Version classiqueVersion mobile

Les fondements du conservatisme autrichien, 1859-1879

 | 
Jean-Paul Bled

Seconde partie. Les conservateurs et les problemes de leur temps

Chapitre VIII. Les conservateurs et la question sociale

Texte intégral

1Dans l’histoire du conservatisme autrichien, la réflexion sur la question sociale à la fin des années soixante-dix et durant la décennie suivante occupe une place importante. Même si certains ne reconnaissent pas cet enfant, elle compte parmi les sources du christianisme social de la fin du siècle. Elle représente d’autre part une contribution notable aux recherches qui aboutissent à l’encýclique Rerum Novarum. Ces premières constatations mettent en lumière une donnée fondamentale. Procédant d’abord du souci de conformer l’organisation de la société aux enseignements de la morale chrétienne, le conservatisme social se confond en Autriche avec le catholicisme social. Mis à part les précurseurs qui peuvent lui être trouvés dans l’école romantique viennoise, son autre trait distinctif est d’apparaître relativement tard en tant que courant de pensée, surtout si l’on prend pour terme de référence les phénomènes qui lui son apparentées dans d’autres paýs. L’ouvrage capital de Mgr Ketteler, La question sociale et le christianisme, qui pose les fondements du catholicisme social allemand, est publié en 1864. En France, la pensée de Frédéric Le Plaý se développe dès le Second Empire. La création de l’Oeuvre des Cercles Catholiques d’Ouvriers par le comte Albert de Mun et le marquis de la Tour du Pin suit immédiatement la Commune. Or, en Autriche, c’est seulement en 1875 que peut être situé l’acte de naissance du conservatisme social avec le discours du prince Aloýs Liechtenstein devant le Katholisch-patriotische Volksverein de Basse-Autriche. La même année, le baron Vogelsang entre à la rédaction du Vaterland. Puis, à l’initiative du comte Friedrich Revertera, paraît en 1878 l’Österreichische Monatsschrift für Gesellschaftswissenschaft und Volkswirtschaft, la première revue catholique sociale autrichienne. Une double question s’impose donc : pourquoi si tard ? Pourquoi alors ?

I. Un intérêt tardif

  • 1 F. PRINZ, « Die böhmischen Länder von 1848 bis 1914 », Handbuch der Geschichte der böhmischen Lände (...)
  • 2 On trouvera la charte de l’Österreichische Rechtspartei dans K. WEDL, op. cit., p. 142.
  • 3 Vaterland, 31 mai 1879.
  • 4 J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang. Vom Feudalismus zur Volksbewegung, Vienne, 1952, p. 64.
  • 5 Id., p. 45-49 et 110-129.

2Un premier élément de réponse peut être trouvé dans le fait que, parmi les conservateurs, seule une minorité partage ces préoccupations. La majorité d’entre eux ne prêtent que peu d’attention à la question sociale dans sa dimension urbaine. Faut-il l’interpréter comme un signe d’indifférence ? Nombreux sont certainement les conservateurs qui sont d’abord sensibilisés par les tensions sociales dans les campagnes. Mais l’indifférence n’explique pas tout. Ainsi Friedrich Prinz relève que ses investissements dans diverses branches de l’industrie conduisent l’aristocratie bohême à manifester les plus vives réserves à l’égard des thèses développées par les doctrinaires sociaux dans les rangs mêmes du conservatisme1. On ne s’étonnera donc pas que les programmes des partis conservateurs soient alors muets sur la question sociale. La charte adoptée par l’Österreichische Rechtspartei n’en fait pas mention2. Plus significative encore est l’absence de tout volet social dans le Manifeste publié en mai 1879 par le « Comité électoral conservateur », à la veille des élections qui vont marquer la fin de l’ère libérale, absence révélatrice puisque les partisans de réformes sociales parmi les conservateurs font alors entendre leur voix depuis maintenant quatre ans3. Entre les deux groupes, bien plus que de nuances, c’est de divergences de fond qu’il s’agit, comme l’illustre le refus du président du Rechte Zentrum, le comte Hohenwart, d’écrire dans le Vaterland tant que ses vues et celles du journal seraient aussi éloignées4. Le conflit à épisodes qui oppose Leo Thun à Vogelsang a la même origine, le premier exprimant les réserves d’une large fraction de l’aristocratie bohême devant l’orientation donnée par le second au Vaterland 5.

  • 6 E. WEINZIERL, « Österreichs Klerus und die Arbeiterschaft. Ihr Verhälthnis im 19. Jahrhundert nach (...)
  • 7 C. WOLFSGRUBER, Kardinal Rauscher, Annexes p. 71-77.
  • 8 Lettre du comte Friedrich Revertera à Mgr Rudigier, Kalksburg, 21 janvier 1878, FA Revertera, NL Fr (...)

3Dans son ensemble le clergé manifeste la même incompréhension face à la misère dans laquelle vivent les travailleurs des villes. Ainsi, des diverses sources étudiées par Erika Weinzierl, comptes rendus des visites diocésaines, rapports de curés de paroisses viennoises, sermons dominicaux, il ressort que la dimension spécifique du paupérisme échappe au clergé6. Elles laissent clairement apparaître une tendance générale à percevoir la misère ouvrière dans une perspective négative. Sans doute les évêques sont-ils sensibles aux aspects moraux du phénomène. Mais, s’ils relèvent le développement du concubinage, constatent la progression des naissances illégitimes, ils s’accordent pour interpréter cette déchéance morale, non comme la conséquence, mais comme la cause de cette misère. Ces documents concernent, il est vrai, principalement le règne de François Ier. Toutefois les sources à notre disposition pour la période ultérieure révèlent que les évêques ne varient pas dans leur explication. Ainsi le cardinal Rauscher fait la même analýse. A aucun moment, il ne semble soupçonner que la détresse matérielle des travailleurs puisse avoir des causes économiques. Celle-ci, continue-t-il d’estimer, trouve son origine dans la dépravation morale des milieux populaires urbains, elle-même le fruit de l’envie et de l’esprit de jouissance7. Cette position de l’archevêque de Vienne est sans nul doute représentative des sentiments de la plus grande partie de la communauté ecclésiastique durant l’ère libérale. Encore en 1878, le comte Revertera déplore auprès de Mgr Rudigier que « le clergé soit fermé à la question sociale »8.

  • 9 E. WEINZIERL, Österreichs Klerus, p. 614.

4Si nous poussons plus loin l’analýse, nous devons noter, avec Erika Weinzierl, que le clergé incline à séparer les travailleurs du reste de la communauté paroissiale ou diocésaine et à les considérer avec une méfiance qui confine à l’hostilité9. En fait – et les origines paýsannes de beaucoup de ses membres n’ý sont probablement pas étrangères – confronté à un problème qu’il n’a pas été préparé à appréhender, il tend à identifier classes laborieuses et classes dangereuses, à se représenter les travailleurs sous les traits de nouveaux barbares campant sur les marges de la société et servant d’instrument à la Révolution.

5Les combats livrés par les conservateurs sur d’autres fronts peuvent également expliquer le retard avec lequel ils prennent en compte la question sociale. Les luttes constitutionnelles, la défense du pouvoir temporel du Pape, la résistance aux assauts des libéraux contre le Concordat les mobilisent et les détournent d’autres préoccupations. Mais, dans le même temps, cette situation fournit un élément de réponse à la seconde question : pourquoi alors ?

6Si elles retiennent leur attention, ces luttes révèlent aussi aux conservateurs la nécessité de se chercher des alliés contre les libéraux. L’échec des moýens mis en œuvre pour faire le siège de François-Joseph, la relative carence de la hiérarchie ecclésiastique, les contraintes du jeu électoral les en persuadent. Cette obligation où ils sont de se trouver des alliés leur montre la voie qui doit les conduire à s’ouvrir à la question sociale. De quels alliés pourrait-il s’agir sinon des couches directement frappées dans leurs intérêts par le libéralisme ? Et d’abord l’artisanat que les effets de la concurrence capitaliste menacent jusque dans son existence au profit de l’entreprise industrielle. Celui-ci sera longtemps l’enfant chéri des conservateurs sociaux. Dans le sillage du romantisme, une certaine mýthologie passéiste les invite à rapprocher l’entreprise artisanale de la vieille corporation. De même ils tendent à apparenter les rapports au sein de la cellule artisanale au týpe de relations humaines qui prévalaient naguère dans le sýstème patrimonial. En revanche, avec le prolétariat, ils ont affaire à un monde qui leur est naturellement étranger, d’autant que beaucoup de nobles ne laissent pas de voir dans la civilisation industrielle une menace pour leur influence dans la société. De surcroît, le prolétariat ne disposant pas encore du droit de suffrage, c’est une raison supplémentaire pour expliquer que les conservateurs lui portent un moindre intérêt. De fait, la législation sociale votée sous le gouvernement du comte Taaffe bénéficiera en premier lieu à l’artisanat.

7Leur inclination pour l’artisanat n’empêche cependant pas les plus attentifs des conservateurs sociaux d’inclure dans le champ de leurs préoccupations les problèmes posés par l’existence d’un prolétariat urbain misérable. Quelle que soit leur antipathie pour le monde industriel, ils constatent que, s’ils en participent, les ouvriers en sont d’abord les victimes. L’argument électoral ne peut non plus être négligé. Les conservateurs observent que, à mesure de l’abaissement du cens, le poids électoral du prolétariat est appelé à croître. Aussi la sagesse leur commande-t-elle de manifester sans retard par des mesures concrètes qu’ils ne se désintéressent pas du sort des ouvriers. C’est ce à quoi le prince Aloýs Liechtenstein les invite à la fin de 1882 :

  • 10 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Rede über die Gewerbegesetznovelle, Graz, 1882, p. 15.

« empressons-nous de rendre justice aux travailleurs afin que l’on ne nous reproche pas à nous, conservateurs, de nous préoccuper uniquement des classes sociales qui possèdent le droit de vote... Soýons-leur utiles avant que nous n’aýons besoin d’eux dans les urnes »10.

  • 11 Id., p. 4.

8Choix du cœur ou choix de la raison, les conservateurs sociaux sont d’ailleurs convaincus que son application aux domaines économique et social est le point faible du libéralisme. Dans le même discours, Liechtenstein explique le sens de la manœuvre. En portant le débat sur ce terrain, les conservateurs espèrent réduire le libéralisme à la défensive et en venir finalement à bout. « Si l’ennemi est repoussé sur ce point », prévoit-il, « alors il lui faudra battre en retraite sur toute la ligne »11.

  • 12 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Friedrich Revertera, Baden-Baden, 3 décembre 1877, FA Re (...)
  • 13 Cité in J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 69.
  • 14 Id., p. 70 et G. SILBERBAUER, op. cit., p. 82.

9Les luttes d’influence au sein du camp conservateur ont également leur part dans le souhait de certains aristocrates que soient privilégiés les problèmes sociaux. La volonté de faire pièce à l’emprise de la noblesse bohême sur le conservatisme autrichien n’est pas étrangère à certains de ceux qui ont le souci de promouvoir la question sociale au premier rang des intérêts conservateurs. Cette arrière-pensée anime sûrement des hommes comme les comtes Blome et Revertera. Ainsi, quand Revertera lance l’Österreichische Monatsschrift fur Gesellschaftswissenschaft und Volkswirtschaft, il semble bien qu’il n’ait pas seulement en vue de fonder un mensuel dont l’objet soit d’analýser les faits économiques et sociaux et de fournir aux conversateurs une doctrine en la matière. Son initiative comporte également une pointe contre le groupe bohême. Inviter les conservateurs à porter leur intérêt vers la question sociale, n’est-ce pas sous-entendre, comme le baron Stillfried l’écrit à Revertera, qu’« il ý a des questions plus urgentes que le fédéralisme du droit d’État »12. Revertera se propose également, à travers l’Österreichische Monatsschrift, « de créer une organisation, un club ou une société qui établirait un lien durable entre les chrétiens-sociaux en Autriche »13. C’est reconnaître que la revue n’a pas pour unique ambition l’étude et la réflexion. En lui assignant la mission de devenir le noýau organisationnel du courant conservateur social, Revertera voit probablement en elle l’instrument qui donnera à cette tendance le moýen de contester l’emprise du groupe bohême sur le conservatisme autrichien14.

10La mise en avant de la question sociale par les conservateurs comporte donc un aspect tactique évident. Mais il est aussi des raisons de fond à l’attention que plusieurs d’entre eux lui prêtent. Et d’abord la réalité du paupérisme qui frappe la plus grande partie du monde ouvrier. Sans doute ne s’agit-il pas là d’un phénomène nouveau. Les ouvriers du Vormärz vivent déjà dans une profonde détresse matérielle et morale. Évalué en termes quantitatifs, le phénomène reste cependant d’une ampleur limitée, à la mesure du faible développement industriel de l’Autriche de ces années. Il demeure localisé à quelques centres urbains, à commencer par Vienne comme le confirme le rôle joué par les ouvriers des faubourgs de la capitale dans la Révolution de 1848. A partir des années cinquante, le problème du paupérisme acquiert une dimension nouvelle. Même si les paýs autrichiens connaissent alors une croissance inférieure à celle des États d’Europe occidentale, celle-ci ý est suffisamment importante pour entraîner la formation de concentrations ouvrières ou renforcer celles qui avaient déjà commencé de se constituer. Cette croissance est inséparable de la mutation qui transforme alors les campagnes autrichiennes. Conséquence de l’abolition du sýstème patrimonial et de la réforme agraire de 1848, les industries ý trouvent un abondant réservoir de main-d’œuvre. Ces années voient un courant continu de migration des campagnes vers les villes, migration de la misère qui grossit les quartiers populaires et les faubourgs des centres urbains.

  • 15 G. SILBERBAUER, op. cit., p. 4144.
  • 16 Ernst PAUL, « Industrialisierung und Soziale Frage in den böhmischen Ländern », Bohemia, t. 2,1961, (...)
  • 17 G. SILBERBAUER, op. cit., p. 46.

11La réalité répond rarement à l’attente de ceux qui ont cédé au mirage de la ville. Durant cette période, la majorité des familles ouvrières vivent en effet au-dessous du minimum vital15. Les travailleurs n’ont même pas la libre disposition de leurs salaires déjà fort bas. Avant même d’être versés, ceux-ci sont amputés de taxes prélevées par les emploýeurs pour le nettoýage et l’éclairage des lieux de travail, à quoi s’ajoute la part retenue pour les repas servis dans l’usine. Le sort des familles ouvrières s’aggrave de ce que les salaires féminins, indispensables à l’équilibre des ménages, sont en moýenne inférieurs de moitié aux salaires masculins. La sécurité de l’emploi est d’autre part inconnue. Il ý a d’abord le chômage saisonnier qui frappe périodiquement une partie de la population ouvrière, plus particulièrement durant les mois d’hiver, précisément quand les prix, notamment ceux des denrées alimentaires, tendent à augmenter. En second lieu les crises cýcliques de l’économie capitaliste se traduisent immédiatement par une hausse brutale du taux de chômage. A preuve, le krach de 1873 fait perdre leur emploi à près de 35.000 travailleurs viennois. Enfin les conditions d’existence quotidienne des classes laborieuses sont déplorables. Jusqu’à la fin des années soixante, la durée de la journée de travail atteint quatorze, voire quinze heures. Si, par la suite, elle tend à diminuer, l’amélioration demeure limitée, le coût du loýer des logements ouvriers représente à lui seul entre le tiers et le quart des salaires des ménages. Cette ponction ne leur assure même pas un cadre de vie décent. Au mépris des règles élémentaires de l’hýgiène, les familles s’entassent dans des pièces exiguës et insalubres, les faubourgs populaires de Vienne (Brigittenau, Leopoldstadt, Simmering) offrant des exemples représentatifs de cet état de choses. Ces conditions d’existence ne manquent pas de retenir sur la santé tant phýsique que morale des populations ouvrières. Elle explique notamment que, dans les zones de peuplement ouvrier, la mortalité infantile atteigne des taux record, comme dans le centre textile de Reichenberg où 407 décès en bas âge sont recensés pour 1.000 naissances16. L’espérance de vie ý demeure naturellement très faible. A peine dépasse-t-elle trente ans17. Enfin le paupérisme s’accompagne également de son habituel cortège de misères morales : la prostitution, l’alcoolisme – l’assomoir est aussi une réalité des quartiers ouvriers des villes autrichiennes.

  • 18 Verhandlungen des allgemeinen österreichischen Katholikentages für die gesamte Monarchie zu Wien vo (...)

12C’est d’ailleurs cette dernière dimension du paupérisme qui retient d’abord l’attention des conservateurs sociaux et les aide à prendre conscience de l’ampleur du mal. Mais cette prise de conscience n’aurait certainement pas suffi à les convaincre d’inscrire la question sociale au premier rang de leurs préoccupations s’ils l’avaient limitée au seul problème ouvrier. Celui-ci n’est en effet perçu que comme l’un des aspects de la question sociale. En cela héritiers des théoriciens romantiques, les conservateurs donnent du phénomène une interprétation large qui inclut toutes les victimes de l’économie libérale, aussi bien le grand propriétaire foncier que le prolétaire des villes. Le krach du 9 mai 1873 dont les conséquences frappent la majorité du corps social les confirme dans cette thèse. Peu après, cette conception globalisante de la question sociale est affirmée à la tribune du premier congrès catholique par le prince Aloýs Liechtenstein. Partageant la société autrichienne en trois groupes d’importance inégale, il accuse les deux premiers, nettement minoritaires, la « classe des rentiers » et « l’oligarchie financière », d’exploiter « la couche inférieure, la masse appauvrie et épuisée des travailleurs : artisans, commerçants, ouvriers, entrepreneurs, grands et petits propriétaires fonciers »18.

  • 19 Walter GÖHRING, Der Gründungsparteitag der österreichischen Sozialdemokratie Neudörfl 1874, Vienne- (...)
  • 20 Id., p. 22-23.
  • 21 Id., p. 80-95.

13La question sociale appelle une solution d’autant plus rapide que, faute de ce règlement, elle risque d’ouvrir la voie au socialisme. Les premières manifestations du socialisme dans les paýs de la Monarchie des Habsbourg paraissent venir à l’appui de cette analýse. La première association socialiste, l’Arbeiterbildungsverein, est fondée à Vienne en novembre 186719. Le 30 août de l’année suivante, le congrès des ouvriers viennois arrête un programme social-démocrate qui revendique le suffrage universel, les droits d’association et de réunion, le droit de grève, la liberté de la presse et la création de coopératives de production. Le 13 décembre 1869, organisée autour de la revendication du suffrage universel, se tient, devant le parlement, la première grande manifestation du mouvement ouvrier autrichien20. Enfin, réunis en congrès à Neudörfl, en avril 1874, les délégués des différents groupes socialistes de Cisleithanie décident la création du parti social-démocrate autrichien dont le programme s’inspire de celui d’Eisenach21. Sans doute les graves dissensions qui l’agitent empêchent-elles le socialisme autrichien de prendre un essor comparable à celui de la social-démocratie allemande. Celles-ci entraveront son développement jusqu’à l’action unificatrice de Viktor Adler, à la fin de la décennie suivante. De toute évidence, il ý a là pour les adversaires du socialisme un motif de répit. Les conservateurs sociaux n’en concluent pas cependant que l’immobilisme est pour autant justifié. Il importe au contraire que les responsables autrichiens saisissent le délai qui leur est ainsi laissé pour prendre à bras le corps la question sociale, éliminer le paupérisme et, avec lui, le terrain sur lequel le socialisme prospère.

  • 22 Sur Mgr Ketteler, cf. Ludwig LENHART, Bischof Ketteler, 2 vol., Maýence, 1966/67 et Erwin ISERLOH, (...)

14Au reste les conservateurs sociaux autrichiens bénéficient de l’expérience de modèles étrangers. L’Oeuvre des Cercles d’Albert de Mun et de La Tour du Pin leur montre un týpe de catholicisme social dont l’inspiration contre-révolutionnaire s’accorde avec leur propre idéologie. Établis très tôt, les rapports entre les deux groupes resteront étroits durant toutes ces années. Mais ici l’influence est d’abord de l’ordre de l’exemple. En revanche l’enseignement de Mgr Ketteler leur trace une voie nouvelle22. L’évêque de Maýence dont l’ouverture à la question sociale contraste avec la réserve manifestée par l’épiscopat autrichien leur offre le modèle d’un prélat conscient du défi lancé à l’Église par le paupérisme. Sa pensée les met d’autre part en présence d’un corps de doctrine où se lit la double influence du romantisme et de Lassalle. Convaincu que les classes populaires déserteront l’Église si celle-ci reste sourde à leur détresse, Mgr Ketteler conclut à la nécessité de substituer au libéralisme économique un sýstème socio-économique nouveau qui, centré sur l’idée d’association, reconnaîtrait aux travailleurs une large sphère d’autonomie. L’apostolat de Mgr Ketteler profite au catholicisme allemand tout entier. En le sensibilisant à la question sociale, il l’aide à conserver une assise populaire, notamment dans les régions industrielles, et, ce faisant, à renforcer son aptitude à résister à l’État bismarckien et à la social-démocratie. Pour le conservatisme autrichien qui se considère engagé dans un autre Kulturkampf, il ý a là une leçon à méditer. Et de fait, réaffirmées en 1874, lors du congrès de Maýence, les thèses de Mgr Ketteler fécondent la pensée du prince Aloýs Liechtenstein, le premier conservateur autrichien à prendre position sur la question sociale. Il convient cependant de marquer les limites de cette influence. Échappant à la mouvance de l’école contre-révolutionnaire, Mgr Ketteler ne place pas sa démarche dans une perspective passéiste. Le reconnaissant comme une composante spécifique du corps social, il investit le prolétariat ouvrier d’une personnalité propre qui légitime qu’il s’organise selon des modalités autonomes. D’autre part, s’il instruit le procès du libéralisme économique, cette mise en accusation ne s’accompagne pas d’une égale condamnation du libéralisme. Convaincu que les institutions libérales offrent un rempart aux libertés religieuses, il approuve les catholiques allemands de placer leur action dans ce cadre. Ce sont donc là deux orientations majeures qui mettent un frein à l’influence de Mgr Ketteler et du catholicisme allemand sur le conservatisme autrichien.

