Avant propos
p. 121-138
Texte intégral
« Pour ce qui est de vous, en Europe et au Japon, j’espère que vous allez coopérer les uns avec les autres. Pour certaines choses, c’est très bien de se quereller et de chipoter, mais ce qu’il faut, c’est coopérer sur les questions fondamentales. »
Mao à Kissinger, début 1973.1
« L’URSS a le choix entre la confrontation et la coopération. Les Etats-Unis sont prêts pour les deux éventualités. »
Carter, devant l’Académie navale d’Annapolis, le 7 juin 1978.2
1 En 1974, l’ordre néo-libéral était menacé. Sur le plan intérieur, le risque était fort pour les sociétés industrialisées de voir leur légitimité contestée : l’ère de la croissance illimitée paraissait bien passée avec le premier « choc » pétrolier et la « révolution des attentes croissantes » risquait surtout de susciter amertume et frustrations désormais. Aux Etats-Unis, la démission de Nixon illustre une érosion générale de la confiance dans l’expérience nationale. Sur le vieux continent, alors que la possibilité avait pu en paraître à jamais écartée, le problème de la participation éventuelle des P. C. à certains gouvernements commence à se poser. Sur le plan extérieur, le système international est dominé par l’instabilité, celle du Tiers Monde en particulier et par les efforts de l’U.R.S.S. pour en profiter. Les deux menaces se renforcent réciproquement. L’érosion de la « légitimité » rend encore plus difficile toute politique à l’égard du monde sous-développé : l’action militaire mais aussi l’aide humanitaire ne sont guère populaires. La disruption de l’ordre mondial qui avait assuré la prospérité renforce l’« ingouvernabilité ».
2Celle-ci, à son tour, rend plus aléatoire la coopération des démocraties industrialisées : entre elles, bien au contraire, l’incompréhension menace de s’aggraver. D’abord, la crise renforce les réflexes nationalistes. En novembre 1978, aux Etats-Unis, 78 % du public et 90 % des leaders donnent la priorité aux problèmes domestiques.3 52 % seulement du premier (mais 94 % des seconds) se disent favorables à un engagement des troupes américaines en cas d’invasion, par l’URSS, des vieilles nations. Celles-ci, d’ailleurs, suscitent plus la condescendance que l’admiration : gouvernements faibles et populations incertaines, telle est la perception qu’en a une part croissante de l’opinion américaine.
3L’Europe, ironiquement, n’est pas en reste. Aux yeux de maints habitants du vieux continent, l’Amérique ressemble moins que jamais au pays triomphant qu’ils ont connu voici trente ans. Les Américains semblent, il est vrai, toujours plus douter des institutions qui leur avaient été une source intarissable de fierté. C’est en 1974-1976 que la chute de confiance dont celles-ci sont l’objet se précipite sur un rythme accéléré.4 Après une brève remontée en 1977, leur cote de popularité connaît son nadir deux ans après. Le 15 juillet 1979, c’est un « malaise national » que Carter croit devoir évoquer. La crise d’autorité qui ne tarde pas à en résulter sème la perplexité chez les alliés. Les Etats-Unis sont peut-être les leaders des démocraties industrialisées, mais personne n’est capable de dire par qui eux-mêmes sont guidés !
4D’abord, en effet, la bataille fait rage entre le Congrès et la Maison Blanche et si personne ne peut prétendre l’emporter, l’incohérence, elle, est sûre d’avoir quelque chose à gagner. Le Vietnam a sans doute suggéré que le Président pouvait dangereusement se tromper. Mais ses errements passés ne prouvent nullement la sagesse du Congrès. Composé de 535 personnalités, celui-ci est d’autant moins capable d’unité que la règle de l’ancienneté y est contestée et que la discipline des partis y est plus inexistante que jamais. Sensibilisés aux échéances électorales, ses membres ont du mal à concilier leurs intérêts avec la poursuite, sur le long terme, de l’intérêt national.5 En fait, le Congrès n’a pas les moyens d’imposer sa politique à l’Exécutif, mais seulement de l’empêcher d’atteindre ses objectifs.6
5Se retrouver dans cette lutte d’influence serait déjà difficile pour les membres de l’Alliance. Mais ce n’est pas la seule difficulté. Pour commencer, la presse joue, dans ces années, un rôle inégalé comme plusieurs « affaires de médias » (doctrine Sonnenfeldt, PRM-10, bombe à neutrons) vont le suggérer. Surtout, l’Exécutif est aussi instable que divisé. En août 1974, Nixon s’efface devant Ford qui est le premier Président à ne pas avoir été élu, mais désigné à la suite d’un compromis entre la Maison Blanche et le Congrès. A peine les Européens commencent-ils à l’apprécier que lui succède un homme, bien décidé à appliquer une « nouvelle » diplomatie mais, l’avenir le prouvera, incapable de vraiment définir celle-ci. Car, reflet du trouble qui traverse le pays, l’Exécutif s’avère bientôt déchiré lui-aussi : la preuve en sera assénée quand, à partir de 1978, le secrétaire d’Etat Vance et le conseiller du Président, Brzezinski, sembleront prôner des politiques opposées à l’endroit de la Russie.
6En attendant, la montée des nationalismes fait peser une nouvelle menace sur les relations économiques des démocraties industrialisées : celle d’un protectionnisme revigoré. L’ordre commercial et douanier instauré au sortir des hostilités paraît plus en danger que jamais : la non-discrimination est de plus en plus souvent bafouée, par les Américains eux-mêmes pour commencer. Les mesures visant à restreindre et à « cartéliser » les marchés commencent à proliférer. A partir de 1976, la montée du protectionnisme peut être régulièrement suivie à travers les rapports de la BIRD et du FMI.
7Pourtant, la « tentation protectionniste » se heurte à une résistance que certains jugent sans doute vacillante, mais d’autres étonnante, voire agaçante. En témoignent ces propos de George Meany, le leader de la principale centrale syndicale des Etats-Unis. « Le libre-échange est une plaisanterie et un mythe » constate-t-il. Il croit pourtant utile d’avertir les autorités de son pays : « Une politique commerciale gouvernementale fondée sur la vieille idée du libre-échange est pire qu’une plaisanterie : c’est une prescription pour un désastre. »7 Comme idéologie, en effet, le libre-échange survit à tous les défis. Officiellement, il reste l’objectif des démocraties. En 1979, en plein deuxième « choc » pétrolier, un accord majeur de désarmement douanier, le Tokyo Round, pourra être signé et ratifié. Et, dès mai 1974, les 24 membres de l’OCDE ont pris un engagement qu’ils renouvelleront plusieurs années durant : s’abstenir de tout recours à de nouvelles restrictions commerciales et de toutes mesures visant à stimuler artificiellement leur part du marché mondial.
8« Si la guerre était encore possible, probablement que nous serions en guerre » remarque, en mai 1974, Jean Monnet.8 Mais les leçons de l’histoire n’ont pas été totalement perdues pour les démocraties libérales. Sur un point, même, l’unanimité semble se réaliser : les errements des années 1930 (auxquelles les références deviennent systématiques désormais) devront à tout prix être évités. Il leur sera toujours sans doute difficile, voire impossible, de définir les moyens concrets pour y arriver. Mais elles s’entendront au moins sur une idée : la nécessité de se concerter.
9C’est ainsi qu’une nouvelle notion, le « trilatéralisme » allait très largement émerger. D’abord incarnée dans une organisation privée, la Commission trilatérale, elle s’épanouirait dès 1975 dans la tenue de « Sommets » qui rassembleraient les leaders des grandes démocraties industrialisées.
10 « La Commission trilatérale, lancée en juillet 1973, est un groupe de discussion non gouvernemental, tourné vers les questions politiques. Elle est composée d’environ trois cent personnalités éminentes de l’Europe occidentale, d’Amérique du Nord et du Japon, à l’origine très diverse. Son but est d’encourager la compréhension mutuelle et une coopération plus étroite entre ces régions, à travers une analyse de leurs principaux problèmes majeurs et l’examen des propositions politiques pour leur faire face.
