Nouvel ordre ou glissements progressifs du désordre ? À la recherche du « pilier manquant »
p. 407-415
Texte intégral
« Désormais, les choses resteront en suspens avant qu’on sache si l’offre faite par la France d’instituer la coopération de l’Ancien Monde déchiré aura été, pour l’Histoire, ’quelque armada sombrée à l’éternel mensonge’, ou bien, pour l’avenir, un bel espoir élevé sur les flots ? »
Charles de Gaulle.
« Du jour où je me suis occupé des affaires publiques, j’ai compris que l’égalité était absolument essentielle dans les rapports entre les peuples comme entre les hommes. »
Jean Monnet.1
11983 eût pu être cette année « fatidique » que François Mitterrand avait évoquée devant le Bundestag allemand : un non-déploiement aurait peut-être ouvert une crise irréversible dans les relations atlantiques. Mais la suite allait démontrer qu’en dépit de ce succès, celles-ci restaient troublées. Dès 1984, les premiers euromissiles à peine installés, la controverse repartait sur l’insuffisance de l’effort militaire des alliés : Sam Nunn, un des sénateurs les mieux informés et les plus modérés, proposait une réduction de presque un tiers des troupes américaines stationnées sur le vieux continent au cas où ses gouvernements ne tiendraient pas leur engagement d’augmenter leurs dépenses de défense de 3 % par an. Si, à la fin de l’année, la querelle s’apaisait avec l’approbation par l’OTAN de la « doctrine Rogers » de « non-emploi prématuré », en 1985, c’est autour de l’IDS que se concentraient les discordes entre alliés. Encore n’était-ce pas le seul sujet de divergences ou de rivalité. Les Occidentaux trouvaient motif à s’opposer sur les importations de « pâtes » ou d’acier, sur le niveau auquel le dollar devait être stabilisé, sur l’impact du raid américain contre Kadhafi sur le monde sous-développé et, plus encore, sur les périls d’un monde dénucléarisé. Aussi, en 1988, une boucle paraissait-elle fermée : comme au début de la décennie, le « malaise » de l’Alliance était à la « une » des journaux et des magazines.2
2Ce sentiment de « déjà vu » n’était pas en soi l’indice d’un péril plus aigu. Tout au contraire. Un optimiste invétéré eût pu s’en sentir rasséréné. Il rappelait qu’en dépit de tous les moments difficiles qu’elle avait traversés, l’Alliance continuait d’assurer sa mission avec succès. Quarante ans de paix sur le vieux continent : n’était-ce pas là, pour elle, le plus beau des bilans ?3 Au demeurant, certaines de ses difficultés devaient se voir relativisées. Sans doute, dans les années 1980, les incompréhensions s’étaient-elles renforcées. Mais elles restaient probablement très en deçà du véritable « choc » que les parlementaires du Conseil de l’Europe avaient éprouvé quand, en 1952, ils avaient reçu la visite de leurs collègues américains ! Surtout, pour l’Alliance, les crises avaient toujours été une manière d’exister. Souvent, d’ailleurs, tout s’était passé comme si, anxieux de revigorer une unité aussi délicate que vitale entre les démocraties occidentales, ses leaders avaient tendu à dramatiser les dangers. Ainsi, les prédictions apocalyptiques s’étaient succédées, non sans que parfois on ait pu se demander si leurs auteurs ne cherchaient pas surtout à conjurer les périls qu’ils prophétisaient. Dès la fin 1953, le secrétaire-général adjoint de l’OTAN confiait ainsi au journaliste Cyrus Sulzberger : « Si la Russie ne procède à aucun mouvement hostile au cours des dix-huit mois qui viennent, l’OTAN va probablement s’effondrer. »4 Dans le secret du NSC, Dulles se montrait tout aussi pessimiste juste après l’échec de la CED. Le ton était donné et la crise de Suez, le