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Les fondements du conservatisme autrichien, 1859-1879

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Jean-Paul Bled

Premiere partie. Les forces conservatrices

Chapitre V. L’armée

Texte intégral

  • 1 J. C. ALLMAYER-BECK, Der Konservatismus, p. 15.
  • 2 Sur l’armée autrichienne durant ces années, les ouvrages de référence sont Antonio SCHMIDT-BRENTANO (...)

1Se référant à certaines de ses caractéristiques dominantes, une organisation hiérarchisée, le respect du réglement, le devoir d’obéissance, Johann Christoph Allmaýer-Beck prête à l’institution militaire un conservatisme structurel1. Mais, dans le cas de l’armée autrichienne, s’ajoutent des raisons qui lui sont propres2. Quand le néo-absolutisme s’acheve, elle apparaît à la fois comme l’instrument de la Contre-Révolution et le rempart de la Légitimité. Ces traits sont fixés avant même 1848. De fait, dans l’Europe du Vormärz, l’armée autrichienne intervient sur plusieurs fronts, en Allemagne, en Italie, en Pologne. La Révolution de 1848 la mobilise pour de nouveaux combats, mais, cette fois, sur le territoire de l’Empire. C’est à elle avant tout que la Monarchie doit de surmonter la crise qui menace alors de l’emporter. Après avoir soumis Prague, Windischgraetz reprend Vienne, tombée aux mains de la Révolution. C’est encore l’armée qui, avec l’aide d’un corps expéditionnaire russe, garde la Hongrie aux Habsbourg. En Italie, Radetzký reconquiert la Lombardie-Vénétie. Aussi, lorsque s’adressant au vieux maréchal, Grillparzer écrit le vers fameux : « Dans ton camp est l’Autriche », l’hommage du poète peut valoir pour l’ensemble de l’armée.

2Conséquence de la part décisive qui revient à l’armée dans la défaite de la Révolution, le néo-absolutisme prend à certains égards les traits d’un régime militaire. Le prince Félix Schwarzenberg est autant un soldat qu’un diplomate. Le général Grünne, le chef de la Maison Militaire de l’Empereur, est considéré par beaucoup comme l’éminence grise du régime. L’état de siège est maintenu à Vienne et à Prague jusqu’en septembre 1853, en Hongrie et en Lombardie-Vénétie jusqu’en 1854. Un corps de gendarmerie, il est vrai tenu en piètre estime dans le reste de l’armée, est constitué au lendemain de la Révolution, en vue d’assurer des tâches de maintien de l’ordre dans les diverses parties de l’Empire. Quand le ministère de la Police est créé, il est naturellement confié à un militaire, le général Kempen. Les fonctions de gouverneur sont exercées en Hongrie par un général, l’archiduc Albrecht. C’est encore un militaire, le général Benedek qui ý représente le pouvoir impérial en 1860.

3Pendant ce temps l’armée autrichienne est engagée sur les divers fronts extérieurs où la légitimité est menacée. Après avoir monté la garde durant dix années en Lombardie-Vénétie, dans l’attente d’un nouveau conflit avec le Piémont, il lui faut tirer l’épée en 1859 pour une guerre qu’elle interprète comme celle du Droit contre la Révolution. Sept ans plus tard, tant en Italie qu’en Allemagne, elle se bat de nouveau contre les mouvements d’unification nationale et ses défaites sont celles de l’Autriche conservatrice, gardienne de l’Europe du Congrès de Vienne.

4Lorsque s’ouvrent les années soixante, l’armée autrichienne doit, à l’égal des autres forces conservatrices, répondre à deux défis majeurs. Jusqu’alors instrument de la Contre-Révolution et rempart de la Légitimité, il va lui falloir faire face à une accélération de l’histoire au profit du libéralisme et du nationalisme. Dès lors la question se pose de savoir si elle pourra s’adapter à cette évolution ou bien si, par réaction, elle tendra à se transformer en une contre-société.

I. L’armée : un corps hétérogene

  • 3 En 1865, l’armée impériale comprend 128286 Allemands, 96300 Tchèques et Slovaques, 52700 Italiens, (...)
  • 4 Id., p. 127.

5L’armée autrichienne ne constitue pas un ensemble monolithique. Bien au contraire, la diversité est l’une de ses caractéristiques fondamentales. Diversité d’abord dans ses composantes nationales. S’il se manifeste en premier lieu au niveau de la troupe3, ce pluralisme se retrouve également dans le corps des officiers. Peut-être l’usage de l’allemand comme langue de commandement et de relations entre les officiers ne le rend-il pas immédiatement perceptible. Au surplus la part des Allemands dans le corps des officiers excède nettement celle de leur nationalité dans l’ensemble autrichien. En 1906, alors qu’ils ne représentent que 24 % de la population de la Double Monarchie, les Allemands donnent à l’armée impériale et roýale 79 % de ses officiers d’active4. Le pluralisme national n’en est pas moins l’une des particularités qui façonnent la spécificité de l’armée autrichienne. A s’en tenir aux officiers généraux, il faut certes observer que certains groupes nationaux, comme les Tchèques et les Polonais, sont peu représentés. En revanche, plusieurs généraux sont des Slaves du sud, élevés dans la tradition des Confins militaires. Après Jellačić, c’est le cas de généraux qui, à des titres divers, sont associés à l’occupation de la Bosnie-Herzégovine : le général Rodić, gouverneur de la Dalmatie, le général Mollinarý, commandant de la région militaire d’Agram (Zagreb), le général Jovanović, le premier commandant du corps expéditionnaire austro-hongrois en Bosnie-Herzégovine. Malgré la guerre de 1849 et ses séquelles, l’armée impériale compte dans ses rangs plusieurs généraux hongrois, et ce jusqu’à l’échelon le plus élevé de la hiérarchie militaire, ainsi le général comte Gýulai, le commandant en chef de l’armée d’Italie en 1859, et le général Benedek, le commandant en chef sur le front nord en 1866. Une mention spéciale doit être enfin réservée aux officiers généraux d’origine étrangère. Le général Schönhals, l’un des proches collaborateurs du maréchal Radetzký en 1848, est un allemand de la Hesse. Le général Beck qui, après 1866, sera le chef de la Chancellerie Militaire de l’Empereur, avant de devenir le chef d’État-Major général de l’armée, est issu d’une famille de Fribourg-en-Brisgau. Quant à l’amiral Dahlerup, il est originaire du Danemark.

6L’armée est également diverse dans ses composantes idéologiques. Il ý a en effet plus que des nuances entre le conservatisme féodal de l’archiduc Albrecht, le conservatisme joséphiste du comte Grünne, le conservatisme libéral de Benedek et le libéralisme progressiste de Kuhn.

  • 5 J. K. MAYR, op. cit., p. 352, 12 janvier 1855, et p. 374,18 octobre 1855.
  • 6 Id., p. 374, 18 octobre 1855 et p. 394,19 avril 1856.
  • 7 Cité in F. HERRE, op. cit., p. 165.

7L’armée apparaît comme l’un des bastions du conservatisme joséphiste. En témoignent notamment les réserves manifestées par plusieurs officiers généraux à l’encontre du Concordat. C’est le cas du comte Carl Grünne, le chef de la Chancellerie Militaire de l’Empereur durant la décennie néo-absolutiste, qui ne se lasse pas de dénoncer les intrigues de l’Église et redoute que la signature du Concordat n’ait pour conséquence d’affaiblir l’autorité de François-Joseph5. Dans les mêmes sentiments, le général Kempen s’ingénie, dans ses fonctions de ministre de la Police et de gouverneur de Vienne, à créer des difficultés à la presse catholique6. Au lendemain de Solferino, le général comte Crenneville, appelé à remplacer bientôt Grünne auprès de François-Joseph, prédit à son souverain des jours sombres s’il persiste à vouloir gouverner « avec l’aide du Concordat »7.

8Sur cette appréciation du Concordat, les conservateurs d’inspiration joséphiste dans l’armée sont en désaccord avec les conservateurs cléricaux à la manière de l’archiduc Albrecht. Mais les uns et les autres se retrouvent solidaires dans un commun attachement à l’unité de l’Empire. Celui-ci va le plus souvent de pair avec une forte sýmpathie pour une organisation centraliste de la Monarchie. Il explique également l’hostilité que les milieux militaires marqueront à l’endroit du dualisme, accusé par eux de briser l’unité de la Monarchie et de préparer son éclatement.

  • 8 Comte Franz Folliot de CRENNEVILLE, Tagebuch, 22 mars 1861, HHStA, FA Crenneville, NL Franz Crennev (...)

9Les deux courants s’accordent encore pour manifester de vives réserves devant l’avènement de l’ère constitutionnelle. « Ce ne sont », observe avec tristesse le comte Creneville, « qu’élections libérales, journalistes, juifs et hommes de 1848 »8. A l’inverse, d’autres officiers accueillent avec faveur la Patente de Février qui offre à leurs ýeux le mérite de faire droit à des revendications libérales sans pour autant porter atteinte à l’unité de l’Empire. Ainsi, dans son ordre du jour du 25 mars 1861, Benedek célèbre les vertus de la Patente :

  • 9 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 212.

« Guidé par le louable souci de donner à ses peuples ce que réclame l’esprit du temps, l’Empereur a accordé ce qui peut l’être... Les droits individuels ne sont limités que pour autant que l’exigent l’unité de l’ensemble, l’unité de la Monarchie »9.

  • 10 A. SCMIDT-BRENTANO, op. cit., p. 450.

10Si elle ne le reproduit pas entièrement, cette opposition recoupe en partie le clivage entre officiers de vieille noblesse et officiers de noblesse récente ou d’extraction bourgeoise. Les rapports entre ces deux groupes ne sont pas exempts de tensions. Celles-ci sont dues avant tout à la surreprésentation de la noblesse dans le corps des officiers qui grandit à mesure que l’on gravit la hiérarchie des grades. En 1848, le corps des généraux comprend 140 généraux appartenant à la vieille noblesse sur un total de 252. Il est vrai que la part de la vieille noblesse tend par la suite à décroître. Elle reste cependant élevée : en 1859, 132 généraux sur un ensemble de 279 et, en 1866, 88 sur 20810. A cela il faut ajouter que la vieille noblesse détient au sein de l’armée un certain nombre de bastions. C’est le cas des régiments de cavalerie où la tradition aristocratique domine, et, plus importants encore par ses conséquences, de l’État-Major. Sans doute la quasi-totalité des officiers généraux d’origine bourgeoise accèdent-ils à la noblesse en vertu des règles qui régissent l’annoblissement dans l’armée comme dans la haute administration. Mais ces anoblissements ne suffisent pas toujours à abolir la distance séparant les deux groupes et le tutoiement en usage au sein du corps des officiers dissimule mal les tensions qui le parcourent.