11« Les racines historiques de la Commission sont à rechercher avant tout dans les tensions sérieuses qui ont existé, au début des années 1970, dans les relations entre le Japon, l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale. »9
12Comme le rappelle cet extrait d’une de ses brochures, la Commission trilatérale est née de deux données. La première était qu’un certain nombre d’Américains avaient jugé dangereux de laisser Kissinger traiter ceux qui étaient à leurs yeux des partenaires prioritaires en quasi-adversaires. Le « trilatéralisme » fut, pour commencer, une rébellion contre l’« unilatéralisme ». Les milieux protectionnistes avaient sans doute applaudi au coup de force du 15 août 1971. Connally avait reflété un « jingoïsme » latent dans le pays et Nixon comme Kissinger avaient flatté le sentiment populaire quand ils avaient reproché aux Européens d’exploiter la protection généreuse des Américains. Mais les milieux économiques multinationaux, les financiers en particulier, avaient été atterrés par ce qu’ils considéraient comme un néo-mercantilisme archaïsant, et une menace pour l’objectif majeur des Etats-Unis depuis de longues années : une intégration progressive et féconde des marchés, gage de prospérité et de paix. Les « politiques » et diplomates attachés à l’internationalisme tel qu’il avait émergé au sortir des hostilités, partageaient leur anxiété : la politique des « chocs » répétés pouvait assurer à l’Amérique de brefs succès mais elle risquait de réduire en pièces la communauté d’intérêts que Washington avait su créer. Bref, elle paraissait avoir jeté les leçons de l’histoire au panier.
13Mais la Commission devrait aussi sa naissance à une autre conviction : celle qu’il était absurde d’espérer une solution aux problèmes économiques occidentaux hors d’une étroite concertation avec le Japon. Le sentiment s’était diffusé que les camouflets que Tokyo s’était vu infliger, ne devraient jamais être répétés. Le 15 août 1971, Connally avait téléphoné au Premier ministre japonais dix minutes seulement avant que Nixon ne présente, à la télévision, sa NEP ! C’était, il est vrai, un progrès : en juillet, Tokyo n’avait été informé que trois minutes avant de la nouvelle que le Président allait révéler à un public stupéfait : le voyage de Kissinger en Chine !10 Certes, les Etats-Unis avaient gagné un avantage à court-terme à ces « chocs » répétés : deux mois après, les Japonais acquiesçaient à un accord de restriction sur leurs exportations textiles que, depuis deux années, ils rejetaient. Mais c’était un jeu dangereux, qui pouvait aussi les inciter à penser que la loyauté n’était plus une politique qui payait. Le souci d’intégrer le Japon dans le camp des démocraties industrialisées, au lieu de l’en éloigner, était partagé par Nixon et Kissinger, il est vrai. Dans son discours sur l’« Année de l’Europe », le premier y avait insisté. C’était sur les méthodes que les points de vue divergeaient. Alors que Kissinger avait omis de consulter les Japonais avant de les inclure dans son nouveau projet, le « trilatéralisme » visait à faire de la concertation le mode fondamental des relations internationales.
14A partir de 1971, aux Etats-Unis, des voix influentes s’étaient donc élevées pour préconiser une approche totalement differente des relations avec les alliés. Parmi celles-ci, celle de Zbigniew Brzezinski, professeur à Columbia et rival intellectuel de Kissinger. Dès 1970, Brzezinski, dans son livre Between Two Ages. America’s Role in the Technetronic Era 11 avait préconisé la formation d’une « Communauté des nations développées ». Celle-ci devrait rassembler les trois régions « les plus vitales du monde », parce que les plus avancées en matière d’« innovation scientifique et technique », mais aussi de « conscience planétaire. » En 1971, il organisait des Tripartite Studies sous les auspices de la Brookings et en collaboration avec des chercheurs d’Europe et du Japon. En 1972, dans une série d’articles pour la revue Foreign Policy, il reprenait cette idée et insistait sur la place des Etats-Unis à la tête d’un triangle dont les deux autres extrémités étaient l’Europe et le Japon. Dès juillet 1973, il participait à la réunion du noyau fondateur d’une organisation destinée à donner un tour concret à sa vision.
15Inquiet des menaces qui pesaient sur l’ordre international et l’intégration des marchés, le financier David Rockefeller avait été séduit par les Tripartite Studies 12. Bientôt il agitait l’idée d’une association privée regroupant les élites des trois régions concernées. En 1972, il la présentait lors d’une réunion du groupe du Bilderberg. Depuis 1954, celui-ci avait constitué un forum discret pour la discussion, entre leaders d’opinion des Etats-Unis et du vieux continent13, des relations avec l’autre camp. L’accueil y avait été encourageant. Aussi, le président de la Chase Manhattan avait-il décidé de lui donner un prolongement concret. 1972 et la première moitié de 1973 furent consacrés à la sélection des personnalités qui y seraient associées. C’était, pour l’avenir de la Commission, une tâche-clé puisque son ambition serait, un peu à l’instar du Comité pour les Etats-Unis d’Europe de Jean Monnet, de créer un consensus entre des personnages influents des trois régions concernées, de prouver que même sur des questions controversées un accord pouvait être réalisé et, plus encore, de donner aux gouvernants la garantie qu’en ralliant ces compromis, ils ne se retrouveraient pas, loin de là, sans appui. C’était peut-être la raison pour laquelle Brzezinski avait insisté, en dépit de nombreuses objections, pour que le terme retenu fût celui de « Commission » : parce qu’il donnait un air quasi officiel et donc prestigieux à la nouvelle organisation. Celle-ci comprendrait un bon nombre de banquiers et de financiers, de représentants de l’industrie, de la presse et du monde de la pensée, et, évidemment, des hommes politiques (à condition expresse qu’ils ne soient pas aux responsabilités). En juillet 1973, la Commission trilatérale était créée. Son Comité exécutif tiendrait sa réunion fondatrice à Tokyo, quatre mois après (20-23 octobre).
16Dans la capitale japonaise, les choses ne devaient pas se faire sans difficultés. D’abord, la création de la Commission était sans doute considérée, par certains gouvernements, avec suspicion sinon hostilité. Le gouvernement japonais était très disposé à créer un « triangle équilatéral » avec l’Amérique et ses alliés. Mais il ne l’était guère à se laisser entraîner dans une coopération armée et la Commission devait de longues années durant s’interdire de discuter des questions de sécurité. Inversemement, l’intégration du Japon dans le concert des démocraties industrialisées n’était pas sans soulever, en Europe, une certaine anxiété. D’abord, l’on pouvait redouter qu’elle ne s’accompagne de pressions de Washington pour détourner une partie de ses exportations des Etats-Unis vers les vieux pays. Ensuite, la Commission trilatérale risquait de détourner l’Europe de ce qui devait être, pour elle, une absolue priorité : la construction de son unité (et il est possible que des hommes comme Jean Monnet aient eu, à ce sujet, quelques arrière-pensées). Enfin et surtout, l’affaire présentait un danger : conçue par les Américains, la coopération « trilatérale » pourrait aisément se révéler le truchement de la réaffirmation de leur leadership sur le monde occidental. Les Etats-Unis, selon l’idée de Brzezinski, devaient être au sommet de ce triangle en principe « équilatéral ». Aussi lorsque, de passage en Europe au début de l’automne, le Premier Ministre japonais avait évoqué une restructuration des relations entre les démocraties industrialisées avec les dirigeants français, allemands et anglais, sa démarche avait-elle rencontré un accueil mitigé : le soutien que Nixon et Kissinger avaient alors jugé bon de lui apporter avait sans doute moins servi que nui à son projet. A son départ de Bonn, le 8 octobre, tout en se félicitant chaleureusement de leur échange de vues, Brandt et Tanaka avaient affirmé que le moment n’était pas encore venu de créer « un triangle Etats-Unis-Europe-Japon », c’est-à-dire d’intégrer ce dernier dans la « Déclaration atlantique » comme Washington le souhaitait.14
17Quinze jours après, pourtant, le Premier japonais inaugurait la réunion constitutive d’une organisation qui réalisait sur le plan privé ce qui, sur le plan gouvernemental, restait encore hors de portée. A Tokyo, il est vrai, les débats de la Commission ne semblent pas avoir manqué de vivacité. A la conception de Brzezinski, favorable à une relative hégémonie des Etats-Unis, s’opposait celle de certains Européens, défendue par Georges Berthoin, l’observateur français. Pour ce dernier, l’intérêt véritable d’une telle organisation était de démontrer qu’une coopération pouvait fonctionner sur la base d’une réelle et complète égalité, et qu’elle n’était nullement exclusive d’une ouverture vers les pays sous-développés ou vers le camp opposé. Séduits par les perspectives qui, ainsi, s’ouvraient, les Japonais, d’abord favorables à la formule que Brzezinski avait élaborée, devaient se rallier à cette vue plus équilibrée.15
18Pour influencer la politique des démocraties industrialisées, la Trilatérale compterait sur trois atouts clés : des circonstances favorables, des méthodes de travail efficaces et le prestige de ses membres.
19Les circonstances ne pouvaient pas être plus propices. La création de la Commission devait coïncider avec le premier choc pétrolier : une fois les premiers éclats passés, sa vision avait de grandes chances de s’imposer comme celle de l’« intérêt éclairé », des « Lumières » face à l’« obscurantisme » des réflexes nationalistes.