retrait, en 1966, de la France de l’armée intégrée comme les divergences autour de l’engagement américain au Vietnam, allaient provoquer les pires doutes sur la solidité de l’organisation alliée. Elle ne devait pas moins survivre à toutes ces anxiétés, comme elle survit aujourd’hui à la prophétie de ce haut responsable américain qui prédisait, en 1981, sa dissolution dans les trois ans. D’autres observateurs semblent, il est vrai, avoir entretenu une vision plus sereine des réalités. Dans les années 1970, le bruit courait d’un haut fonctionnaire du Pentagone qui s’était fait fabriquer un tampon sur lequel la formule, « À ce moment critique de l’histoire de l’Alliance », était gravée : il pourrait, avait-il expliqué, toujours l’utiliser au début de ses documents traitant des relations entre les Etats-Unis et le vieux continent ! Encore le 9 août 1980, devant le Commonwealth Club de San Francisco, Edmund Muskie pouvait ironiser : « A intervalles réguliers, des journalistes et autres inspecteurs des bâtiments finis examinent nos alliances et les déclarent en péril : ils y décèlent des ’fissures’... et parfois des ’trous béants’. Ils emploient, pour parler de ces problèmes, des mots comme ’désordre’ ».5 Plus généralement, comme Pierre Hassner l’a noté, l’Alliance peut se voir appliquer aussi bien la formule rituelle d’Adenauer quand il s’adressait au Bundestag allemand (« La situation n’a jamais été aussi inquiétante ») que la devise de la ville de Paris (« Fluctuat nec Mergitur »)6.
3Pourtant, une interprétation strictement cyclique des crises qui secouent épisodiquement le monde atlantique, court le risque de se révéler exagérément optimiste. Ne serait-ce que parce que la crise actuelle se situe dans le contexte d’une évidente mutation industrielle qui met à mal les structures héritées du passé et parce que, malheureusement, les problèmes, loin de seulement se perpétuer, tendent, avec le temps, à s’approfondir et à s’accumuler. En 1973, c’étaient les failles de l’ordre monétaire qui préoccupaient avant tout les alliés. En 1983, les questions militaires avaient pris leur place sur le devant de l’actualité. Mais, loin de se résorber, les premières s’étaient dangereusement creusées. En 1974, l’élaboration d’un « Nouvel Ordre économique international » avait divisé les Occidentaux. Mais en 1988, même si la démocratie y avait progressé, les perspectives économiques et monétaires s’étaient plutôt dégradées dans les pays sous-développés et à un Occident désabusé faisait face un Tiers Monde désenchanté. Surtout, faute de s’être véritablement réformée, l’Alliance se voyait confrontée aux difficultés que, dès 1973, Kissinger l’avait invitée à surmonter : à cette différence près qu’avec le temps, le mal avait évolué.
4Le problème le plus évident auquel l’Alliance soit confrontée est celui de la crédibilité d’une stratégie reposant sur la « dissuasion élargie » en cette époque de parité. Discriminate Deterrence, (« dissuasion sélective »), ce titre du rapport remis en janvier 1988 par une Commission rassemblant certains des meilleurs experts stratégiques américains, ne tendra sans doute pas à apaiser l’anxiété des Européens. Mais, dès 1973, l’ère des « représailles massives » appartenait à un lointain passé et, en 1974, puis en 1980, la doctrine Schlesinger et la PD-59 avaient déjà été imaginées pour permettre aux Etats-Unis de faire face à un mouvement limité du camp opposé sans pour autant déclencher un conflit nucléaire généralisé. Pourtant, depuis 1973, le problème s’est aggravé au fur et à mesure que la peur d’une guerre nucléaire est devenue une donnée essentielle de la politique américaine. A force de suggérer, comme Discriminate Deterrence le fait, que l’OTAN devrait être en mesure d’endiguer, par ses forces conventionnelles, une attaque majeure du camp opposé, ou qu’un recours aux options nucléaires limitées ne devrait nullement constituer un jalon vers un conflit atomique généralisé, les Américains ne risquent-ils pas de priver leur dissuasion de ce qui fait son efficacité, c’est-à-dire de son « imprévisibilité » ?7