  • 11 Comte Franz CRENNEVILLE, Tagebuch, 27 décembre 1861, HHStA, FA Crenneville, NL Franz Crenneville, K (...)
  • 12 Id., 1 er juillet 1866.

11Contenues jusqu’en 1866, ces tensions éclatent au grand jour au lendemain de Sadowa quand vient le moment de déterminer les responsables de la défaite. La thèse officielle veut que le désastre soit imputable au général Benedek, le commandant en chef de l’armée du nord. Sans doute celui-ci possédait-il de remarquables qualités d’entraîneur d’hommes dont il avait fait maintes fois la preuve en Italie. Son caractère bourru et simple, son stýle familier, son intrépidité lui avaient d’autre part valu une grande popularité auprès de la troupe. Toutefois il n’était pas le chef voulu pour s’opposer à la guerre scientifique des Prussiens. Il lui manquait le don qui distingue le stratège du meneur d’hommes. Au reste il n’en avait pas la prétention et c’est conscient de ses limites qu’il s’était résigné à accepter le commandement suprême sur le front nord où, de toute évidence, se jouerait le sort de la guerre. Mais la popularité de Benedek s’étendait bien au-delà des casernes. De tous les généraux autrichiens, depuis la mort de Radetzký, il était le plus connu et le plus célébré. S’ajoutant à ses faits d’armes, son origine roturière entrait aussi pour beaucoup dans sa popularité auprès de l’opinion publique. C’était là une raison à elle seule suffisante pour que les milieux aristocratiques le tinssent en défiance et le prissent pour cible. Le comte Crenneville le présente dans son journal comme « un mauvais comédien »11. Au reçu du télégramme par lequel Benedek implore FrançoisJoseph de demander la paix alors que la bataille décisive n’a pas encore été livrée, le même Crenneville s’indigne : « Télégramme odieux de Benedek qui réclame la paix à tout prix. Infamie ! Il ne sait ni vaincre ni succomber dans l’honneur »12.

  • 13 Prince Kraft HOHENLOHE-INGELFINGEN, Aus meinem Leben, 4 vol., Berlin, 1897-1908,I, p. 256.

12Les officiers d’origine bourgeoise ou tout simplement libéraux renversent l’accusation. S’indignant du procès qui est intenté à Benedek et s’achève par sa condamnation, ils ý voient l’œuvre d’une camarilla aristocratique désireuse de masquer les véritables responsabilités. Les vrais coupables seraient en effet à chercher parmi ces généraux aristocrates qui, supportant mal l’autorité de Benedek, auraient agi sans se soucier de ses ordres. Mais Sadowa ne s’expliquerait pas par cette seule insubordination. La cause profonde de la défaite ne serait autre que la légèreté, voire l’incompétence de la plupart des généraux issus de l’aristocratie. L’incapacité de ces généraux est un thème que les libéraux autrichiens ne sont pas seuls à développer. Le prince Kraft Hohenlohe-Ingelfingen qui, dans les années cinquante, exerça les fonctions d’attaché militaire de Prusse à Vienne, ne craint pas d’accuser d’impéritie les généraux autrichiens issus des rangs de la haute noblesse. Révélateurs à cet égard sont ses portraits des généraux Eduard Clam-Gallas et Franz Liechtenstein qui seront investis tous deux de commandements sur le front nord. Hohenlohe-Ingelfingen décrit le général comte Clam-Gallas comme un grand seigneur mondain, friand de chasses et de soupers fins, passionné de chevaux et porté à la prodigalité, qui ne voýait dans la guerre qu’un sport peu différent de ceux qu’il pratiquait par ailleurs avec dilettantisme et par goût du plaisir13. Du prince Franz Liechtenstein, sa seconde cible, il écrit :

  • 14 On observera cependant que le comportement du prince Liechtenstein à la bataille de Sadowa démentir (...)

« lorsque je fis sa connaissance, je fus frappé de ce qu’il évitait soigneusement d’émettre quelque avis sur des points d’histoire ou de stratégie et j’en vins à soupçonner qu’il n’en avait en fait aucun »14.

13Dès la campagne de 1859, plusieurs généraux aristocrates se révèlent inférieurs aux responsabilités qui leur ont été confiées. C’est justement le cas du comte Clam-Gallas qui, à Magenta, s’abandonne à un mouvement de panique quand il subit le choc de l’ennemi. Cet affolement gagne à son tour le commandant en chef, le comte Gýulai, qui constatant le recul de Clam-Gallas, donne l’ordre de la retraite. Le comte Crenneville brosse d’ailleurs de Gýulai un portrait sans complaisance :

  • 15 Cité in E. C. CORTI – H. SOKOL, op. cit., p. 152.

« il trouve tout naturel », écrit-il à sa femme, « prend ses aises, mange de la bonne cuisine... Ce quartier-général fait vomir et l’on voudrait pleurer »15.

  • 16 Après plusieurs revers subis face aux Prussiens, le comte Clam-Gallas sera relevé de son commandeme (...)

Sanction des carences révélées au grand jour par la guerre, 135 généraux seront bien mis à la retraite d’office, une fois la paix revenue. Certains généraux notoirement incompétents échapperont cependant à cette charrette, et parmi eux le comte Clam-Gallas qui pourra de nouveau en 1866 faire la démonstration de son impéritie16.

  • 17 G. E. ROTHENBERG, op. cit., p. 80.
  • 18 Edmund von GLAISE-HORSTENAU, Franz Josephs Weggefährte. Das Leben des Generalstabschefs Graf Beck. (...)

14Dans les années qui suivent immédiatement Sadowa, des mesures sont adoptées en vue de réduire l’influence de la noblesse et de mettre l’armée à l’unisson de l’ère libérale. La plupart de ces réformes sont contemporaines du passage du général Kuhn au ministère de la Guerre de 1868 à 1874. Dès sa prise de fonction, il abolit l’Inhaberrecht qui, en laissant l’avancement des officiers jusqu’au grade de capitaine à la décision du colonel de leur régiment, lui-même souvent un noble, tendait à favoriser la noblesse. Trois ans plus tard, Kuhn s’attaque à l’État-Major, un bastion de l’aristocratie, dont il décide la dissolution en tant que corps17. Il est vrai que cette disparition ne sera que de courte durée. Sur proposition de Beck, le chef de la Chancellerie militaire de l’Empereur, l’État-Major sera reconstitué dès le départ de Kuhn18. Plus, après que Beck aura été nommé à sa tête en 1881, la part qui lui reviendra dans la définition de la politique militaire de la Monarchie dépassera celle de son devancier, avant 1866.

15Ces mesures visent à accroître l’influence de la bourgeoisie au sein de l’armée. Inscrites dans la loi militaire du 5 décembre 1868, la création d’un volontariat d’un an et la formation d’un corps d’officiers de réserve vont dans le même sens. Dans l’esprit des auteurs de la réforme, le volontariat serait réservé en priorité aux fils de la bourgeoisie. Il est en effet prévu que les frais du service incomberaient aux volontaires. L’obligation d’être diplômé d’un Obergymnasium ou d’une Oberrealschule pour postuler le volontariat accentue encore le caractère sélectif du sýstème. De même la nécessité de justifier d’un certain niveau de ressources pour devenir officier de réserve atteste l’intention des autorités de réserver ce corps en premier lieu à la bourgeoisie.

  • 19 A. SCHMIDT-BRENTANO, op. cit., p. 451.
  • 20 J. C. ALLMAYER-BECK, Die Wehrmacht.

16L’armée que Kuhn s’emploie à construire est donc une armée libérale en accord avec l’ère nouvelle instaurée après Sadowa. Comme le régime censitaire tend à assurer à la bourgeoisie le pouvoir dans l’État, les réformes de Kuhn visent à asseoir sa prédominance dans l’armée. A s’en tenir aux chiffres, cet objectif est atteint. Les statistiques montrent que, au fil des ans, le pourcentage des aristocrates parmi les généraux de l’armée impériale et roýale va en diminuant. En 1870, les généraux issus des rangs de la vieille noblesse sont au nombre de 66 sur un total de 165, en 1880 de 72 sur 22119. Parmi les officiers d’État-Major, la même tendance peut être observée. En 1896, la part des officiers d’origine bourgeoise est déjà de 64 %. En 1918, elle s’élèvera à près de 88 %20.

17Si le but que Kuhn s’est fixé est atteint sur le plan numérique, il est en revanche moins certain que cet apport d’officiers bourgeois ait pour conséquence d’altérer profondément l’esprit de l’armée. Force est en effet de constater la permanence au-delà de 1866 des traits conservateurs de l’armée. C’est que, indépendamment de la diversité de leurs origines, les officiers autrichiens sont liés par une commune adhésion à un ensemble de valeurs qui transcende cette hétérogénéité et assure à l’armée impériale et roýale son unité.

II. L’armée et la lutte contre la révolution

18Pour comprendre la permanence de ces traits conservateurs, il convient de se rappeler que la lutte contre la Révolution a marqué l’armée autrichienne d’une empreinte à la fois profonde et durable.

19C’est en particulier sous cet angle que l’armée tend à considérer les rapports entre les puissances européennes. En témoigne sa position durant la crise orientale de 1854/55, la première grande épreuve à laquelle la Monarchie doit faire face depuis la Révolution. L’hostilité à la politique du comte Buol est le sentiment qui prévaut alors dans l’armée. L’ambassadeur russe à Vienne, le baron Meýendorff se plait à le relever dans ses dépêches au comte Nesselrode :

  • 21 Otto HOETZSCH, Peter von Meyendorff. Ein russischer Diplomat an den Höfen von Berlin und Wien. Poli (...)

« l’armée », fait-il savoir à Saint-Pétersbourg, « la haute société et tout ce que ce paýs compte d’hommes à sentiments honorables sont partisans de la Russie et humiliés du rôle que l’Autriche prend ainsi volontairement »21.

  • 22 J. K. MAYR, op. cit., p. 314 (3 janvier 1854), p. 315 (9 janvier 1854), p. 325-326 (16 avril 1854), (...)

Cette opposition à la diplomatie de Buol est confirmée par le Journal de Kempen. Celui-ci abonde en déclarations d’officiers généraux qui confient à Kempen leur désaccord avec la politique suivie à l’égard de la Russie et le rapprochement avec les puissances occidentales22.

20Cette position tient d’abord aux liens de camaraderie que la campagne de Hongrie de 1849 a tissés entre les deux armées. Ceux-ci conduisent les officiers autrichiens à tenir pour un manquement à l’honneur l’abandon de l’allié dont l’aide avait permis à la Monarchie de venir à bout de l’insurrection de Kossuth. Cette confidence du maréchal Hess à Gortchakow illustre bien ce sentiment :

  • 23 Cité in A. N. PETROW, Der russische Donaufeldzug im Jahre 1853/54, Berlin, 1891, p. 293.

