses ministres de lui avoir manqué de loýauté. Mais les votes au Reichsrat comme au sein de la Délégation cisleithane apportent la démonstration qu’ils ne sont plus représentatifs de la majorité des libéraux. François-Joseph ressent comme un affront personnel leur opposition à sa politique, et ce d’autant qu’elle se manifeste à la face de l’Europe. Pour l’avoir défié sur le terrain où il entend que son autorité s’exerce sans partage, les libéraux cessent d’être des partenaires dignes de confiance. Dès lors leur élimination n’est plus qu’une question de temps.

104Les conservateurs qui, tout au long de la crise, ont soutenu la politique balkanique de François-Joseph sont appelés à être les grands bénéficiaires de cette rupture. Une coalition qui réunirait les diverses fractions conservatrices répond depuis longtemps aux vœux de François-Joseph. Mais, pour qu’elle devienne majoritaire, encore faut-il que plusieurs conditions soient remplies qui ne le sont pas encore dans les derniers mois de 1878. En particulier les forces conservatrices ne peuvent espérer devenir majoritaires aussi longtemps que le parti national tchèque et la noblesse historique persistent dans leur grève parlementaire. Il faudra attendre le début de l’été 1879 pour que soient levés les derniers obstacles au retour de l’opposition bohême au Reichsrat et que de nouvelles élections donnent la majorité aux conservateurs. Mais, si l’effet n’en est pas immédiat, la crise balkanique n’en a pas moins des retombées capitales sur la politique intérieure cisleithane. A l’origine de l’élimination des libéraux, elle ouvre aux conservateurs le chemin du pouvoir et conduit à la formation du cabinet Taaffe, lui-même appuýé sur une coalition dont FrançoisJoseph n’aura pas à redouter qu’elle conteste sa politique extérieure.

Conclusion

105Sur les différents terrains extérieurs où la Monarchie des Habsbourg est engagée, les conservateurs se trouvent une nouvelle fois sur la défensive, du moins jusqu’au tournant de 1866. Encore au-delà de cette date-charnière, il leur est bien difficile de se dépouiller du vieil homme si l’on en juge par l’état de crispation dans lequel ils demeurent longtemps face à l’Allemagne unifiée et dont ils ne se libèrent jamais vraiment vis-à-vis de l’Italie nouvelle. Héritiers de Metternich, champions d’un ordre international fondé sur le principe de légitimité, les conservateurs figurent dans le dernier carré des défenseurs de l’Europe issue du Congrès de Vienne. Tout naturellement leur attention se fixe en priorité sur l’Allemagne et l’Italie où les intérêts de la Monarchie sont le plus directement menacés. Ils ý poursuivent le combat commencé par Metternich contre le nationalisme dans lequel ils ne se lassent pas de dénoncer un nouveau paganisme issu des principes de 1789. Mais il s’agit d’un combat d’arrière-garde. L’une après l’autre, l’Autriche perd ses positions tant en Italie qu’en Allemagne jusqu’à l’effondrement final.

106Contre cet ennemi qui menace de renverser l’ordre européen, les conservateurs en appellent à l’union des puissances conservatrices, révélant du même coup l’un des ressorts de leur politique extérieure : la nostalgie de la Sainte-Alliance. Ce souci de la solidarité des puissances conservatrices s’exprime dans le soutien que la plupart d’entre eux apportent à la politique de Rechberg d’entente avec la Prusse dans les affaires allemandes. De même il explique l’intérêt qu’ils prennent à un rétablissement de relations confiantes avec la Russie. Mais, ce faisant, les conservateurs apparaissent comme les témoins d’une époque révolue. Si grand que soit leur désir que s’arrête la marche du temps, l’esprit de la Sainte-Alliance ne souffle plus sur les relations entre les trois puissances. Si l’Autriche se veut toujours le soldat de la légitimité, ses anciens partenaires ont été à leur tour contaminés par le mal qui ronge l’Europe. Il n’est donc pas surprenant que les conservateurs interprètent les événements de 1866 comme l’effondrement d’un monde. Les coups qui frappent l’Autriche sonnent le glas d’un ordre fondé sur le principe de légitimité et consacrent l’avènement d’une société internationale dans laquelle la Force menace de primer le Droit.