5Et ce, d’autant plus que la nouvelle rhétorique « anti-nucléaire » de leur Président tend de plus en plus à cautionner les préventions des pacifistes que ses premiers propos, plus guerriers, avaient mobilisés. Déjà, son « Initiative de Défense stratégique » n’était guère de nature à rassurer les leaders alliés, naturellement enclins à y déceler, outre une source de décalage technologique, les prémices d’un retour à une vision isolationniste, du type « Forteresse Amérique ». Son projet de promouvoir, sur le long terme, une nouvelle doctrine de « Sécurité mutuelle assurée » (MAS) au détriment de la vieille MAD, a pu leur paraître faire peu de cas de la supériorité conventionnelle de l’autre camp. Mais c’est un véritable « choc » qu’ils semblent avoir éprouvé en apprenant que, parti à la hâte rencontrer Mikhaïl Gorbatchev, le Secrétaire Général du PC soviétique, à Reykjavik et tout à son rêve d’entrer dans l’histoire comme celui qui aurait libéré l’humanité de la menace d’une guerre atomique, Reagan ne s’était pas contenté de donner son accord à une suppression des INF sans les consulter. Il n’avait pas exclu la possibilité d’une élimination de toutes les armes atomiques quand son interlocuteur l’avait évoquée. Bref, le Président américain n’avait pas réalisé qu’en jouant à un jeu du style « plus pacifiste que moi, tu meurs » avec ce dernier, il avait beaucoup moins de chances de séduire la jeunesse pacifiste européenne (en 1987, un sondage suggérait que c’était à Gorbatchev qu’une forte majorité de l’opinion attribuait l’idée de l’« option zéro ») que de paraître involontairement acquiescer à ce qui avait toujours été l’« objectif no.1 » pour le camp opposé : la transformation de l’Europe en « zone dénucléarisée ». Le Président qui avait si bien appliqué le précepte de Churchill « il faut s’armer pour parlementer », semblait avoir oublié un autre avertissement lancé par le Premier anglais : « Prenez garde, par-dessus tout, à ne pas renoncer aux armes nucléaires avant d’être sûrs, et plus que sûrs, que d’autres moyens de préserver la paix sont entre vos mains. »
6Bizarrement, les relations atlantiques allaient se voir épargner un traumatisme qui eût pu gravement les détériorer grâce à une IDS qui, par ailleurs, les avait tant troublées. L’attachement intransigeant de Reagan à son projet prévenait tout accord aventureux avec le camp opposé. Bientôt, la crise surmontée, l’Administration américaine promettait de tenir le plus grand compte des objections de ses alliés, en particulier de celles concernant le déploiement, depuis 1983, par l’URSS, de toute une série de missiles de moindre portée. Mais, à la différence de ses prédécesseurs, Gorbatchev avait peut-être compris que, puisque les armes nucléaires avaient toujours joué le rôle de « Grand Egalisateur » pour les démocraties, chercher à les en priver valait bien quelques sacrifices de la part de la Russie. Il avait déjà avancé un plan grandiose pour leur élimination en janvier 1986. En 1987, le Kremlin se montrait prêt à renoncer à ses armes à plus courte portée (« option double zéro ») pour obtenir un premier traité, le premier à réduire les armes nucléaires, à la fin de l’année.