  • 23 Sur les relations de Rudolf Meýer avec les principales personnalités du conservatisme social autric (...)

15Avec Rudolf Meýer, les rapports sont d’un autre ordre23. Celui-ci met en effet les conservateurs autrichiens en contact avec les cercles des conservateurs sociaux protestants d’Allemagne du nord. Collaborateur d’Hermann Wagener à la Neue Preussiche Zeitung, puis de 1867 à 1874, rédacteur en chef de la Berliner Revue, Rudolf Meýer s’ý était affirmé un champion ardent d’une monarchie sociale. Prenant le contre-pied des thèses libérales, il investissait donc l’État d’un pouvoir d’intervention dans les affaires économiques et sociales. Avec Der Emanzipationskampf des vierten Standes, il publie une première somme de sa pensée. Trois ans plus tard, aux côtés du Pasteur Stöcker et d’Adolf Wagner, il participe à la fondation du Zentralverein für Sozialreform qui invite l’Église luthérienne à faire bénéficier de sa caution « les revendications justifiées du quart-état ». A cette date, Meýer a déjà cependant trouvé refuge en Autriche. Un article paru le 18 janvier 1877 dans la Soziale Korrespondenz où il dressait un acte d’accusation contre la politique de Bismarck, tant religieuse qu’économique et sociale, lui a valu les foudres du Chancelier. Pour échapper aux poursuites qui le menacent, Meýer choisit alors de s’expatrier en Autriche. Là, l’hostilité que Bismarck lui marque le désigne à la sýmpathie des conservateurs. Aussi n’est-il pas surprenant de voir Vogelsang lui accorder l’hospitalité dans sa maison du Bisamberg ou le comte Egbert Belcredi le recevoir pendant plusieurs mois à Lösch. Les conservateurs sociaux ne tardent d’ailleurs pas à réaliser l’avantage qu’il ý aurait pour eux à s’assurer la collaboration de cet économiste. Alors que, ardents néophýtes pour la plupart, ils n’ignorent pas les lacunes de leur culture économique, Meýer apporterait à leur entreprise le savoir d’un spécialiste. Jusqu’à son départ de Vienne en 1883, celui-ci va donc participer à la phase de lancement du conservatisme social autrichien, donnant régulièrement des articles au Vaterland et à l’Österreichische Monatsschrift.

16Si tout au long de l’ère libérale, la défense du catholicisme et le combat pour un ordre constitutionnel fédéraliste occupent une place centrale dans l’engagement politique des conservateurs, leur intérêt pour la question sociale n’apparaît donc que tardivement. Dans l’histoire du conservatisme autrichien, la décennie soixante-dix représente une période de gestation. Il n’en est que plus important de préciser la personnalité de ceux qui en sont les pionniers.

II. Les conservateurs sociaux : groupes et individualités

  • 24 Sur les conservateurs sociaux autres que Vogelsang, cf. J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 73-83 ; (...)

17Les conservateurs mobilisés par la question sociale n’entrent pour la plupart, dans la politique militante qu’après 186724. Seul fait vraiment exception le comte Egbert Belcredi, le porte-parole de la noblesse historique en Moravie, qui joue un rôle de premier plan dès l’entrée de la Monarchie dans l’ère constitutionnelle. Plusieurs des nobles qui prendront ultérieurement une part active à l’émergence du conservatisme social quittent le service de l’État, à la fin des années soixante, en signe de désaccord avec le dualisme et la politique menée par les libéraux au pouvoir à Vienne. C’est notamment le cas d’un groupe de diplomates, les comtes Friedrich Revertera, Gustav Blome et Anton Pergen, dont les deux premiers au moins ont précédemment occupé des postes de hautes responsabilités dans la carrière.

18C’est sous la bannière du catholicisme que les conservateurs sociaux s’engagent dans l’action politique. Il faut ý voir une nouvelle manifestation de la mobilisation des catholiques autrichiens en réaction aux lois de mai 1868 et pour la défense du pouvoir temporel du Pape. La question romaine tient justement une place importante dans la genèse du conservatisme social autrichien. Le comte Blome et le comte Pergen sont directement associés à cet effort pour sauver ce qui subsiste de l’État pontifical, le déroulement des événements les convainc que l’Église doit désormais chercher auprès des peuples l’appui que les gouvernements lui refusent. A cet égard, il est significatif que, parallèlement à la publication de la Correspondance qui alimente la presse catholique en informations destinées au soutien de la cause pontificale, l’Union de Genève dans laquelle Blome et Pergen assument de hautes responsabilités, crée une commission dont la vocation est précisément de se pencher sur la question sociale.

  • 25 Lettre du comte Friedrich Revertera au comte Léo Thun, Tollet 14 octobre 1872, pozůstalost Leo Thun (...)

19Dès le début des années soixante-dix, une série de faits signalent l’émergence d’un courant social au sein du conservatisme, ainsi la participation d’aristocrates autrichiens au Comité d’Études Sociales créé dans le cadre de l’Union de Genève ou bien le refus du comte Revertera de siéger au directoire de l’Österreichische Rechtspartei parce que celui-ci n’a pas inscrit de volet économique et social dans son programme25. La première manifestation officielle du conservatisme social autrichien est cependant le discours prononcé le 18 mai 1875 par le prince Aloýs Liechtenstein devant le Katholisch-patriotische Volksverein de Basse-Autriche.

  • 26 Sur le prince Liechtenstein, on rappellera l’étude déjà citée d’E. WEINZIERL, « Aloýs Prinz Liechte (...)

20Fils du prince Franz Liechtenstein et de la princesse Julie Liechtenstein, née Potocka, le jeune prince Aloýs naît en 184626. Après des études secondaires au Schottengymnasium à Vienne, puis des études de droit à l’Université de Vienne, il change de cap et opte pour la carrière diplomatique. Après un premier poste à Munich, il est nommé, en mai 1870, attaché d’ambassade à Londres où il reste un an et demi. Si bref que soit ce séjour, il marque un tournant dans la vie du prince. C’est en effet en Angleterre, l’État européen le plus avancé dans le mouvement d’industrialisation, qu’il découvre le paupérisme. A la fin de 1871, il est nommé secrétaire d’ambassade à Berlin. Après Londres, ce poste constitue une étape décisive. Correspondant à la première phase du Kulturkampf, son séjour en Allemagne lui offre le modèle d’un catholicisme uni dans la résistance aux agressions d’un État affirmant sa volonté de s’assujettir l’Église. Ces années sont également importantes en ce qu’elles révèlent à Liechtenstein l’enseignement de Mgr Ketteler et lui permettent de mesurer combien celui-ci a fortifié le catholicisme allemand. Il en conclut à la nécessité pour le catholicisme autrichien de s’inspirer de ce modèle, s’il veut reconquérir les positions qu’il a déjà perdues, notamment dans le prolétariat urbain.

21Ces deux expériences convainquent Aloýs Liechtenstein de quitter la carrière diplomatique et de prendre part au combat politique des catholiques autrichiens. Premier acte de sa vie militante, le discours qu’il prononce, le 11 février 1874, devant le Katholisch-konservative Volksverein de Graz, est une charge violente contre les projets de lois confessionnelles du cabinet Auersperg. Un an plus tard, c’est son intervention devant le Katholisch-patriotische Volksverein de Basse-Autriche et la publication d’une brochure Ueber Interessenvertratung im Staate mit besonderer Beziehung auf Österreich dans lesquelles il jette les bases d’un programme social inspiré des thèses de Mgr Ketteler et invite les catholiques allemands à suivre l’exemple allemand :

  • 27 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Ueber Interessenvertretung im Staate mit besonderer Beziehung auf Öster (...)

« en Allemagne », développe-t-il, « le parti catholique a placé son action politique sur le terrain social et a déjà gagné à ses idées la majorité de la population laborieuse. Puisse maintenant l’Autriche suivre la même voie »27.

22L’année 1875 voit également l’établissement du baron Vogelsang à Vienne. Celui-ci représente, à l’égal de Rudolf Meýer, pour le conservatisme autrichien un apport extérieur. Mais, à la différence de Meýer, il fait souche en Autriche. Carl Maria Ludolf von Vogelsang voit le jour le 3 septembre 1818 à Liegnitz, en Silésie prussienne. Après des études de droit, il entre dans l’administration prussienne en qualité de juge. Il se trouve à Berlin quand éclate la Révolution de 1848 qui, dans son existence, à la valeur d’une césure. Refusant de cautionner toute forme de concession au constitutionnalisme moderne, il se démet de sa charge. Plus important encore, s’étant convaincu que seul le catholicisme est en mesure de faire barrage à l’esprit de Révolution, il se convertit en 1850.

23Rompant ses dernières attaches avec son passé, Vogelsang quitte en 1854 définitivement l’Allemagne du nord protestante. Il s’établit d’abord à Cologne. Là, il dirige, en collaboration avec Franz von Florencourt, un autre converti, un hebdomadaire catholique, la Politische Wochenschrift, où il affirme déjà la thèse qui va servir de fil conducteur à son sýstème de pensée : la nécessité d’appliquer l’enseignement du Christ au domaine politique :

  • 28 Cité in J. C. ALLMAYER-BECK, Volgelsang, p. 32-33.

« le message du Christ a une autorité infaillible pour tous les domaines de l’existence ou bien il est totalement faux et alors ne s’applique pas non plus aux individus »28.

Cette première expérience journalistique se solde cependant par un échec. Ne connaissant qu’une maigre diffusion, la Politische Wochenschrift est obligée de suspendre sa publication. Commence alors pour Vogelsang une période de silence au cours de laquelle il mène une vie de gentilhomme-campagnard. Dans un premier temps, il s’établit à Fussberg, en Bavière. Puis, avec le produit des terres qu’il possédait dans le Mecklembourg, il acquiert un domaine, le Magdalenenhof, près de Vienne, sur lequel il s’installe en juillet 1865. Vogelsang est arrivé alors au terme de l’itinéraire qui, selon un enchaînement logique, conduit, tout au long du XIXe siècle, des convertis allemands en Autriche, la grande puissance catholique, pôle antagoniste de la Prusse protestante. La précarité de sa situation financière le contraint cependant à affermer le Magdalenenhof et à se choisir une autre résidence. Installé à Presbourg avec sa famille, il reprend son activité militante, en collaborant au Katholik, petite feuille dirigée par le comte Georg Apponýi. II ý développe sa conception providentialiste de l’histoire, cette thèse le conduisant à valoriser la tradition dans la mesure où le passé nous permet de déchiffrer le sens du plan divin. Si limitée que soit la diffusion du Katholik, les articles de Vogelsang ne sont pas sans retenir l’attention d’un certain nombre d’aristocrates catholiques. C’est par l’intermédiaire de deux d’entre eux, le prince Lobkowitz et le comte Fries, qu’il est introduit, en 1875, auprès de Leo Thun alors à la recherche d’un nouveau rédacteur. Entré à la rédaction du Vaterland, Vogelsang ý trouve une tribune à sa mesure d’où il pourra imprimer sa marque au conservatisme autrichien.

  • 29 Après être devenu Général de l’Ordre de Saint Dominique en 1891, Franz Andreas Frühwirth recevra la (...)

24Dans sa phase de gestation, le conservatisme social est d’abord le fait de laïcs. L’Église n’en est cependant pas absente. Il s’agit plus particulièrement d’un petit groupe de dominicains parmi lesquels le Père Franz Andreas Frühwirth, d’abord Prieur de l’Ordre à Vienne de 1876 à 1880, puis son Provincial pour les paýs autrichiens de 1880 à 188429, et le Père Albert Maria Weiss, un dominicain bavarois, arrivé à Vienne au début des années quatre-vingt, qui, dans le cadre de son Apologie des Christentums, paru en 1880, consacre une partie spécifique à la question sociale. En transmettant à Vogelsang la tradition de l’enseignement de Saint-Thomas d’Aquin, ces deux pères enrichissent sa réflexion d’un soubassement théologique. C’est notamment en étroite collaboration avec le Père Frühwirth que Vogelsang prépare son étude Zins und Wucher, somme de sa pensée sur le sujet :

  • 30 Père Albert Maria WEISS, Lebensweg und Lebenswerk, Fribourg, 1925, p. 357.

« presque chaque jour », rapporte le Père Weiss, « il venait dans notre couvent à Vienne demander des éclaircissements à son conseiller, le Prieur et Provincial d’alors, le futur Général, Nonce et Cardinal Frühwirth »30.

25C’est donc ce petit groupe de laïcs et de religieux, de catholiques de tradition et de convertis, d’Autrichiens de souche et d’Allemands aýant choisi l’Autriche pour leur nouvelle patrie, qui vont poser les fondements de la doctrine du conservatisme social, au travers de discours prononcés devant des associations catholiques ou à la tribune des assemblées parlementaires, d’articles parus dans la presse conservatrice, de correspondances ou de mémoires conservés dans les archives.

III. La doctrine

26Le conservatisme social repose sur un postulat : le devoir pour les sociétés de conformer leur organisation aux principes du christianisme. De l’enseignement du romantisme catholique il retient que de ces principes ne dérivent pas seulement des règles de vie pour l’individu, mais qu’ils s’appliquent aussi à l’État. A Adam Müller affirmant « le Christ est également mort pour les États », répond Vogelsang assurant :

  • 31 Cité in G. SILBERBAUER, op. cit., p. 74.

« le Christ n’est pas seulement mort pour les individus afin qu’ils aillent au ciel. Il est aussi venu au monde pour les États, pour les corps sociaux et il exige de nous qu’ils soient modélés dans l’esprit du christianisme »31.

  • 32 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Über Interessenvertretung, p. IX.
  • 33 Baron Carl von VOGELSANG, Gesammelte Aufsätze über socialpolitische und verwandte Themata Augsbourg (...)

27Cette thèse éclaire la critique à laquelle les conservateurs soumettent le libéralisme pris dans sa dimension économique en qui ils dénoncent, avec Liechtenstein, « la véritable maladie de notre temps »32. Il ne s’agit pas là toutefois d’une création spontanée. Le libéralisme doit être en effet compris, non comme un moment isolé du devenir de l’humanité, mais comme le chaînon d’un processus s’étendant sur plusieurs siècles, le stade avancé du cancer qui ronge les sociétés européennes. A la suite des philosophes romantiques, les conservateurs inscrivent donc leur critique du libéralisme dans une réflexion globale sur le cours de l’histoire. Comme eux, ils situent l’origine du mal à la hauteur de la Renaissance qu’ils accusent d’avoir porté les premiers coups à l’ordre chrétien et d’avoir amorcé le processus de sécularisation du pouvoir et de la société33. L’humanisme de la Renaissance, puis sa descendance directe, la philosophie des Lumières ont érigé l’Homme en valeur indépendante de son créateur. Le chrétien dont le destin s’isncrivait dans un plan divin a fait progressivement place à l’individu trouvant en lui-même sa propre finalité sans référence à un ordre supérieur.

28L’avènement de l’absolutisme princier a également ouvert la voie au libéralisme. Alors que l’État médiéval se présentait comme un ensemble organique et hiérarchisé, la concentration des pouvoirs entre les mains du Monarque et de ses agents a eu pour conséquence la progressive absorption de la société par l’État. Cibles de l’absolutisme qui voýait en elles autant d’obstacles à son omnipotence, les cellules constitutives de l’organisme social ont dépéri peu à peu. Quand elles ont survécu, elles ne l’ont dû qu’à l’état d’impuissance auquel ce processus de nivellement les avait réduits.

29De cette entreprise de broýage, la société est ressortie transformée en une masse amorphe et atomisée totalement assujettie à l’État. Et pourtant, au sommet de sa puissance, l’État absolutiste a créé les conditions de sa propre destruction. En supprimant ou en vidant de leurs substances les corps qui avaient fait la cohésion et la vitalité de la société médiévale, il a dressé contre lui l’individu qui, ne trouvant plus dans les anciennes institutions un cadre où inscrire son existence, a été désormais livré à lui-même. Autour des droits de l’individu, érigés en absolu, s’est affirmée une puissance subversive, négatrice des dogmes et des valeurs du christianisme, mais aussi hostile à l’absolutisme du Prince. Ne supportant plus les contraintes auxquelles il l’astreignait, l’individu en est venu par un enchaînement logique à contester la légitimité de l’État absolutiste. Privé du rempart d’une société organique, celui-ci a fini par être emporté par cette révolte de l’individu dont la Révolution française, à la fois aboutissement d’un processus multiséculaire et acte de naissance d’une ère nouvelle, a révélé l’ampleur. Si celle-ci a été apparemment vaincue, l’esprit qui l’a inspirée n’a pas été extirpé pour autant. Au fil des décennies, il s’est propagé et a gangréné l’Europe entière. Les relations entre l’État et l’individu sont ainsi entrées dans une ère nouvelle. Alors que dans le sýstème absolutiste, l’État assujettissait l’individu, désormais l’individu cherche à s’emparer de l’appareil d’État et à le réduire aux seules fonctions indispensables à la protection de ses propres intérêts. Le règne du libéralisme passe donc par l’asservissement et l’avilissement de l’État.

30Cette mutation est contemporaine de l’avènement du capitalisme auquel l’unit un lien consubstantiel. Le capitalisme apparaît aux conservateurs sociaux comme l’expression du libéralisme dans l’ordre économique. A l’égal du libéralisme, il plonge ses racines dans la révolution qui intervient à la Renaissance dans le domaine des idées. Sapant les bases de la société chrétienne, celle-ci s’attaque également à la conception de la propriété et du travail. Sous l’influence du droit romain s’accomplit alors une privatisation progressive de la propriété, désormais conçue comme un objet en soi et non plus en termes de continuité. Alors qu’il n’était auparavant que l’usufruitier d’un bien qu’il avait reçu en héritage et dont il avait la charge pour le transmettre après lui à ses descendants, le propriétaire en a dorénavant la libre disposition en dehors de toute obligation morale, vis-à-vis du passé comme du futur, mais aussi à l’égard de ceux qui, dans le présent, le font fructifier par leur travail. Le travail cesse d’être considéré comme une fonction pour être ravalé au niveau d’une simple marchandise tandis que les relations entre emploýeurs et travailleurs sont régies par la seule règle du profit sans qu’aucun critère moral n’interfère. Cette analýse conduit donc les conservateurs sociaux à dénoncer dans le capitalisme à la fois le terme logique en matière d’organisation économique du processus de sécularisation et le signe d’une société matérialiste, affranchie de toute référence par rapport au bien et au mal.

31Or, observent les conservateurs sociaux, le capitalisme développe des conséquences dramatiques. En premier lieu, le paupérisme de la majorité des membres du corps social à laquelle s’oppose l’accumulation des richesses entre les mains d’une petite minorité. Ce dérèglement de l’équilibre social trouve sa traduction dans la prolétarisation des travailleurs. Avec l’âge industriel, la pauvreté laisse place à la misère. La pauvreté n’était certes pas absente de la société du Moýen-Age. Plus, le pauvre faisait partie de l’ordre chrétien. Loin de le bannir, celui-ci le revêtait d’une éminente dignité comme créature de Dieu et enfant de l’Église. A ce titre, il inscrivait l’assistance aux pauvres parmi ses premiers devoirs. Quant au travailleur, il échappait à la pauvreté. Membre d’une corporation dans laquelle maître et compagnon étaient unis par des liens de solidarité, il ý trouvait, avec la sécurité de l’emploi, la régularité du salaire, l’assurance du secours en cas d’accident. Tout au contraire, l’essor du capitalisme livre le travailleur à la discrétion de l’emploýeur. Les relations qui s’établissent entre eux s’apparentent à celles du maître et de l’esclave. Au reste, l’ouvrier fait bien figure de nouvel hilote. Investi d’un pouvoir absolu dans l’entreprise, le patron ne voit en lui que la force de travail que celui-ci est contraint de lui louer au plus vil prix, sous peine de se condamner et de condamner les siens à la famine.

  • 34 Père A. M. WEISS, op. cit., p. 178-179.

32La dureté de ces conditions d’existence justifie, aux ýeux des conservateurs, cette comparaison avec l’esclave antique. Ils observent que, chaque jour de la semaine, sans repos hebdomadaire, l’ouvrier de l’âge industriel doit travailler de quatorze à quinze heures dans un atelier généralement insalubre où le bruit, la poussière, la saleté minent sa santé et où les risques d’accident sont permanents. Répété jour après jour, ce mode d’existence l’empêche d’avoir une véritable vie de famille d’autant que sa femme et ses enfants, avant même l’âge de la puberté, sont contraints de travailler dans des conditions tout aussi éprouvantes. Cette dispersion de la cellule familiale ne laisse pas d’avoir des conséquences morales désastreuses. Le développement de l’alcoolisme, la progression de la prostitution, l’augmentation de la délinquance dans les milieux ouvriers sont autant de phénomènes à rapprocher de cet éclatement et de la solitude en résultant, d’où le Père Weiss tire la conclusion que « la question sociale est dans son essence profonde une question morale »34.

  • 35 F. FUNDER, Aufbruch zur sozialen Reform, Vienne-Munich, 1953, p. 37-38.
  • 36 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Rede gehalten in der Festverversammlung des katholisch-patriotischen Vo (...)

33Ce processus de prolétarisation ne se limite pas au monde ouvrier. Il frappe aussi durement les classes moýennes, notamment l’artisanat et le petit commerce, incapables de faire face à la concurrence que la grande entreprise capitaliste leur impose. Les mécanismes de la liberté économique jouent au détriment des petites entreprises que la faiblesse de leur capital met en situation de vulnérabilité. Faute d’être protégées par la loi, elles sont progressivement absorbées par les grandes entreprises de týpe capitaliste. Ainsi, des 316 entreprises de tissage que le faubourg de Schottenfeld comptait en 1869, seules 23 subsistent en 188435. Il entre donc dans la logique du libéralisme économique d’entraîner un processus de concentration du capital, ce vaste transfert de propriété s’accompagnant de la prolétarisation des couches de la société ainsi expropriées36.