20Ses méthodes devaient aussi contribuer à son efficacité. Les rapports, auxquels elle allait consacrer l’essentiel de son activité, traiteraient des questions qui, après concertation, auraient été sélectionnées comme prioritaires par les présidents des trois régions. Et leurs objets concerneraient bien en effet les problèmes majeurs auxquels se heurtaient les démocraties industrialisées16. Un programme de travail très construit devait ainsi être poursuivi dont l’aboutissement serait le rapport no. 14, publié en 1977, sous le titre Towards a Renovated International System.17 Systématiquement confiées à la fois à un Américain du Nord, à un Européen et à un Japonais, ces études devaient démontrer qu’il était possible d’abord de parvenir à des analyses communes de la situation et, bien souvent, même à des recommandations, ensuite de rassembler un assez large consensus lors des séances plénières de la Commission.
21Essayer de transformer ses recommandations en politique des gouvernements était l’ambition ultime de la Commission. Pour ce faire elle comptait sur l’influence des personnalités qu’elle rassemblait et sur leur accès éventuel aux responsabilités. Au cours de ses premières années, elle allait apparaître, sous cet aspect, comme un véritable vivier. Dans son troisième rapport annuel, elle pouvait ainsi noter :
22« Aux Etats-Unis, il y a eu un accroissement sensible de l’accent placé sur les liens trilatéraux comme pierre angulaire de la politique étrangère américaine – comme en témoignent les déclarations à la fois du secrétaire d’Etat Henry Kissinger et du candidat à la présidence Jimmy Carter, lui-même un membre actif de la Commission – et le « bilatéralisme » paraît être devenu un terme reconnu du vocabulaire de la politique étrangère. »
23Mais ce serait en 1976-1977 qu’elle-même jugerait son influence à son apogée :
24« Le trait le plus caractéristique de 1976-1977 a été peut-être un accroissement de l’impact de la Commission trilatérale, impact qui, pour une bonne partie, résulte du nombre de Commissaires à être entrés dans différents gouvernements. C’est dans le cas des Etats-Unis que ce phénomène a été le plus spectaculaire. »18
25Si des membres de la Commission accédaient, tels Raymond Barre en 1976, aux plus hautes responsabilités à l’étranger, c’était bien outre-Atlantique, en effet, que le mouvement triomphait. L’Administration Carter devait en paraître littéralement submergée.
26L’impact réel de la Commission reste aujourd’hui difficile à évaluer et des bilans totalement opposés en ont été dressés. Certains ont voulu y voir un véritable complot, visant à limiter la démocratie chez les Occidentaux, comme ce « télégramme » imaginaire présenté en couverture d’un ouvrage qui lui était consacré tend à le suggérer :
27« URGENT... VOUS RENSEIGNER stop COMMISSION TRILATERALE AVEC PDG COCA COLA – RAYMOND BARRE – PDG ESSO – FIAT – PARIBAS – JIMMY CARTER – PDG SAINT GOBAIN – SHELL – BRZEZINSKI – ETC. ORDRE DU JOUR TOP SECRET stop IL FAUT LIMITER DEMOCRATIE stop »19
28Fondée sur une interprétation alarmiste de la partie américaine du rapport intitulé La crise des démocraties, partie que certains membres de la Commission devaient d’ailleurs eux-mêmes contester, cette vision conspiratoriale est évidemment caricaturale. Non seulement, les propos incriminés étaient déformés20 mais, par la suite, la Commission devait se voir l’objet d’une suspicion exactement inverse : servir les desseins du camp opposé ! Inversement, le témoignage d’un des « conspirateurs » incriminés, le PDG de Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, selon lequel ses activités « se limitaient à rencontrer deux ou trois fois par an... des hommes aimables et de bonne compagnie »21 réduit sans doute à l’excès l’influence dont la Commission semble avoir joui.
29En l’absence d’archives, il est vrai, celle-ci ne peut être que très imparfaitement appréciée. Emanation des « élites », la Commission a joué un rôle dont la spécificité ne peut être que difficilement isolée. De toute évidence, il paraît exagéré d’imputer à leur seule appartenance à la Trilatérale l’arrivée de Carter, Vance, Brzezinski ou Barre au pouvoir. La causalité peut, en effet, aisément être inversée : tous ces hommes furent membres de la Commission précisément parce qu’ils paraissaient susceptibles d’arriver, un jour, aux plus hautes responsabilités. En fait, la Trilatérale reflétait l’évolution des mentalités tout autant qu’elle l’impulsait et il est délicat de préciser dans quelle mesure les thèmes qu’elle allait appuyer aurait, ou non, en son absence, connu le succès.
30Il semble cependant possible de suggérer qu’elle joua un rôle capital sous au moins deux aspects. Tout d’abord, elle semble bien avoir exercé une influence-clé dans l’adoption de quelques projets concrets. C’est surtout d’elle que sortit l’idée d’autoriser la vente de l’or du FMI au prix du marché et l’utilisation pour partie des « gains » ainsi dégagés à l’aide aux pays sous-industrialisés. De même, elle paraît avoir largement été à l’origine d’une autre idée que la BIRD devait partiellement adopter : utiliser une partie des profits que valait à l’OPEP l’accroissement des prix pour ouvrir un « troisième guichet », assurant une aide privilégiée aux pays les moins favorisés22.
31Plus généralement, la Commission semble avoir joué un rôle de laboratoire de pensée et, plus encore, de terrain de dissémination des idées. Qu’elle en ait eu ou non la paternité, elle fut la caution transnationale d’un certain nombre de métamorphoses de l’approche diplomatique des démocraties : la globalisation de leur conception des relations internationales, leur souci d’intégrer, d’une façon ou d’une autre, le Tiers Monde et de donner à ce projet la priorité sur le conflit avec le camp opposé23 et leur obsession de préserver une ligne libérale en matière de relations commerciales. Dans ces années-là, bien des discours de Kissinger parurent directement trouver leur inspiration dans Trialogue, la revue de la Commission.24 Et même si leur origine procéda aussi de pratiques gouvernementales engendrées par la crise monétaire, la Commission trilatérale trouva une sorte de consécration dans l’instauration des « Sommets ». Son action et ses interventions avaient en effet largement facilité le ralliement à une idée que certains de ses membres avaient d’ailleurs avancée. Et par la suite, sa conception des Sommets, celle de réunions longuement préparées, devait l’emporter sur la version plus informelle que Giscard ou Schmidt avaient envisagée. « La Trilatérale institutionnalisée » devait noter Le Monde le 17 juillet 1978, à propos de ces derniers. Ce qu’elle avait entrepris en pionnière sur le plan privé, les gouvernements l’imitaient désormais. Les Sommets semblent avoir eu, en matière stratégique, un pendant plus restreint et discret. Selon Régis Debray, à partir de 1975, les ministres américains, britanniques, allemands et français, puis leurs collaborateurs prirent l’habitude de « déjeuner » ou « dîner » de plus en plus fréquemment en marge, puis en dehors, de l’A.G. des Nations unies et des Conseils de l’OTAN.
32Pourtant, dès juin 1978, les leaders de la Trilatérale avaient l’impression que, loin de gouverner le monde, ils devaient se contenter de parler de la façon dont celui-ci devrait être dirigé25 et, en 1979, il était impossible de nier que le « trilatéralisme » fût déjà en retrait. Trois raisons semblent à la source de ses difficultés. D’abord, sa vision reflétait un optimisme sans doute trop profond sur le triomphe des « Lumières » et de la « Raison » : elle sous-estimait la puissance des forces nationalistes et des sources d’incompréhension. Du coup, elle se faisait des illusions sur la capacité des démocraties industrialisées à retrouver le contrôle d’une situation qui leur échappait : la période fut celle de la Grande Inflation et le deuxième « choc pétrolier » porta un coup brutal à l’ensemble du projet. Loin, dès lors, de coïncider avec l’avènement d’un « nouvel ordre éclairé », ces années virent l’insécurité et l’instabilité s’ancrer : de 1974 à 1979, le nombre d’« incidents terroristes » allait rapidement se gonfler. Enfin et surtout, ces années furent marquées par le déclin de la détente et le retour du militaire qui rendirent sa vision beaucoup plus précaire.
33« Ce qu’on appelle convergence des économies, c’est que tout le monde doit faire ce que je fais, mais qui va faire un pas vers l’autre ? voilà la question qui n’a jamais été résolue ». Cette réflexion d’un expert en 198326 illustre bien le premier obstacle. En cette ère de difficultés, les gouvernements étaient trop obsédés par les risques électoraux, réels, qu’ils encouraient, pour être toujours prêts à sacrifier leurs intérêts immédiats au profit de partenaires qui, peut-être, ne feraient aucun geste quand leur tour viendrait.