7Faute de recul, il serait péremptoire de porter un jugement définitif sur ce dernier. Mais il n’est pas interdit d’avancer une idée : si, sur le plan militaire, ses avantages et inconvénients semblent s’équilibrer, sur le plan politique, les seconds l’emportent probablement sur les premiers. D’un côté, le Traité contraint l’URSS à détruire nettement plus de têtes nucléaires que l’OTAN. De l’autre, celle-ci se voit privée des armes les plus à même de « recoupler » la défense des Etats-Unis et celle de leurs alliés, des armes qui, en particulier, auraient permis un tir de « démonstration », à partir du sol européen, sur un objectif situé sur le territoire du Kremlin. Rien, il est vrai, ne garantissait qu’un Président américain prendrait une décision d’une telle gravité et, on l’a noté, leurs adversaires avaient surtout vu dans ces armes les instruments parfaits d’un conflit nucléaire limité. Du moins, leur situation avancée et l’obligation, pour un Président américain, de très vite décider de « les perdre ou de les tirer » ajoutait-elle à la dissuasion en créant un autre motif d’incertitude pour l’autre camp.
8Bref, sur le plan militaire, le Traité ne fait, sans doute, que marquer un retour au statu quo ante, celui qui avait prévalu depuis que Kennedy avait décidé de ne plus stationner en Europe d’armes nucléaires susceptibles d’atteindre le territoire soviétique et jusqu’en 1983. Paradoxalement, c’est sur le plan politique que le Traité eût dû prendre l’allure d’un triomphe pour l’Occident. Quand on y réfléchit bien, Mikhaïl Gorbatchev a infligé le plus cinglant des camouflets aux pacifistes européens. Non, a-t-il implicitement concédé, il n’y avait aucune justification défensive au déploiement des SS-20 puisque leur contrepartie, les Pershing II et missiles de croisière, n’avaient été installés qu’ultérieurement, et en réaction, par les Américains. Mieux, si besoin était, le Traité a démontré aux Occidentaux que, face à l’URSS, seul un dosage subtil de patience et de fermeté payait, impression que la relance des négociations sur les armes stratégiques, à partir du début 1985, semble confirmer. Las ! Pour le Président américain, l’affaire a surtout rappelé le paradoxe qu’Oscar Wilde avait élégamment formulé : « Quand ils veulent nous punir, les dieux exaucent nos souhaits ». Reagan allait pouvoir se vanter d’avoir rallié les Soviétiques à une formule dont ses adversaires avaient prédit qu’ils ne l’accepteraient jamais. Mais c’était oublier que, derrière une unanimité de façade, c’était entre le désarroi et la perplexité que se situaient les réactions de la plupart des dirigeants alliés. Ceux-ci auraient du mal à accepter de voir défait ce qu’ils avaient pris tant de risques à patiemment édifier. Mais leur marge de manoeuvre serait des plus limitées : comment rejeter une idée qu’ils avaient, dès 1981, approuvée et derrière laquelle les mouvements pacifistes risquaient de se remobiliser ? Après avoir un temps paru hésiter, le chancelier Kohl cédait, non sans que le recul de son parti aux élections de Hambourg et du Palatinat Rhénan (mai 1987) lui eût suggéré qu’en aucun cas la CDU ne pouvait se permettre de faire obstacle à un accord presque réalisé.
9Celui-ci, pourtant, n’était pas sans danger. Non seulement, il donnait l’impression, comme on l’a noté, d’un « redécouplage » des défenses de l’Amérique et de ses alliés mais il pouvait apparaître comme un premier jalon sur un processus de dénucléarisation. Bref, il pourrait servir à mettre à vif la principale contradiction de la politique de défense occidentale : l’opposition conjuguée des opinions aux efforts nécessaires pour équilibrer la puissance conventionnelle de l’adversaire et à l’usage en premier des armes nucléaires. Bref, de plus en plus, les Occidentaux risquent de devoir concéder qu’ils ont des armes atomiques parce qu’ils les « aiment », et non parce que le Kremlin en possède. Or, concevable en France ou en Grande-Bretagne, ce langage risque poser de plus en plus de problèmes en Allemagne. C’est là le piège que l’option « double-zéro » recèle : elle laisse la grande majorité des armes nucléaires américaines à portée des seuls territoires des deux Etats allemands, bref accentue cette « singularité » de la RFA que Schmidt avait voulu éliminer, en 1978, pour la première fois. Du coup, elle offre à l’URSS un nouveau moyen (une « option triple zéro ») de convaincre des Allemands, déjà enclins à penser que le plus court chemin de Berlin passe par le Kremlin, qu’elle est plus sensible à leurs intérêts que les Américains. Bref, elle peut servir à enfoncer une idée que Gorbatchev aime à développer : l’Europe est la « maison commune » des Russes et des autres Européens ; pour elle, le danger vient d’armes nucléaires identifiées à des intrus, les Américains. Autrement dit, la diplomatie soviétique va peut-être utiliser son principal objectif, la dénucléarisation, pour promouvoir le second : un divorce progressif entre l’Amérique et les vieilles nations.