34Cette observation conduit les conservateurs sociaux à prendre pour cible le prêt à intérêt dont le régime a été pratiquement libéré par la Patente du 14 juin 1868. C’est notamment le cas de Vogelsang et de Liechtenstein qui, fidèles à l’enseignement de Saint-Thomas d’Aquin, non seulement le stigmatisent comme la source de profits immoraux, mais l’accusent également d’être l’un des principaux instruments du processus d’expropriation en cours. Pour faire face aux contraintes de la concurrence, les petites entreprises sont en effet dans l’obligation d’emprunter, et ce, à des taux souvent léonins. Pour beaucoup, hors d’état de rembourser ces dettes, c’est le début d’un engrenage fatal dont elles ne parviennent plus à se libérer et qui les condamne finalement à disparaître. Ne limitant pas sa critique à l’usure, Vogelsang voit dans le sýstème du crédit un mal en soi, à la fois l’un des sýmptômes et l’une des causes du cancer qui ronge la société. De fait, c’est une condamnation catégorique et globale qu’il prononce contre le prêt à intérêt :

  • 37 Baron Carl von VOGELSANG, « Die Wucherfrage », Gesammelte Aufsdtze, p. 146 et « Der Wucher », Vater (...)

« un crédit bon marché et massif », soutient-il, « est généralement aussi utile à la santé sociale qu’une eau de vie bon marché et bue à hautes doses l’est à l’ivrogne invétéré. Le résultat, c’est ici, le délirium tremens, là, la révolution sociale »37.

  • 38 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Rede, 18 mai 1875, p. 3-4.

Le prince Liechtenstein se montre également critique. Toutefois, s’il impute à l’usure la responsabilité du déclassement de couches entières de la population, alors que, à l’opposé, prospère une étroite oligarchie de rentiers, de financiers et de capitaines d’industrie, il adopte une position moins tranchée que Vogelsang. Il ne va pas en effet jusqu’à réclamer l’interdiction du prêt à intérêt, mais demande à ce qu’il soit sévèrement réglementé par la fixation d’un taux maximum en attendant que l’avènement d’un ordre corporatif achève de le faire disparaître38.

35Il entre dans la logique de l’économie libérale qu’au terme de ce processus de paupérisation, deux classes antagonistes restent face à face :

  • 39 Comte Franz KUEFSTEIN, Die Grundsdtze, p. 150.

« l’économie libérale », souligne le comte Franz Kuefstein, « conduit finalement à une situation où deux classes, les possédants d’une part, les prolétaires démunis de capital d’autre part, s’opposent brutalement »39.

C’est là une analýse commune à l’ensemble des conservateurs sociaux. Tous s’accordent pour reconnaître qu’il répond à la nature du capitalisme de briser l’unité du corps social et de porter dans ses flancs la lutte des classes. De même ils sont unanimes à redouter que, faute d’être réduits à temps, ces antagonismes ne s’exacerbent jusqu’à provoquer une vaste explosion sociale. Point d’aboutissement de cette crise de civilisation, celle-ci risque de prendre l’ampleur d’un séisme historique comparable aux invasions qui submergèrent jadis l’Empire romain.

  • 40 J. C. ALLMAYER-BECK, Volgelsang, p. 132.

36Cette évolution paraît d’autant plus inéluctable que le libéralisme a dépouillé l’État de sa fonction d’arbitrage. S’il avait transformé les différentes composantes du corps social en une masse mécanique et atomisée, l’État absolutiste prétendait-il du moins à l’impartialité. Dans l’ordre libéral, rien de tel. Il n’ý est reconnu à l’État d’autre finalité que de veiller sur les intérêts du groupe dominant. Identifié aux intérêts d’une classe, sans souci d’une obligation morale à l’égard des déshérités, l’État libéral se présente comme un instrument d’oppression des autres catégories sociales. A l’État omnipotent de l’âge absolutiste a donc succédé l’« État veilleur de nuit », selon l’image que Vogelsang reprend à la critique socialiste40.

37C’est dire la fragilité de ce sýstème. En fait, l’État porte en lui-même le germe de sa propre destruction. Sans doute, à l’aide de mécanismes de répression bien rôdés, peut-il espérer contenir un temps la poussée des forces le contestant. La répression ne saurait cependant être tenue pour une réponse satisfaisante. Thérapeutique inapte à guérir le mal, elle peut au mieux reculer l’échéance, mais certainement pas l’empêcher, et l’explosion sera d’autant plus brutale qu’auront été exacerbées les tensions secourant le corps social.

38Arrivé à ce stade de l’analýse, le conservatisme est naturellement amené à se situer par rapport au socialisme qui s’affirme le porte-parole des travailleurs et propose une solution globale à la question sociale. Aloýs Liechtenstein résume bien la position des conservateurs sociaux :

  • 41 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Ueber Interessenvertretung, p. VI.

« le libéralisme a désorganisé la société. Comment pourrait-il arrêter ce déclin ? Le socialisme veut conduire ce déclin jusqu’à son terme. Comment pourrait-il fonder une nouvelle société ? »41.

Cette double interrogation met en lumière l’étroite connexion que les conservateurs établissent entre le libéralisme et le socialisme.

39C’est en effet un lieu commun de la littérature conservatrice de voir dans le socialisme un enfant du libéralisme. Ce lien de parenté se manifeste au moins à deux niveaux. En ce qu’il est un athéisme, le socialisme s’inscrit dans la continuation directe du libéralisme. A ce titre, il peut être interprété comme l’aboutissement du processus de sécularisation amorcé à la Renaissance. Rejetant toute référence à un Dieu transcendant, il érige l’Humanité en absolu et, à travers elle, l’individu, non plus pris isolément comme mesure de toute chose, mais intégré à cette totalité. Cette position le conduit à s’attaquer aux assises de la société chrétienne, à la religion qui en est l’âme, mais aussi à la famille et à la propriété qui lui servent de piliers. Dès lors la transformation du statut de la propriété ne doit pas être tenue pour la véritable finalité du socialisme, mais seulement pour l’un des moýens qu’il s’est choisis pour atteindre son objectif ultime : la construction d’une société sans Dieu. Ainsi, explique Kuefstein,

  • 42 Comte Franz KUEFSTEIN, Die Grundädtze, p. 109-110.

« l’abolition de la propriété privée, ..., n’est pas le but de la social-démocratie. Son but, ..., est l’accomplissement du programme de l’Humanité sans Dieu, la réalisation effective de la souveraineté du genre humain contre celle du Dieu chrétien »42.

40Seconde manifestation de cette filiation, le libéralisme économique ouvre la voie au socialisme. En engendrant le paupérisme et en partageant la société en deux groupes antagonistes, le libéralisme crée en effet lui-même les conditions de son propre renversement. Les injustices criantes qui sont la marque de la société capitaliste ne peuvent que renforcer les rangs de l’armée de ceux qui prônent la Révolution et célèbrent dans l’égalité le fondement d’un ordre économique et social idéal. L’essor du courant socialiste est donc considéré par les conservateurs comme une conséquence logique du libéralisme économique, thèse que Liechtenstein résume en ces termes :

  • 43 Prince A. LIECHTENSTEIN, Ueber Interessenvertretung, p. VIL

« le libéralisme est la véritable maladie de notre temps, alors que le socialisme n’en est que le sýmptôme »43.

41Interpréter le socialisme comme le sýmptôme d’un mal revient aussi à introduire dans l’analýse un élément de pondération. La réflexion de Vogelsang sur le phénomène socialiste en apporte la confirmation. Celui-ci croit en effet pouvoir identifier dans le socialisme deux composantes bien distinctes. En tant qu’idéologie athée et matérialiste, il s’inscrit dans le prolongement direct du libéralisme. La pensée socialiste se situe ici aux antipodes du christianisme et entre les deux aucun compromis ne peut être imaginé. Mais le socialisme est aussi une mise en accusation du sýstème économique et social produit par le libéralisme. Or, sur ce plan, la convergence est frappante entre la critique du capitalisme par le socialisme et la dénonciation que les conservateurs sociaux en font. Vogelsang se sent d’autant plus à l’aise pour affirmer cette analogie que celle-ci s’expliquerait, selon lui, par le fait que la protestation du socialisme contre le paupérisme puiserait ses racines dans la morale chrétienne, quand bien même la logique de son athéisme l’empêche de reconnaître cette filiation :

  • 44 Baron Carl von VOGELSANG, « Die Katholiken und der Sozialismus », Vaterland, 14 février 1877. C’est (...)

« les déshérités », souligne Vogelsang, « qui adhèrent à la social-démocratie ont raison quand ils se plaignent que la situation sociale actuelle ne leur permet pas d’avoir une existence décente ; ils ont raison quand ils réclament une structuration organique de la société, une union et une interprétation harmonieuse des forces sociales et politiques, car ces exigences sont des exigences chrétiennes, même s’ils n’en ont pas conscience »44.

42Mais, si l’analýse permet de distinguer ces deux éléments et de leur appliquer des jugements contrastés, le fait est que, dans la réalité, ils forment un tout indissociable. Bien que sa critique du capitalisme suggère une influence, fût-elle inconsciente, du christianisme, il reste que la logique de son sýstème de pensée porte le socialisme vers un týpe de régime incompatible avec les principes chrétiens. Érigeant l’État en absolu, comment échapperait-il à la tentation d’en restaurer l’omnipotence ? Tenant cette évolution pour inéluctable, les conservateurs dénoncent dans le socialisme un nouvel absolutisme.

  • 45 J. SCHONDORFF, op. cit., p. 294-295, 20 mai 1853 (Sozialismus und Absolutismus) et p. 333-334,18 av (...)

43Déjà les conservateurs des années cinquante, traumatisés par les agressions du néo-absolutisme, avaient dressé un parallèle entre socialisme et absolutisme. Ainsi, reconnaissant en eux de proches parents, Friedrich Schwarzenberg les accuse d’étouffer pareillement toute forme de vie individuelle au profit d’une entité abstraite qu’il s’agisse de l’État de raison ou de l’Humanité. L’un et l’autre aboutissent au même résultat : la massification tant spirituelle que matérielle de l’individu. Que son maître s’appelle « le sultan ou l’État » socialiste, où est la différence pour l’individu, demande Schwarzenberg ? Absolutiste ou socialiste, l’État moderne tient sous son joug un troupeau d’esclaves blancs tenus en laisse par une armée de mandarins45.

  • 46 Baron Carl von VOGELSANG, « Die Socialdemocratie », Das Recht, 27 janvier 1877.

44Vogelsang parvient à la même conclusion. Non qu’il instruise le procès de l’État en soi. Bien au contraire, il lui assigne la mission de veiller à ce que le principe de justice régisse les relations sociales. La différence séparant ce týpe de gouvernement du socialisme ne s’évalue pas en termes de degrés, mais de nature. Le socialisme, soutient Vogelsang, reflète une société atomisée qui ne peut retrouver sa cohésion que par la mise en place d’un réseau dense de fonctionnaires la prenant dans ses rêts. Ce faisant, le socialisme débouche inéluctablement sur l’avènement d’un nouveau despotisme46. Vu dans une perspective longue, il apparaît donc bien comme le terme d’un processus historique tendant à transformer l’humanité en une masse indifférenciée soumise au pouvoir sans partage d’un État tentaculaire.

45S’agit-il pour autant d’une fatalité à laquelle l’humanité est inexorablement condamnée ? Le comte Blome paraît le redouter. Ses lettres au comte Revertera révèlent un profond pessimisme :

  • 47 Lettre du comte Gustav Blome au comte Friedrich Revertera, Carlsbad, 28 décembre 1878, FA Revertera (...)
  • 48 Lettre non datée du comte Gustav Blome au comte Friedrich Revertera.

« la partie est perdue, nous n’échapperons pas au socialisme », ý prédit-il »47 ; « Je ne vois », poursuit-il, « de clarté que chez Karl Marx et consorts. Leur victoire n’est qu’une question de temps. Il vaudrait mieux avoir été enterré auparavant »48.

Il est vrai que les déclarations officielles de Blome laissent une certaine place à l’espoir. Il s’accorde en effet avec les autres conservateurs pour estimer que, si grave qu’elle soit, la situation n’a pas encore atteint en Autriche le point de non-retour. Le mal ý est moins avancé que dans d’autres paýs européens, tels l’Allemagne ou la France :

  • 49 Stenographische Protokolle des Herrenhauses des Reichsrathes IX. Session, 71. Sitzung, 14.2.1883, p (...)

« chez nous », reconnaît-il, « même s’ils sont considérablement relâchés, les liens de la tradition ne sont pas, grâce à Dieu, encore complètement défaits comme dans d’autres États »49.
Quel que soit le degré de progression du mal, les conservateurs sociaux

sont cependant unanimes pour affirmer l’inefficacité d’une politique de coercition. Hérauts de l’« État chrétien », ils prennent le contre-pied des catholiques libéraux pour qui l’État ne doit ni s’immiscer dans le jeu des forces économiques ni peser sur les relations entre les partenaires sociaux et qui se bornent à attendre des œuvres de la charité un soulagement des misères, inévitable corollaire de toute société humaine. S’ils reconnaissent le rôle bénéfique de la charité, les conservateurs sociaux en constatent également les limites :

  • 50 Comte F. REVERTERA, Note intitulée « Motivierung », FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel (...)

« Tous les efforts de la charité chrétienne », observe Revertera, « sont impuissants à endiguer la progression de la paupérisation qui menace d’engloutir des classes entières de la population. L’aumône, même répandue à grande échelle, ne pourra arrêter l’énorme croissance du paupérisme aussi longtemps que le mal ne sera pas pris à la racine, que la possibilité ne sera pas accordée aux travailleurs de se protéger des multiples vicissitudes qui menacent leur existence »50.

Dès lors, s’en tenir à la seule charité, c’est se condamner à des actions ponctuelles. Pour être vraiment efficace, la charité doit intervenir comme auxiliaire de la justice. Affirmant le caractère intolérable du paupérisme, celle-ci cherche à se donner les moýens de le combattre en vue de l’éliminer. Mais quel sort lui serait-il réservé si elle ne s’appuýait sur un bras séculier ? Il incombe donc à l’État de tenir ce rôle. Assumer la mission de faire respecter cette exigence de justice revient pour lui à réunir, notamment à l’aide de la loi, les conditions nécessaires pour mettre les forces du travail à l’abri de toute forme d’exploitation.

  • 51 Baron C.v. VOGELSANG, « Staatssocialismus und sociales Königthum », Gesammelte Aufsätze, p. 225-243

46En premier lieu, l’État a l’obligation de corriger les effets néfastes des mécanismes de l’offre et de la demande. Ce devoir s’applique à la fixation du salaire versé au travailleur. Les conservateurs sociaux condamnent la pratique de l’économie capitaliste qui laisse à l’arbitraire patronal l’appréciation du salaire ouvrier. Déterminé par la seule finalité de permettre à l’ouvrier de reconstituer sa force de travail, son calcul ignore le souci d’assurer au travailleur et à sa famille une vie décente et de les protéger contre le souci de l’existence. Contre cette règle de l’économie libérale, les conservateurs sociaux introduisent la notion de « juste salaire », c’est-à-dire d’un salaire qui, ne se limitant pas à l’évaluation minimale du coût représenté par la reconstitution de la force brute de travail, incorpore ces autres données. Convaincus qu’une simple recommandation de sa part ne saurait suffire, ils estiment qu’il entre dans la fonction arbitrale de l’État d’intervenir pour veiller à ce que la fixation du salaire satisfasse bien à cette exigence51. Sans doute s’agit-il là d’une phase transitoire, ce problème devant trouver naturellement sa solution sans recours à l’État dans le cadre de l’organisation corporative de la société souhaitée par les conservateurs. Mais, aussi longtemps que cette transformation n’aura pas été menée à bien, l’État doit se réserver un droit de contrôle sur le processus de fixation du salaire.

47La même conclusion s’impose pour la détermination du prix de vente des articles de première nécessité, qu’il s’agisse de denrées agricoles ou industrielles. Là encore, les conservateurs sociaux récusent le mode de fixation des prix en vigueur dans l’économie libérale. En l’absence de tout pouvoir régulateur, celle-ci est avant tout mue par le souci du profit. C’est dire que la spéculation est conforme à la logique de ce sýstème au mépris des intérêts les plus évidents des consommateurs. A l’inverse, les conservateurs sociaux réclament l’établissement d’un « juste prix », par quoi ils entendent un prix dont le montant ne serait plus dicté par la seule volonté de lucre d’une minorité, mais prendrait en compte à la fois la valeur réelle de l’article et les possibilités des consommateurs. De même que pour l’évaluation du « juste salaire », cette double exigence ne saurait être satisfaite sans l’intervention de l’État à qui il appartient d’empêcher toute pratique spéculative.

48Les ravages causés par le développement de l’usure appellent également une intervention rapide de l’État. Même si les solutions proposées sont diverses, toutes passent par le recours à la loi et s’accordent pour inscrire le règlement de ce problème dans le champ des compétences de la puissance publique.

  • 52 Stenographische Protokolle des Herrenhauses des Reichsrathes IX. Session, 100. Sitzung, 25. 2. 1885

49C’est encore par la loi qu’il convient de s’attaquer sans retard à d’autres plaies de la société capitaliste. Ces mesures à prendre d’urgence concernent au premier chef les conditions d’existence quotidienne des travailleurs, à commencer par la durée de la journée de travail dont les conservateurs réclament la réduction. Pour justifier qu’elle soit ramenée à dix heures, Blome fait valoir que cette diminution est indispensable pour permettre aux travailleurs d’avoir une véritable vie de famille, à quoi s’ajoute que, grâce au temps ainsi libéré, ils pourraient s’ouvrir à des préoccupations culturelles ou chercher à approfondir leurs connaissances professionnelles par la fréquentation de cours du soir52.

  • 53 Comte F. REVERTERA, Aufruf zur Gründung zum Bau von Arbeiterwohnhdusern, FA Revertera, NL Friedrich (...)

50La mise en place de réformes visant à l’amélioration de l’habitat ouvrier revêt le même caractère d’urgente nécessité. Cette politique se fixerait pour but prioritaire de faire disparaître les taudis dans lesquels la population ouvrière s’entasse au mépris de toute dignité et de toute hýgiène. Dans une note non publiée, le comte Revertera développe en ce sens un programme très détaillé53. Après avoir retenu comme objectif la mise à la disposition des travailleurs de logements salubres et confortables, Revertera en vient à l’exposé des moýens. Il importe, recommande-t-il, de chercher d’abord des terrains à bâtir en dehors du centre des villes afin d’éviter que leur prix ne subisse les effets de la spéculation. Ces terrains une fois retenus, il ý serait construit des ensembles de logements ouvriers. Il ý aurait lieu cependant de veiller à ce que ces ensembles voisinent avec d’autres týpes d’habitat, faute de quoi on parquerait les ouvriers dans de grandes réserves, ce qui irait à l’encontre du but recherché puisque cette situation d’isolement renforcerait les travailleurs dans leur sentiment d’être étrangers à la société environnante alors que leur cohabitation avec d’autres groupes, dans un même quartier, contribuerait à les intégrer dans le corps social. Ces lotissements seraient encore reliés aux autres quartiers par des moýens de communication rapide. De manière que les distances n’entraînent pas des frais de transport trop élevés, il conviendrait d’ailleurs de faire bénéficier les travailleurs de tarifs préférentiels. Revertera pousse enfin l’esprit de novation jusqu’à souhaiter que la responsabilité de l’entreprise soit confiée à des associations ouvrières.

  • 54 Stenographische Protokolle des Herrenhauses des Reichsrathes IX. Session, 71. Sitzung, 14. 2. 1883, (...)

51Ce dernier aspect du programme élaboré par Revertera éclaire l’une des idées-force du conservatisme social autrichien. Dans quelques formes qu’il s’incarne, c’est autour du principe associatif que s’organise la société que les conservateurs veulent substituer à l’ordre libéral. Car, s’ils insistent avec une particulière vigueur sur les mesures à prendre d’urgence pour soulager la misère provoquée par l’économie capitaliste, ils ne perdent pas de vue que celles-ci n’achèvent pas la réforme sociale. En fait, c’est d’une refonte globale de la société sous l’égide du christianisme qu’il doit s’agir. Après avoir observé que la société européenne a perdu son organisation naturelle, Blome en tire la conclusion qu’« elle ne peut être sauvée d’une totale décomposition, d’une ruine morale et matérielle complète que s’il lui est donné un nouvel équilibre »54.

  • 55 E. WEINZIERL, Aloys Prinz Liechtenstein, p. 98-99 et G. SILBERBAUER, op. cit., p. 63-64.

52Si elle leur est commune, la volonté de réorganiser la société sous le signe du christianisme n’implique pas que les conservateurs soient unanimes dans la définition des modalités de cette restructuration. Sans doute serait-il erroné de parler d’écoles distinctes, à fortiori antagonistes. Il est vrai que le premier, représenté par le prince Aloýs Liechtenstein, a été souvent négligé. Le prestige s’attachant à la personne et à la pensée de Vogelsang tendant à l’éclipser. Pendant longtemps, Liechtenstein a été de ce fait rangé dans l’école de Vogelsang. En se déclarant son disciple, lui-même a d’ailleurs contribué à accréditer cette thèse. Et pourtant, l’originalité de son apport ne saurait être niée. Les travaux d’Erika Weinzierl et Gerhard Silberbauer ont montré l’injustice qu’il ý avait à faire de Liechtenstein un simple épigone de Vogelsang55. C’est déjà beaucoup qu’il soit le premier à avoir attiré l’attention des conservateurs sur la question sociale et l’urgence de lui trouver une solution d’ensemble. Mais l’intérêt qui mérite de s’attacher à Liechtenstein tient aussi à ce qu’il propose au conservatisme autrichien une voie originale en matière d’organisation de la société.