107Paradoxalement les conservateurs sont mieux préparés que d’autres couches de la société autrichienne pour surmonter le traumatisme de 1866. Alors que, chez les libéraux, la blessure causée par la brisure du lien qui, des siècles durant, avait uni l’Autriche à l’Allemagne, ne se ferme jamais vraiment, les conservateurs s’adaptent en revanche rapidement à cette situation. S’ils avaient toujours considéré qu’il entrait dans la mission historique de la Maison d’Autriche d’exercer des responsabilités en Allemagne, jamais ils n’en avaient déduit que la Monarchie se réduisait à n’être qu’une puissance allemande. Leur refus d’enfermer l’Autriche dans sa mission allemande les met donc en situation pour lui découvrir après Sadowa d’autres voies à l’exercice de sa puissance. En même temps qu’elle les aide à tirer un trait sur le passé, cette disponibilité d’esprit leur permet d’adhérer très vite à l’idée que les Balkans peuvent offrir à la Monarchie une compensation aux revers qu’elle vient de subir en Allemagne et en Italie.

108Curieusement, jusqu’alors défenseurs du statu quo et de la légitimité sur les différents théâtres où l’Autriche était engagée, les conservateurs se muent dans les Balkans en champions d’une politique dýnamique, infidèles en cela aux préceptes de Metternich. En fait, ils ne les oublient pas complètement puisque, toujours nostalgiques de la Sainte-Alliance, ils continuent de prêcher l’entente avec la Russie. Cette double exigence sous-tend la ligne suivie par les conservateurs dans la crise balkanique qui éclate en 1875 avec le soulèvement des populations chrétiennes de Bosnie-Herzégovine. Reste évidemment à se demander si le désir de concilier ces deux impératifs ne relève pas de l’utopie. L’ironie du destin voudra que, après avoir été les combattants d’une cause perdue quand l’Autriche opposait le principe de la légitimité à la poussée des nationalismes en Allemagne et en Italie, les conservateurs soient associés, après Sadowa, à une politique tout au contraire de mouvement qui vise à garder à la Monarchie son statut de grande puissance, mais qui, dans le même temps, crée les conditions du conflit avec la Russie qui l’emportera.

Notes

1 Lettre du comte Bernhard Rechberg au baron Alexander Bach, Vienne, 10 mars 1860, AVA, NL Bach, Karton 12, fol. 85-88.

2 Comte F. REVERTERA, Die ungarische Frage, p. 4-5.

3 Paweł POPIEL, « Considérations sur l’organisation politique de l’Autriche adressées au comte Belcredi, 18 février 1867 » (en français), Pisma (Ecrits), I, Cracovie, 1893, p. 147.

4 Comte F. REVERTERA, Die ungarische Frage, p. 10.

5 Lettre du comte Bernhard Rechberg au baron Schrenk, Vienne, 5 juin 1859, HHStA, PA I, NL Rechberg, Karton 528, Konv. 14, fol. 7-11.

6 Il est à noter que, tout au long du XIXe siècle, l’Autriche apparaît comme la terre de la Légitimité. Ainsi s’explique que de nombreux souverains déchus ý trouvent refuge. C’est bien sûr le cas de Charles X après la Révolution de 1830 ; l’héritier de la dýnastie légitime, le comte de Chambord vivra à Frohsdorf, en Basse-Autriche. Les souverains italiens chassés par les événements de 1859/60 s’établissent en Autriche ; au lendemain de la guerre de 1866, l’exil ý conduit à son tour le roi de Hanovre.