10Le danger est d’autant plus élevé que, las de dépenser proportionnellement pour la défense le double de leurs alliés, les Américains pourraient réagir en retirant d’Europe une partie des troupes qu’ils y stationnent depuis la fin des hostilités. S’il ne sera pas sans risque, la présence des soldats américains étant le meilleur gage, pour l’Europe, de sa sécurité, un retrait partiel ne peut être considéré comme une hypothèse à éluder. Certes, en dépit des divergences qui peuvent les opposer à leurs alliés, les Américains sont, selon les derniers sondages, toujours aussi déterminés à défendre la sécurité de ces derniers. Mais un tel retrait pourrait s’inscrire dans le cadre de réductions équilibrées des forces conventionnelles qui, plus que jamais, devraient être, pour l’Alliance, un objectif essentiel. Il risque surtout d’être rendu nécessaire par des contraintes budgétaires. Le fossé s’est encore creusé, en effet, entre les moyens des Américains et leurs responsabilités. Désormais, un monde vaguement pentagonal (Etats-Unis, URSS, Japon, Chine et CEE) tend à se substituer au système bi-polaire du passé. Mais ce dernier domine encore l’organisation des forces militaires. Le décalage n’est pas sans engendrer de terribles difficultés pour les deux Géants astreints à des efforts démesurés. L’Union soviétique en est probablement la première affectée. En apparence, les Etats-Unis semblent beaucoup mieux se porter : en 1988, ils sont entrés, avec un chômage à un étiage historique, dans leur sixième année continue d’expansion sans inflation ; par ailleurs, le poids de leurs dépenses de défense (6,8 % du PNB en 1986) est beaucoup plus faible qu’au début des années 1960 (9,8 %). Mais ils vivent probablement sur du temps emprunté et n’arrivent plus à masquer leur déclin relatif, surtout face au Japon.8 Un fait en tout cas, ne peut être ignoré : depuis 1985, pour la première fois depuis la première Guerre mondiale, les Etats-Unis sont redevenus des débiteurs nets face à l’étranger. Bref, la stratégie de réaffirmation du leadership économique que Reagan a suivie n’a fait illusion que quelques années, avant d’être, à toutes fins utiles, abandonnée. A partir de l’automne 1985, les Etats-Unis semblent avoir progressivement renoué avec la politique que l’Administration Carter avait imaginée. Préoccupés par leur endettement net face à l’étranger, par leur déficit commercial sans précédent, et par la vague protectionniste montante chez les sénateurs et représentants, les dirigeants américains ne se sont pas contentés de favoriser une baisse du dollar susceptible d’aiguiser la compétivité de leurs produits. A plusieurs reprises, ils ont laissé planer la menace d’une chute exagérée pour arracher des mesures de relance (et d’ouverture commerciale) des Allemands et des Japonais.