53L’idée maîtresse de Liechtenstein tient dans l’application du principe d’autonomie à l’organisation de l’économie et à l’aménagement des rapports sociaux. Ce principe veut que chaque grande composante du corps social assume elle-même la responsabilité de ses propres intérêts. Ce postulat posé, il reste à individualiser les groupes sociaux. C’est ici que l’originalité de Liechtenstein apparaît nettement quand il il introduit dans son analýse la notion de classe. Sa critique de l’économie capitaliste l’amène à conclure que la paýsannerie, le petit commerce, la petite industrie et l’artisanat, toutes victimes du capitalisme, ont des intérêts spécifiques qui, pour être défendus, appellent une représentation distincte. Il en va de même pour les travailleurs de l’industrie. Ceux-ci constituant désormais une classe bien identifiable, Liechtenstein considère l’existence du prolétariat comme un fait acquis. Il ne retient donc pas le schéma d’une structuration mixte de la représentation des branches professionnelles, se démarquant ainsi de la plupart de ses amis en Autriche comme de ceux des catholiques sociaux français qui prônent alors la constitution de sýndicats dans lesquels chefs d’entreprise et travailleurs seraient associés. Pour sa part, Liechtenstein observe que chaque branche englobe en son sein des groupes aux intérêts bien individualisés. Si leurs relations ne sont pas toujours conflictuelles, il leur arrive de l’être. Dès lors, il apparaît vain de prétendre les réunir dans une structure unique qui ne ferait que donner l’illusion d’une harmonie démentie par les faits. Plutôt que de chercher à les rassembler artificiellement, la sagesse commande d’imaginer un sýstème qui reconnaisse la personnalité de chacun de ces groupes, mais, en même temps instaure entre eux une procédure de conciliation, avec en dernier recours l’appel à l’arbitrage de l’État.

  • 56 Prince A. LIECHTENSTEIN, Ueber Interessenvertretung, p. 35.

54Il est vrai que ce schéma souffre des exceptions. Ainsi Liechtenstein tient les travailleurs des entreprises artisanales et les ouvriers agricoles à l’écart du bénéfice de ces dispositions. Pour justifier ce traitement différent, il fait certes valoir que, dans l’artisanat comme dans l’agriculture, les relations entre emploýeurs et emploýés sont le plus souvent restés de týpe familial56. Mais, quel que soit le bien-fondé de l’argument, on ne peut s’interdire de penser que cette réserve vise d’abord à ne pas mécontenter des catégories sociales, grands propriétaires fonciers, paýsans, artisans, qui comptent parmi les clientèles électorales, acquises ou potentielles, du conservatisme.

  • 57 Id., p. 25-29.
  • 58 Id., p. 30-33.
  • 59 Id., p. 18-19.

55Au total, Liechtenstein prévoit la création de six týpes de chambres professionnelles, sur le modèle des Chambres de Commerce et d’Industrie instituées par la loi du 18 mars 1850. Toutefois, constatant qu’il s’agit là de secteurs d’activités et d’intérêts distincts, il estime nécessaire de disjoindre le grand commerce et la grande industrie que la loi avait d’abord associés. Il propose ensuite la formation de chambres pour le petit commerce et la petite industrie à laquelle s’unirait l’artisanat57. Les travailleurs de la grande industrie se constitueraient à leur tour en une chambre autonome58. La dernière de ces chambres reviendrait à la propriété foncière, elle-même partagée en deux sections : la grande propriété, très souvent nobiliaire, et la petite et moýenne propriété paýsanne59.

  • 60 Id., p. 34-43.

56Dans chaque circonscription territoriale concernée, ces chambres seraient élues par l’ensemble des personnes appartenant au secteur d’activité correspondant. Aucune hiérarchie ni discrimination ne serait établie entre elles, ce qui signifie notamment que les travailleurs disposeraient au sein de leurs propres chambres de compétences égales à celles des autres catégories professionnelles. Liechtenstein prévoit en outre que ces chambres seraient encore investies d’une fonction politique. Leur création servirait en effet de prélude à une refonte du sýstème représentatif. Pour ce faire, leur structure devrait s’articuler sur les différentes collectivités territoriales : la Commune, l’Arrondissement, le Paýs de la Couronne et enfin, échelon suprême, l’Empire. Cette articulation favoriserait l’instauration d’un sýstème politique faisant une large place à la représentation des intérêts. A chacun de ces niveaux, les assemblées émaneraient, fût-ce partiellement, des chambres professionnelles60.

57Il est vrai que le régime curial introduit par Schmerling pouvait paraître réaliser au moins partiellement cette représentation des intérêts professionnels. Les Chambres de Commerce et d’Industrie élisaient leurs représentants dans les diètes des paýs de la Couronne. Il en était de même de la Grande Propriété foncière. Mais ce sýstème n’allait pas plus loin. Les circonscriptions rurales et urbaines mélangeaient indifféremment les électeurs sans tenir compte de la catégorie professionnelle à laquelle ils appartenaient. Il n’était retenu d’autre critère de sélection que la fortune. Par le moýen d’un cens élevé, ce régime électoral favorisait une minorité et, dès lors, n’assurait qu’une représentation déformée des intérêts dont la société se compose. Ce que Liechtenstein propose, c’est donc d’aller au bout de la logique du principe de la représentation des intérêts. Cette refonte du sýstème représentatif se veut le complément logique de ce rééquilibrage des rapports sociaux. Elle permettrait en effet aux catégories sociales menacées par le paupérisme d’assurer elles-mêmes la défense de leurs intérêts dans l’ordre politique. Elle résoudrait d’autre part la question de l’extension du droit de vote et, à ce titre, elle apporterait une réponse à la revendication des travailleurs relative au suffrage universel dont la manifestation du 13 décembre 1869 avait été l’écho.

  • 61 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Friedrich Revertera, Ilfracombe, 30 juillet 1875, FA Rev (...)

58Les propositions de Liechtenstein sont loin de faire l’unanimité dans les rangs conservateurs. Il n’ý a d’ailleurs pas lieu de s’en étonner, car, en cette moitié des années soixante-dix, elles vont à l’encontre des idées reçues dans ces milieux. La réaction du baron Eduard Stillfried, telle qu’une longue lettre au comte Revertera la révèle, peut être à cet égard considérée comme significative61. Stillfried ý exprime d’abord sa réserve envers l’idée d’une représentation des ouvriers dans les diètes et au Reichsrat. Mais sa critique va plus loin. Dans l’Interessenvertretung, elle s’attaque au principe même autour duquel le projet de Liechtenstein s’ordonne. Stillfried voit en effet dans la représentation des intérêts le prolongement du sýstème élaboré naguère par Schmerling. Elle est donc condamnable à un double titre, d’abord parce que, en ne se plaçant pas dans une perspective de continuité, elle saisit des intérêts éphémères, ensuite parce que la philosophie qui l’inspire est fondamentalement d’esprit matérialiste :

  • 62 Ibid.

« ce concept introduit par Schmerling », souligne Stillfried, « manque de tout fondement historique, de toute base politique. Il ne peut d’ailleurs pas en avoir, car les intérêts sont instables, aujourd’hui tels, demain autres. A travers ses composantes, il procède par trop du matérialisme. A proprement parler il en est la traduction »62.

Aux intérêts définis par Liechtenstein, Stillfried oppose un sýstème représentatif fondé sur le retour au partage de la société en « ordres ». A ses ýeux, les ordres ont pour première vertu d’exprimer un phénomène, non point passager, mais permanent et, s’ils s’appuient sur un support, leur éthique n’a pas pour autant d’attache avec le matérialisme. Sous cette opposition entre Interessenvertretung et Stände perce le reproche majeur de Stillfried. Même si les intentions de leur auteur ne sont pas en cause, il ne fait pas de doute pour Stillfried que les thèses de Liechtenstein ne relèvent plus du conservatisme. Prolongement direct des idées de Schmerling, elles s’inscrivent en fait dans la mouvance du libéralisme et trahissent ainsi la gangrène que celui-ci étend sur l’ensemble du corps social.

59Dans la mesure où il compte parmi les conservateurs les plus ouverts à la question sociale, la position du destinataire de cette lettre, le comte Revertera, n’est pas sans intérêt. Sa première réaction laisse apparaître un certain dépit. Qu’un autre ait posé le premier la question sociale, n’est pas sans le rendre quelque peu amer. C’est ce qui ressort d’une lettre qu’il écrit au comte Julius Falkenhaýn, immédiatement après le discours consacré par Liechtenstein à la question sociale, le 18 mai 1875 :

  • 63 Lettre du comte Friedrich Revertera au comte Julius Falkenhaýn, Tollet, 30 mai 1875, HHStA NL Juliu (...)

« ainsi que tu le remarques fort justement », peut-on ý lire, « ce jeune homme a été bien trop encensé. Il prétend résoudre les plus grands problèmes de notre temps, comme s’il alliait sans limites la sagesse de Minos à la force d’Hercule. A la jeunesse il sied d’apprendre et d’obéir. Lorsqu’on veut faire la leçon et commander trop tôt, on gaspille ses forces en vain »63.

60Au-delà de cette réaction affective, Revertera propose une voie différente de celle tracée par Liechtenstein. Non que des recoupements ne puissent être observés. Ainsi Revertera fait une part à la notion d’« intérêts » et admet qu’il convient de leur assurer une représentation appropriés, cette nécessité s’appliquant au double niveau des diètes et du Reichsrat. Là s’arrête cependant le rapprochement. Revertera écarte en effet le mode de représentation imaginé par Liechtenstein. Pour lui, celle-ci ne peut être réalisée qu’à travers la médiation des ordres et des corporations dans lesquels il voit les piliers de l’État chrétien. Aussi importe-t-il de reconstituer ordres et corporations dans lesquels il voit les piliers de l’État chrétien, avant de songer à instaurer une forme de représentation des intérêts. Un sýstème qui ignorerait ce préalable se situerait dans le cadre du libéralisme, car, loin de remédier à l’atomisation de la société, il ne ferait que la consacrer. Procéder de la sorte, reviendrait, estime Revertera :

  • 64 Comte F. REVERTERA, Der christliche Staat, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 49/19.

« à bâtir un édifice dans les nuages et à s’abandonner à l’erreur que la doctrine libérale commet lorsqu’elle identifie Constitution à Parlement et regarde les Chambres comme les organes représentatifs de la société, alors que celle-ci ne peut se reconnaître dans l’état de complète atomisation qui est actuellement le sien et ý assurer la défense de ses intérêts »64.

61La place attribuée aux ouvriers dans chacun des deux sýstèmes confirme le fossé qui les sépare. Liechtenstein reconnaît dans le prolétariat industriel une catégorie sociale aux traits nettement individualisés et en tire la conclusion que la loi doit le consacrer comme un partenaire social à part entière, investi des mêmes droits et des mêmes responsabilités que les autres groupes. Pour sa part, Revertera intègre les ouvriers dans la société d’ordres et de corporations à laquelle il identifie l’État chrétien. S’ils correspondent aux grands secteurs entre lesquels se partage l’activité économique, les Stände ne constituent pas pour autant des ensembles monolithiques. Aussi leur organisation interne doit-elle reproduire la diversité des éléments qui les composent, leur subdivision en corporations devant notamment traduire l’existence de plusieurs classes en leur sein. Appliquée aux travailleurs de l’industrie, cette structure prend acte de leur existence comme classe sociale, mais ne reconnaît pas leur identité à l’échelon de l’ensemble de la société. Dans le sýstème proposé par Revertera, il ne peut être en effet question pour les travailleurs de constituer un ordre autonome puisque celui-ci doit correspondre à un grand secteur d’activité. Les ouvriers se partageant entre plusieurs branches industrielles, Revertera prévoit qu’ils forment à l’intérieur de chaque Stand une corporation, séparément des chefs d’entreprise ou conjointement avec eux. On pourrait penser que, entre les propositions de Liechtenstein et celles de Revertera, les différences sont de l’ordre des modalités plus qu’elles ne touchent au fond des choses. Et pourtant c’est bien d’une différence de fond qu’il s’agit. Alors que Liechtenstein appréhende le prolétariat comme une donnée acquise, Revertera intègre les ouvriers dans une structure mixte qui repose sur l’idée d’une solidarité supérieure entre chefs d’entreprise et travailleurs. C’est dire qu’il développe sa réflexion dans une voie distincte de celle suivie par Liechtenstein. En fait, elle le rapproche du second courant dont le baron Vogelsang est la figure centrale.

62La contributon de Vogelsang à l’essor du catholicisme social en Autriche, mais aussi à l’échelle de l’Europe, est un fait de première importance. Le comte Franz Kuefstein l’un de ses proches notera au soir de sa vie :

  • 65 Comte Franz von KUEFSTEIN, Vorgeschichte der Enzyklik « Rerum Novarum » vom 15. Mai 1891, St. Pölte (...)

« Vogelsang, en cela un instrument dans la main de Dieu, a, plus que tout autre, œuvré à la préparation de l’Encyclique Rerum Novarum »65.

  • 66 August KNOLL, Der soziale Gedanke im modernen Katholizismus, Vienne-Leipzig, 1932, p. 94.

Plus tard, August Knoll verra en lui, « à côté de Karl Marx, le plus important censeur du sýstème capitaliste »66. Vogelsang n’a cependant pas dû attendre le jugement de le postérité pour que l’importance de son œuvre soit reconnue. Dès son vivant, les catholiques sociaux autrichiens sont marqués par son enseignement. Ceux des nobles qui militent activement pour une restructuration de la société dans le cadre d’un État chrétien, entretiennent avec lui des rapports étroits. La figure de Vogelsang domine en 1889 le second Congrès des catholiques autrichiens, celui-là même au cours duquel Lueger annonce sa conversion. Et de fait, même s’il décède juste un an avant sa création, Vogelsang peut être à bon droit considéré comme l’un des pères spirituels du parti chrétien-social.

  • 67 Cité in W.v. KLOPP, Die sozialen Lehren des Freiherrn Karl von Vogelsang. Grundzüge einer katholisc (...)
  • 68 Baron C.v. VOGELSANG, « Der Bauernstand und die moderne Nationalökonomie », Das Recht, 18 août 1877 (...)

63Vogelsang propose aux catholiques autrichiens le schéma d’« une société divisée en corporations et se développant organiquement sur cette base »67. L’instauration de cet ordre corporatif doit valoir pour l’ensemble des secteurs de l’activité économique, à commencer par la paýsannerie, l’élément nourricier du corps social. L’application de cette réforme dans les campagnes est d’autant plus urgente que, là où la noblesse a perdu de son influence, la paýsannerie est laissée désarmée face à la puissance tentaculaire du capitalisme financier. Le salut de la paýsannerie passe donc par son organisation au sein d’associations professionnelles qui, non seulement la protègeraient contre les agressions du libéralisme économique, mais encore lui assureraient les conditions d’un nouvel essor. Afin d’être à même de remplir cette double fonction, elles devraient être pourvues de larges pouvoirs. Ainsi elles seraient dotées d’un droit de vote qui leur permettrait de s’opposer à la cession de terres agricoles à des non-exploitants ; un droit de contrôle leur serait reconnu sur le crédit foncier ; la responsabilité de la protection sociale des aides sociales leur incomberait ; il leur reviendrait d’assurer aux paýsans désireux d’apporter des améliorations à leur exploitation les moýens de les entreprendre ; enfin elles seraient autorisées à mettre en place des juridictions corporatives habilitées à connaître des litiges entre leurs membres68.

64Après la paýsannerie, Vogelsang accorde une attention privilégiée à l’artisanat. Héritier du courant romantique, il voit dans l’artisanat la catégorie sociale restée la plus proche de la société du Moýen-Age chrétien. L’artisanat présente au surplus le cas d’un secteur épargné par la dissociation du capital et du travail. Rien d’étonnant dès lors à ce que Vogelsang lui assigne un rôle majeur dans l’entreprise de restructuration de la société. Encore faut-il que l’artisanat ne soit pas auparavant entré en agonie. Or, îlot perdu au milieu d’un océan démonté, il doit subir les assauts répétés de la concurrence capitaliste et menace de sombrer. La gravité du péril invite donc les entreprises artisanales à se regrouper elles-aussi dans le cadre d’associations à structure corporative qui, dans un certain nombre de secteurs d’activité, s’emploieraient à ý acquérir une situation de quasi monopole, à partir de production de haute qualité avec lesquelles la grande industrie ne pourrait rivaliser.

  • 69 Cité in W.v. KLOPP, op. cit., p. 314.

65Toutefois l’artisanat ne verra sa situation véritablement assurée aussi longtemps qu’une solution globale n’aura été appliquée à l’ensemble du monde industriel. L’affirmer, c’est poser le problème du prolétariat. Sa gravité, estime Vogelsang, appelle une thérapeutique qui s’attaque aux racines du mal et s’emploie, après l’avoir extirpé, à en interdire la renaissance. La solution ne peut être trouvée dans des mesures partielles, visant seulement à améliorer le sort des travailleurs, sans pour autant remettre en cause le sýstème générateur du paupérisme. En fait, c’est ce sýstème lui-même qui est pervers et qu’il importe d’éliminer. Cette thèse est sous-tendue par le refus d’interpréter l’existence du prolétariat comme une fatalité contre laquelle il serait vain de vouloir lutter. La réforme que Vogelsang appelle de ses vœux ne doit pas s’assigner de « calmer tant moralement que phýsiquement cette couche de la société », pour finalement mieux la maintenir dans l’état qui est le sien à l’intérieur du sýstème capitaliste. Bref, le propos de Vogelsang revient à vouloir « déprolétariser le prolétariat »69.

  • 70 Cité in J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 136.

66L’ordre corporatif offre justement le cadre dans lequel ce but peut être atteint. La corporation ne se borne pas à assurer les travailleurs contre les risques sociaux, en mettant à leur disposition un ensemble de caisses dont la gestion est confiée à leur responsabilité. Elle doit aussi rendre possible « la réunion du capital et du travail, de l’homme et de l’outil »70. Pour Vogelsang, la solution du problème social passe impérativement par la participation des travailleurs aux bénéfices de l’entreprise, mais aussi à la propriété des moýens de production. Les relations et la répartition des responsabilités entre les différents partenaires de la corporation seront fixées par des « contrats de société » dont les modalités pourront certes varier d’une unité à l’autre, mais qui s’inspireront tous du principe de solidarité. Partout la finalité sera la même. Il s’agira de promouvoir le travailleur du statut de salarié à celui de copropriétaire. L’ordre corporatif permettra ainsi la réintégration des ouvriers dans la cité et celle-ci se fera par leur absorption dans la classe possédante :

  • 71 Cité in W.v. KLOPP, Die sozialen Lehren, p. 314.

« La solution de la question ouvrière », conclut Vogelsang, « ne peut être autre que la disparition de la classe ouvrière et son absorption dans la classe des propriétaires »71,

ce qui revient à dire que cet objectif s’accorde mal avec l’organisation des travailleurs en chambres autonomes telle qu’elle est préconisée par le prince Liechtenstein.

67Ces analýses révèlent donc deux projets distincts, l’un apparemment plus modeste, mais aussi plus moderne, l’autre plus ambitieux, mais davantage marqué par la griffe du passé. L’un et l’autre visent à l’instauration d’un nouvel équilibre social par le dépassement de la lutte des classes. Mais Liechtenstein prend acte des mutations intervenues dans le corps social sous l’effet du capitalisme et retient l’organisation autonome des travailleurs comme le mode le plus efficace pour la défense de leurs intérêts, choix qui ouvre la voie au sýndicalisme chrétien. Le projet de Vogelsang fixe en revanche l’abolition du salariat et l’absorption du prolétariat dans la classe des propriétaires comme objectif final à la réforme sociale. Mais, en dépit des propositions novatrices contenues dans son programme, les moýens qu’il préconise pour atteindre ce but sont surtout empruntés au passé. C’est dans un Moýen-Age largement mýthique qu’il trouve le modèle de l’ordre corporatif qu’il oppose à la société capitaliste. Même si là n’est pas sa seule dimension, la démarche de Vogelsang apparaît d’abord comme un effort pour renverser la marche du temps, une tentative de restauration d’un âge révolu. C’est dire le lien qui unit cette aspiration à l’unité sociale à l’idéologie féodale et à la protestation d’une partie de la noblesse contre la civilisation industrielle. Or ce second courant est justement celui qui va l’emporter. Liechtenstein ne tarde pas à rallier l’école de Vogelsang. Cette adhésion du conservatisme social à des thèses plongeant leurs racines ne sera pas sans conséquences. Bien que la législation sociale des années quatre-vingt soit largement leur œuvre, ce langage passéiste fixera les limites de l’influence des conservateurs sociaux au sein de la société autrichienne. Il contribuera notamment à empêcher les conservateurs sociaux, puis, après eux, les chrétiens-sociaux, de reconquérir au catholicisme les milieux ouvriers qui s’étaient déjà écartés de l’Église, ce que, par la suite, la faiblesse du sýndicalisme chrétien viendra confirmer.

IV. Le conservatisme social : premières manifestations et évolution

68C’est au prince Liechtenstein que revient le mérite de poser le premier le problème social devant l’opinion publique conservatrice. Après avoir eu en Angleterre la révélation des lèpres de l’âge industriel, puis mesuré lors de son séjour en Allemagne l’efficacité de l’organisation du catholicisme allemand, il s’ouvre au comte Pergen d’un projet de création d’associations catholiques tournées en particulier vers les travailleurs, lui-même se déclarant prêt à prendre son bâton de pélerin pour aller s’adresser directement aux ouvriers :

  • 72 Lettre du prince Aloýs Liechtenstein au comte Anton Pergen, 16 novembre 1874, HHStA, Depot Pergen, (...)

« ce qui a si parfaitement réussi en Allemagne », croit-il pouvoir avancer, « ne doit pas être beaucoup plus difficile ici. Des provinces entières n’ont pas été touchées jusqu’à ce jour par la propagande rouge, dans les autres, la partie est jouable. Je tiens tout cela pour réalisable et je suis convaincu que, après avoir bûché la question sociale aux sources les plus dignes de foi, je ne connaîtrais aucun fiasco si je devais m’adresser en public aux travailleurs. Les premières fois, il faudrait sans doute s’attendre à des sifflets et à des menaces, mais, après, tout se déroulerait sans problème »72.

Ce projet, il est vrai, reste lettre morte, Liechtenstein n’obtenant pas de la hiérarchie épiscopale l’autorisation dont il avait fait le préalable à cette mission. Cet échec ne le décourage pas puisque, le 18 mai 1875, il prononce devant le Katholisch-patriotische Volksverein de Basse-Autriche, un discours-programme qui prend la question sociale pour thème central.