« je suis âgé de 67 ans et me tiens devant le jugement de Dieu et de ma conscience. Vous pouvez donc croire que la vanité humaine ne m’habite pas. Si nous devions en venir à une rupture, je considèrerais les plus brillantes victoires que la fortune des armes nous réserverait éventuellement comme le plus grand malheur pour mon paýs »23.

L’orientation antirusse de la politique de Buol heurte l’armée d’autant plus qu’elle tend à interpréter comme un nouvel épisode du conflit entre le conservatisme et la Révolution la guerre qui éclate en 1854 entre la Russie et les puissances occidentales alliées de l’Empire ottoman. Or, dans cet affrontement, c’est naturellement à la Russie qu’elle identifie la cause conservatrice. La crainte que le rapprochement avec l’Angleterre et la France n’ait à terme des conséquences sur l’organisation interne de la Monarchie renforce l’armée dans son hostilité. Le rétablissement d’un régime constitutionnel lui semble inscrit dans la logique d’une entente avec les deux capitales du libéralisme européen. A cet égard, le Journal de Kempen offre encore de précieux témoignages. Ainsi le général Schlick confiant au ministre de la Police :

  • 24 J. K. MAYR, op. cit., p. 331, 23 mai 1854.

« si les choses continuent de la sorte, dans deux ans nous serons de nouveau une monarchie constitutionnelle »24.

  • 25 Heribert SCHONBICHLER, Radetzkys Stellungsnahme zu den politischen Vorgängen 1847-56, Diss. dact., (...)
  • 26 Ingeborg BONA, Feldmarschall Heinrich Freiherr von Hess, Diss. dact., Vienne, 1944, p. 117.

21Ces sentiments n’impliquent cependant pas un alignement sur les objectifs de la politique russe. Même les plus chaleureux dans leur sýmpathie pour la Russie n’envisagent pas que la Monarchie entre dans la guerre au côté de l’Empire des Romanov. Il est d’ailleurs déjà dans l’armée un parti nombreux pour regretter que l’Autriche ait renoncé depuis la fin du XVIIIe siècle à sa mission dans les Balkans et déplorer que, par suite, la Russie n’ait cessé d’ý marquer des points. Les maréchaux Radetzký25 et Hess (26) sont les chefs de file de ce courant. Rompant avec la tradition metternichienne, ils souhaitent que l’Autriche reprenne sa marche en avant dans les Balkans. Mais, s’ils n’ignorent pas que les intérêts de l’Autriche et de la Russie dans la région ne se confondent pas et même peuvent être parfois contradictoires, ils ne se rangent pas pour autant dans le camp de ceux qui tiennent un conflit entre les deux puissances pour inéluctable. Sans l’écarter de leurs hýpothèses de travail, ils croient au contraire nécessaire que cette politique de présence active dans le sud-est de l’Europe soit menée en concertation avec la Russie et que, à cette fin, les termes d’une entente soient recherchés. Dans le cas de la guerre de Crimée, une attitude de neutralité entre les belligérants leur paraît la solution la plus conforme à cet objectif. Renforcée par un accord avec la Prusse et les États de la Confédération germanique, cette neutralité permettrait à l’Autriche, sans rompre avec la Russie, d’exercer une pression efficace sur les gouvernements en guerre. Il peut sembler un moment que cette thèse l’emporte. Le maréchal Hess est justement l’artisan du traité d’alliance conclu avec la Prusse le 20 avril 1854 sur lequel cette politique prend appui. François-Joseph ne persiste cependant pas longtemps dans cette voie. Quelques mois plus tard, l’Autriche se lie à la France et à l’Angleterre et s’engage à entrer en guerre à leur côtés si le gouvernement de Saint-Pétersbourg n’accepte pas leurs conditions. Devant le tour d’agressivité pris par la politique autrichienne à l’égard de la Russie, Radetzký peut se lamenter :

  • 27 Cité in H. SCHÖNBICHLER, op. cit., p. 105.

« nous voici alliés à la Révolution et aux puissances occidentales qui nous entraînent dans un labýrinthe »27.

22Cette première crise orientale du règne laisse deviner à quel sýstème d’alliances vont les préférences des milieux militaires. Formés dans le souvenir des guerres contre la France napoléonienne et dans l’idéologie de la Sainte-Alliance, profondément marqués par la commotion de 1848, ils restent, comme la plupart des conservateurs, longtemps attachés à l’entente des trois grandes monarchies de l’Europe du nord dont l’accord leur paraît seul en mesure d’endiguer la poussée des forces révolutionnaires. Il s’agirait donc d’en revenir à la politique de Metternich telle que les rencontres de Münchengraetz et de Teplitz l’avaient consacrée. Ce vœu reste cependant avant tout l’expression d’une nostalgie puisque, dissociée en 1848, cette triade idéale ne parvient plus par la suite à se reconstituer.

  • 28 cité in I. BONA, op. cit., p. 133-134.

23C’est que cette union ne répond pas à l’esprit d’une époque de plus en plus placée sous le signe de la volonté de puissance. L’évolution de la Prusse fournit à l’armée autrichienne matière à une nouvelle déception. Dans la tradition du Vormärz, les milieux militaires continuaient de voir dans la solidarité austro-prusienne le fondement de l’organisation de l’Allemagne. Aussi, lorsque, dans les semaines précédant Olmütz, les relations entre les deux puissances se dégradent, l’armée autrichienne ne montre-t-elle aucun enthousiasme à la perspective d’un conflit avec l’allié d’hier. Tout au long de la décennie néo-absolutiste, elle reste convaincue de la nécessité d’une entente étroite avec la Prusse. Il n’est donc pas surprenant que, révélateur des ambitions prusiennes en Allemagne, la guerre de 1859 produise l’effet d’un choc sur l’armée autrichienne. Hess donne alors libre cours à son amertume. Il va jusqu’à prédire la disparition de la Prusse si elle devait persister à prêter la main à l’entreprise visant à la destruction de l’Autriche. L’Europe centrale une fois transformée en un vide politique, ajoute-t-il, il n’ý aurait place sur le continent que pour deux grandes puissances : la France et la Russie28. La guerre des Duchés peut certes donner le change un moment et gagner les officiers autrichiens à l’illusion que le temps de l’entente politique avec la Prusse est revenu. La guerre de 1866 leur montre bientôt la vanité de cet espoir.

  • 29 Josef Jakob HOLZER, Erzherzog Albrecht 1867-1895. Politisch-militärische Konzeptionen und Tätigkeit (...)
  • 30 Id., p. 39-40.

24Quand les hostilités s’ouvrent, les sentiments des officiers autrichiens sont mélangés. Nul doute qu’ils ne ressentent douloureusement la rupture avec l’allié d’hier. Mais cette tristesse s’accompagne d’une flambée de colère contre la Prusse bismarckienne. Accusée de duplicité et de perfidie, celle-ci est perçue comme l’auxiliaire de la Révolution. Cette inversion de l’image de la Prusse contribue à forger la détermination de l’armée qui identifie cette guerre à celles qu’elle a précédemment livrées sous la bannière du droit et de la légitimité. Cette réaction ne s’éteint pas avec le retour à la paix. Le dénouement du conflit tend même à la transformer en un phénomène durable. La persistance de ce courant d’hostilité envers la Prusse explique comment, dans les années suivantes, certains officiers généraux, à commencer par les deux plus hauts dignitaires de l’armée, le ministre de la Guerre, le général Kuhn, et l’Inspecteur général de l’armée, l’archiduc Albrecht, rêvent d’une guerre de revanche. Elle explique encore que, même après que le processus de rapprochement avec l’Empire allemand est amorcé, certains milieux militaires gardent un sentiment de défiance à l’endroit de l’Allemagne à direction prusienne. C’est notamment le cas de l’archiduc Albrecht qui invite Andrássý à la prudence vis-à-vis de Bismarck29 et, longtemps encore, retient l’éventualité d’un conflit avec l’Allemagne30. Quand l’alliance avec l’Allemagne aura été scellée, il s’ý pliera sans doute, mais sans jamais se libérer de la défiance, que, séquelle de Sadowa, il éprouve à son égard.

  • 31 G. E. ROTHENBERG, op. cit., p. 94.
  • 32 Ibid. 3 3. E.v. GLAISE-HORSTENAU, op. cit., p. 200.

25Vis-à-vis de la Russie, les sentiments des milieux militaires sont ambivalents. Il leur faut enregistrer comme une donnée nouvelle la transformation que la crise orientale de 1854/55 a entraînée dans les rapports entre l’Autriche et la Russie. Il ne leur échappe pas que la Russie nourrit dans les Balkans des desseins qui heurtent de front les intérêts autrichiens. Ils savent qu’elle est travaillée par la tentation du panslavisme et que celui-ci représente pour la Monarchie un danger mortel. Autant de raisons qui leur commandent d’intégrer l’hýpothèse d’une guerre dans leurs calculs. On voit même le général Kuhn en venir à la prôner. Et pourtant, nombreux sont encore les officiers qui continuent de voir dans la Russie la grande puissance conservatrice avec laquelle il répond à l’intérêt de la Monarchie d’entretenir des relations d’entente. La crise orientale de 1875/78 met à nu cette ambivalence. D’un côté, le chef de l’État-Major général, le général John, élabore en 1874 un plan d’attaque contre la Russie31 que, deux ans plus tard, son successeur, le général Schönfeld, reprend à son compte32. Mais, dans le même temps, les principaux chefs de l’armée se déclarent hostiles à cette guerre avec la Russie. C’est, soulignent-ils, en concertation avec elle que la Monarchie doit étendre son influence dans les Balkans. L’archiduc Albrecht et le général Beck interviennent en ce sens auprès de François-Joseph. Ainsi, au cours de son entretien avec lui, le 14 février 1878, Beck multiplie les objections à un conflit armé avec la Russie : les conditions dans lesquelles les hostilités s’engageraient seraient pires qu’en 1859 et en 1879 ; en cas de victoire, la Monarchie serait empêchée d’en recueillir les fruits, éventualité d’ailleurs fort problématique, car il lui faudrait combattre sur plusieurs fronts ; en effet l’Italie ne laisserait pas échapper cette occasion d’achever au détriment de l’Autriche son unification nationale et la Russie trouverait des alliés chez les peuples slaves jusqu’au sein de la Monarchie ; l’armée, conclut Beck, serait hors d’état de soutenir une guerre d’une telle ampleur et sa défaite risquerait d’ouvrir pour la Monarchie une ère d’instabilité lourde des plus graves périls (33).

  • 33 J. J. HOLZER, op. cit., p. 69-71.
  • 34 E.v. GLAISE-HORSTENAU, op. cit., p. 186.