11En sorte que, peu à peu, le « choc » de Reykjavik ou le psychodrame de l’Irangate aidant, le doute s’est à nouveau emparé des dirigeants du vieux continent : les Etats-Unis sont-ils vraiment encore en mesure d’exercer le leadership de l’Occident ? De toute évidence, et beaucoup plus encore qu’en 1973, le coût de leurs dépenses militaires les conduit à mettre en péril l’ordre économique et monétaire que sont censées protéger les premières ! Mieux ! Pour convaincre leurs alliés de les aider, ils semblent parfois tentés de recourir au « chantage des faibles » que savaient si bien utiliser, sous la IVe République, les dirigeants français : laisser planer, au cas où leurs voeux ne seraient pas exaucés, le spectre d’une catastrophe qui, sans les épargner, toucherait tout autant leurs alliés. Une baisse trop brutale de leur devise pourrait, en effet, entraîner l’arrêt ou le ralentissement des prêts de l’étranger qui, en 1986, leur ont permis de financer entre un quart et un tiers de leur budget. Dès lors, pour continuer à les attirer, ils pourraient se voir obligés de relever leurs taux d’intérêt, au risque de provoquer une récession dont les conséquences sont à redouter. Un recul de leur activité pourrait déchaîner une contagion protectionniste aux effets catastrophiques. Surtout, elle pourrait jouer le rôle de mèche pour la « bombe à retardement » que constitue la dette des pays en voie de développement. L’interdépendance de l’ensemble de l’économie mondiale pourrait alors se manifester sous le plus sombre de ses aspects.
12Sans doute ce scénario apocalyptique est-il exagérément pessimiste et les retournements des dernières années nous mettent-ils en garde contre tout jugement prématuré. Les « nous sommes tous des keynésiens » de Nixon en 1971 n’ont-ils pas paru emportés par le triomphe des monétaristes quelques années après avant de recouvrer, à nouveau, quelque crédibilité ? N’a-t-on pas vu deux « chocs » pétroliers suivis d’un effondrement des prix ? N’a-t-on pas d’abord vu les titres se multiplier sur le « déclin américain » avant d’opposer la vitalité des Etats-Unis reaganiens à la « sclérose » des pays européens ? N’est-on pas parfois tenté de parodier Montaigne et d’affirmer : « vérité en deçà de cette date ; erreur au delà » ? Un rapide déclin économique des Etats-Unis n’est nullement certain. Ce pays est jeune, il croit que le « monde peut être recommencé » et il n’a probablement pas épuisé toutes les ressources dont il dispose pour reconquérir une partie du terrain qu’il a dû abandonner : « Un matin, note Michel Jobert, les « experts » ont constaté que l’ère d’une écrasante domination de l’économie internationale était terminée... Est-ce l’aube d’une ’révision déchirante’ ou le soir d’une indicible mélancolie ?... Je les crois surtout capables d’une brillante réadaptation... Je parie donc pour la ’révision déchirante’, suivie de matins glorieux. »9
13De plus, l’histoire ne s’est jamais répétée et maintes preuves ont été données que les leçons des années 1930 n’avaient pas été oubliées. On a vu comment les Occidentaux avaient su instaurer des Sommets économiques dont Helmut Schmidt a noté : « Ils n’ont pas produit grand chose. Mais c’est ce qu’ils ont empêché de se produire qui a eu une importance énorme. » On a vu aussi en 1984 le gouvernement fédéral voler à la rescousse de deux de ses plus grandes banques. En 1985 c’est le secrétaire au Trésor, James Baker, qui a conclu avec ses principaux alliés un accord pour essayer de favoriser un « atterrissage en douceur » de sa monnaie tout en élaborant un plan pour aider les pays sous-développés endettés. La même année, le Congrès votait la loi Gramm-Rudman-Hollings pour peu à peu réduire le déficit du budget. En 1987, l’accord du Louvre s’efforçait de stabiliser les parités. En 1988, les Américains recouraient à des formules innovatrices pour atténuer le poids de la dette du Mexique et ils s’engageaient à vendre des DTS pour défendre le dollar contre le yen japonais.