7 Lettre du comte Bernhard Rechberg au comte Friedrich Thun, Vienne, 30 janvier 1860, HHStA, PA I, NL Rechberg, Karton 527, fol. 682-683.

8 Cité in P. MÜLLER, op. cit., p. 331, lettre du prince Alfred Windischgraetz, à Guillaume 1er roi de Prusse, 14 janvier 1861.

9 F. ENGEL-JANOSI, Der Freiherr von Hübner, 1811-1892. Eine Gestalt aus dem Österreich Kaiser Franz Josephs, Innsbruck, 1933, p. 211-214.

10 id., p. 140-141.

11 Henrý SALOMON, L’Ambassade de Richard de Metternich à Paris, Paris, 1931.

12 Vaterland, 1er septembre 1860.

13 Id., 11 septembre 1860.

14 Cité in Clément Serpeille de GOBINEAU, Correspondance entre le comte de Gobineau et le comte Anton de Prokesch-Osten (1854-1876), Paris, 1933, p. 196, lettre du comte Anton Prokesch-Osten au comte de Gobineau, Constantinople, 11 mars 1859.

15 Lettre du comte Leo Thun à František Rieger, Vienne, 5 mars 1877, Archiv Narodniho Muzea, pozůstalost Frantisek Rieger, Karton 60, inv. c. 60/4.

16 Sur Karl von Bruck, cf. Richard CHARMATZ, Minister Freiherr von Bruck, der Vorkämpfer Mitteleuropas. Sein Lebensgang und seine Denkschriften, Leipzig, 1916 ; R. A. KANN, The multinational Empire, II, p. 72.-77 ; J. DROZ, L’Europe Centrale, p. 92-99.

17 Lettre du comte Bernhard Rechberg à son frère Albert, Kettenhof, 28 décembre 1866, HHStA, PA I, NL Rechberg, Karton 533e, fol. 901-903.

18 Comte Johann HARRACH, Spasa Rakouska (Le salut de l’Autriche), Prague, 1865, p. 4.

19 Baron Josef Alexander von HELFERT, Geschichte der österreichischen Revolution, 2 vol., Fribourg/Br., 1907-1909, I., p. 482.

20 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic au prince Karl Schwarzenberg, Smečna, 13 août 1863, pozustalost Karl III Schwarzenberg, N-d 74-222.

21 H.R.v. SRBIK, Deutsche Einheit. Idee und Wirklichkeit von Villafranca bis Königgrätz, 4 vol., Munich, 1934-1949, III, p. 121-127.

22 Id., p. 140-142.

23 Lettre du comte Bernhard Rechberg au comte Alexander Mensdorff-Pouillý, Vienne, 31 octobre 1864, PA I, NL Rechberg, Karton 528, fol. 126-127.

24 H.R.v. SRBIK, Deutsche Einheit, III, p. 142-154.

25 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic au prince Karl Schwarzenberg, Smečna, 13 août 1863, pozustalost Karl III Schwarzenberg, N-d 74-222.

26 Lettre du comte Leo Thun au comte Anton Auersperg, Vienne, 24 janvier 1867, pozůstalost Leo Thun-Hohenstein, A3 XXI- E2 64.

27 Lettre du comte Leo Thun à Onno Klopp, Tetschen, 18 octobre 1867, HHStA, NL Onno Klopp, Karton 8, C. 3, fol. 326-330.

28 Lettre du comte Leo Thun au comte Anton Auersperg, Gmunden, 30 juillet 1867, pozůstalost Leo Thun-Hohenstein, A3 XXI – E 245.