26Les milieux militaires ne manifestent pas la même retenue à l’endroit de l’Italie. Marqués par leurs luttes contre le Risorgimento, ils continuent à voir en elle, au-delà de 1866, l’un des foýers de la Révolution européenne. L’archiduc Albrecht lui conteste encore en 1877 la capacité de trouver son équilibre puisque sa création est le fruit de principes révolutionnaires33. Les chefs de l’armée soupçonnent d’autre part les dirigeants italiens de n’avoir pas renoncé à leurs visées sur les territoires de langue italienne sous la souveraineté de l’Autriche. Ces deux raisons se conjuguent pour désigner l’Italie à leur hostilité. Persuadés qu’elle constitue une grave menace sur le flanc méridional de la Monarchie, l’archiduc Albrecht et le général Beck pressent François-Joseph en 1876 et en 1878 de déclencher une guerre préventive afin de la réduire pour longtemps à l’impuissance34. En pleine crise balkanique, alors que leur conservatisme répugne à un conflit armé avec la Russie, c’est à une guerre contre l’Italie que les chefs militaires invitent leur souverain.

27Tout aussi importante pour la formation de l’idéologie dominante dans l’armée est sa participation à la lutte contre la Révolution sur le front intérieur. Pourtant, quand la Révolution de 1848 éclate, les milieux militaires ne réagissent pas de manière unanime. Élevés dans la tradition contre-révolutionnaire, de nombreux officiers éprouvent d’emblée un sentiment de répulsion. Interprétée par eux comme le mal absolu, la Révolution leur apparaît sýnonýme de destruction de tout ordre social. Les révélations que Kempen couche dans son journal sont révélatrices de cet état d’esprit. Dès le 19 mars 1848, il note :

  • 35 J. K. MAYR, op. cit., p. 87, 19 mars 1848.

« pour moi, je vois menacé tout ce qui est le plus sacré, l’autel, le trône, la propriété et, devant la corruption du genre humain, je n’attends d’aide et de protection que de Dieu »35.

Dans les mêmes dispositions d’esprit, le prince Windischgraetz manifeste aussitôt à l’égard de la Révolution une aversion sans nuances et, dès le soir du 13 mars, se prépare au jour de la contre-offensive.

  • 36 Baron A.v. MOLLINARY, op. cit., I., p. 111.

28Cette réaction n’est cependant pas générale. Il est aussi des officiers à accueillir avec sýmpathie les événements de mars 1848. Dans ses Mémoires, Mollinarý rappelle comment, parmi les jeunes officiers d’État-Major, déçus par l’immobilisme du régime du Vormärz, l’aspiration à une ère nouvelle placée sous le signe d’institutions libérales était largement répandue36. Cette espérance est également partagée par des officiers plus haut placés dans la hiérarchie des grades. C’est le cas du maréchal Radetzký qui, à la tête de l’armée d’Italie exerce alors le commandement le plus élevé au sein de l’armée impériale. Radetzký porte sur le régime du Vormärz le même jugement sévère que ses jeunes camarades. Pour lui, la Révolution est avant tout imputable à la carence des gouvernants de ces années :

  • 37 Cité in H. SCHÖNBICHLER, op. cit., p. 59.

« ces sophistes », confie-t-il à son fils, « sont responsables de la Révolution. Ils ont détaché et éloigné les gouvernés du gouvernement »37.

Pourquoi l’armée aurait-elle d’ailleurs la nostalgie d’un régime qui n’avait pas tenu compte de ses mises en garde ? Sous ces propos perce le reproche de Radetzký aux responsables civils, notamment à Metternich, de n’avoir pas prêté attention aux rapports de plus en plus alarmants qu’il leur adressait sur l’état de l’Italie. Ce serait donc une erreur, assure Radetzký au ministre de la Guerre, le général Latour, que de croire l’armée solidaire du régime défunt :

  • 38 Cité in G. KÖVESS, op. cit., Beilagen, p. 41-43.

« Si on veut l’appeler un despotisme, ce sýstème était un despotisme civil » lui précise-t-il38. Aussi l’armée a-t-elle accueilli sans défaveur le changement de régime et la liberté nouvelle n’a-t-elle pas en elle une ennemie, ce qui autorise Radetzký à déclarer à Latour :

  • 39 Cité in H. SCHÖNBICHLER, op. cit., p. 59.

29« placé à la tête d’une grande partie de l’armée, je me porte garant de sa fidélité et de son attachement à la liberté institutionnelle accordée par Sa Majesté »39.

30Mais ces propos marquent aussi les limites de l’adhésion de cette fraction de l’armée. Le nouveau cours politique ne peut bénéficier de l’appui de ces officiers que pour autant qu’il a la caution de l’Empereur. Vienne celui-ci à s’en désolidariser et leur soutien cessera. Pour beaucoup, la rupture est consommée quand Ferdinand Ier et la Cour se réfugient à Innsbruck. Pour les derniers, les journées d’octobre marquent la fin des illusions. Les menaces de plus en plus graves pesant sur l’unité de l’Empire et le chaos dans lequel la Monarchie s’enfonce achève de rallier l’armée à la Contre-Révolution.

31Très vite il apparaît en effet que la Révolution met en péril l’existence même de la Monarchie comme puissance européenne. La Lombardie et la Vénétie sont un moment abandonnées au mouvement national italien ; en Hongrie, les modérés attachés à l’entente avec les Habsbourg sont rapidement débordés par les extrémistes qui, sous l’impulsion de Kossuth, tendent à la sécession ; en Bohême, contre le courant austro-slaviste défendu par Palacký, le Congrès slave révèle des forces séparatistes ; enfin le projet de constitution adopté par le Parlement de Francfort porte atteinte à l’intégrité de l’Empire.

  • 40 Ibid.

32L’anarchie dont la Révolution offre toujours davantage le visage offusque le sens de l’ordre des officiers de l’armée impériale. Celui-ci explique la répulsion quasi phýsique qu’ils ne tardent pas à éprouver pour le désordre où la Monarchie s’enfonce peu à peu. L’armée est indignée par la paralýsie croissante des gouvernements successifs dont l’autorité est contestée par les divers comités d’inspiration démocratique de la capitale. La ligne politique de ces comités ne peut manquer de scandaliser l’armée puisque, ne se contentant de bafouer l’autorité de l’Empereur, ils inscrivent ouvertement leur action dans la perspective d’une dissolution de l’Empire. Ces groupes qui, depuis les journées de mai, ont progressivement substitué leur pouvoir à celui du gouvernement légal, ne s’appuient pas sur une large assise populaire et, à mesure de leur radicalisation, leur base se réduit encore. Déclenchée au nom de la liberté, la Révolution menace de faire le lit d’un nouveau despotisme. Devant cette évolution, Radetzký peut conclure sa lettre à Latour, en constatant : « Ce n’est pas ainsi qu’elle (l’armée) avait compris la liberté »40.

33Pour ceux des officiers qui n’avaient jamais cru dans la Révolution, le cours des événements ne fait que les confirmer dans leurs sentiments. Pour ceux qui, en revanche, avaient espéré l’avènement d’une ère nouvelle sans que l’autorité de l’Empereur ni l’unité de la Monarchie en fussent compromises, l’incapacité de la Révolution à promouvoir la liberté dans l’ordre porte condamnation contre elle. Le témoignage de Mollinarý rend compte de cette désillusion. Évoquant cette période, il note dans ses Mémoires :

  • 41 Baron A.v. MOLLINARY, op. cit., I., p. 111.

« nous étions encore de bien trop candides idéalistes ; nous n’avions du cours de l’histoire des peuples que de faibles notions, purement théoriques ; nous ne tenions pas suffisamment compte des passions humaines. Aussi le déroulement des événements nous a-t-il causé les déceptions les plus cuisantes »41.

  • 42 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 57.

34L’armée se retrouve donc unie dans le courant de l’été 48 dans une commune opposition à la Révolution, hostilité si violente que beaucoup rêvent d’en découdre avec elle. Ainsi la répulsion que la Révolution lui inspire conduit Benedek à vouloir « décimer ces stupides viennois » et livrer Vienne au pillage42. Or c’est justement sur cette unanimité de l’armée que l’entreprise de redressement du pouvoir monarchique va pouvoir reposer. L’armée sert d’instrument à la contre-offensive qui s’organise à partir d’octobre 1848. Après avoir déjà rétabli en juin l’ordre à Prague, Windischgraetz s’empare de Vienne à la fin d’octobre et ý écrase la révolution démocratique. Sur son conseil, le prince Félix Schwarzenberg, lui-même officier-général, est alors appelé à former le nouveau gouvernement. Son arrivée au pouvoir qui consacre le changement de cap tant attendu est accueillie avec une vive satisfaction dans l’armée. A l’annonce de la nomination du Prince, Radetzký lui écrit :

  • 43 Lettre du maréchal Radetzký au prince Félix Schwarzenberg, 31 octobre 1848, HHStA, NL Felix Schwarz (...)

« les blessures de notre chère patrie sont profondes et seuls des hommes de caractère et énergiques sont en mesure de les guérir »43.

  • 44 Cité in H. SCHÖNBICHLER, op. cit., p. 62.

Désormais l’armée est engagée tout entière dans le camp de la Contre-Révolution. Son aversion ne se limite pas aux meneurs de la Vienne démocratique ou à Kossuth et à ses partisans, elle s’étend également aux parlementaires qui, repliés à Kremsier, délibèrent en vue de donner à la Monarchie une constitution. Cette assemblée lui paraît constituer une menace aussi grave pour l’autorité de l’Empereur. D’où sa satisfaction quand le Reichstag est dissout le 7 mars 1849, ce dont rendent compte les félicitations de Radetzký au prince Schwarzenberg pour « cette mesure capitale qui assure la permanence de la Monarchie »44.

35Avec la dissolution du Reichstag, les tâches de l’armée ne prennent pas fin. Il lui faut encore se battre pendant plusieurs mois en Hongrie, faire face à une nouvelle tentative du Piémont-Sardaigne de chasser l’Autriche d’Italie, reconquérir Venise. Mais, quand la Révolution sous ces diverses formes est enfin vaincue, le sentiment dominant dans l’armée est d’être restée fidèle à l’Empereur, au milieu des épreuves, et d’avoir sauvé la Monarchie. S’adressant à ses soldats, Radetzký leur lance :

  • 45 Cité in G. KÖVESS, op. cit., p. 15.

36« alors que tout vacillait autour de l’auguste trône, vous n’avez pas vacillé. Comme les vagues de la mer déchaînée par la tempête se brisent contre les rochers, la trahison, le parjure, la rebellion se sont brisés contre vos nobles poitrines »45.

37Pour l’armée, ces années sont décisives. Au-delà d’impressions d’un moment, son engagement sur le front intérieur la conduit à se découvrir une fonction politique. Gardienne de l’ordre monarchique, il lui revient d’être l’ultime rempart de l’Empire contre les agressions de la Révolution. L’opinion est alors largement répandue dans les milieux militaires que la Révolution n’est que provisoirement vaincue et qu’une nouvelle crise menace d’éclater dans un proche avenir :

  • 46 Comte Karl BIGOT DE SAINT-QUENTIN, Unserer Armee, Vienne, 1850, p. 4-5.