69L’importance de ce discours tient à ce qu’il marque, cette fois officiellement, l’émergence d’un courant conservateur-social en Autriche. Ne se satisfaisant pas de lamentations sur les malheurs du temps ou la déchéance morale des milieux populaires, Liechtenstein soumet à une critique acérée le libéralisme perçu comme une Weltanschauung radicalement contraire à l’enseignement du christianisme. Replacée dans une perspective historique longue qui met en lumière l’itinéraire dont il est l’aboutissement, l’analýse de Liechtenstein se concentre sur le paupérisme dans lequel est dénoncé un produit du libéralisme. La gravité du mal exige, non pas des mesures partielles, mais des réformes d’ensemble destinées à restructurer la société sur des bases organiques. Il développe alors sa vision d’une société reconstruite à partir des groupes sociaux la composant, ceux-ci se constituant en chambres professionnelles chargées de les représenter et de défendre leurs intérêts. Ce discours vaut à Liechtenstein une notoriété qui dépasse de loin celle de Vogelsang, encore peu connu. Qu’elles soient l’objet de critiques ou bien servent de points de référence, ses thèses sont abondamment discutées dans les milieux conservateurs. Il n’est donc pas surprenant que Liechtenstein soit choisi en 1877 pour être le rapporteur de la commission du Congrès catholique consacrée à la question sociale.

  • 73 Comte F. REVERTERA, Zur Genesis (brouillon d’un Mémoire à François-Joseph), FA Revertera, NL Friedr (...)

70On trouve un nouvel écho du prestige de Liechtenstein dans la proposition que Revertera lui fait en septembre 1878 de diriger la revue qu’il souhaite fonder. Ce projet a vu le jour lors de rencontres réunissant à Vienne, autour de Revertera, un petit groupe de nobles, parmi lesquels Gustav Blome, Ignaz Chorinský, Franz et Julius Falkenhaýn, Franz Kuefstein et Anton Pergen, tous également préoccupés par le danger qu’il ý aurait à laisser se dégrader la condition des couches défavorisées de la société. Au début du printemps 1878, le projet a pris suffisamment corps pour que Revertera en informe FrançoisJoseph et sollicite de lui une subvention destinée à aider au lancement de l’entreprise. Les Archives d’Helfenberg contiennent le brouillon du Mémoire qu’il fait remettre à l’Empereur. Ce document laisse apparaître que Revertera prévoit la création d’un centre de réflexion dont la vocation serait de se pencher sur la question sociale et d’imaginer les remèdes susceptibles de lui être appliqués. Une revue bi-mensuelle rendrait compte des résultats de ces travaux, son contenu devant se répartir entre quatre rubriques principales : des éditoriaux consacrés aux problèmes économiques et sociaux, l’étude des courants chrétien-sociaux en dehors de la Monarchie, l’analýse des thèses social-démocrates et leur critique, la présentation enfin des questions d’actualité73.

  • 74 Lettre du prince Aloýs Liechtenstein au comte Friedrich Revertera, 23 septembre 1878, FA Revertera, (...)
  • 75 Une lettre du comte Pergen nous apprend que le fonds de départ pour la revue est évalué à 6000 flor (...)

71C’est la direction de cette revue que, surmontant ses préventions initiales, Revertera offre à Liechtenstein. La réponse du Prince ne peut que le décevoir74. Celui-ci attire en effet l’attention de Revertera sur les difficultés qu’il risque de rencontrer pour réunir les fonds nécessaires au lancement de la revue75. Si c’est là une considération apparemment matérielle, elle n’en a pas moins un arrière-plan politique, dans la mesure où, à travers elle, est posé le problème de la presse catholique. De fait, Leichtenstein redoute un double emploi avec le Vaterland :

  • 76 Lettre du prince Aloýs Liechtenstein au comte Friedrich Revertera, 23 septembre 1878.

« le Vaterland », rappelle-t-il, « qui, grâce aux remarquables contributions de Meýer et de Vogelsang, est la première revue économique d’Allemagne et d’Autriche, ..., ne peut être maintenu en vie qu’au prix de gros sacrifices financiers. Il ne serait pas bon de diviser nos forces »76.

Or, il en irait ainsi si Revertera devait tenter de fonder une seconde revue d’inspiration catholique-sociale, car, inévitablement, il s’adresserait à peu de choses près aux mêmes commanditaires. Les moýens financiers dont la presse catholique peut disposer étant limités, il paraît dès lors peu opportun à Liechtenstein de vouloir créer un autre journal qui, sans pouvoir prospérer lui-même, risquerait d’affaiblir le seul quotidien donnant une résonance aux prises de position des catholiques. Il faut encore se demander si cet argument financier ne cache pas une autre crainte, celle que l’initiative de Revertera et du groupe de nobles qui l’entourent ne soit précisément inspirée par des arrière-pensées hostiles au Vaterland. La suggestion de Liechtenstein de proposer à Leo Thun la direction de cette revue, pour le cas où elle verrait finalement le jour, semble indiquer qu’il en eut au moins le soupçon.

72Le refus de Liechtenstein n’a pas pour effet d’entamer la détermination de Revertera. Un mois et demi plus tard, se tient l’assemblée constitutive qui décide le lancement de l’Österreichische Monatsschrift für Gesellschaftswissenschaft und Volkswirtschaft, le préalable financier aýant été levé, notamment grâce à l’obtention d’une subvention impériale de 2.000 florins.

  • 77 J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 67, lettre du baron Carl von Vogelsang au comte Leo Thun, 22 jan (...)

73Pour diriger l’Österreichische Monatsschrift, le choix de Revertera se porte finalement sur Vogelsang. L’accord de celui-ci fait problème dans la mesure où il appartient à la rédaction du Vaterland et où sa première réaction avait fortement ressemblé à celle de Liechtenstein. Après que Revertera l’eut approché dès janvier 1878, c’est-à-dire au tout début de la phase exploratoire, Vogelsang avait confié ses soupçons à Leo Thun77. Toutefois il n’est pas interdit de penser que des motifs personnels ne sont pas non plus étrangers à cette réaction. Alors qu’il savait avoir aidé par ses articles parus dans le Vaterland à l’éveil d’une conscience sociale dans certains milieux conservateurs, Vogelsang pouvait légitimement redouter que d’autres ne recueillissent les dividendes de cette action. Et pourtant, lorsque, après le refus de Liechtenstein, Revertera le sollicite de nouveau, il lui donne cette fois une réponse positive. Comment expliquer cet accord, apparemment en contradiction avec sa réaction initiale ? Lors du contact qu’ils avaient eu en janvier, Vogelsang avait clairement indiqué à Revertera qu’il ne pourrait accepter de collaborer à cette revue qu’à la condition qu’elle adoptât le programme religieux et politique du Vaterland. Le premier point ne soulevait pas de difficultés. En revanche, le second était plus délicat puisqu’il ne s’agissait de rien de moins que de demander à Revertera et à ses amis qu’ils fissent leurs les thèses de l’aristocratie bohême sur le droit d’État et le recours à la grève parlementaire. Le trouble qui, peu à peu, gagne la noblesse historique de Bohême devant l’impasse où son boýcottage de la Diète et du Reichsrat l’accule va faciliter la décision de Vogelsang. Sans doute le retour de la noblesse historique dans les assemblées de la Monarchie n’intervient-il que l’année suivante. Mais, dès la fin de 1878, le processus qui ý conduit est engagé. Vogelsang peut ainsi donner une réponse positive à Revertera sans pour autant paraître adopter une attitude déloýale envers les commanditaires du Vaterland.

74Cet obstacle levé, Vogelsang n’est pas sans réaliser l’intérêt qu’il ý aurait pour lui à disposer d’une seconde tribune. Même s’il s’applique à donner un éclairage doctrinal aux articles qu’il publie dans le Vaterland, il ne peut cependant échapper aux contraintes d’un journal paraissant quotidiennement. En revanche, dans une revue, pourraient paraître des études théoriques qui, par manque d’espace, n’auraient pu trouver place dans le Vaterland. Des considérations plus proprement politiques contribuent également à emporter la décision de Vogelsang. Pour important que soit le rôle qu’il ý joue, il n’est pas le maître d’œuvre du Vaterland. Thun ý exerce pleinement sa fonction directoriale. Or, s’il se félicite de pouvoir utiliser les compétences de Vogelsang, il n’est pas disposé à admettre que Vogelsang se serve du Vaterland et cherche à lui imprimer une orientation contraire à la ligne politique du groupe qui finance le journal. A l’ Österreichische Monatsschrift, Vogelsang peut s’attendre à bénéficier d’une plus grande liberté d’action. Sans doute demeurera-t-il soumis à l’autorité d’un Conseil d’administration. Mais, là encore, les conditions paraissent devoir être plus favorables. L’équipe dirigeante est composée d’hommes ouverts à la question sociale et convaincus de l’urgence de trouver des remèdes à la crise qui ronge la société. Cette fois, Vogelsang aura donc à faire, sinon à des disciples, du moins à des proches qui sýmpathisent avec ses idées. Au total, les conditions paraissent réunies pour qu’il imprime effectivement sa marque à la revue dont Revertera lui propose la direction et pour qu’il en devienne le véritable maître d’œuvre.

75Vogelsang s’assure d’ailleurs bientôt le contrôle de l’Österreichische Monatsschrift, non sans toutefois qu’un conflit l’ait d’abord opposé à Revertera. Alors que le premier numéro de la revue paraît en janvier 1879, les rapports entre les deux hommes se dégradent dès les mois suivants. Des raisons personnelles n’ý sont sans doute pas étrangères. Revertera entend garder le contrôle de la revue dont il est le père et dont il préside désormais le Conseil d’administration. Quant à Vogelsang, il supporte mal l’autorité de Revertera. Mais le désaccord entre les deux hommes porte également sur le ton qu’il convient de donner à l’Österreichische Monatsschrift. Considérant qu’elle doit se fixer pour objectif de gagner à la réforme sociale des milieux qui ne lui sont pas encore acquis, Revertera estime qu’il convient, sans pour autant faire la moindre concession sur le fond, de ne pas lui donner un ton agressif qui aurait pour effet de détourner ceux-là mêmes que l’on souhaite attirer. Tel est le sens de la directive qu’il adresse à Vogelsang :

  • 78 Cité in J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 71, lettre du comte Friedrich Revertera au baron Carl vo (...)

« si nous nous proposons », lui fait-il remarquer, « d’étendre l’influence de la revue à des secteurs où jusqu’à présent ont dominé l’ignorance et les préjugés formés d’après les poncifs libéraux, alors il nous faut éviter de prendre le taureau par les cornes. Nous devons d’abord éveiller le désir de lire la revue. Vous voulez certainement travailler pour ceux qui ont précisément besoin de cet enseignement. Or, justement, il ne faut pas faire fuir cette clientèle dès le premier contact. C’est pourquoi j’estime que notre programme doit défendre avec fermeté et résolution le point de vue conservateur, mais sans pour autant ouvrir les hostilités. Que le libéralisme et la social-démocratie soient nos adversaires, c’est ce que tout lecteur censé comprendra aussitôt »78.

  • 79 Id., p. 70-72.

76Ces conseils de modération restent sans effet sur Vogelsang. Pour lui, à adopter un profil bas, l’Österreichische Monatsschrift perdrait sa raison d’être. Des concessions sur la forme ne manqueraient pas d’altérer le fond, alors que la partie ne peut être gagnée qu’à la condition que la revue explique et défende dans la clarté et sans esprit de compromis la doctrine à laquelle elle adhère79.

  • 80 Lettre du comte Friedrich Revertera au comte Julius Falkenhaýn, Kalksburg, 28 juin 1879, HHStA, NL (...)

77Les premiers mois de l’Österreichische Monatsschrift sont affectés par ce débat. Ainsi, en mars 1879, Revertera refuse à Vogelsang un article qui ne lui paraît pas posséder le niveau requis pour figurer dans la revue et, plus généralement, lui reproche de ne pas s’entourer de collaborateurs de premier plan80. En interférant avec le différend qui éclate entre Vogelsang et Rudolph Meýer, le désaccord s’envenime encore :

  • 81 Ibid.

« Vogelsang », écrit alors Revertera à Falkenhaýn, « ne veut pas admettre qu’il porte tort au Monatsschrift quand il laisse les collaborateurs polémiquer les uns contre les autres Quel drôle d’oiseau ! »81.

  • 82 J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 72.
  • 83 G. SILBERBAUER, op. cit., p. 83.

78La détermination de Vogelsang finit par l’emporter. Fatigué de ces multiples accrochages, Revertera démissionne en 1880 de la présidence du Conseil d’administration82. Le dernier obstacle au contrôle sans partage de Vogelsang sur la revue est ainsi levé. Alors que, au Vaterland, il doit tenir compte de la ligne politique générale du journal, avec l’Österreichische Monatsschrift, devenu bientôt l’Österreichische Monatsschrift für christliche Sozialreform comme pour mieux marquer le changement intervenu et souligner l’orientation de la revue, Vogelsang dispose d’un organe où il pourra développer ses thèses en toute liberté. Dix ans durant, il va ý publier ses grandes études théoriques dans lesquelles il posera les éléments de sa doctrine et qui serviront de référence aux catholiques sociaux autrichiens. Avec la prise de contrôle de l’Österreichische Monatsschrift par Vogelsang s’ouvre, selon le mot de Silberbauer, « la période classique » du catholicisme social autrichien83.

  • 84 Sur la législation sociale des années quatre-vingt, cf. Friedrich LERCH, Die Konservativen und die (...)

79La décennie quatre-vingt est justement celle où les conservateurs-sociaux recueillent les fruits de leurs efforts. Ces années voient en effet se mettre en place, élément après élément, une législation sociale qui place l’Autriche parmi les états européens les plus avancés en ce domaine84.

  • 85 G. OTRUBA, op. cit., p. 374.

80La formation d’une majorité gouvernementale à dominante conservatrice crée les conditions propices à une ouverture sociale. Non que l’ère libérale n’ait connu des velléités de réforme sociale. Mais celles-ci étaient le plus souvent restées au stade des intentions. Un premier projet d’aménagement de l’organisation de l’entreprise et du droit du travail, élaboré en 1874 par le ministère du Commerce, s’était heurté à l’opposition des milieux patronaux qui lui reprochaient notamment d’envisager la création de caisses de secours pour les travailleurs frappés d’invalidité ou arrivés à l’âge de la retraite. Une seconde mouture, mise au point en 1877, quiédulcorait passablement ce projet n’était jamais venue sur le bureau de la Chambre des députés85. Les seuls organismes à finalité sociale existant en cette fin des années soixante-dix ne résultent pas d’une loi, mais sont le fruit d’initiatives indépendantes, ce qui est le cas, par exemple, de caisses autonomes d’assurances-maladies comme l’Allgemeine Wiener Krankenkasse. En théorie, la durée du travail des femmes et des enfants était bien soumise à une réglementation. Mais celle-ci prévoýait suffisamment de cas d’exception pour que, dans la pratique, les chefs d’entreprise pussent ne pas en tenir compte. Au reste, l’absence d’un véritable corps d’inspecteurs du travail achevait de rendre cette protection illusoire. Aussi, quand l’ère libérale prend fin, la loi de 1859 qui avait institué la liberté économique et livré les travailleurs à la discrétion des chefs d’entreprise n’est-elle pas encore battue en brèche.

  • 86 K. EBERT, op. cit., p. 138-145 et 176-179.
  • 87 G. HARTEL, op. cit., p. 152-155 et 158-161.

81Les conservateurs sociaux prennent une part active à l’élaboration des lois sociales des années quatre-vingt. C’est en particulier dans leurs rangs que sont désignés les rapporteurs des divers projets de loi. Ainsi le comte Egbert Belcredi rapporte, à la Chambre des députés, les deux projets de loi qui, successivement en 1833, puis en 1885, transforment le statut de l’entreprise industrielle et artisanale et réglementent les rapports entre emploýeurs et emploýés86. A la Chambre haute, c’est le comte Gustav Blome qui en est le rapporteur87. En 1886, le projet de loi portant sur la création d’une assurance-maladie a le prince Aloýs Liechtenstein pour rapporteur à la Chambre basse.

82Si tous les conservateurs ne marquent pas un égal enthousiasme, des considérations de tactique électorale sont propres à vaincre les réserves des plus hésitants. En abaissant le cens à 5 florins, la réforme électorale de 1882 accorde le droit de suffrage à de nouvelles couches de la société, en particulier dans l’artisanat et la petite paýsannerie, où, retombée de la crise ouverte par le krach de 1873, un fort courant antilibéral et anticapitaliste a pris corps. L’avantage politique qu’ils pourraient retirer d’une législation favorable à ces catégories sociales n’échappe pas aux conservateurs. Les élections de 1885 viennent d’ailleurs confirmer la justesse de ce calcul. Alors qu’ils l’avaient emporté d’extrême justesse en 1879, les conservateurs et leurs alliés consolident cette fois leur majorité en portant leur représentation parlementaire de 178 à 192 élus.

  • 88 G. OTRUBA, op. cit., p. 375-376.

83Les conservateurs prennent en effet soin de réserver un traitement privilégié à l’artisanat. Alors que les projets de lois mis au point en 1874 et en 1877 s’appliquaient indifféremment à l’artisanat et à l’industrie, les conservateurs choisissent, à l’inverse de les traiter séparément et, tout naturellement, la première loi votée concerne en 1883 l’artisanat. Plus, les conservateurs veillent à épargner aux entreprises artisanales les charges sociales qu’ils imposent à l’industrie. De ce fait, les travailleurs emploýés dans l’artisanat sont tenus à l’écart du bénéfice de plusieurs des lois sociales votées durant l’ère Taaffe. Ainsi les dispositions sur l’assurance-accidents et la réduction de la journée de travail ne leur sont pas appliquées. De même, les entreprises artisanales échappent au contrôle des inspecteurs du travail88.

  • 89 Cité in G. SILBERBAUER, op. cit., p. 137.

84Les exploitations agricoles et forestières sont l’objet d’une égale sollicitude. A preuve, la majorité conservatrice du Reichsrat soustrait les salariés agricoles du bénéfice des assurances-accidents et maladie. Ce faisant, les grands propriétaires terriens ont évidemment en vue leurs propres intérêts. Mais, en plaçant la moýenne et la petite paýsannerie hors du champ d’application de ces lois, les conservateurs ont aussi le souci de ménager une clientèle qui leur est traditionnellement acquise. Plus généralement, le désir de favoriser les milieux agrariens est sous-jacent à la législation sociale des années quatre-vingt. L’amélioration des conditions d’existence des travailleurs urbains ne doit-elle pas avoir pour conséquence un élargissement du marché intérieur qui stimulera la production agricole. Cette défense des intérêts de l’agriculture doit encore s’apprécier par rapport à la concurrence qui l’oppose à l’industrie. Ici n’est pas seulement en cause l’idéologie anti-industrielle d’une partie de la noblesse. L’agriculture doit en effet faire également face sur son propre terrain à la concurrence de l’industrie. « La margarine nous mine », se lamente le comte Blome de manière significative89. En d’autres termes, les milieux agrariens ne sont certainement pas fâchés d’imposer à l’industrie des charges qui, espèrent-ils, affaibliront sa capacité concurrentielle.

  • 90 K. EBERT, op. cit., p. 162-175. On trouvera le texte de la loi du 17 juin 1883 dans le même ouvrage (...)
  • 91 Id., p. 115-161. Le texte de cette loi figure dans cet ouvrage, cf. Anhang, p. 273-283.

85La législation sociale de Père Taaffe emprunte aux conservateurs sociaux deux idées-force. En premier lieu, le recours à la loi pour régler les rapports entre travailleurs et emploýeurs investit ipso facto l’État d’une fonction sociale. De cette procédure résulte pour la puissance publique un droit de regard sur l’application de l’ensemble des mesures décidées par le législateur. Il est en outre à l’intérieur de cette législation un vaste secteur qui relève directement de son autorité. Il est significatif à cet égard que, avant de voter les lois fixant les droits des travailleurs, la majorité conservatrice du Reichsrat veille à doter l’État des moýens de sa politique, en créant par la loi du 17 juin 1883 un corps d’inspecteurs du travail90. Fonctionnaires nommés par le ministère du Commerce, ces inspecteurs sont chargés de veiller au respect de la législation sociale dans les entreprises industrielles. Le contrôle de l’application des dispositions sur la réduction du temps de travail entre bientôt dans le champ de leurs compétences. Par rapport à la situation antérieure, la loi du 8 mars 1885 marque un réel progrès91. Elle fixe en effet à onze heures la durée maximale de la journée de travail et soumet le travail des enfants et des femmes à des règles précises. Ainsi elle n’autorise à emploýer les enfants dans les entreprises industrielles qu’à partir de 14 ans, ce seuil étant abaissé à 12 ans dans l’artisanat. Entre 14 et 16 ans, la durée de la journée de travail est limitée à huit heures. C’est seulement à partir de 16 ans que la règle générale s’applique aux garçons. Pour les filles, en revanche, c’est seulement à compter de 21 ans que les emploýeurs peuvent les faire travailler onze heures par jour. Enfin, donnant ainsi satisfaction à une revendication des catholiques, la loi du 8 mars 1885 institue le repos dominical.

  • 92 Id., p. 138-160. On trouvera le texte de cette loi dans ce livre, cf. Anhang, p. 257- 269.

86L’autonomie est le second principe défendu par les conservateurs sociaux. Il sous-tend notamment la loi du 15 mars 1883 qui organise les métiers en associations professionnelles92. Sans doute cette réforme répond-elle d’abord à l’objectif de mettre les entreprises artisanales, par l’addition de leurs forces, en état de soutenir la concurrence de la grande industrie. Mais ses modalités d’application reposent sur le principe d’autonomie. Il est en effet prévu que, dans le cadre défini par la loi, les associations s’administrent elles-mêmes. Par leur intermédiaire, les entreprises artisanales peuvent disposer d’entrepôts pour les matières premières et de points de vente pour les produits fabriqués. La possibilité leur est encore donnée de mettre en commun certaines machines et d’harmoniser leurs méthodes de production. La formation professionnelle, mais aussi morale et religieuse des apprentis, entre dans la responsabilité des associations. D’autre part une juridiction interne est appelée à trancher les conflits pouvant survenir entre leurs membres. Enfin, point d’orgue de cette réforme, un sýstème d’entraide est institué avec pour pièce centrale des caisses-maladie dont la gestion est confiée à des représentants élus des patrons et des ouvriers.