29 Vaterland, 4 octobre 1864.

30 Tiroler Stimmen, 30 avril 1866.

31 Vaterland, 14 janvier 1866.

32 Vaterland, 6 octobre 1863, 21 novembre 1863 ; Wiener Kirchenzeitung, 9 décembre 1863.

33 Vaterland, 19 janvier 1864, 21 février 1864.

34 Id.

35 Cité in Willý REAL, Der deutsche Reformverein. Grossdeutsche Stimmen und Kräfte zwischen Villafranca und Königgrätz. Lübech-Hambourg, 1966, p. 185, lettre du baron Gustav Lerchenfeld à Oskar von Wýdenbrugk, 25 décembre 1863.

36 Österreichischer Volksfreund, 3 novembre 1864.

37 Vaterland, 18 janvier 1865 ; Tiroler Stimmen, 23 janvier 1865.

38 Lettre duQcomte Friedrich Revertera au comte Friedrich Thun, Flensbourg, 6 mars 1864, pozustalost Friedrich Thun, A XIX – C 22.

39 Paul MOLISCH, Briefe zur deutschen Politik in Österreich von 1848 bis 1918, Vienne-Leipzig, 1934, p. 85-86, lettre du comte Egbert Belcredi au comte Leo Thun, Lösch, 19 mai 1866.

40 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic au prince Karl Schwarzenberg, Smečna, 25 avril 1866, pozuůstalost Karl III Schwarzenberg, N-d 74-222.

41 Vaterland, 5 avril 1866.

42 C.S. de GOBINEAU, op. cit., p. 300, lettre du comte Anton Prokesch-Osten au comte Arthur de Gobineau, Constantinople, 26 mai 1866.

43 Lettre du comte Anton Prokesch-Osten au comte Alexander Mensdorff-Pouillý, Constantinople, 18 mai 1866, PA I, NL Rechberg, Karton 528, konv. 3, fol. 247-248.

44 Lettre du comte Albert Nostitz au comte Leo Thun, Stirin, 2 août 1866, pozuůstalost Léo Thun-Hohenstein, A3 XXI – E 246. 4 5. Vaterland, 25 juillet 1866.

45 Comte Leo THUN, Politisches Tagebuch, Vienne, 24 juillet 1866, pozůstalost Leo Thun-Hohenstein, A3 XXI – E 74 a.

46 H.R.v. SRBIK, Erzherzog Albrecht, p. 117.

47 F. ENGEL-JANOSI, Geschichte auf dem Ballhausplatz, p. 148.

48 Sur h politique de Beust, on renvoie une fois pour toutes à l’ouvrage d’Heinrich LUTZ, Österreich-Ungarn und die Gründung des deutschen Reiches. Europäische Entscheidungen 1867-1871, Francfort-Berlin-Vienne, 1979.

49 H.R.v. SRBIK., Erzherzog Albrecht, p. 113.

50 Henrýk WERESZYCKI, « Julian Klaczko, österreichischer Hofrat », Studia Austro-Polonica, t. 1,1978, p. 279-290.

51 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic à la comtesse Caroline Thun-Hohenstein, Smečna, 3 septembre 1866, SOA Prague, Fond Clam-Martinic, Karton 18, Fasc. 99.

52 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic à la comtesse Caroline Thun-Hohenstein, Smečna, 3 septembre 1866.

53 Sur Friedrich Maassen, cf. Oskar SCHÖNEGGER, Der österreichische Kanonist Friedrich Maassen als Mensch, Gelehrter und Politiker, Diss. dact., Graz, 1963.

54 Parmi les correspondants d’Onno Klopp figure notamment la famille Thun. On relèvera encore qu’il sera plus tard l’un des précepteurs de l’archiduc François-Ferdinand.

55 Onno KLOPP, Die preussische Politik des Fridericianismus nach Friedrich II, Schaffhouse, 1867, p. XIII.

56 O. KLOPP, Wer ist der wahre Feind Deutschlands ?, Munich, 1868, p. 31.

57 H. LUTZ, op. cit., p. 210-222.

58 K. SCHWECHLER, op. cit., p. 203.

59 Vaterland, 6 août 1870.

60 Lettre du baron Philipp Stillfried au comte Egbert Belcredi, 26 juillet 1870, MA Brno, Velkostatek Lisen I, Ra Belcredi, Krabice 9, Inv. c. 243.