34En réalité, l’incapacité du « trilatéralisme » à véritablement imposer le triomphe de l’intérêt général sur les intérêts particuliers tint sans doute au fait que les gouvernements ne purent jamais réaliser ce qui avait été accompli en privé. Il n’y eut ni leadership ni « égalité ». Comme on pouvait le redouter, deux seulement des côtés du triangle fonctionnèrent avec efficacité. Dans leurs relations, les Européens et les Japonais ne dégagèrent guère de communauté d’intérêt sinon pour se plaindre de la politique économique des Américains. Inversement, début 1978, une guerre commerciale sembla sur le point de les opposer, les exportations des premiers vers les seconds ne couvrant qu’une faible part de leurs importations. Le « trilatéralisme » souffrit ainsi d’une indéniable dissymétrie. D’abord, les Japonais restèrent peu intéressés par les questions de sécurité. Mais beaucoup plus grave, en dépit de maintes invitations de l’étranger, des Chinois en particulier, l’Europe s’avéra incapable de s’unifier et de se donner dès lors les moyens de vraiment compter. Significativement, la très grande majorité des premiers membres européens de la Commission trilatérale avaient été des partisans de Jean Monnet27. La Commission ne devait d’ailleurs jamais manquer une occasion d’appeler l’Europe à s’intégrer,28 appels que les leaders occidentaux n’hésiteraient pas à relayer : Carter serait ainsi le premier Président américain à rendre visite à la Commission de la Communauté. Mais en 1979, l’Europe restait, toujours aussi divisée. Les difficultés l’avaient sans doute poussée à réaliser d’importants progrès dans le sens de l’unité. Mais elles avaient aussi renforcé les forces centrifuges qui l’avaient toujours handicapée.29
35Ainsi, l’unité semble avancer tout au long de ces années. En 1979, le mouvement culmine quand successivement, un Système Monétaire commun, le SME, est entériné, le Traité d’adhésion de la Grèce signé30 et la première élection du Parlement européen au suffrage universel réalisée. Celle-ci sera d’ailleurs saluée31 par le vote d’une résolution concourante du Congrès et Carter recevra Simone Veil, la première présidente de la nouvelle assemblée à la Maison Blanche quelques mois après. Ces événements ne font d’ailleurs que couronner toute une série d’autres progrès. Dans la préparation puis dans la phase finale de la conférence d’Helsinki, l’Europe32 a su faire sentir le poids de sa diplomatie et inciter à plus de fermeté les Etats-Unis. Les bases d’une politique commune se sont, en effet, raffermies. Dès la fin de 1974, les Européens ont pu crier « Le Sommet est mort. Vive le Conseil » : le nouveau Président français a, en effet, obtenu l’aval de ses partenaires à la tenue de ces réunions sur une base régulière.33 Ainsi est créé le cadre d’une concertation qui permettra de mieux harmoniser la politique à l’égard du monde sous-développé (institutionnalisée en 1975 dans la convention de Lomé) ou les positions sur le conflit au Moyen-Orient et l’OLP. Enfin, en juin 1975, une lourde hypothèque a paru levée quand les Anglais ont approuvé, par référendum et à une large majorité (67,2 %), leur adhésion à la Communauté.
36Ces progrès ne doivent pourtant pas être surestimés. Souvent, en effet, ils s’accompagnent de retraits. Ainsi en va-t-il de la participation britannique à la Communauté. Certes, une bataille a été gagnée. Peut-on, pour autant, prétendre que la guerre, elle, l’est ? La réponse ne va pas tarder. Lors du Sommet « trilatéral » de Rambouillet, Wilson se bat pour arracher, pour son pays, une représentation séparée lors des négociations Nord-Sud qui vont bientôt commencer. Pays pétrolier, la Grande-Bretagne redoute de voir ses intérêts confondus avec ceux de ses partenaires. Si, au Conseil européen de Rome, peu après, Wilson finit par céder, c’est parce qu’il n’attend rien de la conférence qui va s’engager. A une ou deux exceptions près, croit-il bon de noter, le Conseil européen « avait été un gaspillage acrimonieux de temps. Nous avons vu la Communauté sous son pire aspect. »34
37 Or, ces récriminations ne sont pas le fait de la seule Albion. Les débats passionnés qui ont entouré l’élection du Parlement jettent le doute sur la portée réelle de l’événement. Initialement prévue pour juin 1978, la consultation a, en réalité, dû être reportée d’une année. Tandis que le débat sur la PAC ne cesse de s’envenimer, de graves querelles commerciales opposent entre eux les membres de la Communauté. Les Français se plaignent, à propos du « marché du siècle » mais aussi d’autres décisions des Belges et des Hollandais, de l’absence de solidarité. Mais Paris a lui-aussi préféré unir la CII à une firme des Etats-Unis, Honeywell-Bull, plutôt qu’au groupe allemand Siemens ou au Hollandais Philips.
38« Chaque fois que dans des décisions de politique industrielle, note un journal allemand, les intérêts français sont en jeu, Paris prêche à ses partenaires de la CEE de penser et de choisir européen, c’est-à-dire français... Placé lui-même devant le choix entre l’Europe et les Etats-Unis... Paris oublie trop légèrement les règles qu’il impose aux autres. »35
39Enfermée dans ses rivalités, l’Europe semble même quelque peu perdre pied. Le recul est sensible sur le plan économique. Le vieux continent se voit, en effet, attaqué de deux côtés :
40« D’un côté, les nouvelles industries du Tiers Monde pénètrent avec constance sur ses marchés traditionnels de biens manufacturés et, de l’autre, les Compagnies américaines et japonaises sont de plus en plus en position de bastion dans les domaines de haute technologie où les industries européennes envisagent de lancer une invasion. »36
41Mais le problème est tout autant posé en matière stratégique. Quand, à l’été 1979, le général Buis et Alexandre Sanguinetti semblent proposer une coopération nucléaire entre Paris et Bonn, force est de constater que l’idée d’une défense européenne unie relève toujours de l’utopie. Certes, le 10 février 1975, Jacques Chirac, le Premier ministre français, a pu déclarer :
42« Sachant son sort lié à celui de l’Europe, la France entend jouer dans la défense du continent auquel elle appartient un rôle à la mesure de ses capacités. Pour cela nous ne pouvons nous contenter de ’sanctuariser’ notre propre territoire et il nous faut regarder au-delà de nos frontières. »37
43Mais le 21 mars, le Président français a concédé que la création d’une « défense européenne » était à ses yeux un sujet qui « ne pouvait pas être utilement abordé. » Certes, il infléchira sa position peu après, suggérant que le problème pourrait être examiné dès lors qu’un pouvoir politique aurait été instauré et, en juin 1976, le général Méry publiera dans la Revue de Défense nationale un article qui paraît annoncer un changement de stratégie dans le sens d’un engagement quasi automatique des Français aux côtés de leurs alliés en cas de conflit. Mais très vite, le gouvernement préfère interrompre l’exploration de ces idées, qui soulèvent des débats passionnés.
44Bref, contrairement à ce que le processus trilatéral eût pu laisser espérer, au niveau gouvernemental, l’Europe ne put jamais exercer l’influence que son poids économique semblait impliquer. Dès lors, le consensus des démocraties industrialisées que la commission aspirait à créer n’eût pu émerger que d’un leadership américain efficace et convaincant, emportant l’adhésion des autres grands pays de l’Occident. Or ce leadership fut désespérément absent.
45Début 1975 une haute personnalité américaine avait noté : « Ou les Etats-Unis dirigent, ou personne ne dirige ; ou nous réussissons, ou le monde devra payer notre échec »38. En 1979, le « déclin américain » était un thème d’actualité. Rien ne l’illustra peut-être aussi bien que l’incapacité où les Etats-Unis se retrouvèrent d’aider le Chah comme ils l’avaient fait en 1953. Mais d’autres signes en témoignèrent avec éclat. « Le spectacle d’un Président mexicain assénant un sermon au Président américain » comme un banquier devait résumer la rencontre de février 1979 entre Carter et Lopez Portillo, aurait été impensable quelques années plus tôt.39 Un mois après, une larme coulait des yeux de la Statue de la Liberté que la couverture de Business Week reproduisait. Les responsables du magazine avaient voulu ainsi dramatiser le sujet auquel leur numéro du 12 mars était consacré : le déclin de la puissance nationale. Mais les Allemands avaient été beaucoup plus prompts à le discerner ! C’était le 5 mai 1975 que Der Spiegel avait représenté la fameuse statue avec un bras bandé : « Ne peut-on plus faire confiance à l’Amérique ? » avait-il demandé.