14Toutes ces mesures reflètent une volonté d’éviter les pièges où, dans les années 1930, les démocraties étaient tombées. Mais elles trahissent aussi l’ampleur des fissures qu’elles ont laissé se creuser. Instabilité chronique des devises, « dérégulation bancaire », « folie des fusions » et emballement des marchés boursiers, tous ces éléments suggèrent depuis longtemps ce que le Krach d’octobre 1987 a illustré : la fragilité croissante du système financier sur lequel l’économie mondiale est fondée. Sous cet aspect, les Etats-Unis semblent s’être un peu comportés comme un pays habitué aux tremblements de terre : on s’y assure beaucoup plus contre les catastrophes naturelles dans les années qui suivent ces dernières que dans celles qui viennent longtemps après. Pourtant, statistiquement, le risque est alors beaucoup plus élevé. Soixante ans, deux générations : serait-ce là le délai au terme duquel les démocraties oublieraient les errements qui les avaient amenées à construire un ordre économique et monétaire qui se voulait porteur de stabilité, de prospérité et, plus encore, de paix ?
15Que l’entreprise ait, plusieurs décennies durant, été couronnée de succès, ne peut que souligner les dangers que la situation actuelle peut comporter. En dépit de ses revers dans le monde sous-développé, l’histoire suggère que, globalement, les objectifs de l’Alliance étaient justifiés. Mais sa structure, comme sa répartition des tâches, doivent être révisées. Dès 1973, une réforme s’imposait. Aujourd’hui, elle prend l’allure d’une ardente nécessité : parce que même si une ère de rapide déclin n’est pas la suite inéluctable de la fin du « siècle américain »,10 au cours des prochaines années, Washington va probablement devoir faire face à trop de difficultés (concurrence croissante du Japon, pulsions protectionnistes au Congrès, et surtout coupes sévères de nombre de postes du budget) pour pouvoir consacrer autant de ressources que par le passé à la protection de ses alliés. Bref, ce que certains appellent le « blues du partage du fardeau » risque d’être un refrain lancinant pour les Occidentaux.
16L’Alliance ne pourra sans doute pas éviter de chercher un remède au mal qui, tel un cancer à évolution lente, l’affaiblit et lui donne des poussées de fièvre à intervalles plus ou moins réguliers. Ce mal, il a été parfaitement diagnostiqué sans que, jusqu’ici, on ait su l’enrayer : l’inégalité structurelle sur laquelle elle a été fondée. Celle-ci tient sans doute à des facteurs « physiques » : sa situation et sa profondeur géographique, ses ressources naturelles assurent des atouts spécifiques à l’Amérique. Mais qui ne voit qu’elle a aussi une source politique : la dissymétrie entre une puissance qui en est vraiment une, l’Amérique et une autre, l’Europe, qui n’a, de ce statut, que les statistiques économiques ?
17Les difficultés actuelles ne sont pas forcément un motif de découragement. D’un côté, elles peuvent convaincre définitivement les Etats-Unis qu’ils ont plus besoin encore d’alliés qu’auparavant. Eisenhower avait déjà noté dans les années 1950 : « Sans alliés et sans associés, le leader n’est qu’un aventurier du type Gengis Khan ». Ou un Géant isolé et impuissant, pourrait-on ajouter dorénavant. De l’autre, elles rappellent aux pays du vieux continent que, désunis, ils resteront dépendants et sans prise sur les événements. Trop souvent absents de certains domaines technologiques importants, ils pourraient être les premières victimes d’un rapprochement économique entre les Etats-Unis et un Japon en pleine expansion. De plus en plus minoritaires démographiquement, ils risquent d’être les grands perdants de la redistribution des rôles en gestation dans un monde qu’ils dominaient encore, il y a cinquante ans.