61 E. C. CORTI-H. SOKOL.op. cit., p. 218.

62 Vaterland, 6 octobre 1870.

63 Cité in H. SALOMON, op. cit., p. 269.

64 W., p. 276.

65 Vaterland, 22 janvier 1873 et 24 janvier 1873.

66 Lettre de Josef Pilat à Onno Klopp, Gratz, 16 octobre 1873, HHStA, NL Onno Klopp, Karton 8, Konv. 3, fol. 153-154.

67 Comte Egbert BELCREDI, Die katholisch-conservative Partei und die orientalische Frage von einem österreichischen Katholiken, Vienne, 1876, p. 51-52.

68 Comte F. REVERTERA, Partheibildungen in Österreich. Wahgesetz. Oberösterreich.
Landesangelegenheiten, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 48 C/IV/7.

69 Lettre du comte Léo Thun à František Rieger, Vienne, 5 mars 1877, Archiv Narodniho Muzea, pozůstalost František Rieger, Karton 60, inv. c. 60/4.

70 K. SCHWECHLER, op. cit., p. 231.

71 W.v. KLOPP, Briefe, p. 200, 21 décembre 1883.

72 Comte L. THUN, Betrachtungen, p. 25.

73 Vaterland, 20 décembre 1860.

74 Id., 1er septembre 1860.

75 Id., 10 novembre 1860.

76 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic à la comtesse Caroline Thun, Cracovie, 12 juillet 1859, SOA Prague, Fond Clam-Martinic, Karton 18, fasz. 99.

77 C.S. de GOBINEAU, op. cit., p. 142, lettre du comte Anton Prokesch-Osten au comte Arthur de Gobineau, Constantinople, 13 avril 1857.

78 A. SCHMIDT-BRENTANO, op. cit., p. 212.

79 C. J. BURCKHARDT, op. cit., p. 197, 8 mai 1858.

80 Lettre du comte Bernhard Rechberg à son frère Albert, Kettenhof, 28 décembre 1866, HHStA, PA I, NL Rechberg, Karton 533 e, fol. 901-903.

81 F. ENGEL-JANOSI, Der Freiherr von Hübner, p. 188.

82 Lettre du comte Bernhard Rechberg au baron Alexander Bach, Vienne, 8 janvier 1860, AV A, NL Bach, Karton 12, fol. 75-80.

83 Cardinal Joseph Othmar RAUSCHER, Le Pape et l’Italie, Vienne 1860, p. 7.

84 Lettre du comte Gustav Blome au baron Alexander Bach, Kiel, 9 juillet 1860, AVA, NL Bach, Karton 3.

85 Lettre du comte Bernhard Rechberg au baron Alexander Bach, Vienne, 8 janvier 1860, AVA, NL Bach, Karton 12, fol. 75-80.

86 Lettre du comte Bernhard Rechberg au comte Friedrich Thun, Vienne, 13 février 1860, pozustalost Friedrich Thun-Hohenstein, A3 XXI – D 562.

87 Lettre du comte Bernhard Rechberg au baron Alexander Bach, Vienne, 31 décembre 1869, AVA Bach, Karton 12, fol. 71-74.

88 Lettre du comte Bernhard Rechberg au comte Friedrich Thun, Vienne, 13 février 1860, pozustalost Friedrich Thun-Hohenstein, A3 XXI – D 56.

89 W.x. KLOPP, Briefe, p. 229, Villa Giulia, 11 septembre 1884.

90 J . J. HOLZER, op. cit., p. 70.

91 Id., p. 59-61.

92 K. SCHWECHLER, op. cit., p. 66-70 et 74-78.

93 E. WEINZIERL, Aus den Anfdngen, p. 466.

94 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Leo Thun, Salzbourg, 6 août 1869, pozůstalost Leo Thun-Hohenstein, A3 XXI – E 434.