46Depuis longtemps entamé, le renversement d’attitude des Européens s’était en effet accéléré. C’est la chute de Saigon qui semble l’avoir précipité. En mai-juin 1975, leur confiance dans la capacité des Américains à les protéger s’était brutalement effondrée.40 Bientôt à cette perception de déclin stratégique s’ajoute celle d’un recul économique et politique. Le premier ne peut étonner. Il était depuis longtemps entamé et n’était que la conséquence logique de la politique voulue par l’Amérique. (Cf. le tableau) Mais une sorte de seuil paraît avoir été passée. Longtemps, la puissance des Etats-Unis a été symbolisée par leurs investissements à l’étranger. Or, dans ces années, pour certains secteurs, c’est à des désinvestissements massifs que les Américains paraissent procéder et ce sont les Européens qui leur demandent de rester. « Yankee, Don’t Go Home » note Time le 12 février 1979. Dix-huit mois auparavant, le même magazine avait consacré sa couverture à ce qu’il appelait une « invasion pacifique du capital étranger ». Le 8 janvier 1979, il évoquait encore les investissement massifs dans l’immobilier. A écouter certains politiciens et fermiers, devait-il remarquer, on pouvait croire que quelques millions d’Arabes et de Japonais, et plus de 50 % des Européens s’étaient précipité sur le patrimoine foncier américain !
Quelques chiffres-clé sur le déclin économique relatif des Etats-Unis (en pourcentage sur le total mondial)
1950 | 1980 | |
PNB | 34 % | 23 % |
Production de biens manufacturés | 60 % | 30 % |
Réserves monétaires | 50 % | 6 % |
Dépenses militaires | 50 % | 23 % |
Nombre de firmes parmi les 160 les plus importantes | 100 | 60 |
USHIBA (N.), ALLISON (G.) et DE MONTBRIAL (T.) : Sharing International Responsibilities Among the Trilatéral Countries, Trilatéral Commission, 1983, p. 8.
47« En résumé : l’Amérique est à vendre. Pas cher. Mais dépêchez vous, ça ne durera pas » note, en octobre 1979, Jean Boissonnat.41 Acheter aux Etats-Unis était, en effet, devenu intéressant parce que bon marché. La chute du dollar semblait l’étalon le plus fidèle du recul américain. Mais elle ne parvenait même plus à empêcher le déficit commercial de se gonfler. Le doute était désormais jeté sur l’efficacité des Etats-Unis et sur leur productivité. Au sortir des hostilités, ils avaient voulu faire de celle-ci un exemple pour le monde entier. Mais maintenant, elle stagnait et, par contre-coup, cet essouflement engendrait une admiration teintée d’envie pour le modèle japonais. En 1954, encore, un homme aussi informé que J. Foster Dulles jugeait que les produits du Japon « n’avaient aucun avenir » dans son pays et que Tokyo devait surtout chercher à s’assurer des marchés auprès des pays sous-développés. En 1965, Toyota n’exportait que 30.000 voitures aux Etats-Unis. Mais en 1975, la même firme dépassait Volkswagen, jusqu’ici le premier vendeur de véhicules étrangers. A cette date, le Japon exportait 800.000 automobiles aux Etats-Unis et un million de plus quatre ans après. Alors, il fabriquait une voiture sur cinq qui y étaient commercialisées. Publié en 1979 sous le titre Japan as Number One, le livre d’un professeur de Harvard était un best-seller aussitôt après.42
48Ce n’était pas le seul type de sermon que Washington se voyait infligé. En 1975, Schmidt avait sommé Ford de ne pas laisser New York s’écrouler sous le poids des dettes qui la minaient : c’était une place capitale, lui avait-il rappelé, et l’effet de domino qui en résulterait pourrait avoir un impact désastreux sur d’autres centres financiers. Mais c’était surtout leur politique énergétique, ou plutôt leur incapacité à en avoir une, qui suscitait la plus grande anxiété. Lorsque, en 1978, Carter évoqua de nouveaux plans à Bonn43, tous leurs partenaires eurent l’impression du « dejà-vu » note sardoniquement Wilson ! Trois ans plus tôt, en effet, Ford avait développé d’aussi séduisants projets. Aucun, ou presque, n’avait été concrétisé.
49Comment, dès lors, s’étonner si, en 1979, le déclin des Etats-Unis fut cruellement illustré par la réaction européenne et japonaise au second « choc » pétrolier. Alors que tous, à la seule exception des Français, s’étaient regroupés, en 1973, derrière le grand allié, tous furent cette fois unanimes à lui en imputer la responsabilité.
50En 1978-1979, la brutale hausse des prix pétroliers, supérieure en termes absolus à celle que le premier « choc » avait engendrée, révéla qu’en dépit des espoirs qu’on avait nourris et des objectifs qu’on avait fixés, la situation économique mondiale restait incontrôlée. Signe éminent s’il en est : en 1979, la Commission trilatérale dut renoncer à publier le rapport44 qu’elle venait de discuter, car, en quelques semaines, tous les chiffres et toutes les données s’étaient trouvés bouleversés. Le deuxième « choc » pétrolier souligna l’impuissance du trilatéralisme à réaliser deux objectifs qu’il s’était fixé : le rétablissement de l’ordre économique mondial et l’« intégration » progressive des pays sous-développés.
51Les deux projets étaient liés et la réussite du second serait difficile en cas d’échec du premier. Or ces années furent caractérisées par une accentuation du désordre monétaire mondial et la « Grande Inflation » marqua les limites de la coopération trilatérale. Même à son apogée, rèconnaît Anthony Solomon, le sous-secrétaire de Carter au Trésor, Européens et Japonais ne surent pas appliquer des pressions assez vigoureuses sur Washington à ce sujet.45 En fait, la coopération trilatérale ne fut jamais aussi inégalitaire que sur le plan monétaire : en 1975, le premier Sommet, celui de Rambouillet, avait largement consacré la toute puissance des Etats-Unis sous cet aspect.
52Signés en janvier 1976 et entrés en vigueur le 31 mars 1978, les accords de la Jamaïque qui devaient en résulter, allaient consacrer ce qu’un spécialiste devait appeler « l’étalon dollar pur, sans même la feuille de vigne d’une convertibilité nominale du dollar en or », et complètement modifier la notion de réserve monétaire par rapport au passé.46 En instaurant le règne sans partage du « papier-monnaie » et en ouvrant théoriquement la voie à des émissions de dollars illimitées, le système allait assurer à une multitude de pays étrangers les avantages dont les Etats-Unis avaient longtemps été les seuls à bénéficier. Le flottement généralisé des monnaies avait, en effet, incité le gouvernement américain à considérer tout contrôle des changes comme périmé. En janvier 1974, il prenait deux décisions-clés : le marché américain était entièrement ouvert aux emprunts obligataires étrangers et les dernières restrictions aux sorties de fonds étaient supprimées.
53Du coup, tous les pays ayant accès au marché mondial des capitaux allaient pouvoir disposer d’un approvisionnement élastique de réserves. Ce ne seraient plus les déficits qui s’adapteraient aux crédits, mais ceux-ci qui se gonfleraient automatiquement à la taille des déficits. De 1950 à 1969, les réserves officielles avaient augmenté de 3 % chaque année. A partir de 1973, elles s’accroîtraient sur un rythme cinq fois plus élevé.
54Le système aurait un avantage inégalé, qui explique sans doute le ralliement de l’ensemble des démocraties industrialisées. Il faciliterait le recyclage des pétrodollars qui allaient proliférer et, donc, l’absorption du premier « choc » pétrolier. Les banques occidentales allaient redistribuer, sous forme de prêts, les fonds que leur confieraient les pays producteurs. Elles financeraient ainsi le déficit des pays en difficulté, industrialisés ou sous-développés. Ces derniers pourraient ainsi continuer à progresser sur un rythme à peine inférieur à celui des années antérieures.47 L’opération présenterait néanmoins de très graves dangers et le système financier mondial, loin de subir une cure de santé, ne cesserait de se fragiliser.
55Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le terrain avait été ainsi préparé pour un éventuel deuxième « choc » pétrolier. Les Etats-Unis ne s’étaient jamais, en effet, montrés aussi peu enclins à se discipliner. Le nouveau système ne les avait nullement incités à pratiquer une politique énergétique plus rigoureuse pour commencer : ne pourraient-ils pas financer leurs achats pétroliers par l’émission de dollars-papier ? Mais il ne les avait pas plus empêchés d’exporter leur inflation. Sur ce plan, rien n’était changé. Les banques centrales allemandes et japonaises devaient bientôt le constater. En 1977-1978, elles n’auraient guère d’autre choix que de racheter un dollar dont la chute, à la longue, menaçait la compétitivité de leurs industries. Si elles allaient, comme par le passé, replacer aux Etats-Unis les sommes ainsi rachetées, les devises qu’elles auraient dû émettre à cet effet viendraient gonfler leur propre marché des liquidités. Comme bien des experts devaient l’observer : le deuxième « choc » pétrolier fut précédé, comme le premier, d’un flot de dollars déferlant sur le monde entier.