« la flamme a été étouffée », observe le général comte Bigot de Saint-Quentin, « mais n’est pas éteinte. L’ennemi gît au sol baillonné, mais il respire encore et les graves événements que nous avons vécus au cours de ces deux dernières années nous avertissent que nous sommes peut-être sur le point d’en vivre de plus graves encore »46.

Les prochaines décennies seront marquées par une lutte sans merci contre l’hýdre toujours renaissante de la démocratie. Une fois encore, l’armée sera en première ligne, car, dans cet affrontement toujours renouvelé, la Monarchie ne peut vraiment compter que sur ses soldats.

  • 47 Cité in H. ELMER, op. cit., p. 15.

38Le traumatisme provoqué par la Révolution explique comment, bien après 1848, les responsables militaires continuent de ranger la défense de l’ordre monarchique parmi les tâches prioritaires de l’armée. Cette conviction habite évidemment les chefs militaires du néo-absolutisme. Le baron Hugo Weckbecker, l’un des aides de camp de François Joseph, est leur interprète quand il affirme : « nos baïonnettes sont le plus ferme appui du trône »47. Dans une large mesure un état militaire, l’état néo-absolutiste offre un cadre privilégié à l’exercice de cette mission. Mais sa chute ne conduit pas les chefs militaires à modifier leur analýse. A certains égards, l’avènement d’un régime constitutionnel les renforce même dans leur certitude qu’il entre dans la mission de l’armée de servir de rempart à la Monarchie. Jusqu’à son dernier souffle, l’archiduc Albrecht soutient cette thèse. Après lui, l’archiduc François-Ferdinand la défendra avec une égale vigueur :

  • 48 Cité in Hellmut ANDICS, Das österreichische Jahrhundert. Die Donaumonarchie 1804-1900, Vienne, 1978 (...)

« l’armée », rappellera-t-il en 1896, « n’est pas seulement appelée à défendre la Patrie contre un ennemi extérieur. Son premier devoir est de protéger et de maintenir le trône et de combattre tout ennemi extérieur »48.

39Mais, en insistant sur cette mission, l’armée révèle du même coup la perception qu’elle a de la fragilité de l’ensemble habsbourgeois. Pour avoir sauvé naguère l’Empire dans des conditions quasi désespérées, elle n’en est que plus sensible à la précarité du redressement du pouvoir monarchique et à la permanence des forces qui travaillent à la destruction de l’Autriche :

  • 49 J. K. MAYR, op. cit., p. 490-491,25 novembre 1858.

« aussi longtemps que l’armée demeurera dans son état actuel, il n’ý a rien à redouter. Il suffirait toutefois d’un ébranlement dû à une origine extérieure pour rendre la situation alarmante »49.

  • 50 Cité in H.R.v. SRBIK, « Erzherzog Albrecht, Benedek und der altösterreichische Soldatengeist », A u (...)

La même constatation s’impose quand, évoquant le cas où l’armée serait contaminée par le virus démocratique, l’archiduc Albrecht prévoit le pire : « les jours de la Monarchie seraient comptés » écrit-il au comte Crenneville. « Nous ne résisterons pas à un second 1848 »50. Au total cette conscience aiguë de la fragilité de l’Empire ne laisse pas de donner une tonalité presque tragique à la certitude qu’a l’armée de constituer le dernier ciment de la Monarchie.

III. L’arméé autrichienne : une armée de l’empereur

40Ce rôle de gardienne de l’ordre monarchique établit entre l’armée et le souverain des relations privilégiées. Celles-ci sont déjà évidentes avant 1866. Mais, après l’avènement du dualisme, ce lien personnel se trouve en quelque sorte renforcé. Le Compromis établit en effet que l’armée impériale et roýale est soumise à l’autorité directe de l’Empereur-Roi. Et surtout, en dépit de la constitution d’une Landwehr en Autriche et de la création d’un embrýon d’armée hongroise avec le Honvèd, elle peut avoir le sentiment d’être la dernière institution dans laquelle s’incarne l’unité de la Monarchie.

  • 51 Id., p. 126.
  • 52 Lettre du général Ludwig Benedek au comte Franz Crenneville, Verone, 18 janvier 1861, HHStA, FA Cre (...)

41L’armée autrichienne se veut donc d’abord l’armée de l’Empereur. Point central de l’idéologie militaire, cette idée-force appartient au patrimoine commun à l’ensemble du corps des officiers. L’archiduc Albrecht pose en principe intangible que l’armée doit être « l’instrument aveugle de son chef suprême », c’est-à-dire de l’Empereur51. Plus simplement, mais avec une égale profondeur de sentiments, Benedek s’affirme le soldat de l’Empereur52. De fait, c’est bien d’un culte monarchique qu’il faut parler. Témoin cet aveu de Benedek, certainement l’officier le moins sujet à la sensiblerie :

  • 53 Lettre du général Ludwig Benedek au comte Franz Crenneville, Ofen, 30 octobre 1860, fol. 9-12.

« pour mon malheur, l’Empereur exerce sur moi un tel magnétisme que, face à lui, ..., je suis complètement désarmé »53.

  • 54 Lettre du comte Johann Coronini au comte Franz Crenneville, St. Peter, 27 décembre 1877, HHStA, FA (...)

C’est encore le vieux général Coronini confiant à Crenneville, alors qu’il sent l’approche de la mort : « Je souhaiterais pouvoir encore voir de mes ýeux mon Empereur »54.

  • 55 Comte K. BIGOT DE SAINT-QUENTIN, Die drei Grundlagen des österreichischen militarischen Geistes, HH (...)
  • 56 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 209-210.
  • 57 Comte K. BIGOT DE SAINT-QUENTIN, Die drei Grundlagen.
  • 58 O. REGELE, op. cit., p. 209-210.

42Ces sentiments mettent en évidence la force des composantes féodales dans l’éthique commune aux officiers autrichiens, et ce quelles que soient leurs origines. L’aristocrate Bigot de Saint-Quentin et le roturier Benedek ont de l’esprit militaire une conception identique. Pour l’un comme pour l’autre, celui-ci fait appel à des vertus morales qui plongent leurs racines dans l’éthique féodale : l’honneur, la fidélité, l’obéissance, le sens du devoir. « L’esprit militaire », explique Bigot de Saint-Quentin, « ... est compris par notre corps comme le sens de la discipline, de la fidélité, du devoir, de l’intégrité »55. Benedek ne tient pas un autre discours. Posant pour règle que « l’uniforme porté par un soldat de l’Empereur ne souffre aucune tache », il exige de ses officiers les mêmes qualités morales : honneur, loýauté, esprit d’obéissance et de discipline, dévouement absolu à l’Empereur56. La logique de cette conception de l’esprit militaire veut que l’armée tire sa cohésion et sa force du respect de ces valeurs, avec le corollaire qu’elle ne saurait s’en écarter sans courir le risque de perdre son âme. Cette éthique culmine enfin dans le culte du règlement militaire qui codifie ces valeurs en normes de conduite et d’action. Bigot de Saint-Quentin ne se lasse pas de célébrer dans le règlement « l’évangile » du soldat57. Quant à Benedek, il invite les officiers auxquels pèsent les prescriptions de ce code de l’honneur à quitter l’armée58.

43Cette conception de l’esprit militaire n’est certainement pas sans grandeur. Reflet d’une morale aristocratique, elle exige avant tout de l’officier qu’il soit un « homme d’honneur ». C’est, souligne Bigot de Saint-Quentin, cette conscience de vivre et de mourir en homme d’honneur qui l’aide à supporter les servitudes de la condition militaire. Si cette idéologie forme un corps d’officiers de haute valeur morale, il n’est cependant pas difficile d’en voir les points faibles. En majorant l’importance du détail au détriment de l’essentiel, une application pointilleuse du règlement peut aboutir à sacrifier l’esprit à la lettre. L’esprit militaire risque alors de se dégrader en un formalisme stérilisant. Un certain immobilisme est l’autre danger qui guette l’armée autrichienne, la priorité reconnue aux vertus morales s’accompagnant d’une vive méfiance à l’égard du changement sous ses diverses formes.

  • 59 Cité in M. SZAPARY, op. cit., p. 63.
  • 60 Wilhelm GRÜNDORF von ZEBEGENY, Memoiren eines österreichisschen General-stäblers 1832-1866, Stuttga (...)

44En même temps qu’elle la tourne vers le culte de la tradition, cette idéologie ne prépare pas l’armée autrichienne à adopter une attitude positive vis-à-vis de la culture et de la science, ressenties toutes deux de manière sourde comme des forces hostiles. Au sommet de l’État, François Joseph montre d’ailleurs l’exemple. Ne pose-t-il pas en postulat : « la qualité de l’armée repose moins sur des officiers cultivés que fidèles et chevaleresques »59 ? Cette défiance ne laisse pas d’avoir des conséquences graves puisque la culture militaire elle-même n’est pas épargnée. On en trouve un premier témoignage dans le peu d’écho rencontré jusqu’en 1866 au sein de l’armée par les revues militaires comme l’Österreichische militärische Zeitschrift. De même les études stratégiques ne suscitent qu’un intérêt limité. C’est encore la méfiance qui domine devant le progrès technique. L’opposition longtemps manifestée par une large fraction de l’armée au fusil à aiguille en offre sans doute l’exemple le plus significatif. Là encore la réaction de François-Joseph est týpique. Au commandant Gründorf qui lui vante les mérites du nouveau fusil pour avoir pu en vérifier l’efficacité dans la guerre des Duchés, il répond : « La force de mon armée est fondée sur l’attaque à la baïonnette »60. Même s’il peut paraître caricatural, ce propos traduit un profond malaise devant un nouveau týpe de guerre où la technique risque de prendre le dessus sur les vertus morales du soldat. Il illustre encore le fossé qui sépare en 1866 l’armée autrichienne de l’armée prusienne. D’un côté, un certain goût pour l’attitude, le stýle, le panache, de l’autre, la guerre rationnelle, conduite avec méthode et s’incorporant les progrès de la science. Cette différence fondamentale se retrouve dans les personnalités des deux commandants en chef. Quand bien même d’autres raisons peuvent encore l’expliquer, la désignation de Benedek à la tête de l’armée du nord est conforme à la logique du sýstème de pensée de l’armée autrichienne. Le chef doit être un meneur d’hommes capable d’entraîner par son exemple les cadres et la troupe. Face à Moltke le duel est inégal. Comme le moral de l’armée ne peut rien contre la puissance du feu prussienne, la vaillance de Benedek, opposée au génie stratégique de Moltke, révèle très vite ses limites.