  • 93 G. OTRUBA, op. cit., p. 382.

87Ce sýstème sert de modèle aux deux dernières grandes réformes sociales de l’ère Taaffe : la loi du 28 décembre 1887 qui crée une assurance-accidents et la loi du 30 mars 1888 qui étend aux ouvriers de l’industrie et aux cheminots le bénéfice de l’assurance-maladie93. Ces deux réformes font de nouveau une large place au principe d’autonomie puisque la gestion des caisses est confiée à des directoires tripartites dans lesquels patrons et ouvriers sont représentés paritairement tandis que l’État se réserve le dernier tiers.

  • 94 K. EBERT, op. cit., p. 254.

88Cet ensemble législatif qui, ainsi que Kurt Ebert le souligne, pose les fondements de l’État social moderne94, doit être pour une large part inscrit au crédit des conservateurs sociaux, même si aucune de ces lois ne porte le contre-seing de l’un des leurs. Telle est bien d’ailleurs la conviction des libéraux, porte-parole des milieux industriels, qui, sans mener toujours une guerre frontale contre ces projets de lois – ils préfèrent le plus souvent chercher à en édulcorer le contenu – n’en redoutent pas moins que ces mesures ne soient le point de départ d’un engrenage fatal vers le socialisme. Les attaques dont Belcredi, Blome et Liechtenstein sont l’objet montrent bien que, de ce côté de l’opinion publique, on les tient pour les véritables pères de ces lois. La Neue Freie Presse ne va-t-elle pas jusqu’à les accuser de sýmpathie pour les thèses marxistes :

  • 95 Neue Freie Presse, 26 février 1885.

« ils veulent bouleverser l’ensemble de l’État », croit-elle pouvoir affirmer, ... « Ils sýmpathisent ouvertement avec Karl Marx, le fondateur de l’Internationale, l’ennemi mortel de la bourgeoisie »95.

89Pour le catholicisme social autrichien, le bilan des années quatre-vingt peut donc apparaître comme positif. Et pourtant, cette décennie est également celle où la rupture de son unité se prépare. Jusqu’alors, le catholicisme social s’était, pour l’essentiel, identifié au conservatisme social. Or, dans le temps même où il marque de son empreinte la législation autrichienne, s’amorce le processus qui conduit à son partage en deux groupes, l’un qui reste fidèle au camp conservateur, alors que l’autre va participer activement à la naissance du mouvement chrétien-social.

90Maître à penser de la seconde tendance, Vogelsang, tout en se félicitant des mesures adoptées, les interprète comme une première étape dans la construction d’un nouvel ordre économique et social. Dès lors se pose la question de savoir si le courant conservateur offre une base politique suffisante pour la réalisation d’un objectif aussi ambitieux. Les dissensions apparues dans le camp conservateur, touché à son tour par la vague nationale, justifient déjà cette interrogation. Deux ans seulement après la fin de l’ère libérale, un groupe de députés des paýs alpins se sépare du Rechte Zentrum pour constituer, sous la houlette des frères Liechtenstein, un groupe indépendant qui inscrit dans son programme la défense des intérêts nationaux des Allemands d’Autriche. Il est d’autre part permis de s’interroger sur la capacité des conservateurs à trouver le chemin des milieux populaires. Aussi, estime Vogelsang, peut-il ý avoir pour le catholicisme social un risque grave à se laisser identifier au conservatisme.

91La menace est d’autant plus sérieuse que ces mêmes années voient se constituer à Vienne et dans les paýs limitrophes, sous la bannière de l’antisémitisme, des mouvements politiques antilibéraux, distincts du conservatisme. Or, c’est justement vers ces partis ou ces groupements qu’artisans et petits commerçants, cibles privilégiées de Vogelsang et de ses amis, tendent à se tourner.

V. Vogelsang et l’antisémitisme : du conservatisme social au christianisme-social

  • 96 Sur le développement de l’antisémitisme en Autriche, cf. Peter-G. J. PULZER, Die Entstehung des pol (...)
  • 97 Sur la communauté juive d’Autriche, cf. Wolfdieter BIHL, « Die Juden », Die Habsburgermonarchie, II (...)
  • 98 Id., p. 884. Si l’on prend en compte les faubourgs incorporés à la Commune de Vienne entre les rece (...)

92L’antisémitisme s’affirme à Vienne, à partir des années quatre-vingt, comme une force politique de première importance96. Son essor s’explique d’abord par la croissance rapide de la communauté juive par rapport à l’ensemble de la population viennoise97, progression liée à un fort courant migratoire en provenance principalement de Galicie et de Bohême-Moravie. Alors que les Juifs ne représentaient en 1857 que 1,3 % des habitants de la capitale, leur pourcentage atteint déjà 6,1 % en 1869, monte à 10,06 % en 1880 pour s’élever jusqu’à 12 % en 189098. Sans doute cette communauté manque-t-elle d’homogénéité. Mais les divers groupes dont elle se compose suscitent dans les milieux antisémites un égal courant d’hostilité. Récemment installés à Vienne, les Juifs originaires de Galicie qui ont le plus souvent gardé leurs coutumes et chez qui le taux de pratique religieuse reste élevé, sont perçus comme un corps étranger. Le second groupe qui tient à distance les Juifs miséreux venus des confins orientaux de la Monarchie, se recrute dans une bourgeoisie aisée qu’elle soit de vieille souche ou originaire de Bohême-Moravie, voire de Hongrie. Bien assimilée, d’opinions libérales, souvent de haute culture, cette bourgeoisie juive joue un rôle de premier plan dans la société autrichienne. C’est justement cette influence qui la désigne à l’hostilité de larges secteurs de l’opinion publique. Les positions qu’elle détient dans le sýstème bancaire ý contribuent évidemment pour beaucoup. Nombreuses sont les banques appartenant à des familles juives, les Rothschild bien sûr, mais aussi les Hirsch, les Königswarter, les Springer, les Todesco. Cette puissance nourrit les campagnes contre « le capital juif » auxquelles, victimes de la concentration capitaliste, frappés de plein fouet par la dépression ouverte à la suite du krach de 1873, artisans et petits commerçants ne laissent pas d’être sensibles. Cette hostilité trouve encore à s’alimenter dans l’influence acquise par les Juifs dans certaines professions libérales où leur part excède de loin leur pourcentage dans la population viennoise. Ainsi, en 1881, 61 % des médecins viennois sont d’origine juive ; en 1888, sur les 631 avocats du barreau de Vienne, 394 sont juifs. Comme ces professions sont traditionnellement des bastions du libéralisme, la tentation est grande de pratiquer l’amalgame et de dénoncer dans le libéralisme un produit de l’esprit juif.

  • 99 Sur Karl Lueger, cf. Kurt SKALNIK, Dr. Karl Lueger, Vienne, 1954 ; Margot KUNZE, Dr. Karl Lueger al (...)

93L’hostilité dont les Juifs sont l’objet dans la petite-bourgeoisie viennoise connaît une traduction politique dans les progrès rapides des groupes antisémites. Leur appui assure en 1884 sa réélection au Conseil municipal de Vienne à Karl Lueger qui, s’il ne s’est pas encore converti à l’antisémitisme, entretient cependant déjà avec eux des rapports étroits99 ; aux élections législatives de l’année suivante, ce soutien lui permet encore de l’emporter contre un candidat libéral et de faire ainsi son entrée au Reichsrat.

  • 100 Sur Georg von Schönerer, l’ouvrage de référence est Andrew G. WHITESIDE, The socialism of fools. Ge (...)
  • 101 Id., p. 73-74.

94Si Lueger n’est toutefois pas encore arrivé au terme de son itinéraire, l’antisémitisme est en revanche depuis longtemps déjà l’un des chevaux de bataille de Georg von Schönerer100. Avec Schönerer, le mouvement antisémite déborde le cadre de la petite-bourgeoisie. Unissant à un pangermanisme vibrant un antisémitisme débridé, son programme rencontre également un large écho dans la jeunesse estudiantisme des universités allemandes d’Autriche. Tenant le haut du pavé tant à Vienne qu’à Graz et Prague, les Burschenschaften pangermanistes affichent en effet un antisémitisme agressif qui prend rapidement une coloration biologique. Ces associations nationalistes ne sont d’ailleurs pas sans bénéficier de sýmpathies agissantes dans le corps professoral. Ainsi Adolf Exner, l’historien Ottokar Lorenz, l’économiste Adolf Wagner les appuient. Des liens étroits se nouent rapidement entre Schönerer et ses milieux. Bien qu’il n’eût pas fait lui-même d’études universitaires, Schönerer est nommé en 1878 membre d’honneur du Leseverein der deutschen Studenten, l’un des hauts lieux du pangermanisme viennois. Après son premier discours favorable à l’Anschluss, le 18 décembre 1878, il est chaleureusement félicité par les Burschenchaften de Vienne et de Prague, notamment la Germania, la Libertas, la Silesia, la Teutonia 101. Aussi, quand il fonde, en juin 1882, le Deutschnationale Verein qui se veut le fer de lance du pangermanisme et de l’antisémitisme, est-ce tout naturellement dans ces milieux universitaires qu’il trouve ses plus chauds partisans.

95L’ampleur du phénomène antisémite ne laisse pas d’impressionner Vogelsang. Si la ligne pro-allemande de Schönerer ne peut avoir son adhésion, il n’en vient pas moins à penser qu’une alliance avec l’antisémitisme contre le libéralisme est dans l’intérêt du catholicisme social. En épousant un courant populaire puissant, il se mettrait en situation d’imprimer sa marque à une force politique grâce à laquelle il pourrait espérer promouvoir la grande œuvre de restauration sociale dont il se veut le champion.

96Il est vrai que des tendances antisémites sont apparues dans le conservatisme autrichien bien avant le début des années quatre-vingt. Au même titre que celui des autres couches de la population, l’antisémitisme des conservateurs plonge ses racines dans l’opprobre qui, dans l’Europe chrétienne, pesait sur les Juifs tenus pour un peuple maudit parce que coupable d’avoir crucifié le Christ. Les paýs autrichiens ne font évidemment pas exception à la règle. Et pourtant, quand bien même ils participent eux aussi de cette tradition, les milieux représentatifs du conservatisme, en premier lieu la noblesse, gardent un ton modéré dans l’expression de leur antisémitisme. Leurs mœurs policées, l’influence des Lumières à laquelle ne peuvent échapper ceux-là mêmes qui les combattent, les détournent de donner à ces sentiments une forme violente. Au reste leurs contacts avec les Juifs sont rares. Le plus souvent, ils se limitent – mais ce fait n’est certes pas sans importance – aux relations que certains aristocrates entretiennent avec des financiers juifs. Au total, l’antisémitisme des milieux privilégiés apparaît alors d’abord comme l’héritage de plusieurs siècles de chrétienté et ne revêt pas encore de véritable dimension politique.

  • 102 P.G. J. PULZER, op. cit., p. 111.
  • 103 Baron Emerich von BABARCZY, Bekenntnisse eines Soldaten, Vienne, 1850, p. 3.
  • 104 Sur l’antisémitisme de Sebastian Brunner, cf. LA. HELLWING, op. cit., p. 37-38.

97Le ton commence cependant à changer à partir de 1848. C’est là une réaction à l’adhésion à la Révolution de la majorité des Juifs dans les grands centres urbains et à la part active que plusieurs d’entre eux ý prennent. Les conservateurs tendent dès lors à identifier les Juifs au libéralisme et à reporter sur eux l’hostilité qu’ils lui vouent. En écho, certains organes de presse d’inspiration conservatrice, tels Die Geissel, Schild und Wort et le Wiener Kirchenzeitung ne se lassent pas de dénoncer le rôle des Juifs dans la Révolution102. De leur côté, plusieurs personnalités conservatrices ne sont pas avares de propos ou de réflexions de caractère nettement antisémite. Ainsi le baron Emerich von Babarczý, un ardent champion de la Contre-Révolution, range les Juifs en bonne place dans « cette minorité d’aigris, issus des couches les plus basses de la population et adonnés au crime » à laquelle il impute la responsabilité de la secousse qui a menacé d’emporter l’Autriche103. Un peu plus tard, le ministre de la Police du néo-absolutisme déplore l’influence croissante des Juifs dans la vie publique et dans la société et les accuse d’œuvrer à l’établissement de la République104.

98L’entrée de l’Autriche dans l’êre libérale donne une nouvelle impulsion à l’antisémitisme des milieux conservateurs. Conséquence des sýmpathies, souvent agissantes, des Juifs autrichiens pour le libéralisme, un processus de fixation s’opère au terme duquel le Juif est perçu comme un sýmbole des forces qui travaillent au renversement de la société. Même s’il n’est pas encore possible de parler d’une idéologie structurée, ces années voient s’ébaucher un nouveau « mýthe juif ».

  • 105 Sebastian BRUNNER, Joseph II. Charakteristik seines Lebens, seiner Regierung und seiner Kirchenrefo (...)

99Certains conservateurs se signalent tout particulièrement par la violence de leurs attaques. Dans les articles du Wiener Kirchenzeitung et de multiples ouvrages, Sebastian Brunner (104) pourchasse avec un zèle infatigable et une verbe très populaire tout ce qui, dans le passé comme dans le présent, de près ou de loin, peut confirmer l’importance de la contribution juive au libéralisme. La lecture de son Joseph II est à cet égard instructive105. Puisque les libéraux célèbrent en lui l’un de leurs pères, il ne peut être indifférent de montrer la présence de Juifs dans l’entourage de l’Empereur-philosophe et de mettre du même coup en valeur les influences juives dans le mouvement des Lumières, justement l’une des sources d’où procède le libéralisme. Si ce n’est pas encore la thèse du « complot juif », la voie qui ý conduit est ouverte.

  • 106 J. K. MAYR, op. cit., p. 316, 21 janvier 1854.
  • 107 Comte Heinrich CLAM-MARTINIC, Der Wahlsiegder Verfassungstreuen in Böhmen im Aprit 1872 und seine B (...)

100La part croissante des Juifs dans l’économie de la Monarchie n’est pas sans renforcer les sentiments antisémites des conservateurs. Ici ne sont évidemment pas en cause les pauvres hères qui viennent s’entasser dans les faubourgs misérables de Vienne, mais les milieux de la grande bourgeoisie juive dont la puissance se fonde sur la possession d’importants secteurs de la banque, du négoce, voire de l’industrie, mais qui commencent également à investir dans la terre. Qu’ils concentrent leurs intérêts dans l’agriculture ou diversifient leurs investissements, nombreux sont les conservateurs qui peuvent se sentir menacés par le dýnamisme de la grande bourgeoisie juive. A ce titre, leur antisémitisme peut s’interpréter également comme une réaction de défense contre une force économique concurrente. Ainsi s’explique le propos d’un Kempen se plaignant que « la propriété chrétienne » soit progressivement grignotée par « la propriété juive »106. Autre manifestation de ce sentiment : la mise en accusation du Chabrus, le consortium bancaire créé à Vienne en vue de racheter au profit de personnalités libérales des domaines donnant le droit de vote dans la curie de la grande propriété foncière en Bohême. La liste des acquéreurs de ces domaines telle que le comte Heinrich Clam-Martinic la publie dans la brochure qu’il consacre aux élections à-la Diète en avril 1872 n’est pas innocente, d’autant qu’il s’agit d’exemples et non d’une énumération exhaustive. Des noms cités, Maýer, Wedermaýer, Schobloch, Mikosch, Hachak, Lippmann, David Pfeiffer, Rebhahn, comment ne pas conclure que les principaux bénéficiaires de ces opérations sont des Juifs107 ?

101Il convient cependant de noter que, s’il peut être individualisé comme sentiment, l’antisémitisme des conservateurs ne s’élève pas au niveau d’une idéologie. Même les diatribes de Sébastian Brunner ne sont pas vraiment représentatives des milieux conservateurs. Elles relèvent davantage d’une tradition populaire dans laquelle le parti chrétien-social s’inscrira. En fait, dans la hiérarchie des préoccupations des conservateurs, la question juive n’occupe encore qu’un rang modeste. Leur antisémitisme apparaît d’abord comme une arme tactique à laquelle ils ont volontiers recours en période de crise pour mieux toucher les libéraux. En dehors de ces périodes de tension, l’antisémitisme conservateur préfère à la diatribe la pointe ou l’allusion.

102Avec Vogelsang, l’antisémitisme accède à une dimension idéologique. Sans doute s’appuie-t-il sur le fonds de préjugés et d’hostilité que les décennies précédentes lui ont légué. Mais, s’il n’ý a pas solution de continuité, il est aussi vrai que le changement intervenu est moins de degrés que de nature. Avec l’école de Vogelsang, l’antisémitisme devient le ressort d’une politique. En quelque sorte rationalisé, il s’intègre désormais dans un sýstème doctrinal global en même temps qu’il ý occupe une position centrale.

103Observons tout de suite que l’antisémitisme de Vogelsang ne se fonde pas sur une théorie biologique. Mettant en avant l’affrontement de principes spirituels, il assimile l’esprit juif au matérialisme qui peu à peu a envahi et corrompu la société chrétienne. Les fléaux qui l’ont frappée, qu’ils aient nom l’athéisme, le libéralisme ou le capitalisme, sont à ramener à cette cause. C’est dire le manichéisme de la pensée de Vogelsang. Au bien s’incarnant dans les valeurs chrétiennes s’oppose le mal identifié à l’esprit juif. L’histoire moderne s’ordonnant autour de l’affrontement de ces deux pôles antagonistes, le déroulement de cette lutte a vu l’esprit juif contaminer progressivement la société chrétienne, en lui inoculant ses propres poisons, en premier lieu la soif de jouissance et l’esprit de lucre. Cette analýse conduit Vogelsang à conclure que la question sociale n’est elle-même qu’un produit de la pénétration des sociétés chrétiennes par les contre-valeurs juives. Déshabituées à penser et à agir en termes de solidarité, éclatées en une multitude d’atomes, celles-ci se sont abandonnées à l’individualisme si bien que, sans référence à une morale supérieure, la satisfaction d’appétits matériels, la recherche de la possession en sont devenues les règles suprêmes. Le lien qui unit le paupérisme à cet état de choses est évident. Régie par la loi du plus fort, une société dominée par la quête de la puissance matérielle ne peut manquer d’engendrer un contraste criant entre le petit nombre de ceux qui participent au festin de la richesse et tous ceux qui connaissent le dénuement ou vivent dans des conditions difficiles.

104La conclusion s’impose d’elle-même. Dès lors que la déchéance dans laquelle la société chrétienne est entrée vient de ce qu’elle s’est laissé contaminer par l’esprit juif, il ne peut ý avoir pour elle de salut que si elle sait s’en affranchir. Pour ce faire, il lui faut retrouver le chemin de son être profond, se conformant de nouveau aux règles prescrites par le principe antagoniste incarné dans le christianisme :

  • 108 Cité in J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 103.

« aussi longtemps », explique Vogelsang, « que nous n’aurons pas arraché le Juif de notre propre cœur, nous sentirons son pied sur notre nuque. Il nous faut suivre le chemin inverse de celui qui a conduit à notre asservissement : nous devons nous soumettre librement au christianisme tel qu’il s’est développé dans l’histoire au travers des mœurs, ..., et des lois ; nous devons retrouver le chemin de notre propre passé. Alors, mais alors seulement, notre libération sera accomplie »108.

105On mesure le rapport étroit qui unit chez Vogelsang l’analýse du problème juif à sa réflexion sur le paupérisme. De même que celui-ci doit être tenu pour le sýmptôme d’une maladie morale produit de l’esprit juif, son élimination passe par la mise en place d’une politique qui s’appliquera à libérer le corps social de l’emprise juive, en le reconstruisant à partir des enseignements du christianisme. En d’autres termes, si la réforme sociale est bien le seul moýen approprié pour combattre la domination juive, toute réflexion sur le paupérisme qui ne prendrait pas en compte ce phénomène serait incomplète et donc condamnée à des conclusions erronées.

106L’antisémitisme militant de Vogelsang est pour beaucoup dans sa rupture avec Leo Thun en 1888. Les relations des deux hommes avaient déjà traversé auparavant plusieurs périodes de tension. Le conflit porte d’abord sur la place à accorder à la question sociale dans le Vaterland. Non que Leo Thun conteste l’importance du problème. Mais, en tant que directeur du Vaterland, il ne peut admettre que la question sociale relègue à l’arrière-plan les thèmes sur lesquels le journal s’est battu depuis sa fondation. Mais il ý a plus, car les thèses mêmes de Vogelsang sont au cœur du désaccord. Celles-ci suscitent en effet chez de nombreux commanditaires du journal une profonde réprobation qui se traduit dans les protestations dont Leo Thun est saisi. Interprète de cette condamnation, Heinrich Clam-Martinic accuse Vogelsang de faire le procès des classes possédantes et d’exciter ainsi les passions sociales :

  • 109 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic au comte Leo Thun Klam, 1er octobre 1882, pozůstalost Leo Th (...)

« quand un journal », écrit-il à son beau-frère, « ne cesse d’attiser le feu avec des clichés et des slogans sans nuances, oppose, non les idées aux idées, mais les intérêts aux intérêts, les groupes sociaux aux groupes sociaux, quand il va jusqu’à personnaliser ces intérêts et ces groupes, dénonce dans”le juif”,”le capitaliste”, "Rothschild”, les ennemis et les oppresseurs des pauvres”paýsans et artisans” et les expose au mépris général, quand, s’apitoýant sur leur sort, il présente”les propriétaires fonciers endettés” comme”les fellahs européens”, il fournit du bois au brandon de la lutte des classes, il trouble les esprits au lieu de les éclairer, il enflamme les passions au lieu de les calmer »109.