56Mais quand le deuxième « choc » eut éclaté, le contexte avait complètement changé. Au début des années 1970, Nixon lui-même avait pu s’exclamer : « Nous sommes tous des keynésiens désormais. » Mais en 1979, c’étaient, l’arrivée de Paul Volcker à la tête du Fédéral Reserve Board en témoignait, les « monétaristes » qui paraissaient l’emporter. Bientôt, pour financer le déficit américain, le système monétaire n’allait plus faire appel aux émissions inflationnistes des banques centrales en priorité, mais aux capitaux privés. Bientôt, la plupart des démocraties industrialisées allaient adopter des plans d’austérité. Les programmes de relance auxquels on avait eu recours en premier n’avaient nullement engendré l’expansion. Tout ce qu’ils avaient fait, c’était aggraver la stagflation.
57Le deuxième « choc » pétrolier porta ainsi un coup terrible à l’optimisme qui avait été à la base du trilatéralisme. En faisant de l’austérité un maître-mot, il annonçait une nouvelle poussée des tendances protectionnistes, déjà puissantes, chez les Occidentaux. Il laissait mal augurer de l’« intégration » des pays sous-développés.
58Il est vrai que la cause immédiate du deuxième « choc » pétrolier, la chute du Chah d’Iran, semblait tourner en dérision tous les espoirs à ce sujet. Tout s’était passé comme si ce souverain était tombé victime d’une expérience, contestable sans doute, mais réelle, pour moderniser son pays rapidement et l’intégrer dans l’Occident : « Ce chef d’Etat fut moins honni pour ce qu’il avait fait de mal que pour ce qu’il avait fait de bien » devait estimer Kissinger quelques années après48. Que la catastrophe ait pu être comparée par un dirigeant américain à la révolution bolchevik de 1917 donne à méditer. C’était un coup direct, en effet, à la prétention de l’Occident à offrir des valeurs universelles à l’humanité. C’était un échec pour l’espoir trilatéral de substituer un monde d’harmonie et de constants progrès à un système où les intérêts étaient destinés à se heurter et où une modernisation mal contrôlée pouvait assurer aux forces passéistes une irrésistible popularité.
59L’impact de cette affaire sur les démocraties industrialisées ne peut être sous-estimé. D’abord, elle accentua l’inquiétude des Européens devant ce qu’ils tendaient toujours plus à considérer comme l’incurie des Américains et contribua à accroître un fossé que la situation économique avait déjà creusé dans l’approche du monde sous-développé49. Ensuite, elle remit en première ligne les questions de sécurité. Fin 1978, Brzezinski expliquait :
60« La crise s’étend ainsi tout au long de l’arc que dessinent les rivages de l’océan Indien, menaçant de fragmentation les fragiles structures politiques et sociales d’un secteur qui revêt pour nous une importance vitale. Le chaos politique qui en résulte pourrait bien être mis à profit par des éléments hostiles à nos valeurs et favorables à nos adversaires. Cette situation risque de placer l’ensemble des nations occidentales devant des difficultés de belle taille. »50
61Le début de la période avait vu les leaders comme l’opinion accorder une priorité systématique aux affaires économiques.51 Le 17 janvier 1975, le chancelier Schmidt expliquait : « La politique extérieure n’est pas pour nous une discipline spéciale de diplomates secrets à la barbe blanche. Elle est en même temps politique économique mondiale, politique mondiale des matières premières, politique mondiale du développement, politique mondiale de la sécurité. »52
62Pourtant, dès 1978, le 8e « European Management Forum » de Davos suggérait l’inflexion qui se dessinait, ses participants ayant décidé de se pencher sur les deux menaces qui planaient, selon eux, sur les démocraties industrialisées : le protectionnisme et l’insécurité. La même année, pour la première fois, les leaders des démocraties industrialisées condamnaient le terrorisme international à l’occasion de leur Sommet. En mai 1979, le célèbre IISS de Londres expliquait que l’instabilité du Tiers Monde mettait effectivement la sécurité occidentale en danger : l’Iran, suggérait-il, n’était pas un cas isolé. La même année, les gouvernements américain et français ne cachaient plus qu’une de leurs priorité était la réorganisation de leurs forces d’intervention.
63L’alarmisme était d’autant plus d’actualité que pour s’en être à tort désintéressé, l’Occident, brutalement, prenait conscience de la puissance militaire du camp opposé. En 1974, encore, la Déclaration atlantique proclamait le « désir commun » des alliés de réduire leurs dépenses de sécurité. Mais dès décembre 1975, Helmut Sonnenfeldt notait :
64« Nous assistons à la naissance de l’Union soviétique en tant que superpuissance à l’échelle mondiale. Ce sera une évolution à long terme. C’est un processus qui vient juste de débuter en termes mondiaux... Ils commencent seulement à mettre en route les procédés par lesquels ils vont installer leur politique globale. »53
65En fait, loin de se substituer au conflit Est-Ouest, le conflit Nord-Sud n’avait fait que s’y superposer. Dès lors la détente était en danger. Dès lors aussi, le risque se dessinait d’une divergence fondamentale entre les Etats-Unis et les vieux pays.
66Chez les premiers, en effet, l’opinion évoluait vers un durcissement. Dès 1976, 50 % des personnes interrogées estiment que la détente a été « à sens unique », qu’elle s’est avérée plus bénéfique pour l’Union soviétique que pour l’Amérique. Le reproche vaut d’abord sur le plan idéologique : le sort des dissidents suscite de plus en plus le mécontentement. Mais il s’étend aussi aux questions stratégiques : les Américains imputent l’apparition de deux nouveaux « gaps » à la duplicité des Soviétiques. Le « gap budgétaire » : le Kremlin dépense 13 à 15 % de son PNB pour ses forces armées, auxquelles les Américains ne consacrent que 5 % de leur côté. Mais aussi un « gap en missiles » : les fusées lourdes et mirvées du camp opposé vont créer, s’alarme-t-on, une « fenêtre de vulnérabilité » mettant en péril tout le système de sécurité.
67Les chiffres et leur signification pourraient être discutés. Certains, d’ailleurs, ne se privent pas d’en souligner la relativité. Ils rappellent qu’à la fin des années 1950, c’est un autre « missile-gap » parfaitement mythique qui a relancé la course aux armements sur un rythme accéléré. Ironiquement, l’Occident en vient à s’alarmer au moment même où l’effort de l’URSS commence peut-être à se freiner : de 1966 à 1976, ses dépenses militaires auraient augmenté de 4 à 5 % par an en termes réels, estimeront plus tard le Pentagone et la CIA ; mais elles n’augmenteront plus, selon la seconde, que sur un rythme annuel de 2 % de 1976 à 1983.54 Mais le débat est dominé par deux autres données. D’abord, l’URSS, estime-t-on, consacre encore 15 % de plus à son budget militaire que Washington. Ensuite, les reculs américains, d’un côté, l’expansionnisme soviétique, de l’autre, étayent l’idée selon laquelle le relâchement de l’effort militaire est perçu comme une invitation à l’agression par les adversaires. En décembre 1979, avant même l’invasion de l’Afghanistan, le sénateur Hart attribue le nouvel enthousiasme des Américains pour des forces d’intervention à une chaîne d’événements « qui a commencé voici cinq ans avec la chute de Saigon et qui aboutit à la prise des otages à Téhéran. »55
68Dès lors, la détente fait figure d’accusée. Kissinger aurait sans doute raison de faire remarquer qu’une telle interprétation des faits renversait les causes et les effets :
69« Certains s’abritaient derrière l’argument que c’était la détente qui sapait notre effort de défense. C’était mettre l’histoire sens dessus dessous. Pendant le premier mandat de Nixon, avant qu’il ne fût question de détente, le Congrès avait réduit notre budget de la défense de 40 milliards en affirmant que c’était la seule manière d’obliger le gouvernement à une politique de conciliation ».56
70En tout cas, dans l’opinion, la détente devenait toujours plus un objet de suspicion. « Je ne sais pas pourquoi vous employez un vocable fantaisiste français tel que ’détente’ quand il existe pour cela une bonne expression anglaise – Cold War. » Dans ces années, le pays semble se convertir à cette réflexion de Golda Meir.57 Dès juin 1974, en fait, le signal avait été donné quand un des vétérans de l’Establishment américain pour les questions de sécurité, Paul Nitze, l’auteur de NSC-68, avait démissionné du Pentagone pour protester contre le tour que le futur accord SALT II prenait. Selon lui, l’Administration vendait, avec la détente, un « mythe » à l’opinion et au Congrès. Quelques mois après, le vote de l’amendement Jackson-Vanik suggérait le scepticisme croissant de ce dernier. En 1976, pressé par Reagan, Ford interdisait l’emploi du mot « détente » à ses conseillers. Seule, l’expression Paix fondée sur la Force serait autorisée. En juin, Kissinger parlait de « zone crépusculaire entre la tranquillité et la confrontation ».58 Dès l’été 1977, PRM-10, un document-clé du NSC, affirmait qu’un « deuxième âge » commençait et que les Etats-Unis devaient apprendre à vivre, avec l’U.R.S.S., dans une relation à la fois de détente et de rivalité. Dix-huit mois après, dans un discours violent, Soljenitsyne déplorait le « déclin » de l’Occident. Mais l’évolution était loin d’être terminée : en 1979, le général Haig, ancien SACEur, affirmait que les années 1980 seraient la décennie « la plus dangereuse depuis la fin de la deuxième Guerre mondiale. »
71Si le spectre des années 1930 continue à dominer, ses contours sont en train de changer. Pour la Commission trilatérale, il s’incarnait en priorité dans le « sauve-qui-peut » périlleux où s’était définitivement dissipée la prospérité des démocraties industrialisées. Désormais, c’est à l’insouciance militaire de ces dernières et à l’appeasement qui en est résulté que certains commencent à l’identifier. L’heure est à ceux qui, depuis 1976, au sein du Committee on the Présent Danger (CPD) s’obstinent à répéter que la « vraie menace » est la « pulsion soviétique vers la domination mondiale, pulsion appuyée par un renforcement militaire sans précédent. » Leurs avertissements ont un écho croissant. Au début de notre période, c’est la diffusion du nucléaire civil et les risques de prolifération horizontale qui lui sont liés qui suscitent des manifestations violentes et font l’objet de débats passionnés. Quelques années après, le militaire revient au galop au premier rang des problèmes occidentaux. A l’été 1979, aux Etats-Unis, le débat sur SALT II domine l’actualité et nombre d’observateurs apprennent à estimer, à l’aide de règles à calcul circulaires que la RAND commence à diffuser, le degré de vulnérabilité de leur arsenal à une « première frappe » du camp opposé.59 Mais en Europe, c’est depuis 1978, avec l’affaire de la bombe à neutrons que le nucléaire est la cible privilégiée des mouvements de protestation.