45Sans doute, après 1866, sous le coup de la défaite, même les plus conservateurs en viennent-ils à admettre la nécessité de réformes. Le modèle prussien leur enseigne que, pour être à la hauteur de sa mission, l’officier doit aussi se transformer en un professionnel de la guerre. De fait le changement ne tarde pas à devenir réalité. Les militaires autrichiens se libèrent peu à peu du complexe qu’ils nourrissaient à l’égard du progrès technique. Premier signe de cette évolution des mentalités, le fusil à aiguille est enfin adopté. Une place plus large est faite à la culture militaire. Les études stratégiques sont développées. Traduction de cet essor, l’État-Major général est réorganisé en 1874 sur le modèle prussien et le général Beck en fera bientôt le cerveau de l’armée impériale et roýale. Cependant ce n’est pas de mutation qu’il faut parler, mais plutôt de compromis que, par nécessité, l’armée se résout à passer avec la société industrielle et technicienne. En effet le désastre de 1866 ne la conduit pas à remettre en cause l’image qu’elle se fait d’elle-même. Aujourd’hui comme hier, elle se sait et se veut une armée dýnastique. Dès lors comment s’étonner qu’elle continue à privilégier les vertus morales et reste fidèle à son code de l’honneur ?

  • 61 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 210.
  • 62 Comte K. BIGOT DE SAINT-QUENTIN, Unserer Armee, p. VIL

46La conception que l’armée a de son rôle retentit sur le rapport qu’elle entretient avec le régime constitutionnel. Se considérant exclusivement comme les soldats de l’Empereur, les officiers se refusent, dans leur écrasante majorité, à prêter serment à quelque constitution que ce soit. Cette position est aussi bien le fait des officiers opposés par principe au régime constitutionnel que de la plupart de ceux qui s’ý sont ralliés. Pour eux, seul compte le serment qu’ils ont prêté à l’Empereur. « Notre serment est notre seule profession de foi politique », déclare Benedek dans un ordre du jour à l’armée d’Italie61. Cette hostilité s’explique par la crainte qu’un serment prêté à la Constitution n’altère le lien personnel qui les unit au Souverain. Dès cette époque, Bigot de Saint-Quentin l’avait affirmé sans détours : « Le serment à la Constitution ruinerait l’esprit militaire »62. En 1861, alors que l’Autriche vient d’entrer de nouveau dans une ère constitutionnelle, Benedek fait connaître à Crenneville son refus de prêter un tel serment pour le cas où on le lui demanderait :

  • 63 Lettre du général Ludwig Benedek au comte Franz Crenneville, Vérone, 18 janvier 1861, HHStA, FA Cre (...)

« je suis assurément le soldat indéfectiblement fidèle de l’Empereur, mais je ne suis le soldat que de l’Empereur et je suis un soldat bien trop fixé dans ses principes pour devenir sur mes vieux jours un général constitutionnel...
Si l’armée devait supporter une telle infâmie, je rendrais mon uniforme. Plutôt mourir de faim ou se tirer une balle dans la tête »63.

  • 64 Lettres du comte Karl Bigot de Saint-Quentin au comte Franz Crenneville, Padoue, 25 décembre 1862 e (...)
  • 65 Lettre du comte Karl Bigot de Saint-Quentin au comte Franz Crenneville, Veveý, 26 décembre 1863.

47Bien qu’il n’ait finalement pas été demandé à l’armée de prêter serment à la Constitution, le problème de la place de l’institution militaire dans une monarchie constitutionnelle ne s’en trouvait pas moins posée. Cette question est notamment au cœur de la réflexion de Bigot de Saint-Quentin64. Le danger d’un régime constitutionnel, estime-t-il, est que l’armée soit soustraite à l’autorité de l’Empereur. Bigot de Saint-Quentin en déduit la nécessité de circonscrire avec soin les compétences du ministre de la Guerre qui, à l’instar des autres ministres, est au contact direct des assemblées. Déjà les responsables militaires du néo-absolutisme avaient considéré l’existence d’un ministre de la Guerre comme incompatible avec l’autorité de l’Empereur sur l’armée. Le regardant comme une survivance de la Révolution, ils en avaient obtenu la dissolution en 1853 et, à partir de 1857, l’armée avait été représentée au Conseil des Ministres par le chef de la Maison militaire de l’Empereur, formule qui marquait sa subordination sans partage à la personne du Souverain. Avec le retour à un régime constitutionnel, le ministère de la Guerre avait été reconstitué, non sans être pris de nouveau pour cible par un grand nombre d’officiers qui, faute de pouvoir obtenir cette fois sa dissolution, poussaient à la réduction de sa sphère de compétences. Tel est justement le vœu de Bigot de Saint-Quentin qui demande à ce que la responsabilité du ministre de la Guerre soit strictement limitée à des tâches d’administration. Si cette mesure n’était pas prise, met-il en garde, la Monarchie irait au-devant de graves périls, car seule une autorité sans partage sur le commandement de l’armée peut, en régime constitutionnel, garantir au souverain le maintien de sa liberté d’action. Le cordon ombilical l’unissant au souverain aýant été tranché, l’armée ne laisserait pas d’être vulnérable aux influences démocratiques qui rongent la société et perdrait du même coup sa capacité de remplir sa mission de défense de l’ordre monarchique65.

  • 66 J. J. HOLZER, op. cit., p. 119-120.

48Ce problème ne tarde pas à rebondir après 1866. Il est même au cœur du conflit qui oppose l’archiduc Albrecht au général Kuhn quand celui-ci est nommé à la tête du ministère de la Guerre. Dès le lendemain de la Guerre, l’archiduc Albrecht recommande la création d’un Haut-Commandement qui, indépendant de l’autorité du ministre de la Guerre et libre de tout contrôle parlementaire, relèverait directement de l’Empereur66. Cette réforme ferait échec au projet du libéralisme de transformer l’armée autrichienne en une armée parlementaire par le biais du contrôle exercé sur le ministre de la Guerre. L’archiduc Albrecht peut croire avoir gain de cause quand, se ralliant à ce plan, François-Joseph le nomme, le 15 septembre 1866, commandant en chef de l’armée. Cette victoire n’est cependant que de courte durée. Deux ans plus tard, le nouveau ministre de la Guerre, le général Kuhn, obtient en effet de l’Empereur qu’il prononce la dissolution du Haut-Commandement. Chef de file des officiers libéraux, Kuhn prend le contre-pied des thèses de l’archiduc. Considérant comme un fait irréversible l’entrée de la Monarchie dans l’ère constitutionnelle, il tient pour indispensable que l’armée prenne acte de cette mutation. Pour Kuhn, cette adaptation exige que l’ensemble des autorités militaires soient subordonnées au ministère de la Guerre. Cette conception de l’armée ne pouvant s’accorder avec une direction de týpe bicéphal, Kuhn n’a de cesse que le Haut-Commandement créé à l’initiative de l’archiduc n’ait été dissout. Le succès de Kuhn est cependant plus apparent que réel. Le 24 mars 1869, l’archiduc Albrecht est en effet nommé Inspecteur général de l’armée. Or, s’il est officiellement mis fin à la dualité qui avait été installée à la tête de l’armée et si la prééminence du ministre de la Guerre est reconnue en droit, les pouvoirs de l’Archiduc dans cette nouvelle fonction ne sont pas diminués. Bien plus, les conservateurs finissent par prendre le dessus quand, créé en 1874, l’État-Major général de l’armée échappe à la tutelle du ministère de la Guerre. L’armée impériale et roýale constitue désormais un ensemble tricéphal dans lequel, conformément au vœu des officiers conservateurs, le ministère n’est pas l’élément dominant.

49Plus généralement, ce souci de tenir les centres de décision vitaux de l’armée en dehors du contrôle des organes constitutionnels répond à la conviction qu’elle ne peut assumer sa fonction de garante du pouvoir monarchique et de l’unité de l’Empire qu’à la condition de préserver sa propre cohésion. D’où la nécessité pour elle de s’isoler des forces centrifuges, en premier lieu le libéralisme et le nationalisme, qui, si elle se laissait contaminer, ruineraient l’unité du corps militaire, comme elles travaillent à la dispersion de la société et à la dislocation de l’Empire. Suivant une pente naturelle, cette volonté de résistance a pour conséquence de conduire l’armée à s’ériger par réaction en une contre-société.

IV. L’armée autrichienne : une contre-société

50Afin de remplir les missions qui lui sont assignées, l’armée doit donc se fermer aux passions qui parcourent le corps social. Paradoxalement elle ne peut constituer un modèle qu’à la condition de garder ses distances par rapport à la société civile.

  • 67 Comte K. BIGOT DE SAINT-QUENTIN, Unserer Armee, p. VIL
  • 68 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 210.
  • 69 Id., p. 162.

51Déjà, au lendemain de la Révolution de 1848, Bigot de Saint-Quentin avait posé pour règle que « le milieu militaire doit être et rester rigoureusement séparé des autres groupes sociaux »67. Cette idée sous-tend l’identification de l’armée à une famille. « L’armée est une grande famille », déclare Benedek aux soldats placés sous ses ordres en Italie68. Une autre fois, il voit en elle « une grande et noble famille de soldats »69.

  • 70 H.v. SRBIK, Erzherzog Albrecht, p. 126.

52Les valeurs cultivées dans le corps des officiers, l’honneur, la fidélité, l’esprit de sacrifice, portaient déjà l’armée à former un monde nettement distinct de la société civile. A contrario elle ne pourrait se rapprocher du corps social environnant sans en subir des influences délétères qui risqueraient d’altérer cette éthique. Le souci des chefs militaires de tenir l’armée éloignée des luttes politiques répond justement à leur volonté de dresser une barrière entre elle et la société civile. Cette position se fonde sur la conviction que, à s’ouvrir au débat politique, elle se condamnerait à perdre son unité et à devenir un enjeu entre les partis, évolution qui irait naturellement à l’encontre de sa mission. Engagée dans cette voie, l’armée ne pourrait plus assumer sa fonction d’« instrument muet » de l’Empereur où l’archiduc Albrecht voit sa raison d’être70.

  • 71 J. K. MAYR, op. cit., p. 310, 23 novembre 1853.
  • 72 Id., p. 337, 9 août 1854.
  • 73 F. ENGEL-JANOSI, Graf Rechberg, Vier Kapitel zu seiner und Österreichs Geschichte, Munich-Berlin, 1 (...)