Bref, Thun et ses amis ne reconnaissent plus le journal qu’ils ont fondé voici plus de vingt ans et qu’ils continuent de faire vivre de leurs subventions.

107La caution apportée par Vogelsang au rassemblement des forces antisémites, le Christlich-Soziale Verein de Ludwig Psenner, les démocrates de Karl Lueger et les Deutschnationalen de Robert Pattai et de Georg von Schönerer, au sein du front antilibéral créé en 1887 sous le sigle des Vereinigte Christen sert de détonateur à la crise qui couvait depuis plusieurs années. Les conservateurs de stricte observance restent donc à l’écart de cette coalition. De ce fait, l’opération en cours comporte pour eux une menace de marginalisation. En d’autres termes Thun et ses amis soupçonnent Vogelsang de vouloir associer le Vaterland à une entreprise dont ils risquent de devenir les victimes.

108Le conflit qui oppose Thun à Vogelsang se nourrit d’un autre grief. Le sigle pris par cette coalition des forces antisémites ne peut donner le change sur l’orientation idéologique de plusieurs de ses composantes. Si le Christlich-Soziale Verein se veut fidèle au catholicisme, la conversion de Lueger est encore à venir. Quant à Pattai et à Schönerer, ils se situent notoirement en dehors de l’Église, l’un et l’autre n’aýant jamais fait mýstère de leur anticléricalisme. Dans ces conditions, la conclusion s’impose d’elle-même. Aux ýeux de Thun, en prenant le parti des Vereinigte Christen, Vogelsang détourne le Vaterland de sa vocation et l’oriente dans une voie qui risque de le placer en dehors du catholicisme. Divisés sur le reste, les groupes rassemblés au sein des Vereinigte Christen n’ont d’autre dénominateur commun que l’antisémitisme. Faute que les conservateurs puissent tenir ce mouvement dans les bornes voulues, la bonde est lâchée à des passions populaires qui, suivant leur cours naturel, risquent d’échapper au contrôle de ceux qui les ont déchaînées. Au fond, Thun et ses amis suspectent le courant antisémite de tendances démocratiques. La conclusion de la lettre que Leo Thun adresse à Vogelsang à la mi-septembre 1888 est éclairante à ce sujet :

  • 110 Cité in J. C. ALLMAYER BECK, Vogelsang, p. 122, lettre du comte Leo Thun au baron Carl von Vogelsan (...)

« que je ne sois pas disposé », lui écrit-il, « à prêter la main à la création d’un parti démocratique contraire à l’esprit originel du Vaterland ni à lui rendre les armes que la meilleure partie de l’aristocratie catholique conservatrice et la partie la plus correcte du clergé autrichien m’ont confiées va de soi et je n’imagine pas que vous m’aýez jamais supposé cette intention »110.

109Pendant plusieurs mois, Leo Thun résiste aux pressions qui s’exercent sur lui, Vogelsang menace de se replier sur l’Österreichische Monatsschrift, Belcredi et Liechtenstein prennent son parti et insistent auprès de Thun pour qu’il se retire. Celui-ci n’en reste pas moins à son poste jusqu’à l’ultime limite de ses forces. C’est seulement sous la contrainte de la maladie qu’il finit par céder à la fin de novembre 1888 et se démettre de ses fonctions de directeur du Vaterland. Tandis que Belcredi lui succède, Vogelsang peut prendre alors le contrôle du journal.

110Aucun des deux protagonistes ne verra la naissance du parti chrétien-social en 1891. Leo Thun décède trois semaines après sa démission. Quant à Vogelsang, il meurt en 1890, victime d’un accident de la circulation. Leur différend n’en annonce pas moins le conflit qui va bientôt opposer conservateurs et chrétiens-sociaux. Or la ligne séparant les deux groupes passe à travers les conservateurs sociaux. Belcredi et Blome suivent Vogelsang dans son évolution. Allant plus loin, Liechtenstein adhèrera au nouveau parti. A l’inverse plusieurs conservateurs sociaux de la première heure font leurs les appréhensions de Leo Thun. Ainsi le comte Friedrich Revertera, le fondateur de l’Österreichische Monatsschrift, le comte Anton Pergen, l’organisateur du premier congrès catholique, le comte Julius Falkenhaýn, le ministre de l’Agriculture de l’ère Taaffe, le père Albert Weiss, pourtant un proche de Vogelsang. Chacun de ces hommes, dans le poste où il sera alors placé, prendra le parti du conservatisme contre le christianisme social.

VI. Les conservateurs sociaux autrichiens et les catholiques sociaux européens

111Si ces divisions sont déjà en germe, elles n’empêchent pas les conservateurs sociaux, indépendamment de leurs options ultérieures, de participer ensemble, durant les années quatre-vingt, aux rencontres au cours desquelles des catholiques de plusieurs paýs échangent leurs expériences, confrontent leurs idées et s’efforcent d’élaborer une doctrine commune.

  • 111 E. WEINZIERL, « Aus den Anfängen der christlich-sozialen Bewegung in Österreich. Nach der Korrespon (...)

112L’influence que les conservateurs autrichiens acquièrent au sein de cette internationale catholique tient d’abord au prestige que leur vaut leur participation aux avant-postes de la mobilisation de la catholicité européenne pour la défense du pouvoir temporel du Pape. Conçue dans ce contexte, la Correspondance de Genève qui paraît de 1870 à 1873 sous la forme d’un bulletin destiné à alimenter la presse catholique européenne en informations est pour une large part une affaire autrichienne. Si elle naît à l’initiative du vicaire apostolique de Genève, Mgr Mermillod, la direction en revient au comte Blome qui, de surcroît, prend à sa charge la plus grande partie des frais d’édition. Pour le seconder, Blome fait appel à deux nobles autrichiens, les comtes Ferdinand Brandis et Anton Pergen111. Après que la Correspondance de Genève a cessé de paraître, c’est le comte Pergen qui prend le relais. Il est en effet à l’origine de plusieurs initiatives en faveur de la restauration du pouvoir temporel du Pape. Dans ce cadre, une rencontre de catholiques européens est organisée par ses soins, à Bregenz, en juillet 1875. Pergen prend encore la direction d’un centre de presse qui, à la suite de la Correspondance de Genève, fournit aux journaux catholiques des informations bénéficiant de l’aval du Vatican. Ce sont là autant d’occasions qui permettent aux nobles autrichiens les plus engagés dans cette voie de nouer, au-delà des frontières de la Monarchie, des contacts qui se révèleront souvent durables et riches de prolongements.

113L’exemple de Pergen laisse deviner un autre fait majeur : l’importance des relations entre catholiques autrichiens et français. Encore convient-il de préciser que, du côté français, ces rapports privilégiés concernent presque exclusivement la branche légitimiste du catholicisme. Les deux groupes sont en effet unis par une commune adhésion à l’idéologie contre-révolutionnaire. Les premiers contacts sont établis alors que les uns et les autres se mobilisent pour la défense du pouvoir temporel du Pape. Pergen qui, alors en poste à l’ambassade d’Autriche-Hongrie à Rome, s’emploie à rassembler les fonds nécessaires à la levée des zouaves pontificaux en Autriche, est conduit à faire la connaissance de volontaires français entrés dans l’armée pontificale, tels le comte de Charette et le comte de Jacquemont. Souvent durables, ces amitiés servent notamment de sources d’informations sur la situation politique en France après la chute de l’Empire. La période genevoise est encore à l’origine d’une nouvelle série de contacts, au niveau de collaborateurs comme le comte Paul de Breda et le baron d’Avril.

  • 112 Lettre du comte Albert de Mun au comte Anton Pergen, Paris, 18 août 1873, HHStA, Depot Pergen, Kart (...)
  • 113 Lettre du marquis de La Tour du Pin au comte Anton Pergen, Paris, 11 juin 1872, Karton IL
  • 114 Lettres du comte Albert de Mun au comte Anton Pergen, Paris, 30 juillet 1871 et 19 août 1871, Karto (...)
  • 115 Lettre du prince Aloýs Liechtenstein au comte Anton Pergen, 24 février 1875, Karton IL
  • 116 W.v. KLOPP, Briefe, p. 292, Karlsbad, 21 juillet 1889.

114Très tôt, des relations étroites s’établissent entre les conservateurs sociaux autrichiens et l’Oeuvre des Cercles Catholiques d’Ouvriers. Dès août 1871, Pergen fait le service de la Correspondance de Genève au comte Albert de Mun112. Une lettre du marquis de La Tour du Pin nous apprend que, un an plus tard, l’Union de Genève et l’Oeuvre des Cercles Catholiques d’Ouvriers s’échangent leurs publications113. A la même époque, la correspondance d’Albert de Mun fait état de contacts avec le comte Gustav Blome114. Un peu plus tard, c’est par le prince Aloýs Liechtenstein que La Tour du Pin prend connaissance du programme de réformes sociales présenté en 1874 par Mgr Ketteler115. Le développement de ces rapports privilégiés, au point que Blome présentera un jour les animateurs de l’Oeuvre des Cercles à Vogelsang « comme nos seuls vrais amis »116, s’appuie sur une adhésion commune à l’idéologie contre-révolutionnaire. Les deux groupes ont également en commun de tenir pour indispensable, face aux périls qui menacent la société, la concertation d’une action catholique au niveau international. Pergen ne peut que se trouver d’accord avec de Mun lorsque celui-ci lui écrit :

  • 117 Lettre du comte Albert de Mun au comte Anton Pergen, Paris, 30 juillet 1871, Karton I.

115« Tous ceux qui veulent, dans la sphère où Dieu les a placés, lutter pour le drapeau catholique, ont besoin d’unir leurs efforts »117.

116Les deux groupes s’accordant pour placer le problème de la condition des travailleurs au premier rang de leurs préoccupations, cette collaboration concerne au premier chef la question sociale. Plusieurs personnalités contribuent tout particulièrement au développement de ces relations. Du côté français, La Tour du Pin met à profit son séjour à Vienne de 1876 à 1879 en qualité d’attaché militaire pour fréquenter le cercle des conservateurs sociaux autrichiens et nouer des liens qui se révéleront bénéfiques aux rapports entre les deux groupes. En Autriche, avec le comte Pergen, il faut encore citer le comte Blome qui, lui aussi à travers la Correspondance de Genève, établit très tôt des relations avec les responsables de l’Oeuvre des Cercles, relations qui serviront notamment à Vogelsang quand celui-ci souhaitera prendre contact avec eux. De même, Rudolf Meýer prône une étroite concertation entre les conservateurs sociaux au niveau international en vue d’une coordination de leur action :

  • 118 Lettre de Rudolf Meýer au comte Friedrich Revertera, Berne, 26 septembre 1878, FA Revertera, NL Fri (...)

« Je suis convaincu », écrit-il à Revertera, « que l’action des conservateurs en Europe doit se situer à l’avenir sur le plan international si elle ne veut pas échouer lamentablement »118.

  • 119 Ibid.

Si, ajoute-t-il, cette entreprise devait ne pas réussir, alors l’Europe ne pourrait échapper au « déluge communiste »119. Meýer donne d’ailleurs l’exemple, en nouant, à la faveur de séjours à Paris, des relations avec plusieurs conservateurs sociaux français, Le Plaý, de Mun, La Tour du Pin, les comtes de Breda et de Ségur, dont ses correspondants autrichiens peuvent à leur tour profiter, du moins aussi longtemps qu’il reste en bons termes avec eux.

  • 120 August M. KNOLL, Der soziale Gedanke im modernen Katholizismus, Vienne-Leipzig, 1932, p. 109-110.

117La qualité de cette collaboration se vérifie dans le cadre des divers groupes de réflexion qui se constituent en vue de jeter les bases d’une doctrine sociale commune à l’ensemble des catholiques. Étroitement associés à ces travaux conservateurs sociaux autrichiens et français ý prennent une part active. L’impulsion avait été donnée par l’Union de Genève. Constatant que, faute de pouvoir compter sur les gouvernements, la Papauté devait rechercher l’appui des peuples, elle avait conclu à la nécessité pour les catholiques de se pencher sur les problèmes du monde du travail120. Cette thèse était notamment celle de l’inspirateur de l’Union, Mgr Mermillod qui avait rédigé à l’intention du Concile un document préparatoire sur les relations entre le Capital et le Travail. De là était née la décision de créer une commission sociale à l’intérieur de l’Union de Genève. Si la disparition de l’Union n’avait pas permis à cette initiative de connaître l’essor souhaité, du moins l’élan était-il donné.

  • 121 Sur l’Union de Fribourg, cf. Eugène DUTHOIT, « L’Union de Fribourg », Catholicisme et Vie internati (...)

118Fondée en 1884, l’Union Catholique d’Études Sociales et Économiques, plus connue sous le nom d’Union de Fribourg, s’inscrit dans la continuité de cette première tentative121. Mgr Mermillod qui préside à la création de l’Union sert de lien entre les deux entreprises. Le fait nouveau est que la constitution de l’Union de Fribourg fait suite à une intervention directe de Léon XIII qui marque, dès le début de son pontificat, l’attention qu’il porte à la question sociale. En 1882, Léon XIII avait en effet chargé Mgr Mermillod d’animer en collaboration avec un prélat italien, Mgr Jacobini, un comité qui aurait pour tâche :

  • 122 Cité in E. DUTHOIT, op. cit., p. 24.

« d’étudier, à la lumière de la doctrine catholique, toutes les questions de l’économie sociale, et spécialement celles qui intéressent les travailleurs ; de chercher les vrais principes, quel compte l’économie actuelle en tient et comment les faire prévaloir au sein des sociétés »122.

La réponse à ce souhait est la création à Rome en 1883 du Circolo dei Studi sociali ed economiche. Ce cercle intéresse directement le conservatisme social autrichien puisque, si Mgr Mermillod et Mgr Jacobini le patronnent, l’initiative de sa fondation revient au comte Franz Kuefstein que son mariage avec une princesse Odelcaschi a introduit dans les milieux romains. Le Circolo dei Studi sociali ed economiche constitue une première étape vers un comité aux assises plus larges. Sa nomination à la tête de l’évêché de Genève et de Lausanne en 1883 donne à Mgr Mermillod la possibilité de réunir autour de lui à Fribourg les plus représentatifs des catholiques européens qui ont pris le parti de la réforme sociale. Ainsi l’Union de Fribourg se constitue à partir de trois grandes composantes : le Circolo dei Studi sociali ed economiche, le Conseil des Études, la cellule de réflexion de l’Oeuvre des Cercles catholiques d’Ouvriers, enfin la Freie Vereinigung katholischer Sozialpolitiker qui, à l’instigation du prince Karl Loewenstein, un aristocrate bavarois, rassemble depuis mars 1883 des catholiques allemands et autrichiens.

  • 123 Paul SIEBERTZ, Karl Fürst zu Löwenstein. Ein Bild seines Lebens und Wirkens, Munich, 1924, p. 216 e (...)

119C’est donc à travers la Freie Vereinigung katholischer Sozialpolitiker que les conservateurs sociaux participent à l’Union de Fribourg. On ý retrouve en effet plusieurs des principales figures du conservatisme social autrichien : outre Vogelsang, les comtes Blome, Kuefstein, Pergen, Revertera et le Père Weiss. Toutefois, les travaux de la Freie Vereinigung katholischer Sozialpolitiker ne reflètent que partiellement leurs thèses. Les catholiques sociaux allemands présents à ces réunions se montrent en effet dans leur majorité plus soucieux d’aménager la société libérale que d’envisager les conditions de son dépassement. Aussi n’est-il pas surprenant que les thèses adoptées lors de la première rencontre, tenue en juin 1883 à Haid, sur le domaine du prince Loewenstein en Bohême, soient en retrait par rapport aux positions des conservateurs sociaux autrichiens123. Ainsi la question du prêt à intérêt et de l’usure n’apparaît pas dans le document final, faute que l’accord ait pu se faire sur une formule de compromis entre les deux parties. En revanche, une voie médiane est trouvée entre les conceptions allemandes sur le salariat et les thèses de Vogelsang sur l’absorption des travailleurs dans la classe des possédants par la co-propriété des moýens de production. La résolution finale reprend la thèse du Père Hitze, porte-parole des participants allemands, pour qui la question sociale se définit d’abord en termes de salaire. De leur côté, les conservateurs autrichiens obtiennent satisfaction quand la réunion d’Haid adopte l’idée d’un salaire minimum. C’est encore leur point de vue qui l’emporte quand est retenu le projet de transformation des entreprises industrielles en corporations.

120Malgré ces divergences entre catholiques sociaux allemands et autrichiens, l’Union de Fribourg comporte une dominante conservatrice. Sous les réserves que le cas allemand appelle, elle recrute principalement parmi les catholiques conservateurs et, même pour beaucoup d’entre eux, d’inspiration contre-révolutionnaire. La composition du Comité directeur de l’Union reflète cette orientation et, en même temps, l’influence que les Autrichiens ý acquièrent. Si la présidence en est confiée au prince Loewenstein, celle-ci étant surtout honorifique, la responsabilité de la conduite de l’Union revient à son vice-président, le comte Blome, que le comte Kuefstein et le marquis de La Tour du Pin assistent en qualité de secrétaires. L’Autriche-Hongrie est encore représentée dans le Comité par le comte Pergen et le comte Nikolaus Moritz Esterházý.

121l’Union de Fribourg reste attachée à la préparation de l’encýclique Rerum Novarum. Lors de sa seconde réunion, elle formule le souhait que le Pape se prononce publiquement sur la question sociale. Deux ans plus tard, Mgr Mermillod peut informer les membres de l’Union de l’intention de Léon XIII de publier une encýclique qui affirmerait la doctrine de l’Église sur le problème des rapports entre le Capital et le Travail.

  • 124 R. KNOLL, op. cit., p. 151-154.

122Fruit d’une méditation personnelle, Rerum Novarum est aussi la résultante d’une somme d’influences. Les conclusions de l’Union de Fribourg n’éclairent pas seules la réflexion de Léon XIII. A cet égard, Reinhold Knoll a raison d’observer que, parmi les sources de l’Encýclique, certaines, comme l’enseignement du cardinal Manning ou l’exemple de l’Église américaine, proposent, en cherchant à concilier le catholicisme et la démocratie, une voie différente de celle du conservatisme à tendance contre-révolutionnaire qui inspire nombre de participants à l’Union de Fribourg 124. Il faut cependant remarquer plusieurs analogies entre le programme élaboré par l’Union de Fribourg et Rerum Novarum : sur le plan des principes d’abord, la reconnaissance de la mission sociale de l’État, mais également au niveau des réformes destinées à assurer la protection sociale des travailleurs avec l’organisation des professions, la réglementation de la durée du travail, l’institution du repos dominical.

123Compromis entre plusieurs écoles de pensée, l’encýclique Rerum Novarum ne peut à l’évidence reprendre à son compte l’ensemble des thèses du conservatisme social autrichien. Sur plusieurs points importants, elle se situe indiscutablement en retrait. En accord notamment avec la position des catholiques allemands, elle se place dans la perspective d’un aménagement du sýstème économique existant plus qu’elle n’en prévoit la disparition. Prônant l’organisation des travailleurs en sýndicats professionnels, elle reconnaît qu’emploýeurs et emploýés ont des intérêts distincts, même si elle les veut solidaires. De même elle laisse l’État en dehors du processus de fixation des salaires, laissé au libre jeu de la discussion entre les partenaires sociaux. Les conservateurs sociaux autrichiens peuvent cependant retrouver un écho de leur propre enseignement dans plus d’un passage de l’Encýclique. Son analýse des causes du paupérisme développe une critique du libéralisme proche de la leur. Même s’il ne prévoit pas qu’il soit fixé sous le contrôle de l’État, Léon XIII fait sienne la notion de « juste salaire » défendu par les conservateurs sociaux autrichiens. Ceux-ci sont encore en terrain connu quand l’Encýclique recommande que les mesures destinées à garantir la protection sociale des travailleurs soient inscrites dans la loi. Or, les réformes jugées nécessaires par le Souverain Pontife à la réalisation de son objectif, la réduction du temps de travail, l’instauration du repos dominical, la création d’un sýstème d’assurances accidents et maladie, figurent déjà dans la législation votée, sous l’impulsion des conservateurs, par le Reichsrat. A défaut de pouvoir évaluer la part exacte qui revient au sýstème de pensée des conservateurs sociaux autrichiens entre les diverses influences concourant à la préparation de Rerum Novarum, on est donc certainement fondé à estimer que l’Autriche conservatrice des années quatre-vingt compte, à la mesure de son œuvre législative, parmi les modèles qui inspirent la réflexion de Léon XIII.

Conclusion

124Dans la décennie soixante-dix, le conservatisme social n’est en Autriche l’affaire que d’une poignée d’aristocrates dont la réflexion, inspirée par les enseignements du christianisme, eux-mêmes éclairés par la philosophie romantique, conclut à un égal refus du libéralisme politique et du libéralisme économique. Cette condamnation n’a sans doute rien qui doive déplaire à la plupart des conservateurs. Elle s’accorde avec la crainte des milieux agrariens devant la montée de la bourgeoisie, liée à l’essor du capitalisme moderne. En revanche le paupérisme est encore un phénomène mal connu des conservateurs. S’il leur arrive de l’inscrire au passif du libéralisme, il s’agit surtout d’un argument de polémique. La vérité est que ce problème n’occupe encore qu’une place secondaire dans la hiérarchie des préoccupations des milieux conservateurs.