72Or, si les Américains semblent de plus en plus déterminés à rapidement réarmer, l’Europe commence surtout à redouter tout geste susceptible d’aggraver les tensions avec le camp opposé. Les premiers lui reprochent volontiers de se laisser « finlandiser ». Mais les seconds rejettent cette accusation.60 D’abord leur attachement à la détente n’implique pas un refus automatique d’un rééquilibrage militaire, bien au contraire. Sous Brandt et Schmidt, l’Allemagne avait puissamment renforcé sa puissance militaire et en 1979 elle était dotée d’une armée de près de 500.000 hommes, la plus importante de l’OTAN après celles des Etats-Unis et de la Turquie. Ensuite, concrétisée dans des échanges commerciaux et, plus encore, humains, la détente paraît plus nécessaire que jamais aux leaders européens. Le discours des Américains sur la « fenêtre de vulnérabilité » et sur le surarmement du camp opposé suggère que leur protection s’est encore écornée. A l’automne 1979, l’ambassadeur François de Rose, observateur informé s’il en est, rappelle que
73« l’amélioration qualitative des vecteurs soviétiques et l’augmentation quantitative des charges vont désormais donner à l’Union soviétique, tant au niveau intercontinental que sur le théâtre européen, une capacité de première frappe « anti-forces » et elle va désormais partager avec Washington l’aptitude du contrôle de l’escalade : c’est sous un double aspect, quantitatif et qualitatif, que l’URSS est en passe d’atteindre au moins la parité... »61
74Encore, l’ambassadeur cherche-t-il en priorité à rassurer une opinion de plus en plus confrontée à ce que l’on peut appeler une « crise de la dissuasion ». Longtemps, l’efficacité de la protection américaine a été contestée par les seuls Français : dans ces années, d’ailleurs, le général Gallois rappelle qu’à ses yeux, l’OTAN prépare « la guerre du passé » que son système de défense, infiniment trop statique, constitue une « invitation à l’agression », que l’Union soviétique pourrait être tentée d’utiliser l’extrême précision de ses nouvelles fusées pour désarmer, par des « opérations chirurgicales » le dispositif occidental. Mais tout est changé quand Kissinger lui-même met en doute la fiabilité de ce dernier. Dans un discours couvert avec un maximum de publicité, ne dénonce-t-il pas l’incompatibilité entre la parité stratégique et la vision traditionnelle de la « dissuasion élargie » ?
75L’ancien secrétaire d’Etat, il est vrai, cherche peut-être à faciliter l’implantation d’euromissiles sur le territoire allié. Mais sa dénonciation des apories de la stratégie occidentale renforce plutôt l’attrait du discours de la paix que Moscou commence à entamer pour séparer l’Amérique de ses alliés.
76En décembre 1979, une « double décision » est finalement adoptée. Elle lie le déploiement et l’ouverture des négociations. Aux yeux, des Européens, en effet, le contrôle des armements paraît plus vital que jamais. Aussi Carter invoque-t-il leur anxiété pour sauver l’accord SALT II qui paraît condamné. Mais ses derniers espoirs de concilier les priorités de son Congrès avec celles de ses alliés s’effondrent à la fin de l’année. En envahissant l’Afghanistan, l’URSS contraint le Président à renoncer à la détente pour longtemps.
77Pour les relations entre les Etats-Unis et le vieux continent, l’automne 1979 constitue donc un tournant. En octobre, Volcker a complètement modifié la stratégie monétaire des premiers à l’égard de leurs partenaires. A la fin de l’année, Willy Brandt a posé la plume après avoir rédigé un rapport dans lequel il appelait à une extension aux relations Nord-Sud de l’esprit de coopération qui avait dominé les rapports Est-Ouest au cours des dernières années :62 au regard de l’évolution qui est en train de se dessiner, ce n’est guère un bon présage pour l’intégration du monde sous-développé ni même pour la solidarité alliée. L’époque où détente pouvait être conjuguée avec rivalité s’achève en effet quelques jours après, comme on vient de le noter. La vision libérale, pacifique et à long terme qui guidait l’action trilatérale va être bouleversée par la tyrannie des parades à court terme et le triomphe de nouvelles priorités.
Notes de fin
1 – KISSINGER (H.) : Les années orageuses, p. 89.
2 – Cité in Time, 19 juin 1978.
3 – RIELLY (John E.) : « The American mood : a foreign policy of self-interest » in Foreign Policy (FP), no.34, printemps 1979, p. 74-86.
4 – voir là-dessus : PHILIPPS (Kevin) : Post-Conservative America, People, Politics and Ideology in a Time of Crisis, New York, Random House, 1983, p. 28-29.
5 – Voir sur le problème FRANCK (Thomas M.) et WEISBAND (Edward) : Foreign Policy by Congress, New York, Oxford Univ. Press, 1979.
6 – Analyse in DESTLER (I.M.) : « Congress » in NYE (Joseph S., Jr.), ed. : The Making of America’s Soviet Policy, New Haven, Yale U. Press, 1984, p. 37-61.
7 – Cité in BARNET (Richard J.) : The Alliance. America-Europe-Japon Makers of the Postwar World, New York, Simon and Schuster, 1983, p. 387-388.
8 – Cité in BOISSONNAT (Jean) : Journal de Crise. 1973-1984, Paris, Lattes, 1984, p. 9.
9 The Trilatéral Commission, A Private North American-European-Japanese Initiative on Matters of Common Concern, New York, 1983. Voir aussi ULLMAN (Richard) : « Trilateralism, partnership for what ? » in Foreign Affairs (FA), vol. 55, no.1, octobre 1976 et JACOBS (Théodore) « The leisure of the theory class » in Public Opinion, vol. 6, no.2, avril-mai 1983, ainsi que la brève synthèse (critique) d’ASTRE (Georges-Albert) et LEPINASSE (Pierre) : La démocratie contrariée, Paris, La Découverte, 1985, p. 114-142.
10 – BARNET (R.) : The Alliance, p. 301-302.
11 – New York, Viking, 1970.
12 – Voir, par exemple, SKLAR (Holly), ed. : Trilateralism. The Trilatéral Commission and Elite Planning for World Management, Boston, South End Press, 1980, p. 76-81.
13 – Cf. Congressional Record (CR), 15 septembre 1971, p. 9615-9624.
14 – LM, 27 septembre, 30 septembre-1er octobre, 5 octobre 1973.
15 – La structure de la Commission trilatérale devait refléter le principe clé de l’égalité qui venait de l’emporter. Chaque groupe régional serait totalement indépendant pour son organisation comme pour son financement.
16 – La première étude devait porter sur les questions monétaires (Towards a Renovated Monetary System, 1973) considérées comme prioritaires. Deux devaient traiter des relations avec le monde sous-développé (A Turning Point in North-South Economie Relations, 1974, et OPEC, The Trilateral World and the Developing Countries : New Arrangements for Cooperation. 1976-1980, 1975.) Parmi les autres sujets d’étude, citons les problèmes du commerce international (Directions for World Trade in the Nineteen Seventies, 1974) et la crise de l’énergie. Le plus célèbre de ces rapports devait néanmoins être le plus controversé aussi : celui consacré à La crise des démocraties.