53Cette volonté de tenir l’armée en dehors des luttes politiques ne peut être séparée de la méfiance dans laquelle les milieux militaires tiennent les responsables civils des affaires de l’Empire. De fait, les rapports entre les deux parties sont rarement exempts de tension. Kempen rapporte dans son Journal comment Grünne accuse Bruck, le ministre des Finances, d’escroquerie71. De son côté, Benedek n’a que mépris pour Bach qu’il traite de Barrikadenminister72. Mais ce sont là des réactions dont les officiers supérieurs n’ont pas le monopole. Les milieux conservateurs extérieurs à l’armée sont également très réservés à l’égard de Bruck qu’ils soupçonnent de déviationnisme libéral et dont les attaches protestantes ne sont pas faites pour lui attirer leurs sýmpathies. Quant à Bach, ces mêmes milieux ne lui pardonnent pas sa participation à la première phase de la Révolution de 1848. Plus significatif est sans doute le conflit qui oppose Benedek à Rechberg après que celui-ci eut été nommé en 1853 commissaire civil auprès du maréchal Radetzký73. C’est peu de dire que l’arrivée de ce représentant de l’autorité civile n’est guère appréciée des responsables militaires auxquels l’état de siège assure un pouvoir sans partage sur la Lombardie-Vénétie. Si les rapports de Rechberg avec le vieux maréchal restent courtois, il n’en va pas de même avec Benedek. Le différend entre les deux hommes atteint une telle violence que, au cours d’une altercation, ils sont sur le point d’en venir aux mains.

  • 74 Cf. les tableaux publiés in A. SCHMIDT-BRENTANO, op. cit., p. 110 et Josef WYSOCKI, « Die österreic (...)
  • 75 O. REGELE, op. cit., p. 130.

54Les tensions entre responsables civils et militaires atteignent leur paroxýsme quand les questions budgétaires viennent sur le tapis. Tout au long de ces années, les ministres civils ne cessent en effet de plaider pour une réduction des dépenses militaires qu’ils accusent d’être la cause du déficit budgétaire dont l’Autriche souffre en quasi permanence. Il est exact que, sous le néo-absolutisme, celles-ci ne représentent jamais moins du tiers des dépenses publiques74. Elles peuvent même atteindre en 1854 jusqu’à 51,8 % de leur total. Toutefois, cette part aýant diminué à partir de 1855, sous l’impulsion de Bruck, alors ministre des Finances, les militaires en tireront argument pour imputer à ces compressions la responsabilité de la défaite de 185975.

  • 76 G. E. ROTHENBERG, op. cit., p. 58.

55Loin de se détendre, les relations entre civils et militaires s’enveminent encore un peu plus au cours des années suivantes. Les économies réalisées sur le budget de l’armée expliquent cette nouvelle détérioration. Pour justifier ces mesures, les libéraux avancent les mêmes arguments financiers que Bruck. A quoi il faut ajouter que de la décennie néo-absolutiste, ils ont gardé pour l’armée un manque de sýmpathie qui ne les prépare manifestement pas à montrer de la compréhension pour les doléances des responsables militaires. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les dépenses militaires qui s’élevaient encore en 1860 à 179 millions de florins tombent cinq ans plus tard à 96 millions76. Les chefs militaires s’indignent évidemment de ces coupes sombres qui leur paraissent mettre gravement en péril la puissance et la sécurité de la Monarchie. C’est l’argument que développe le maréchal Windischgraetz quand il s’adresse directement à l’Empereur pour le mettre en garde contre les dangers d’une telle politique :

  • 77 Lettre du prince Alfred Windischgraetz à François-Joseph, 25 décembre 1859, HHStA, PA I, NL Rechber (...)

« si l’on devait aller plus loin dans la voie des économies », écrit-il à François-Joseph, « que l’on ne se fasse pas d’illusions sur notre poids politique. Inévitablement nous tomberions au rang d’une puissance de second ordre »77.

Aussi les chefs militaires prennent-ils soin de se décharger à l’avance des conséquences que cette chute des crédits alloués à l’armée risque d’entraîner en cas de conflit. Déplorant que les forces armées ne disposent des moýens financiers voulus pour faire face à une nouvelle guerre, Benedek profite de la Conférence militaire du 13 janvier 1864 pour accuser les ministres d’imprévoýance :

  • 78 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 227-228.

« l’enjeu de la prochaine guerre », assure-t-il, « sera la vie ou la mort, le maintien ou l’effondrement de l’Empire. Nous ne pouvons demeurer dans notre actuelle misère. Si le Conseil des ministres refuse d’accroître nos moýens, il devra porter l’entière responsabilité des conséquences »78.

  • 79 Ib., p. 337.

Peu après, le maréchal Hess fait un constat identique. Quand, arguant de la situation financière de l’Autriche, Ignaz von Plener oppose une fin de non recevoir au plan que le vieux maréchal propose en vue de renforcer l’armée, celui-ci réagit en rendant les ministres responsables des conséquences que ce refus ne manquerait pas d’avoir si la Monarchie devait être engagée dans une nouvelle guerre79.

56La montée des mouvements nationaux est l’autre menace dont l’armée doit se garder. Pour mener à bien sa mission de gardienne de l’ordre monarchique et de l’unité de l’Empire, il lui faut rester elle-même hors d’atteinte des passions nationales. Elle le doit d’autant plus que, dans une Autriche travaillée par des courants centrifuges, elle demeura la seule force capable de jouer le rôle d’une école de patriotisme. Ces deux idées-force sont résumées par l’archiduc Albrecht dans un mémoire datant de 1873 :

  • 80 Cité in J. J. HOLZER, op. cit., p. 154.

« l’amour de la grande patrie commune », ý note-t-il, « ne doit pas être étouffé dans l’armée au profit d’un attachement exclusif à une plus petite patrie. Seule l’armée peut et doit le transmettre et le cultiver dans l’ensemble de la Monarchie »80.

57Pour l’armée, la patrie autrichienne s’identifie naturellement à la personne de l’Empereur. Il lui revient donc d’élever dans la fidélité à l’Empereur des générations d’hommes divers dans leurs attaches nationales aussi bien que religieuses ou sociales. S’adressant à François-Joseph, le 2 janvier 1862, à Campo Monte, Benedek déclare devant le front des troupes :

  • 81 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 214-215.

« sans distinction de nationalité, d’origine ni de religion, nous communions tous dans le même devoir et la même fidélité de soldats... Pour Vous, Majesté, pour Votre Trône, pour Votre auguste Maison, pour Votre grand Empire d’Autriche, pour notre commune Patrie, la grande Monarchie autrichienne, nous voulons vivre, combattre et mourir dans l’honneur »81.

  • 82 E.v. GLAISE-HORSTENAU, op. cit., p. 144-145 et J. J. HOLZER, op. cit., p. 122- 124.

58Cette « grande Patrie commune » évoquée tant par Benedek que par l’archiduc Albrecht s’étend aux limites de la Monarchie. Il s’agit donc de la Gesamtösterreich supérieure aux partages entre les différentes parties constitutives de l’ensemble habsbourgeois. C’est dire que l’armée ne peut être qu’opposée au dualisme dont elle comprend qu’il menace de ruiner l’unité de la Monarchie. On le voit bien quand, le 20 février 1867, soit le jour même où le comte Andrássý est nommé à la tête du premier gouvernement hongrois de l’ère dualiste, l’archiduc Albrecht prend le soin de publier un ordre du jour par lequel il fait savoir à l’armée que son devoir reste, aujourd’hui comme hier, de servir son Souverain et la grande Patrie commune82. De fait, le dualisme accroît la méfiance, déjà vive depuis la Révolution de 1848, des chefs militaires à l’endroit des Magýars. Consciemment ou non, ils sont enclins à voir en eux des rebelles en puissance.

  • 83 G. E. ROTHENBERG, op. cit., p. 85.

59Les efforts des autorités hongroises pour développer la Honved renforcent cette hostilité. Alors que les milieux militaires tiennent les concessions faites aux Hongrois pour une limite extrême, ceux-ci les regardent au contraire comme un point de départ. En d’autres termes, d’un côté on ne veut voir dans le Honvèd au mieux qu’une garde nationale, de l’autre on aspire à la transformer en une armée nationale. D’ailleurs, dès les années soixante-dix, les Hongrois marquent des points. En 1873, le Honvèd compte déjà 2.868 officiers et 158.000 hommes de troupe. Et si, faute de posséder une artillerie, elle n’a pas de capacité offensive, au niveau de l’infanterie et de la cavalerie, elle présente déjà l’aspect d’une véritable armée83.

60L’avènement du dualisme achève de convaincre l’armée qu’elle est la seule institution en qui s’incarne encore l’unité de la Monarchie. Il n’en est que plus nécessaire pour elle de préserver sa propre solidarité. En contrepoids aux forces qui menacent de déstabiliser la Monarchie, elle veut présenter au reste de la société le modèle d’une cohésion sans faille. Aussi veille-t-elle à tenir fermées les voies par lesquelles les influences nationales pourraient la pénétrer et corrompre son unité. Ainsi s’explique son opposition catégorique à toute mesure destinée, par la force des choses, à produire cet effet, qu’il s’agisse de la réorganisation de l’armée sur des bases territoriales, de l’abandon de l’allemand comme langue de commandement ou de la création d’une armée nationale hongroise. Alors que la pression des nationalismes s’accentue, l’armée impériale et roýale, fidèle à sa tradition, continue de s’affirmer immuablement comme une communauté supranationale.

Conclusion

  • 84 J. C. ALLMAYER-BECK, Die Wehrmacht.

61Au total, si elle n’est pas un bloc monolithique, l’armée autrichienne n’en doit pas moins être considérée dans son ensemble comme une force conservatrice. Elle le demeure tout au long de cette période, en dépit de la césure de 1866. Avant cette date, l’armée impériale est avant tout l’instrument de la contre-révolution et le rempart de la légitimité. Au lendemain de la guerre austro-prusienne, Kuhn s’applique bien à la mettre à l’unisson de l’ère libérale. Mais cet effort fait long feu. Certes la proportion de la bourgeoisie dans le corps des officiers ne cesse de croître, mais, et c’est ce qui importe, ces officiers sont vite gagnés à l’éthique de l’armée impériale et roýale. Son idéal chevaleresque, fondé sur les notions de fidélité et d’honneur, a de moins en moins de rapport avec les ressorts de la société civile. En fait, l’armée tend de plus en plus à constituer un univers replié sur soi, porteur de ses propres valeurs et répugnant aux contacts avec le monde civil. Ce faisant, elle prend bien les traits de ce « réduit moral » évoqué par Johann Christoph Allmaýer-Beck84. Ce repliement s’inscrit dans la logique des missions qui lui sont dévolues. Au fil des décennies, se précisent les menaces qui pèsent jusque sur l’existence de l’Autriche du fait de l’essor du libéralisme et de la poussée des mouvements nationaux qui eux-mêmes ne sont pas sans avoir des implications internationales. Face à cette montée des périls, l’armée apparaît comme l’ultime recours pour assurer la sécurité extérieure de la Monarchie, mais également pour la préserver de secousses intérieures. Dernier bastion de la Gesamtösterreich, elle ne peut être à même de mener à bien cette mission qu’à la condition de maintenir sa cohésion. D’où la nécessité qui lui est faite de s’enfermer dans une sorte de tour d’ivoire à l’intérieur de laquelle elle puisse cultiver sa propre identité à l’abri des forces centrifuges qui menacent la Monarchie d’éclatement.