18L’intérêt des Européens est donc, sans aucun doute, de faire ce que, avant même les débuts de l’Alliance et dans ses premières années, les Américains leur demandaient : s’unir pour alléger le fardeau de leur grand allié. Ils pourraient ainsi assurer, dans une collaboration plus autonome avec ces derniers, leur sécurité et, à terme, se rapprocher de l’autre moitié de l’Europe, qui supporte de moins en moins bien l’emprise de la Russie, sans trop inquiéter celle-ci. Certains pourront reprocher à ce scénario de pécher par optimisme exagéré : n’oublie-t-il pas que, à certains moments, le système atlantique a pu, le général de Gaulle en a fait l’expérience, obérer l’apparition de ce « pilier manquant » qu’eût dû constituer le vieux continent ? Mais d’autres, avec des arguments tout aussi convaincants, pourront répliquer que, sans la garantie des Etats-Unis, la peur de l’Allemagne aurait sans doute prévenu l’émergence des tentatives d’unification. En tout cas, aujourd’hui, les incertitudes de la protection américaine devraient encourager une intégration européenne que, dans le passé, son efficacité et sa quasi-gratuité avaient pu handicaper. Récemment, on a d’ailleurs vu les Français engager d’importantes conversations sur la coordination de leur arsenal nucléaire avec la Grande-Bretagne tandis qu’ils renforçaient leur coopération militaire avec l’Allemagne. L’entreprise n’est pas sans inextricables difficultés. Mais la crainte de l’alternative devrait encore être le meilleur moteur pour les dépasser : au cas où l’Alliance se désintègrerait, le risque serait grand de voir la RFA poursuivre ses objectifs dans un rapprochement avec l’autre camp, tandis que s’ouvrirait la voie d’une « finlandisation », c’est-à-dire d’une mort politique du vieux continent.
19Certains, il est vrai, pourront reprocher à ce scénario de relever du « genre catastrophe » de même que le premier voyait la scène internationale à travers des « lunettes roses ». A tout bien peser, au regard de ce que les années 1973-1983 semblent suggérer, une autre évolution plausible est un glissement progressif du désordre, un enfoncement impuissant et résigné dans un statu quo ante, secoué de crises toujours plus rapprochées. Serait alors peut-être vérifiée la prophétie parfois attribuée au secrétaire d’Etat John Hay : « La Méditerranée est l’océan du passé, l’Atlantique l’océan du présent et le Pacifique l’océan du futur ».11 Et, faute de créativité, l’Europe aurait renoncé à son rôle passé. Mais elle le sait, et cela peut encore tout changer.
Notes de fin
1 – DE GAULLE (Charles) : Mémoires d’Espoir, Paris, Plon, 1970, p. 214 et MONNET (Jean) : Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 113.
2 – Voir, par exemple, « NATO’s Malaise » in Time, 14 mars 1988.
3 – Typiquement, un des meilleurs spécialistes américains de l’Alliance, Lawrence S. KAPLAN, a intitulé NATO and the U.S. The Enduring Alliance (Boston, Mass., G.K. Hall, 1988) sa synthèse sur l’histoire de l’OTAN.
4 – SULZBERGER (Cyrus L.) : Dans le tourbillon de l’histoire, Paris, Albin Michel, 1971, p. 440.
5 – USA Document, 21 août 1980, p. 2.
6 – HASSNER (Pierre) : « Plus c’est la même chose, plus ça change », in Etudes internationales, vol. XIII, no.3, septembre 1982, p. 474.
7 – Voir l’article cosigné par Michael HOWARD, Karl KAISER et François DE ROSE dans l’International Herald Tribune du 4 février 1988.
8 – Témoigne de cette anxiété le succès rencontré aux Etats-Unis par le livre de Paul KENNEDY : The Rise and Fall of the Great Powers : Economie Change and Military Conflict from 1500 to 2000, New York, Random, 1988.
9 – JOBERT (Michel) : Les Américains, Paris, Albin Michel, 1987, p. 151.
10 – Sur la politique américaine tout au long du XXe siècle, on pourra utilement consulter la synthèse de Denise ARTAUD : La fin de l’innocence. Les Etats-Unis de Wilson à Reagan, Paris, Colin, 1986.
11 – Cité in GRAPIN (Jacqueline) : Forteresse America, Paris, Grasset, 1984, p. 291.
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