17 – Les auteurs en étaient Richard N. COOPER, Karl KAISER et Masutaka KOSAKA.
18 – Cité in SKLAR (H.) : op. cit., p. 81.
19 – Couverture du livre de GOLDRING (Maurice) : Démocratie croissance zéro, Paris, éditions sociales, 1978, cité par LACORNE (Denis) in L’Amérique dans les têtes, sous la direction de Denis LACORNE, Jacques RUPNIK et Marie-France TOINET, Paris, Hachette, 1986, p. 180.
20 – Comme Lacorne le fait remarquer, quel que soit le jugement que l’on porte par ailleurs sur les prescriptions de Huntington, le but de ce dernier était de chercher à sauver la démocratie américaine, à ses yeux menacée par ses excès, et en aucun cas de l’enterrer. Sa problématique est sans doute bien résumée dans ce court extrait : « Est-ce que la vitalité de la démocratie doit nécessairement entraîner une chute de la gouvernabilité de la démocratie ? » Cf. CROZIER (Michel J.), HUNTINGTON (Samuel P.) et WATANUKI (Joji) : The Crisis of Democracy, Report on the Governability of Democracies to the Trilatéral Commission, New York Univ. Press, 1975, p. 64. Pour une réaction hostile typique, voir Université de Vincennes : Le nouvel ordre intérieur, Paris, Alain Moreau, 1980.
21 – MARTIN (Roger) : Patron de droit divin, Paris, Gallimard, 1984, p. 427, cité in LACORNE : loc. cit.
22 – Cf. Trilatéral Commission. Task Force Reports : 1-7, New York, New York Univ. Press, 1977, p. 31 et p. 60-67.
23 – L’accent, selon la Commission, ne devait pas être mis sur la préservation du statu quo, mais « sur des accords qui associent toujours plus le Tiers Monde et le Quart Monde dans une entreprise de coopération en vue de la réalisation d’un ordre mondial plus équitable ».
24 – ULLMAN (Richard) : loc. cit.
25 – Washington Post, 19 juin 1978.
26 – Time, 9 mai 1983.
27 – Les deux premiers présidents pour l’Europe furent Max Kohnstamm, ancien collaborateur de Monnet et Georges Berthoin, président honoraire du Mouvement européen.
28 – En décembre 1974, ainsi, dans son rapport Energy. A Strategy for International Action, elle regrettait que l’accent ait été « mis continuellement lors de la prise de décision, sur les mécanismes intergouvemementaux plutôt que sur les institutions de la Communauté européenne ». Cf The Trilatéral Commission, Task Force Reports 1-7, p. 130.
29 – Sur l’histoire de la construction européenne, le plus simple est de se reporter à la synthèse de GERBET (Pierre) : La construction de l’Europe, Paris, Imprimerie nationale, 1983.
30 – Le 1er janvier 1981, les « Neuf » deviennent « Dix ».
31 – H. Con. Resol. 159, 96th Cong., 1 sess. (votée le 30 juillet 1979 par le Congrès).
32 – GROSSER (Alfred) : Les Occidentaux, Paris, Fayard, 1978, p. 368 et LAULAN (Yves) : Visa pour un désastre, Paris, PUF, 1978, p. 39.
33 – Au moins trois fois par an.
34 – WILSON (Harold) : Final Term. The Labour Government, 1974-1976, Londres, Weidenfeld et Nicolson, 1979, p. 203.
35 – Cité in GROSSER (A.) : Les Occidentaux, p. 382.
36 – WATT (David) : « The European initiative » in FA, Vol. 57 no.3, 1978, p. 577.
37 – Cité in GROSSER (Alfred) : Affaires extérieures ; La politique de la France, 1944/1984, Paris, Flammarion, 1984, p. 280-281.
38 – Année Politique (AP), 1975, p. 100.
39 – BARNET (Richard) : Real Security. Restoring American Power in a Dangerous Decade, New York, Simon and Schuster, 1981, p. 10.
40 – A la question « Au cas où la sécurité de votre pays serait menacée par une agression soviétique, quelle confiance estimez-vous pouvoir placer dans la venue des Etats-Unis à votre secours ? », les réponses positives (« Beaucoup » et « Assez ») étaient passées, depuis mars 1972, de 82 % à 63 % pour la Grande-Bretagne, de 67 % à 49 % pour la RFA et de 73 % à 49 % pour la France. Cf. USICA, Office of Research, Trends in Perceptions of US Strength and Leadership in Western Europe and Japan, par Léo CRESPI, août 1981, dactylographié, p. 10.
Pour le recul économique et politique, voir : USICA, Office of Research : Trends in Foreign Perceptions of U.S. Economie Strenth and the Impact of the Dollar Decline, par Léo CRESPI, 12 octobre 1979, dactylographié. L’auteur note que la chute du dollar ne paraît, elle, avoir exercé qu’un effet limité.
41 BOISSONNAT (Jean) : op. cit., p. 138.
42 – Sur le phénomène, voir VOGEL (Ezra) : Japan as Number One, Lesson for America, Cambridge, Mass., Harvard Univ. Press, 1979.
43 – WILSON (H.) : op. cit., p. 187.
44 – Major Payments Imbalances and International Finance Stability.
45 – DE MENIL (George) et SOLOMON (Anthony M.) : Economie Summitry, New York, Council on Foreign Relations, 1983, p. 48.
46 – Harold Van B. CLEVELAND in FABRA (Paul) : « Le dollar-standard, l’or et le désastre monétaire international » in Politique étrangère (PE), 1980, no.1, p. 67- 86.
47 – Leur taux annuel de croissance en volume est de 5 % en 1976-1978 contre 6 % en 1967-1972.
48 – KISSINGER (H.) : Les années orageuses, p. 830.
49 – A la fin des années 70, les exportations des nations européennes vers les nations pauvres étaient de 60 % supérieures à celles des Etats-Unis. La différence était encore plus nette pour les importations en provenance de ces pays : 75 %. En 1958, les importations des « Neuf » de la CEE en provenance des Etats-Unis représentaient 3,5 milliards de dollars, celles en provenance du Moyen-Orient : 432 millions. En 1974, les chiffres étaient de 35 et 42 milliards respectivement.
50 – Cité dans notre Alliance atlantique, Paris, Gallimard, 1979, p. 244.
51 – A la mi-1974, en Europe et au Japon, pour 54 % à 73 % des personnes interrogées, l’inflation et le coût élevé de la vie étaient les problèmes dominants ; le chômage venait immédiatement après. Cf. USIA : General and Educated Opinion on International Economie Issues in Western Europe and Japan, 12 septembre 1975 (dactylographié).
52 – Cité in DUROSELLE (Jean-Baptiste) : Histoire diplomatique de 1919 à nos jours, Paris, Dalloz, 1978, 7e édition, p. 790.
53 – Cité in notre Alliance atlantique, p. 226. Sur le processus, on consultera avec le plus grand profit le livre de CARRERE D’ENCAUSSE (Hélène) : Ni paix ni guerre, Paris, Flammarion, 1986.
54 – Cf. International Herald Tribune (IHT), 27 février 1985. Discussion de la réalité de l’effort militaire soviétique et du « retard » américain in SOKOLOFF (Georges) : La drôle de crise. De Kaboul à Genève, Paris, Fayard, 198, p. 125-151.
55 – Cité in BARNET (R.) : Real Security, p. 82.
56 – KISSINGER (H.) : Les années orageuses, p. 1212.
57 – Cité in FERRO (Maurice) : Kissinger, diplomate de l’impossible, Paris, France-Empire, 1976, p. 275.
58 – Le Monde, 27-28 juin 1976.
59 – KAPLAN (Fred) : The Wizards of Armageddon, New York, Simon and Schuster, 1983, p. 381-382.
60 – Jean-Baptiste DUROSELLE a souvent fait remarquer que les Finlandais affichent une détermination quasi inégalée à défendre leur liberté. Pour une discussion du concept de « finlandisation », voir KENNAN (George F.) : « Europe’s problems, Europe’s choices » in Foreign Policy (FP), no.14, printemps 1974, p. 3-16 et SOUTOU (Georges) : « La finlandisation ou la dépendance consentie » in CARRERE d’ENCAUSSE (Hélène) et DE ROSE (François) : Après la détente, Paris, Hachette, 1982, p. 175-192.
61 – in Le Monde, 26 septembre 1979.
62 – Cf. Préface datée du 20 décembre 1979 à Nord-Sud, Un programme de survie, Paris, Gallimard, 1980, p. 17.
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