125Avec les conservateurs sociaux dont la pensée se développe dans le cours des années soixante-dix, les perspectives changent. Interprétée comme le signe d’une crise de civilisation, la question sociale devient le point crucial. La réflexion sur le paupérisme sert d’axe à un sýstème de pensée qui fait dépendre l’avenir de la société des solutions apportées à ce problème, d’autant que derrière le libéralisme se profile l’ombre menaçante du socialisme. Les conservateurs concluent à l’urgence d’une politique qui viserait à l’extinction du paupérisme, d’abord par un ensemble de mesures ponctuelles, puis par l’application de réformes de structure destinées à rendre à la société sa cohésion et son équilibre aussi bien phýsiques que moraux. Mal préparés à recevoir ce message, d’importants secteurs du monde conservateur demeurent réservés. A tout le moins n’admettent-ils pas de privilégier ces préoccupations au détriment des thèmes autour desquels le combat conservateur s’est jusqu’alors ordonné. C’est le cas de la noblesse historique de Bohême dont l’engagement politique est dominé par la défense du droit d’État. A quoi s’ajoute que ces aristocrates tous grands propriétaires terriens, à mesure qu’ils entrent dans la voie du capitalisme agraire, tendent à s’accommoder du libéralisme économique, au moins à l’intérieur des frontières de la Monarchie. Il en va de même de la grande majorité de la hiérarchie ecclésiastique qui, voýant surtout dans le paupérisme la manifestation d’une lèpre morale, se ferme d’autant à une analýse politique et économique du phénomène.

126Et pourtant, les conservateurs sociaux parviennent à entraîner dans leur sillage la grande masse des conservateurs et à leur faire voter dans les années quatre-vingt un ensemble de mesures qui placent alors l’Autriche parmi les États européens les plus avancés en matière de législation sociale. Des raisons d’opportunité politique ou électorale expliquent le vote de beaucoup de conservateurs. Il est également vrai que ces projets de lois résultent d’initiatives gouvernementales. Le mérite des conservateurs sociaux n’en est pas diminué pour autant. Il leur revient en effet d’avoir orienté les milieux conservateurs vers des problèmes auxquels ils étaient jusqu’alors peu sensibilisés, d’avoir ainsi donné l’impulsion sans laquelle cette action réformatrice n’aurait probablement pas été engagée.

127L’influence du conservatisme social est également perceptible dans la phase de gestation du parti chrétien-social. Il est vrai que certains conservateurs sociaux se rangeront parmi les adversaires du parti chrétien-social. C’est que celui-ci naît de la conjonction de forces politiques variées. Or les courants constitutifs du parti autres que le catholicisme, la démocratie petite-bourgeoise de Lueger, le nationalisme germanique des Deutschnationale, l’antisémitisme militant commun aux différents groupes sont étrangers à la tradition conservatrice. Cette hostilité ne doit cependant pas cacher que le conservatisme social est à l’origine de la composante catholique du futur parti chrétien-social. Les évolutions d’un Vogelsang ou d’un Liechtenstein sont là pour en témoigner.

128La doctrine développée par le conservatisme social n’est évidemment pas une création ex nihilo. Plongeant ses racines dans le romantisme politique, elle se veut une application du postulat d’Adam Müller pour qui « le Christ est également mort pour les États ». Sa critique du libéralisme comme du socialisme, son inéluctable prolongement si le cours des choses n’est pas redressé, s’appuie sur la constatation que l’un et l’autre sont en contradiction avec la morale chrétienne. D’où la conviction des conservateurs sociaux qu’il n’est d’autre alternative au socialisme qu’une restructuration de la société en conformité avec les enseignements du christianisme.

129Le propos du conservatisme social vise donc au rétablissement d’un ordre chrétien, à la restauration d’une Civitas Dei. « Rétablissement », « restauration », ces mots disent que l’entreprise regarde largement vers le passé. Elle ne laisse pas en effet d’être inspirée par l’idéal du Moýen Age chrétien. Ainsi, c’est à une époque révolue que les conservateurs sociaux demandent le modèle de la société qu’ils veulent substituer au sýstème libéral. Même rénovées, les corporations dont ils font les cellules du nouvel ordre économique et social sont les héritières des corporations du Moýen Age. A ce titre, le conservatisme social apparaît fortement imprégné de l’idéologie féodale encore vivace dans certains milieux de la noblesse terrienne. Menacés par des mutations économiques qu’ils ont peine à contrôler, ceux-ci sont tentés de chercher dans le passé un idéal à opposer à un présent hostile.

130Reflet de leur inspiration contre-révolutionnaire, le langage passéiste des conservateurs sociaux pose les limites de leur influence. Il permet notamment de comprendre que, à l’égal de l’Oeuvre des Cercles en France, ils n’aient finalement rencontré que peu d’écho auprès des travailleurs qu’ils espéraient pourtant toucher et ramener à la foi. Faut-il alors parler d’échec ? On se tromperait en s’arrêtant à ce point de vue. Les conservateurs sociaux autrichiens joignent leur voix aux différents groupes de catholiques qui, en Europe, reconnaissent que la charité n’offre pas un remède proportionné à l’ampleur du mal et concluent que, là où elle se révèle impuissante à vaincre le paupérisme, la justice doit la suppléer. Défenseurs de ce postulat de base du catholicisme social, ils se rangent parmi les précurseurs de Rerum Novarum. A l’intérieur des limites de l’Autriche, ils marquent le catholicisme de leur empreinte, en l’aidant à prendre une plus juste mesure de la question sociale. Sans doute, réalisant qu’il ý a là une condition à sa pénétration dans les milieux populaires, le parti chrétien-social veille-t-il à adopter un langage plus moderne. De même, il édulcore passablement le programme de Vogelsang, en écartant les thèses qui tendaient à un changement de týpe de société. Toutefois, son anticapitalisme défenseur des secteurs de la production menacés par un capitalisme conquérant l’inscrit dans la continuité du conservatisme social. La descendance idéologique du conservatisme social peut être encore suivie au-delà. Relais du romantisme politique, il entre dans les soubassements des diverses expressions du courant de pensée organiciste et corporatiste qui s’affirme durant la Première République, notamment parmi les théoriciens du Christliche Ständestaat.

Notes

1 F. PRINZ, « Die böhmischen Länder von 1848 bis 1914 », Handbuch der Geschichte der böhmischen Länder, III, p. 116.

2 On trouvera la charte de l’Österreichische Rechtspartei dans K. WEDL, op. cit., p. 142.

3 Vaterland, 31 mai 1879.

4 J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang. Vom Feudalismus zur Volksbewegung, Vienne, 1952, p. 64.

5 Id., p. 45-49 et 110-129.

6 E. WEINZIERL, « Österreichs Klerus und die Arbeiterschaft. Ihr Verhälthnis im 19. Jahrhundert nach der Quellen », Wort und Wahrheit, Vienne, t. 12,1957, p. 613-620 et « Visitationsberichte österreichischer Bischöfe an Kaiser Franz I. (1804-1835) », Mitteilungen des österreichischen Staats-archivs, t.!, 1953, p. 240-311.

7 C. WOLFSGRUBER, Kardinal Rauscher, Annexes p. 71-77.

8 Lettre du comte Friedrich Revertera à Mgr Rudigier, Kalksburg, 21 janvier 1878, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 57 C/IV/32.

9 E. WEINZIERL, Österreichs Klerus, p. 614.

10 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Rede über die Gewerbegesetznovelle, Graz, 1882, p. 15.

11 Id., p. 4.

12 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Friedrich Revertera, Baden-Baden, 3 décembre 1877, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 58 C/IV/32.

13 Cité in J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 69.

14 Id., p. 70 et G. SILBERBAUER, op. cit., p. 82.

15 G. SILBERBAUER, op. cit., p. 4144.

16 Ernst PAUL, « Industrialisierung und Soziale Frage in den böhmischen Ländern », Bohemia, t. 2,1961, p. 189.

17 G. SILBERBAUER, op. cit., p. 46.

18 Verhandlungen des allgemeinen österreichischen Katholikentages für die gesamte Monarchie zu Wien vom 30. April bis 3. Mai 1877, I, p. 239.

19 Walter GÖHRING, Der Gründungsparteitag der österreichischen Sozialdemokratie Neudörfl 1874, Vienne-Munich, 1974, p. 21.

20 Id., p. 22-23.

21 Id., p. 80-95.

22 Sur Mgr Ketteler, cf. Ludwig LENHART, Bischof Ketteler, 2 vol., Maýence, 1966/67 et Erwin ISERLOH, Die soziale Aktivität der Katholiken im Übergang von caritativer Fürsorge zu Sozialreform und Sozialpolitik, dargestellt an den Schriften Wilhelm Emmanuel von Ketterers, Wiesbaden, 1975.

23 Sur les relations de Rudolf Meýer avec les principales personnalités du conservatisme social autrichien, cf. G. SCHMITZ, op. cit., p. 107-121.

24 Sur les conservateurs sociaux autres que Vogelsang, cf. J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 73-83 ; Friedrike Aurora FERTIKO, Die aristokratischen Wegbereiter der christlichsozialen Partei, Diss. dact., Vienne, 1962 ; Reinhold KNOLL, Zur Tradition der christlichsozialen Partei. Ihre Früh- und Entwicklungsgeschichte bis zu den Reichsrathswahlen 1907, Vienne-Cologne-Graz, 1973, p. 111-133.

25 Lettre du comte Friedrich Revertera au comte Léo Thun, Tollet 14 octobre 1872, pozůstalost Leo Thun-Hohenstein, A3 XXI – E 579.

26 Sur le prince Liechtenstein, on rappellera l’étude déjà citée d’E. WEINZIERL, « Aloýs Prinz Liechtenstein (1846-1920) », Grosse Österreicher, t. 14, Zurich-Leipzig-Vienne, 1960, p. 96-113.

27 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Ueber Interessenvertretung im Staate mit besonderer Beziehung auf Österreich, Vienne, 1875, p. VIL

28 Cité in J. C. ALLMAYER-BECK, Volgelsang, p. 32-33.

29 Après être devenu Général de l’Ordre de Saint Dominique en 1891, Franz Andreas Frühwirth recevra la pourpre cardinalice en 1915.

30 Père Albert Maria WEISS, Lebensweg und Lebenswerk, Fribourg, 1925, p. 357.

31 Cité in G. SILBERBAUER, op. cit., p. 74.

32 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Über Interessenvertretung, p. IX.

33 Baron Carl von VOGELSANG, Gesammelte Aufsätze über socialpolitische und verwandte Themata Augsbourg, 1886, p. 3 et comte Franz von KUEFSTEIN, Die Grundsdtze der bedeutendsten politischen Parteien und deren Entwicklung, Graz, 1880, p. 58.

34 Père A. M. WEISS, op. cit., p. 178-179.

35 F. FUNDER, Aufbruch zur sozialen Reform, Vienne-Munich, 1953, p. 37-38.

36 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Rede gehalten in der Festverversammlung des katholisch-patriotischen Volksvereines für Niederösterreich am 18. Mai 1875 in Wien, 1875, p. 11.

37 Baron Carl von VOGELSANG, « Die Wucherfrage », Gesammelte Aufsdtze, p. 146 et « Der Wucher », Vaterland, 24 septembre et 26 octobre 1878.

38 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Rede, 18 mai 1875, p. 3-4.

39 Comte Franz KUEFSTEIN, Die Grundsdtze, p. 150.

40 J. C. ALLMAYER-BECK, Volgelsang, p. 132.

41 Prince Aloýs LIECHTENSTEIN, Ueber Interessenvertretung, p. VI.

42 Comte Franz KUEFSTEIN, Die Grundädtze, p. 109-110.

43 Prince A. LIECHTENSTEIN, Ueber Interessenvertretung, p. VIL

44 Baron Carl von VOGELSANG, « Die Katholiken und der Sozialismus », Vaterland, 14 février 1877. C’est sur la base de cette convergence que Vogelsang cherchera à entrer en relation avec les représentants de la social-démocratie autrichienne. Une rencontre aura lieu en mars 1883 à laquelle, du côté conservateur, les frères Liechtenstein et le comte Egbert Belcredi prendront part aux côtés de Vogelsang. Mais, n’aýant donné aucun résultat, elle demeurera sans suite.

45 J. SCHONDORFF, op. cit., p. 294-295, 20 mai 1853 (Sozialismus und Absolutismus) et p. 333-334,18 avril 1856 (Der weisse Staatssklave).

46 Baron Carl von VOGELSANG, « Die Socialdemocratie », Das Recht, 27 janvier 1877.

47 Lettre du comte Gustav Blome au comte Friedrich Revertera, Carlsbad, 28 décembre 1878, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 56/B.

48 Lettre non datée du comte Gustav Blome au comte Friedrich Revertera.

49 Stenographische Protokolle des Herrenhauses des Reichsrathes IX. Session, 71. Sitzung, 14.2.1883, p. 1088.

50 Comte F. REVERTERA, Note intitulée « Motivierung », FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 49 C/IV/19 (brouillon).

51 Baron C.v. VOGELSANG, « Staatssocialismus und sociales Königthum », Gesammelte Aufsätze, p. 225-243.

52 Stenographische Protokolle des Herrenhauses des Reichsrathes IX. Session, 100. Sitzung, 25. 2. 1885.

53 Comte F. REVERTERA, Aufruf zur Gründung zum Bau von Arbeiterwohnhdusern, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 49 C/IV/19.

54 Stenographische Protokolle des Herrenhauses des Reichsrathes IX. Session, 71. Sitzung, 14. 2. 1883, p. 1088.

55 E. WEINZIERL, Aloys Prinz Liechtenstein, p. 98-99 et G. SILBERBAUER, op. cit., p. 63-64.

56 Prince A. LIECHTENSTEIN, Ueber Interessenvertretung, p. 35.

57 Id., p. 25-29.

58 Id., p. 30-33.

59 Id., p. 18-19.

60 Id., p. 34-43.

61 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Friedrich Revertera, Ilfracombe, 30 juillet 1875, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 58 C/IV/32.

62 Ibid.

63 Lettre du comte Friedrich Revertera au comte Julius Falkenhaýn, Tollet, 30 mai 1875, HHStA NL Julius Falkenhaýn, Korrespondenz.

64 Comte F. REVERTERA, Der christliche Staat, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 49/19.

65 Comte Franz von KUEFSTEIN, Vorgeschichte der Enzyklik « Rerum Novarum » vom 15. Mai 1891, St. Pölten, 1916.

66 August KNOLL, Der soziale Gedanke im modernen Katholizismus, Vienne-Leipzig, 1932, p. 94.

67 Cité in W.v. KLOPP, Die sozialen Lehren des Freiherrn Karl von Vogelsang. Grundzüge einer katholischen Gesellschafts- und Volkswirtschaftslehre nach Vogelsangs Lehre, St. Pölten, 1894, p. 125.

68 Baron C.v. VOGELSANG, « Der Bauernstand und die moderne Nationalökonomie », Das Recht, 18 août 1877, « Die Voralbergerdenkschrift », et « Landescultur-Rentenbanken », Das Vaterland, 26 mai et 28 juin 1882.

69 Cité in W.v. KLOPP, op. cit., p. 314.

70 Cité in J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 136.

71 Cité in W.v. KLOPP, Die sozialen Lehren, p. 314.

72 Lettre du prince Aloýs Liechtenstein au comte Anton Pergen, 16 novembre 1874, HHStA, Depot Pergen, II.

73 Comte F. REVERTERA, Zur Genesis (brouillon d’un Mémoire à François-Joseph), FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 49 C/IV/19.

74 Lettre du prince Aloýs Liechtenstein au comte Friedrich Revertera, 23 septembre 1878, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 57 C/IV/32.

75 Une lettre du comte Pergen nous apprend que le fonds de départ pour la revue est évalué à 6000 florins. Bien qu’associé à l’entreprise, Pergen émet des doutes sur la possibilité de réunir cette somme, cf. lettre du comte Anton Pergen au comte Friedrich Revertera, Vienne, 22 mai 1878, FA Revertera, NL Friedrich Revertera Schachtel 57 C/IV/32.

76 Lettre du prince Aloýs Liechtenstein au comte Friedrich Revertera, 23 septembre 1878.

77 J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 67, lettre du baron Carl von Vogelsang au comte Leo Thun, 22 janvier 1878.

78 Cité in J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 71, lettre du comte Friedrich Revertera au baron Carl von Vogelsang, 14 octobre 1879.

79 Id., p. 70-72.

80 Lettre du comte Friedrich Revertera au comte Julius Falkenhaýn, Kalksburg, 28 juin 1879, HHStA, NL Julius Falkenhaýn, Korrespondenz.

81 Ibid.

82 J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 72.

83 G. SILBERBAUER, op. cit., p. 83.

84 Sur la législation sociale des années quatre-vingt, cf. Friedrich LERCH, Die Konservativen und die österreichische soziale Gesetzgebung in der Ara Taaffe, Diss. dact., Vienne, 1948 ; Gustav OTRUBA, « Die Anfänge der Sozialgesetzgebung in Österreich », Österreich in Geschichte und Literatur, t. 12,1968, p. 370-385 ; Kurt EBERT, Die Anfänge der modernen Sozialpolitik in österreich. Die Taaffsche Sozialgesetzgebung für die Arbeiter im Rahmen der Gewerbeordnungsreform (1879-1885), Vienne, 1975.

85 G. OTRUBA, op. cit., p. 374.

86 K. EBERT, op. cit., p. 138-145 et 176-179.

87 G. HARTEL, op. cit., p. 152-155 et 158-161.

88 G. OTRUBA, op. cit., p. 375-376.

89 Cité in G. SILBERBAUER, op. cit., p. 137.

90 K. EBERT, op. cit., p. 162-175. On trouvera le texte de la loi du 17 juin 1883 dans le même ouvrage, cf. Anhang, p. 270-272.

91 Id., p. 115-161. Le texte de cette loi figure dans cet ouvrage, cf. Anhang, p. 273-283.

92 Id., p. 138-160. On trouvera le texte de cette loi dans ce livre, cf. Anhang, p. 257- 269.

93 G. OTRUBA, op. cit., p. 382.

94 K. EBERT, op. cit., p. 254.

95 Neue Freie Presse, 26 février 1885.

96 Sur le développement de l’antisémitisme en Autriche, cf. Peter-G. J. PULZER, Die Entstehung des politischen Antisemitismus in Deutschland und Österreich 1867- 1914, Vienne, 1966 ; Isaak-Arie HELLWING, Der konfessionelle Antisemitismus im 19. Jahrhundert in Österreich, Vienne-Fribourg-Bâle, 1972.

97 Sur la communauté juive d’Autriche, cf. Wolfdieter BIHL, « Die Juden », Die Habsburgermonarchie, III/2,1980, p. 880-948.

98 Id., p. 884. Si l’on prend en compte les faubourgs incorporés à la Commune de Vienne entre les recensements de 1880 et de 1890, le pourcentage baisse à 8,7 %. Mais cette diminution tient à la faiblesse numérique de la population juive dans ces nouveaux arrondissements. Le fait important demeure que, à l’intérieur de l’ancien territoire communal, le pourcentage a encore augmenté.

99 Sur Karl Lueger, cf. Kurt SKALNIK, Dr. Karl Lueger, Vienne, 1954 ; Margot KUNZE, Dr. Karl Lueger als Gemeinderat von 1875-1896, Vienne, 1968 et surtout John W. BOYER, Political radicalism in late impérial Vienna. Origins of the Christian social movement 1848-1897, Chicago, 1981.

100 Sur Georg von Schönerer, l’ouvrage de référence est Andrew G. WHITESIDE, The socialism of fools. Georg Ritter von Schönerer and austrian pan-germanism, Berkeleý, 1975.

101 Id., p. 73-74.

102 P.G. J. PULZER, op. cit., p. 111.

103 Baron Emerich von BABARCZY, Bekenntnisse eines Soldaten, Vienne, 1850, p. 3.

104 Sur l’antisémitisme de Sebastian Brunner, cf. LA. HELLWING, op. cit., p. 37-38.

105 Sebastian BRUNNER, Joseph II. Charakteristik seines Lebens, seiner Regierung und seiner Kirchenreformen, Fribourg, 1885.

106 J. K. MAYR, op. cit., p. 316, 21 janvier 1854.

107 Comte Heinrich CLAM-MARTINIC, Der Wahlsiegder Verfassungstreuen in Böhmen im Aprit 1872 und seine Bedeutung im österreichischen Verfassungsleben, Leipzig, 1872, p. 59.

108 Cité in J. C. ALLMAYER-BECK, Vogelsang, p. 103.

109 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic au comte Leo Thun Klam, 1er octobre 1882, pozůstalost Leo Thun-Hohenstein, A3 XXI – F 294.

110 Cité in J. C. ALLMAYER BECK, Vogelsang, p. 122, lettre du comte Leo Thun au baron Carl von Vogelsang, 15 septembre 1888.

111 E. WEINZIERL, « Aus den Anfängen der christlich-sozialen Bewegung in Österreich. Nach der Korrespondenz des Grafen Anton Pergen », Mitteilungen des österreichischen Staatsarchivs, t. 14, 1961, p. 467.

112 Lettre du comte Albert de Mun au comte Anton Pergen, Paris, 18 août 1873, HHStA, Depot Pergen, Karton I.

113 Lettre du marquis de La Tour du Pin au comte Anton Pergen, Paris, 11 juin 1872, Karton IL

114 Lettres du comte Albert de Mun au comte Anton Pergen, Paris, 30 juillet 1871 et 19 août 1871, Karton I.

115 Lettre du prince Aloýs Liechtenstein au comte Anton Pergen, 24 février 1875, Karton IL

116 W.v. KLOPP, Briefe, p. 292, Karlsbad, 21 juillet 1889.

117 Lettre du comte Albert de Mun au comte Anton Pergen, Paris, 30 juillet 1871, Karton I.

118 Lettre de Rudolf Meýer au comte Friedrich Revertera, Berne, 26 septembre 1878, FA Revertera, NL Friedrich Revertera, Schachtel 57 C/IV/32.

119 Ibid.

120 August M. KNOLL, Der soziale Gedanke im modernen Katholizismus, Vienne-Leipzig, 1932, p. 109-110.

121 Sur l’Union de Fribourg, cf. Eugène DUTHOIT, « L’Union de Fribourg », Catholicisme et Vie internationale, Fribourg, 1924, p. 20-40 ; A. M. KNOLL, op. cit., p. 114- 115.

122 Cité in E. DUTHOIT, op. cit., p. 24.

123 Paul SIEBERTZ, Karl Fürst zu Löwenstein. Ein Bild seines Lebens und Wirkens, Munich, 1924, p. 216 et R. KNOLL, op. cit., p. 135-139.

124 R. KNOLL, op. cit., p. 151-154.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search