62Cette conception de l’armée qui l’emporte apres le départ de Kuhn trouve son principal héraut dans l’archiduc Albrecht qui la léguera à l’archiduc François-Ferdinand. Elle révèle une mentalité incontestablement conservatrice. L’officier autrichien campe un týpe humain qui n’est pas sans rappeler celui de l’aristocrate à la manière d’un Friedrich Schwarzenberg ou d’un Gustav Blome. Comme lui, il affirme la supériorité d’un ordre qu’il veut immuable, mais que, par ailleurs, il sait attaqué de toutes parts. L’armée figure dans le dernier carré des tenants de la Vieille Autriche dont elle n’ignore pas que l’esprit est en contradiction avec les principes du monde moderne. Que ce combat risque d’être perdu, l’officier autrichien en a conscience, mais son sens de l’honneur et de la fidélité lui fait un devoir de le livrer. Ce défi contre la marche du temps présente une dimension incontestablement tragique. Il n’est pas sans grandeur dans l’ordre de la morale ni sans beauté dans l’ordre de l’esthétique. Mais, sur le plan politique, les limites n’en seront-elles pas rapidement atteintes ?

Notes

1 J. C. ALLMAYER-BECK, Der Konservatismus, p. 15.

2 Sur l’armée autrichienne durant ces années, les ouvrages de référence sont Antonio SCHMIDT-BRENTANO, Die Armée in Österreich. Militär, Staat und Gesellschaft 1848-1867, Boppard am Rhein, 1975 et Günther E. ROTHENBERG, The Army of Francis Joseph, West Lafaýette. On leur ajoutera le manuscrit non publié de J.C. ALLMAYERBECK, Die Wehrmacht im Staate und Gesellschaft, que l’auteur a mis obligeamment à notre disposition.

3 En 1865, l’armée impériale comprend 128286 Allemands, 96300 Tchèques et Slovaques, 52700 Italiens, 50100 Ruthènes, 37700 Polonais, 32500 Magýars, 27600 Croates, 22700 Slovènes, 20700 Roumains et 19000 Serbes, cf. G. E. ROTHENBERG, op. cit., p. 61.

4 Id., p. 127.

5 J. K. MAYR, op. cit., p. 352, 12 janvier 1855, et p. 374,18 octobre 1855.

6 Id., p. 374, 18 octobre 1855 et p. 394,19 avril 1856.

7 Cité in F. HERRE, op. cit., p. 165.

8 Comte Franz Folliot de CRENNEVILLE, Tagebuch, 22 mars 1861, HHStA, FA Crenneville, NL Franz Crenneville, Karton 13.

9 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 212.

10 A. SCMIDT-BRENTANO, op. cit., p. 450.

11 Comte Franz CRENNEVILLE, Tagebuch, 27 décembre 1861, HHStA, FA Crenneville, NL Franz Crenneville, Karton 13.

12 Id., 1 er juillet 1866.

13 Prince Kraft HOHENLOHE-INGELFINGEN, Aus meinem Leben, 4 vol., Berlin, 1897-1908,I, p. 256.

14 On observera cependant que le comportement du prince Liechtenstein à la bataille de Sadowa démentira ce jugement puisque son intervention à la tête de la cavalerie épargnera à l’armée impériale l’humiliation d’une complète déroute.

15 Cité in E. C. CORTI – H. SOKOL, op. cit., p. 152.

16 Après plusieurs revers subis face aux Prussiens, le comte Clam-Gallas sera relevé de son commandement. Toutefois le Conseil de Guerre devant lequel il comparaîtra après la fin du conflit, l’acquittera et le réhabilitera.

17 G. E. ROTHENBERG, op. cit., p. 80.

18 Edmund von GLAISE-HORSTENAU, Franz Josephs Weggefährte. Das Leben des Generalstabschefs Graf Beck. Nach seinen Aufzeichnungen und hinterlassenen Dokumenten, Zurich-Leipzig-Vienne, 1930, p. 237-240.

19 A. SCHMIDT-BRENTANO, op. cit., p. 451.

20 J. C. ALLMAYER-BECK, Die Wehrmacht.

21 Otto HOETZSCH, Peter von Meyendorff. Ein russischer Diplomat an den Höfen von Berlin und Wien. Politischer und privater Briefwechsel 1826-1863, 3 vol. Berlin, 1923, III, p. 120, dépêche du baron Peter von Meýendorff au comte Nesselrode, Vienne, 27 janvier/8 février 1854.

22 J. K. MAYR, op. cit., p. 314 (3 janvier 1854), p. 315 (9 janvier 1854), p. 325-326 (16 avril 1854), p. 331 (23 mai 1854) et p. 352 (12 janvier 1855).

23 Cité in A. N. PETROW, Der russische Donaufeldzug im Jahre 1853/54, Berlin, 1891, p. 293.

24 J. K. MAYR, op. cit., p. 331, 23 mai 1854.

25 Heribert SCHONBICHLER, Radetzkys Stellungsnahme zu den politischen Vorgängen 1847-56, Diss. dact., Vienne, 1950, p. 76-112.

26 Ingeborg BONA, Feldmarschall Heinrich Freiherr von Hess, Diss. dact., Vienne, 1944, p. 117.

27 Cité in H. SCHÖNBICHLER, op. cit., p. 105.

28 cité in I. BONA, op. cit., p. 133-134.

29 Josef Jakob HOLZER, Erzherzog Albrecht 1867-1895. Politisch-militärische Konzeptionen und Tätigkeit als Generalinspektor des Heeres, Diss. dact., Vienne, 1974, p. 42.

30 Id., p. 39-40.

31 G. E. ROTHENBERG, op. cit., p. 94.

32 Ibid. 3 3. E.v. GLAISE-HORSTENAU, op. cit., p. 200.

33 J. J. HOLZER, op. cit., p. 69-71.

34 E.v. GLAISE-HORSTENAU, op. cit., p. 186.

35 J. K. MAYR, op. cit., p. 87, 19 mars 1848.

36 Baron A.v. MOLLINARY, op. cit., I., p. 111.

37 Cité in H. SCHÖNBICHLER, op. cit., p. 59.

38 Cité in G. KÖVESS, op. cit., Beilagen, p. 41-43.

39 Cité in H. SCHÖNBICHLER, op. cit., p. 59.

40 Ibid.

41 Baron A.v. MOLLINARY, op. cit., I., p. 111.

42 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 57.

43 Lettre du maréchal Radetzký au prince Félix Schwarzenberg, 31 octobre 1848, HHStA, NL Felix Schwarzenberg, Fasz. II, Nr. 61.

44 Cité in H. SCHÖNBICHLER, op. cit., p. 62.

45 Cité in G. KÖVESS, op. cit., p. 15.

46 Comte Karl BIGOT DE SAINT-QUENTIN, Unserer Armee, Vienne, 1850, p. 4-5.

47 Cité in H. ELMER, op. cit., p. 15.

48 Cité in Hellmut ANDICS, Das österreichische Jahrhundert. Die Donaumonarchie 1804-1900, Vienne, 1978, p. 18.

49 J. K. MAYR, op. cit., p. 490-491,25 novembre 1858.

50 Cité in H.R.v. SRBIK, « Erzherzog Albrecht, Benedek und der altösterreichische Soldatengeist », A us Österreichs Vergangenheit, Salzbourg, 1949, p. 139, lettre de l’archiduc Albrecht au comte Franz Crenneville, 5 novembre 1862.

51 Id., p. 126.

52 Lettre du général Ludwig Benedek au comte Franz Crenneville, Verone, 18 janvier 1861, HHStA, FA Crenneville, NL Franz Crenneville, Karton 15, fol. 28-29.

53 Lettre du général Ludwig Benedek au comte Franz Crenneville, Ofen, 30 octobre 1860, fol. 9-12.

54 Lettre du comte Johann Coronini au comte Franz Crenneville, St. Peter, 27 décembre 1877, HHStA, FA Crenneville, NL Franz Crenneville, Karton 16.

55 Comte K. BIGOT DE SAINT-QUENTIN, Die drei Grundlagen des österreichischen militarischen Geistes, HHStA, FA Crenneville, NL Franz Crenneville, Karton 18.

56 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 209-210.

57 Comte K. BIGOT DE SAINT-QUENTIN, Die drei Grundlagen.

58 O. REGELE, op. cit., p. 209-210.

59 Cité in M. SZAPARY, op. cit., p. 63.

60 Wilhelm GRÜNDORF von ZEBEGENY, Memoiren eines österreichisschen General-stäblers 1832-1866, Stuttgart, 1913, p. 302.

61 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 210.

62 Comte K. BIGOT DE SAINT-QUENTIN, Unserer Armee, p. VIL

63 Lettre du général Ludwig Benedek au comte Franz Crenneville, Vérone, 18 janvier 1861, HHStA, FA Crenneville, NL Franz Crenneville, Karton 15.

64 Lettres du comte Karl Bigot de Saint-Quentin au comte Franz Crenneville, Padoue, 25 décembre 1862 et Veveý, 26 décembre 1863, HHStA, FA Crenneville, NL Franz Crenneville, Karton 18.

65 Lettre du comte Karl Bigot de Saint-Quentin au comte Franz Crenneville, Veveý, 26 décembre 1863.

66 J. J. HOLZER, op. cit., p. 119-120.

67 Comte K. BIGOT DE SAINT-QUENTIN, Unserer Armee, p. VIL

68 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 210.

69 Id., p. 162.

70 H.v. SRBIK, Erzherzog Albrecht, p. 126.

71 J. K. MAYR, op. cit., p. 310, 23 novembre 1853.

72 Id., p. 337, 9 août 1854.

73 F. ENGEL-JANOSI, Graf Rechberg, Vier Kapitel zu seiner und Österreichs Geschichte, Munich-Berlin, 1927, p. 25-27 ; O. REGELE, op. cit., p. 102-107.

74 Cf. les tableaux publiés in A. SCHMIDT-BRENTANO, op. cit., p. 110 et Josef WYSOCKI, « Die österreichische Finanzpolitik », Die Habsburgermonarchie, I., p. 91.

75 O. REGELE, op. cit., p. 130.

76 G. E. ROTHENBERG, op. cit., p. 58.

77 Lettre du prince Alfred Windischgraetz à François-Joseph, 25 décembre 1859, HHStA, PA I, NL Rechberg, Karton 528, konv. 8, fol. 26-27 (copie).

78 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 227-228.

79 Ib., p. 337.

80 Cité in J. J. HOLZER, op. cit., p. 154.

81 Cité in O. REGELE, op. cit., p. 214-215.

82 E.v. GLAISE-HORSTENAU, op. cit., p. 144-145 et J. J. HOLZER, op. cit., p. 122- 124.

83 G. E. ROTHENBERG, op. cit., p. 85.

84 J. C. ALLMAYER-BECK, Die Wehrmacht.

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