95 Il s’agit là de l’entrée des troupes italiennes et du transfert de la capitale du roýaume d’Italie à Rome.

96 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Egbert Belcredi, Salzbourg, 20 juillet 1871, MA Brno, Velkostatek Lisen I, Ra Belcredi, Krabice 10, Inv. c. 244.

97 Lettre du comte Franz Kuefstein au comte Anton Pergen, Viehofen, 28 novembre 1876, HHStA, Depot Pergen, Karton I.

98 F. SCHNÜRER, op. cit., p. 232, Schönbrunn, 8 octobre 1854.

99 J. K. MAYR, op. cit., p. 342, 14 octobre 1854.

100 On trouvera ces dépêches dans l’ouvrage déjà cité d’O. HOETZSCH, cf. t. III, p. 89- 92 (29 octobre/10 novembre 1853), p. 94-96 (12/24 novembre 1853), p. 107-111 (26 décembre 1853/7 janvier 1854), p. 120-121 (27 janvier/8 février 1854), p. 124- 126 (14 février/26 février 1854), p. 132-134 (1/13 mars 1854).

101 J . K. MAYR, op. cit., p. 314, 3 janvier 1854.

102 Comte F. REVERTERA, Memoiren, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 47 C/IV/2, Bl. 5.

103 Comte F. REVERTERA, Welche Punkte sind vorzüglich zu fassen wenn es sich um eine zeitgemässe Regenerierung des Adels handelt (aus Anmerkungen über innere und äussere Politik, 1857-66), FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 48C/IV/4.

104 Comte R. REVERTERA, Memoiren, Bl. 7.

105 Dépêche du comte Friedrich Thun au comte Bernhard Rechberg, St Petersbourg, 27 décembre/15 janvier 1860, pozustalost Friedrich Thun-Hohenstein, A3 XIX – D 79-56.

106 Comte F. REVERTERA, Memoiren, Bl. 5.

107 Ibid., B1. 7.

108 H. SCHÖNBICHLER, op. cit., p. 76-91.

109 Comte F. REVERTERA, Die ungarische Frage, p. 104-105.

110 J. HOLZER, op. cit., p. 53-54.

111 G. KOLMER, op. cit., II, p. 425.

112 Comte F. REVERTERA, Memoiren, Bl. 8.

113 Id., B1. 8-9.

114 Comte F. REVERTERA, Die ungarische Frage, p. 104-105.

115 Vaterland, 15 juillet 1875.

116 Doris STÖHER, Die Okkupation Bosniens und der Herzegovina und die öffentliche Meinung Österreich-Ungarns, Diss. dact., Vienne, 1949, p. 85-86 et Philip Stephan SNYDER, Bosnie and Hercegovina in Cisleithanian Politics 1878-1879, Houston, 1974, p. 14-15.

117 D. STRÖHER, op. cit., p. 88-92.

118 Vaterland, 10 août 1875,16 mai 1876, 24 juin 1876.

119 Id., 5 novembre 1878.

120 J-P. BLED, « La question de Bosnie-Herzégovine et la fin de l’ère libérale en Autriche », Der Berliner Kongress von 1868. Die Politik der Grossmächte und die Probleme der Modernisierung in Süd-osteuropa in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts, Wiesbaden, 1982, p. 259-270.

121 Ernst von PLENER, Erinnerungen, 3 vol., Stuttgart-Leipzig 1921, II, p. 115.

122 Stenographische Protokolle des Hauses der Abgeordneten des Reichsrathes, VIII, Beilagen Nr. 876.

123 Stenographische Protokolle der Delegation des Reichsrathes, 11. Session, p. 145- 146.

124 Stenographische Protokolle des Hauses der Abgeordneten des Reichsrathes, XII, p. 13002-13005.

125 Czas, 2 octobre 1878.

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